Archives mensuelles : août 2014

31 août

À 4 heures, je suis réveillé par mon fidèle Carbonnier qui a dormi dans la grange destinée à la compagnie ; il m’est reconnaissant de ne pas l’avoir signalé.

Le régiment part. J’attends la compagnie sur la route, elle passe se repliant. Nous filons sur Grandpré. On arrête un long convoi de chevaux et voitures, chariots, civils qui fuient l’invasion. Nous devons à tout prix passer devant.

Belgian_refugees_1914

Réfugiés belges fuyant les Allemands avec leurs chevaux de trait, en 1914.

Il est 7 heures. La marche est lente. Nous traversons un village, le Morthomme. Dans le village, nous passons devant le général de division Rabier qui nous demande le nom de notre chef de bataillon : commandant Saget.

Halte ! Puis nous repartons.

Nous arrivons à Grandpré vers 11 heures. Temps très beau.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Après une pause, nous partons dans une direction inconnue. Nous traversons un pont au-dessus d’une rivière : c’est l’Aire, dit-on.

31 août (suite)

À 1 km du bourg, nous faisons halte sur le bord de la route. Le 91e d’infanterie passe : je salue un de mes amis sous-lieutenant de réserve, ancien du 147e, Weil de Sedan.

Le cantonnement à Chevières, petit village sans grande ressource.

Lannoy le fait vivement. Peu de place. On s’installe tant bien que mal. Il est 4 heures. Une maison d’habitation est abandonnée. On y fait la popote* de sous-officiers. Le ravitaillement arrive. On mange. Nous couchons sur la paille dans une pièce. On peut se déchausser.

Gallica-ReposPaille

30 août

Réveil à 4 heures. On est raides d’avoir dormi en plein air. Le village doit être Germont. Une petite épicerie familistère [1] est là. On la force à ouvrir ; en cinq minutes tout est acheté.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le capitaine me dit que je passerai sergent fourrier*. Après deux pauses et une marche normale, nous arrivons à la lisière d’un village qu’on dit Briquenay. Le soleil luit, il est 7 heures. Nous faisons la pause et mangeons force poires, pommes et prunes. Un camarade apporte un litre de vin acheté au village. C’est fête !

La troupe part faire des tranchées* sur les hauteurs avoisinantes. Je reste au village pour former le cantonnement* et opérer le ravitaillement.

Heureux après-midi ! Temps idéal ! Beaucoup d’habitations regorgent de réfugiés des villages voisins ! Nous achetons du vin. Que c’est bon ! Des vivres, du pain ! Tout cela ne nous a jamais semblé si délicieux !

Les fourriers ensemble, nous tuons deux lapins. Arrive Carbonnier, un soldat de ma classe, traînard. Il s’offre à tout faire cuire. C’est fête pour nous.

Il est 5 heures. Lannoy vient m’annoncer que la troupe reste sur sa position, si le ravitaillement arrive à l’amener là-haut.

Après le repas pris dans la chambre du capitaine, sur une table, dans des assiettes, avec vin et café. Le ravitaillement n’arrivant pas, je me couche dans le lit destiné à mon commandant de compagnie qui ne viendra pas.

C’est une joie qui tient du délire.

 


[1] Familistère : Dans certaines régions de la France, entreprises purement commerciales pour la vente à bon marché.

29 août

Nous avons quitté Sommauthe vers 4 heures du matin. C’est donc une vraie retraite ; nous n’avons pas pu arrêter l’ennemi sur la Meuse.

La compagnie comprend une centaine d’hommes. Comme officiers, le capitaine et le sous-lieutenant de réserve Lambert. Deux officiers et l’adjudant, trois chefs de section sont tués et la compagnie, de 250, voit son effectif réduit à 100 : c’est désolant.

À vive allure, nous dépassons des convois de gens qui fuient leur village. Cela fait peur à voir.Gallica-fuitePop

Nous traversons un village, Saint-Pierremont. On continue à allure moins vive. La prochaine pause, dit-on, grand’halte. Bientôt on s’arrête. Pas de feux, défense d’en faire !

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous mangeons une partie des conserves touchées hier à Sommauthe. Il fait beau soleil ; on dort. Réveil vers midi. Le sergent major nous rassemble sur le bord de la route pour faire la liste des tués, blessés ou disparus avec témoins.

Soudain, nous voyons poindre une troupe. On reconnaît des gens du régiment. Cri de joie ! Simon est là avec une cinquantaine de camarades que l’on croyait tués. N’ayant pas reçu l’ordre de repli, la section Simon était restée sur sa position jusqu’à la nuit. Tout le monde la félicite, le capitaine embrasse l’adjudant.

Nous partons à travers champs prendre position. Il est 13 heures. Nous recevons quelques shrapnels*.

Beaucoup se demandent ce qu’on fait. Quelques-uns disent qu’une armée boche marche sur Lechêsne. En somme, on ne sait rien.

Après s’être terrés pendant trois heures, nous rebroussons chemin. Il est 18 heures.

Nous nous arrêtons dans une ferme. On remplit ses bidons d’eau. La ferme est abandonnée. Quelques-uns attrapent une poule et la tuent. Ce sera pour plus tard comme en-cas.

Nous repartons par un petit sentier. Il fait nuit. Nous traversons un village abandonné, Authe. Nous sommes fourbus ; on désespère d’arriver. Quelques kilomètres encore ; nouveau village, Autruche. Des troupes y sont cantonnées ; des feux sont allumés. On les envie, mais il faut aller plus loin, c’est désespérant.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Beaucoup se couchent dans un fossé. Une arrière-garde a été formée, commandée par un officier de la 6e compagnie, le sous-lieutenant Ventadour [1] ; les traînards doivent rejoindre à tout prix.

Il est minuit, nous arrivons dans un petit pays. On cantonne dans un pré le long d’une route. Je me couche le long d’un arbre et m’endors.

Gallica-repos3


[1] Sous-lieutenant Ventadour : pour plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2008/12/23/11833835.html – Lire le commentaire ci-dessous.

28 août

Yoncq [1] – Beaumont  (voir topo Tome III)

Nous passons la nuit aux aguets, blottis dans notre paille. Vers 2 heures, nous partons et après 800 mètres à travers champs en silence, tombons sur une route assez fréquentée.

La nuit est obscure, les attelages sont sans lumière et de temps à autre, dans les fossés, nous entendons des plaintes de blessés étendus. Nous sommes sur la route de Laneuville à Beaumont. Nous tournons le dos à la Meuse.

À 5 heures, nous faisons halte dans un grand pré afin de faire le café. Le ravitaillement est là ; les distributions commencent.

Le lieutenant De la Maisonneuve me dit que nous sommes réserves d’armée.

Vers 6 heures, des coups de feu sont entendus. D’une crête distante de 1000 mètres, nous voyons accourir quelques isolés.

Aussitôt nous prenons position de combat, déployés en tirailleurs*. Les hommes font des passages dans les haies. On arrête les quelques fuyards qui arrivent sur nous.

Ceux-ci déclarent, affolés, que leurs régiments n’existent plus, que les boches arrivent, etc…

Non loin de nous, les batteries de 75 se mettent à cracher. Nous partons déployés en tirailleurs vers la crête qui se trouve à 1000 mètres. Il est 7 heures.

Le 3e bataillon, à notre gauche, se lance à l’assaut du village de Yoncq situé à 1200 mètres.

Les balles sifflent. Les obus percutants à enclenche arrivent près de nous.

Par bonds, nous arrivons à la crête. Le lieutenant nous a fait mettre deux fois à genou, en nous disant ensuite « Vous voyez bien que personne n’est touché ».

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.Plan28-08-14CartEM

Nous traversons la crête à vive allure. Aussitôt nous recevons des balles en plus grande quantité et plus précises. Des obus éclatent tout près de nous.

Yonck

Carte postale représentant la charge du 147° Régiment d’Infanterie à Yoncq.

Nous avons quelques hommes qui tombent, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper.

Blum est blessé à l’épaule. Il part.Blesse

À mi-côte, nous arrivons dans de petites tranchées occupées par le 128e d’infanterie. Nous renforçons la ligne. Le chef de bataillon se trouve près de nous. Le lieutenant, radieux, se lève pour aller lui serrer la main, avec le mépris le plus complet du danger. Il est frappé d’une balle au front et tombe sans crier ouf !

Mon camarade de combat tombe à mes côtés. Il a une balle dans la cuisse et souffre horriblement. Je le prends sur mon dos, abandonnant mon sac.

Je traverse la crête rapidement, sous balles et obus, et, après d’émouvantes péripéties, une course d’une heure à travers champs, j’arrive avec mon fardeau près d’une ambulance en plein air. Mon homme sera sauvé.

Il est 10 heures. Il fait un temps splendide. Je repars et passe devant le général de division Rabier qui, avec son état-major, est assis contre le talus d’une route.

En route, je rencontre Berquet, un autre ami, qui peut à peine avancer. Je le panse et l’amène sur mon dos comme le précédent.Blesse-23145362

De la crête, des fuyards reviennent. Le colonel Rémond et son capitaine adjoint Jeannelle s’élancent à cheval et, sabre au clair, leur font faire demi-tour.

Quelques-uns sont rassemblés et, sous les ordres du lieutenant téléphoniste De Majembost [Ardant du Masjambost ? Cité le 16 octobre], forment une section qui part par bonds dans la direction du village de Yoncq.

Je longe un ruisseau ; je remplis mon bidon d’eau. Je suis interpellé par le lieutenant Lebeau, porte-drapeau, qui me demande comment ça va là-haut. Je lui dis que tout va bien.

J’arrive à la crête et rencontre le capitaine Jeannelle qui me dit de me mettre à la disposition du commandant Saget de mon bataillon. Je pars dans la direction donnée. Il est midi.

Je rencontre le sergent fourrier de la compagnie, Lannois, qui me dit que l’ordre de repli vient d’être donné, qu’un obus est tombé sur le commandant et la liaison et que tout le monde est tué. Nous partons et filons à travers champs. On se désaltère au ruisseau. Nous tombons sur une route couverte de batteries d’artillerie qui partent et de blessés à pied. 

Près de la route, à l’ambulance en plein air, nous voyons le commandant Dumont [2] du 3e bataillon. Il a chargé à la tête de son bataillon et pris le village de Yoncq. On dit que les rues étaient jonchées de cadavres ennemis. Le commandant est blessé grièvement. Il va mourir.

TombeDumont

Le Chef de bataillon Auguste DUMONT (1865 – 1914) – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/06/30/30144043.html

À un carrefour, nous demandons à un chasseur à cheval la route à suivre. Il nous l’indique. Nous voyons à une borne : Sommauthe 5 km.

En route, nous rencontrons des troupes qui viennent vers l’ennemi, des automobilistes, etc…

De chaque côté c’est un bois, sans doute toujours la forêt de Dieulet.

À l’approche du village, je rencontre une voiture tapissière [3] où se trouvent les secrétaires du trésorier, Toulouse et Veley, mes amis. Désolé sur le sort de la compagnie que je crois pulvérisée, aux dires de Lannoy le sergent fourrier*, je pleure.

À Sommauthe, toutes les voitures régimentaires sont là. Le village est très animé.

Le capitaine Aubrun arrive bientôt à cheval avec une centaine d’hommes. Il descend dans une maison sur la place et pleure devant moi sur le sort de la compagnie et sur les officiers tués, Pougin [4], Stevenin [5]. Le sous-lieutenant Lambert est encore là, mais l’adjudant Simon doit être tué.

On forme les faisceaux* sur la rue. Le ravitaillement arrive, les distributions ne se feront que le soir. Il est 5 heures et le temps est superbe.

3_charles_800

Charles GABRIEL, 23 ans, avant son départ pour la Grande Guerre. Photographié par son frère François.

Pho

À 6 heures, nous nous mettons à la lisière du village dans un pré.

Une heure après, nous formons les faisceaux derrière l’église. On allume du feu, on touche les distributions. Nous mangeons d’excellent appétit en parlant de la fameuse journée et déplorant nos pertes.

Des chariots passent avec des blessés.

J’y vois Benaud, blessé à la jambe, Gabriel [6] , à la tête, Berquet que j’ai sauvé.

On couche dehors en alerte. Je m’étends le long du feu qui s’éteint. Il fait froid.

 

5_charlesablanche_800

Correspondance de Charles GABRIEL qui veut rassurer sa mère sur sa blessure

 


[1] Yonck : il existe d’autres récits de ces combats par des hommes du 147è RI
(Source : http://147ri.canalblog.com/)
-> Le 28 août 1914 raconté par Georges HUBIN
-> Le 28 août 1914 raconté par Paul RICADAT
-> Le 28 août 1914 raconté par Ernest REPESSÉ

[2] commandant Dumont :  Il s’agit de DUMONT Auguste, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M140402R
[3] Voiture tapissière : sorte de voiture légère, ouverte de tous côtés, qui servait principalement aux tapissiers pour transporter des meubles, des tapis, etc., et qu’on employait aussi pour divers autres usages.

[4] Pougin :  Il s’agit de POUGIN DE LA MAISONNEUVE Pierre, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M260909R

[5] Stevenin :  Il s’agit de STEVENIN Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/08/29/30475602.htmlFicheMDHarchives_K040633R

[6] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire ci-dessous.
Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier certains de ses documents.

27 août

Au petit jour, nous quittons le bois. Je ne réussis pas à retrouver mon sac. D’ailleurs ce sont des paquets de boue. Beaucoup le laissent. Je prends le moins sale, me disant que ce qu’il contient pourra toujours me servir.

Il ne pleut plus mais nous sommes mouillés jusqu’aux os et grelottons de froid.

Nous faisons 2 km dans la plaine par des sentiers détrempés et faisons la pause afin de permettre à des batteries d’artillerie de passer.

Nous traversons bientôt un bois de nouveau. C’est la forêt de Dieulet. On entend le canon. Nous faisons la pause et attendons. Il recommence à pleuvoir.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Nous voyons des officiers de l’artillerie coloniale. Ils disent que les boches tentent de franchir la Meuse mais que chaque fois, la division coloniale les repousse jusque dans la rivière avec de fortes pertes.

Plan27-08-14

Figure dessinée par Émile Lobbedey.

Vers 10 heures, nous arrivons à la lisière du bois. Une plaine s’étend devant nous, aboutissant à une crête qui se trouve à 2 km, face au nord-est. Le bois a cette forme (voir figure). À 300 mètres, à la + [croix, sur la figure], se trouve une ferme abandonnée. Nous nous installons à la lisière du bois vers X [voir figure] et creusons des tranchées. Dans la plaine, venant de la crête et allant à la ferme, nous voyons quantité de marocains blessés qui viennent se faire panser. Quelques-uns sont transportés par des camarades.Gallica-marocainBlesseÀ midi, il cesse de pleuvoir. Le soleil luit peu après.

Nous allons à la ferme chercher de la paille. Nous y voyons beaucoup de blessés étendus et pas mal d’équipements en très bon état. On dit que nous passerons la nuit dans les tranchées* que nous venons de faire.

Vers 16 heures, un aéroplane ennemi tombe non loin de nous, les marocains l’ont abattu à coups de fusil. crashAvionAlldLe capitaine Aubrun pique des deux* à cheval et nous rapporte un débri de l’appareil. Les officiers boches sont prisonniers.

Vers le soir, je vais à la ferme prendre de la paille. Des marocains m’offrent un quart [1] de café !


Quart[1] Quart : Petit gobelet de fer-blanc avec un anse qui contient un quart de litre, la ration de vin ou de café des soldats et qui faisait partie du paquetage.

26 août – Chapitre III Retraite

Passage de la Meuse

Nous sommes à peine assoupis qu’il faut repartir. Quelle heure ? Je l’ignore. On ne voit rien et ma montre est arrêtée.

En route de nouveau ! Nous dormons en marchant. Décidément, c’est dur ! Les troupes en avant, en arrière ! Des fractions d’infanterie* et d’artillerie* marchent à vive allure, parallèlement à nous, sur la route !

Il fait petit jour quand nous traversons la Meuse sur un pont de bateaux. On aperçoit Stenay à 4 km à gauche environ. Nous avons fait certainement 10 km.

Nous prenons à travers champs et nous enfonçons bientôt dans un bois. On fait une pause d’une demi-heure. Il faudra bientôt repartir. Chacun appréhende le départ. Beaucoup abandonnent leur sac.

CP-Vergaville_Schlacht_bei_DieuzeEncore deux heures de marche, dit le colonel en passant pour nous encourager. Le bois que nous traversons est la forêt de Dieulet.

Voici un village : Beaufort. C’est l’étape. Nous nous installons dans un grand pré où nous trouvons les voitures de ravitaillement. C’est un cri de joie. (Voir l’épisode du Commandant Saget, après le 28 août [reporté ci-dessous])

Les distributions se font. Nous touchons des œufs et de l’eau de vie pour la première fois. Il fait un soleil magnifique. Les cuisiniers d’escouade* font rapidement la popote.  Gallica-Cuisine12 Aussitôt mangé, on mourait de faim, nous nous couchons sur l’herbe après nous être déchaussés. Qu’il fait bon dormir !

Durant le repas, vient me dire bonjour un marvillois, le mari de la directrice d’école chez qui je fus si bien reçu. Sa femme est partie à Paris. Quant à lui, il suit les armées avec son auto au service de la gendarmerie. Marville est envahi ? Tant pis, car il a conservé sa franche gaieté.

J’ai conservé mon sac. J’abandonne mes chaussures usagées pour mettre mes chaussures de mobilisation. Celles-ci me font mal ; mes pieds s’échauffent ; je prends donc le parti de garder les vieilles.

À 6 heures, nous repartons nous installer dans un bois, le bois de Beaufort. On y passera la nuit avec des avant-postes pour nous couvrir. Le ravitaillement revient à 7 heures. Les distributions se font, on fera cuire la viande demain. Heureux sommes-nous !

Chacun se met à l’œuvre par section pour se faire un abri de feuillage. Peu après, il pleut. Pas moyen de s’abriter. Les feux qu’on avait allumés s’éteignent. On se couche en s’abritant de son mieux.

À minuit, on entend des coups de feu. Alerte. Tout le monde est debout, baïonnette au canon. Quelle pagaille ! Il fait nuit noire, un vent de bourrasque. Pas moyen de craquer une allumette. Il pleut toujours.

LampeTempete

Lampe d’escouade, appelée aussi parfois lampe tempête.

Après vingt minutes angoissantes, le sergent major Monchy annonce que deux sentinelles [1] ont tiré l’une sur l’autre. Peu après, on amène le soldat Chopin [2] de la classe 1913 qui a reçu une balle dans la bouche. Le camarade qui a tiré est fou de désespoir ainsi que le frère du blessé, Marcel Chopin de la classe 1911, un de mes amis. On a réussi à allumer une lanterne d’escouade. Tout rentre dans le calme, mais le blessé ne tarde pas à expirer.

Il ne cesse pas de pleuvoir.

Le commandant Saget

Le commandant Saget – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/

Épisode du commandant Saget

Au départ, dans la nuit du 25 au 26, le chef de bataillon qui, sans le savoir, s’était mis un peu en dehors avec son maréchal des logis de liaison ne fut pas réveillé et s’éveille vers 5 heures du matin.

Ne voyant personne, il devine et pique des deux [3] à cheval dans la direction de la Meuse, suivi du maréchal des logis Jacques. Tous les ponts étaient sautés à 6 heures du matin. Tous deux passèrent la rivière à la nage sur leurs chevaux et nous rejoignirent à midi.


[1] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.

[2] Soldat Chopin : Il s’agit sans doute de CHOPIN Alfred, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (27 août au lieu de 26), semble correspondre.FicheMDHarchives_D241336R

[3] Piquer des deux  :  Éperonner un cheval pour qu’il accélère son allure.

25 août

Il est 5 heures et demie quand nous quittons notre emplacement. La nuit a été assez bonne malgré tout.

Dans la matinée, la compagnie s’installe devant un bois et creuse des tranchées*.

CP-TrancheesBoisUne route débouche du bois vers nous. C’est sans doute par là que l’ennemi doit arriver. La journée se passe sans incidents. On voit à plusieurs reprises des patrouilles de dragons* français, cela nous rassure.

Je vais dans l’après-midi reconnaître, dans un bois qui se trouve à notre gauche, une route qui doit nous amener à Chauvency-Saint-Hubert.

À 16 heures et demie, ordre de repli. Il fait grand jour encore. On se presse. Le bataillon traverse le bois sans trop de perte de temps.

Il est 21 heures quand nous formons les faisceaux* devant les habitations.

f1.highresLes habitants maugréent [1] et, peu aimables, refusent catégoriquement jusqu’à de l’eau. Honte à eux ! On exige. Nous pouvons quand même remplir les bidons. Mais pas de vivres.

Sac au dos de nouveau ! Nous allons plus loin ! Le colonel Rémond nous dépasse à cheval avec son état-major. On a confiance : « le vieux est avec nous ».

La soirée se passe à marcher. Il est minuit. On rencontre des troupes en quantité, artillerie, cavalerie, chasseurs à pied. Des autos nous dépassent à toute vitesse. Nous traversons un village très animé et où sont stationnées des troupes prêtes à partir. On dit que c’est Brouennes. Tout le monde traîne la jambe et l’allure est vive. Certains se couchent dans un fossé, disant qu’ils rejoindront, d’autres cachent leur sac. Le lieutenant déclare que tout homme qui restera en arrière sera pris par les boches. Certains, pour se donner du courage, disent qu’on part sur Sedan afin d’avoir un repos de quinze jours.

On fait une pause. J’ai le malheur de m’asseoir. Quand je me réveille, le régiment est parti. Affolé, je prends le pas de gymnastique, butant de tous côtés aux troupes qui suivent notre régiment que je retrouve 2 km plus loin. Peu après, nous cantonnions de nouveau, en plein air, dans un champ. Temps propice, mais il fait froid. Inutile de songer au ravitaillement.

Beaucoup de retardataires arrivent. Tout le monde, même les officiers, est exténué de fatigue. Il fait nuit noire et on défend les lumières.


[1] Maugréer : Manifester une très mauvaise humeur, en parlant ou plus souvent en grommelant.