Archives mensuelles : novembre 2014

30 novembre

Aujourd’hui, Courquin nous quitte dans la matinée car sa compagnie est assez éloignée et le capitaine Claire exige sa présence près de lui, laissant le caporal fourrier* Legueil près du capitaine Sénéchal, avec nous.

Carpentier et moi qui faisons une bonne paire d’amis, visitons le château et ses dépendances. Nous voyons des écuries en quantité, des serres, des pavillons et faisons un tour dans le parc qui s’étend bien loin. Mais tout est déjà dévasté, aussi bien le parc qui est couvert de tranchées que les bâtiments qui sont abîmés par le passage des troupes. Serres, pavillons, écuries, tout est rempli de troupes.sablon-28-011

L’extérieur du château lui-même fait pitié. Je crois cependant que l’intérieur est respecté, vu qu’il est toujours occupé par l’autorité supérieure.

Un cimetière militaire est tout à côté d’ici. Nous y allons et prions sur la tombe du lieutenant Lambert que nous trouvons parmi beaucoup d’autres. Nous assistons même à l’enterrement d’un soldat roulé dans sa toile de tente : un aumônier préside à la simple et funèbre cérémonie.

enterrement3Le temps est brumeux. Dans l’après-midi, nous recevons la visite de Renaudin, le vaguemestre*, qui nous apporte des foules de lettres. Puis, c’est le défilé des cuisiniers qui viennent des compagnies et se rendent à la Harazée pour les distributions des vivres.

Quand les voitures de ravitaillement arrivent, nous nous précipitons pour être servis, allant tous, afin de nous entraider.Lieu:Saint Crepin aux Bois - Description:GUERRE 1914-15 - OFFEMO

Les journées sont longues malgré cela. Nous passons notre temps ici à écrire à nos familles et à bayer aux corneilles.

À 5 heures, il fait nuit. Nous mangeons dans notre chambre, le fameux cabinet noir, vers 5 heures 30. Pris de gaieté, nous chantons sous la direction de Carpentier qui fait le pitre, jouons aux enfants. Que voulez-vous, il faut bien se distraire ! Cela nous amène agréablement à 9 heures du soir, après que nous avons bu tout le vin et toute l’eau-de-vie. C’est une de nos plus agréables soirées.

29 novembre – Chapitre VI

Chapitre VI Bois de la Gruerie : secteur Fontaine la Mitte

Bois de la Gruerie, 6e séjour La Harazée (voir topo Tome I)

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Plan dessiné par Émile Lobbedey (Topo Tome I)

Le bois comprend différents secteurs dénommés d’après les appellations de chasseurs qui se donnaient rendez-vous dans le bois.

C’est ainsi qu’il y a « Bagatelle Pavillon » au centre un peu vers l’ouest, du côté de Binarville ; ce fut notre secteur jusqu’ici ; « Fontaine Madame » et « Fontaine aux charmes » au-dessous de Bagatelle ; la première à droite face à l’ennemi, la deuxième à gauche côté ouest. « Saint-Hubert » à l’est en dessous de Fontaine Madame. « Fontaine la Mitte » en dessous de Saint-Hubert, au-delà et un peu à droite de La Harazée.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il y a bien d’autres coins encore, mais ceux que je viens de citer sont les principaux.

Le bataillon occupe donc le secteur de Fontaine la Mitte. C’est une position de repli, de deuxième ligne, qui se retrouve derrière la première ligne qui se trouve à Saint-Hubert. Je vais voir le capitaine dans la matinée et trouve la compagnie assez bien installée dans des gourbis*. On fait du feu et les cuisiniers préparent la popote*. Le capitaine a un gourbi potable avec un fauteuil d’osier et une table à l’extérieur. S’il fait beau, me dit-il, ce sera un séjour des plus agréables. Je lui apporte des journaux de la part du capitaine Sénéchal qui est remercié chaleureusement.28 nov 1914 archives_SHDGR__GR_26_N_695__011__0036__T

Ce dernier a son PC dans le château. Je le vois dans une chambre proprette et respectée, avec un mobilier de prix.

VienneLeChateau-APD0000585Dans le château se trouvent le colonel Rémond et l’état-major du régiment. Le colonel a le commandement du secteur.

Quant à nous, sortis de bonne heure de notre abri, la pluie ayant cessé, nous furetons dans les dépendances et faisons popote dans une grange ouverte à tous vents et qui porte trace du passage des troupes. Tout ce qui paraît bois ou qui est susceptible de brûler a été enlevé, coupé à la hache par les cuisiniers. C’est lamentable. Quelles bandes de pillards.

Nous nous trouvons dans cette grange avec des mitrailleurs qui font popote également.

Vers 10 heures, le mitrailleur René trouve non loin de là une petite pièce proprette avec plafond et plancher. Cette pièce donne dans un grenier un peu plus respecté des cuisiniers, donnant lui-même dans l’espèce de grange où nous nous trouvons. À en juger par la seule petite fenêtre qui l’éclaire et un carreau noir qui s’y adapte, cette pièce devait servir de chambre noire pour les jeunes gens du château, amateurs photographes. Aussitôt nous nous installons à dix dans cet enclos qui mesure peut-être 6 mètres sur 3, laissant nos agents de liaison en second se loger dans le grenier avoisinant.

Quelle joie d’avoir trouvé une semblable aubaine. Nous sommes entassés comme des lapins, qu’importe ! Nous serons à l’abri du vent, du froid et de la pluie.

Bientôt chacun a son coin. Gauthier fait la cuisine et, assis sur nos sacs, à l’abri, nous mangeons chaud avec délices.

Quelques notes dans la journée ! Une visite du capitaine Sénéchal qui est heureux lui-même que nous ayons trouvé quelque chose ! Le soir tombe et nous nous couchons sur le plancher, allongés les uns contre les autres. La nuit, nous n’en doutons pas, sera excellente.

28 novembre

Relève au bois de la Gruerie

Rien de particulier aujourd’hui. Notre vie continue calme et paisible, malgré quelques rafales d’obus dont on entend les explosions plus ou moins proches. Le village est respecté. J’opine de plus en plus à croire que l’obus de l’autre soir est un obus lancé au hasard.

Les nouvelles nominations paraissent vers 10 heures. Blanchet est nommé caporal. Je le félicite, mais le brave me quitte les larmes aux yeux.

Pignol lui succède. C’est un bon garçon, très intelligent, chanteur comique de talent.

Nous pouvons à présent nous ravitailler pour quelques menus objets aux hommes des voitures qui font, à notre satisfaction, un léger commerce de bougies, tabac et allumettes.

Dans l’après-midi, nous recevons l’ordre de relève*. On s’y attendait. Préparatifs habituels. Le temps, quoique sombre, n’est pas pluvieux. Décidément la chance sera peut-être avec nous.

Nous mangeons rapidement à 5 heures. À 7 heures, nous partons pour La Harazée et le bois.

sem_marche_en_argonne_1915

Dessin de Sem, Quelques dessins de guerre, 1915-1916 – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Malgré l’obscurité, le trajet qui n’est pas long d’ailleurs, se passe bien. Nous arrivons une heure après avec le bataillon qui suit. Au lieu de prendre le chemin habituel, nous obliquons à gauche, au milieu du village, et faisons la pause à l’entrée d’un parc. C’est le château, dit-on, résidence de la brigade.

VienneLeChateau-APD0000585Nous passons la grille d’entrée, suivant le capitaine Sénéchal, et nous arrêtons près de la demeure, vaste, remplie de dépendances et encore belle malgré son abandon des propriétaires et une occupation militaire de deux mois.

Nous voyons d’autres officiers du bataillon à relever que rejoignent bientôt ceux de nos compagnies. J’apprends que nous sommes en réserve à l’entrée du bois, dans la direction du Four de Paris.

La relève ne tarde pas à se faire. La compagnie passe. Pignol, mon agent de liaison*, la suit pour en reconnaître l’emplacement après s’être informé et avoir su que le PC du capitaine Sénéchal serait ici.

Non loin, la compagnie est sur ses emplacements. Il fait une obscurité profonde. Il a fallu escalader des talus glissants, passer à travers bois, etc… Quant à Blanchet, il lui faut rentrer. Au risque de se casser le cou, il descend tout ce qu’il avait escaladé, glissant, butant, pestant. Il aperçoit heureusement quelques lumières. C’est le village de La Harazée. Plus moyen de se perdre.

Il arrive au château, assez heureux de retrouver son sac près du mur contre lequel il avait laissé. Il peut être 11 heures quand après vingt minutes de recherches, il me retrouve et me rend compte de son expédition.

Notre logis se compose de deux gourbis* sordides qu’occupaient les agents de liaison du bataillon relevé. On se partage les logements, attendant le départ des troupes du 72e que nous remplaçons.

Après leur départ, il peut être minuit, on s’y installe pour la nuit. Le feu pétille, on alimente et on dort à poings fermés, roulés dans sa couverture. Le temps est à la pluie et le vent souffle en rafales. Heureusement du bon feu.

27 novembre

Le temps n’est pas à la pluie. Nous sommes cependant en plein dégel et les terrains sont détrempés.

Nous sommes à présent tout reposés et attendons tranquillement le moment de repartir.

Le courrier arrive régulièrement l’après-midi avec le vaguemestre* Renaudin. Ce sont toujours des montagnes de lettres et de colis.

Dans la journée, je vais voir la popote* des sous-officiers de la compagnie. Dans l’établissement voisin se trouve le poste de secours. Je dis bonjour à quelques connaissances. Au premier étage se trouve un vieux piano. J’y joue quelques morceaux. VienneLeChateau-APZ0000661ACela me distrait. Je n’avais plus vu une touche depuis Marville où je jouais parfois un air sur le piano qui se trouvait à l’école.

Nous continuons ce soir la séance d’hier. Décidément le vent est à la gaieté. Très tard nous nous couchons. L’ordre de relever n’arrive pas. Nous nous réjouissons.

Je couche toujours avec Carpentier sur le sommier du lit tandis que les autres s’étendent sur les paillasses et matelas par terre. Tout cela est dans un état répugnant. Rien d’étonnant que la vermine ait toujours le dernier mot.

26 novembre

Je suis en plein sommeil quand la 5e compagnie rentre de son équipée. Le capitaine vient me voir. Je me lève et l’informe que le cantonnement* est le même. Il fait un temps de chien au-dehors et le capitaine est assez bon pour me dire de me recoucher.

Au matin, nous recevons la visite intempestive du sergent major de Brésillon. On dit qu’il brigue la place d’adjudant de bataillon. Gallois et lui ont une petite algarade. Il s’en va de guerre lasse, houspillé par nous.

Dans la matinée, on parle encore d’un changement possible : Sénéchal, adjoint au colonel, de Lannurien, chef de bataillon.

Vers midi, je suis appelé par le capitaine pour un changement de cantonnement, le 1er bataillon ayant quitté le cantonnement pour les tranchées*.

Je passe donc mon après-midi à installer la compagnie vers l’autre extrémité du pays, direction La Harazée. CP-LaHArazee866_001L’ordonnance Vandewalle (?) et les cuisiniers prennent deux maisons abandonnées et trouvées dans le plus grand état de malpropreté. Petit à petit, le nettoyage se fait et le soir ces Messieurs sont installés.

J’ai fait mieux et réservé une maison pour mes amis sous-officiers qui y installent un semblant de popote.

Avant mon repas, je vais les voir. Ils sont déjà installés et occupés à se restaurer. Je vois Culine, adjudant, Lannoy, sergent major, Gibert, Cattelot, Maxime Moreau. Lannoy me dit que mon agent de liaison, Blanchet, va passer incessamment caporal.

L’adjudant Culine me dit de prendre un bon petit soldat que j’accepte aussitôt : Pignol.

Je rentre à la liaison. Nous sommes un peu en verve de gaieté ce soir. Jombart nous a préparé un riz au chocolat réussi. Nous chantons, restant à table assez tard. Carpentier ayant trouvé quelques nippes de femmes, s’en est affublé et nous avons beaucoup ri.

Nous sommes toute une famille. Gallois, Carpentier, Courquin, et moi, sergents fourriers, les caporaux fourriers Jombart et Legueil des 6e et 8e compagnies, les deux cyclistes, Crespel et Cailliez, que nous appelons « Mievile » (??) Gauthier, René, et les deux agents de liaison élèves caporaux de la 5e, Blanchet et de la 7e Frappé. C’est un véritable état-major pour le capitaine commandant.


 

25 novembre

À minuit, j’entends les deux compagnies se rassembler. À 1 heure, elles sont parties. Je suis sorti. Il pleut un peu. Décidément, le temps n’est pas propice.

Au petit jour, je me rends au capitaine Sénéchal pour lui dire l’affaire de la veille au soir. Il me donne un mot pour le capitaine chef de musique, afin que les brancardiers musiciens s’occupent d’enterrer les cadavres.

Je vois en route le chef armurier qui me parle du pays. Je suis occupé et n’ai pas grand temps de causer ! Je vais à la grange dont le toit est percé et une partie démolie par l’obus. Au haut d’une échelle, dans une espèce de grenier, au milieu de la paille, je trouve les trois cadavres alignés côte à côte, dans la position du sommeil. Tous trois sont décapités et affreusement mutilés. Aidé de quelques brancardiers, je prends leurs papiers et pièces d’identité. Puis la funèbre besogne s’exécute ; on place les corps un à un dans un vieux drap que j’ai trouvé, et le cortège se dirige vers la fosse qu’on s’occupe à creuser.

Beaucoup d’hommes suivent le brancard dans chaque voyage ; les 6e et 8e compagnies sont restées au village.

Arrivée des morts (Villers-aux-Bois)La fosse est creusée. Côte à côte, on place les corps ayant au drap la plaque d’identité accrochée. C’est la fin. Une croix de bois avec chaque nom. Quelques prières récitées à voix basse par ceux qui croient et qui n’ont pas de respect humain au milieu de curieux qui regardent.

Je quitte, ayant fait ce que j’ai dû et pu. Mais une grande tristesse me prend toute la journée.

Le temps se met à la pluie. La journée n’est pas fameuse et nous ne sortons pas, restant au coin du feu, écrivant aux nôtres, préparant la popote et arrangeant de-ci de-là quelque chose de défectueux aux effets.

24 novembre

On parle encore du capitaine de Lannurien qui peut prendre le commandement du bataillon. On dit également que le sergent major de Brésillon de la 8e brigue la place d’adjudant de bataillon. On dit également que nous partons ce soir. On dit tant de choses au cantonnement* et les cuisiniers savent tant et tant.

Vers midi cependant, une note arrive, disant que 5e et 7e se rendront le soir à une position au-delà de la Harazée dans le bois. Le capitaine, accompagné du sergent Régnier, commandant la 7e compagnie, part reconnaître.Cote211-archives_SHDGR__GR_26_N_340__002__0197__T

Contrordre arrive ensuite, car c’est au petit jour que la position doit être occupée. Je ne comprends rien à une telle chose. La seule qui m’intéresse est de savoir si je suis la compagnie ou reste ici au chaud. La décision vient du capitaine Sénéchal : je reste. Heureux suis-je !

Après avoir vécu dans l’anxiété, je passe l’après-midi tranquillement, attendant le retour du capitaine.

Je le vois le soir à table. La compagnie va quitter à 1 heure du matin pour rentrer la nuit suivante.

Je ne suis pas rentré près de mes amis de la liaison quand, de la rue, j’entends une formidable explosion à 100 m derrière moi. Un obus est tombé dans le cantonnement de la compagnie.

J’accours de nouveau au logis du capitaine. Quelques minutes après, Lannoy vient nous dire qu’un obus est tombé dans une grange face à l’habitation.

On déplore la perte de trois tués et de deux blessés.

Le sous-lieutenant Vals flegmatiquement appelle Chopin et lui crie « Chopin, passe-moi les biscuits ! ». Il est permis de ne pas s’affoler ; mais je trouve cela du cynisme. Le capitaine a plus de cœur et donne, les larmes aux yeux, des ordres d’évacuation de la grange et de resserrement de la compagnie. Il n’y a pas de cantonnement vacant, force lui est donc de garder la compagnie sur son emplacement et d’y rester lui-même. L’obus, d’ailleurs, n’est qu’un obus égaré car tout rentre dans le calme.

Je vais donc rejoindre mes camarades, prenant sur moi de faire donner la sépulture aux trois braves défunts.