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15 décembre

Départ pour la cote 211

Le matin, en communiquant des notes, je trouve le capitaine dans la demeure du sous-lieutenant Vals, furieux, car la nuit dernière il fut expulsé par un officier d’un régiment venant au repos, sous prétexte qu’il n’était pas dans son cantonnement*. Force lui fut de s’exécuter. Je ne suis donc qu’à moitié bien reçu. Enfin, à qui la faute ? Tout cela pourtant ne me met pas en gaieté.

Pour me distraire, je passe la matinée sur mon sac, occupé à terminer ma chansonnette.

Après le repas, je me rends au PC du colonel toucher des pantalons et des brodequins. Quelle chance ! Je me sers de brodequins et fais les distributions à la troupe dans un coin de grange transformée en salon d’essayage.

Bientôt Carpentier s’amène et me déclare qu’on quitte pour la cote 211. J’avertis aussitôt le capitaine.

Alerte. Rassemblement. Lannoy, le sergent major, reste gardien des brodequins et pantalons touchés. Il en sourit… le traître.

Quant à moi, je rejoins la liaison et m’équipe rapidement. Un quart d’heure après, nous étions en route sous les ordres du capitaine Claire, commandant le bataillon, le capitaine Sénéchal restant à Florent. Il peut être 1 heure 30 ; le temps n’est pas à la pluie, c’est déjà un avantage, mais par contre les routes sont boueuses. Quelle utilité, de ce fait, de se nettoyer constamment pour se salir aussitôt après ?

Nous ne tardons pas à arriver à la cote 211 où les compagnies prennent leurs positions tandis qu’avec le capitaine Claire nous continuons par un chemin boueux vers la Seigneurie. En route, le capitaine me dit que je remplacerai Gallois absent. Voici la ferme. Nous y entrons et tandis que le capitaine voit le commandant du 120e relevé, nous montons au premier, assez heureux de trouver une petite chambre proprette malgré un grand désordre. Chacun se met à l’œuvre aussitôt ; de mon côté je descends dans la cuisine à la disposition de mon chef.

Bientôt le 120e quitte ; les cuisiniers s’emparent de la cuisine et commencent la popote. La cuisine s’emplit petite à petit car tous les cuisiniers des officiers du bataillon rappliquent. C’est donc que ces Messieurs vont arriver eux-mêmes ici.

En effet je ne tarde pas à voir le capitaine Aubrun avec Vals, les lieutenants Régnier, Péquin, de Monclin ( ?), Fournier nouvelle arrivée, Monchy. Ils rentrent dans la pièce réservée pour eux, où se trouve le capitaine Claire. Le phonographe, un vieux phonographe, donne tous les disques qui gisent là. C’est la gaieté qui règne, j’entends des éclats de rire et ai l’intuition que ces Messieurs envoient la cote 211 et les boches à tous les diables.phonographe

À l’étage supérieur, quand je remonte, je trouve mes amis qui s’installent. Un modeste lit se trouve au fond à droite, dans une espèce de ruelle. La chambre est nettoyée et semble assez propre. Quant à Gauthier, il s’occupe déjà à faire popote dans la cour de la ferme. Il n’y a plus qu’à attendre les événements et écrire chez-soi ou jouer aux cartes, ce que certains font aussitôt tandis qu’au son du phonographe, je redescends dans la cuisine où c’est un remue-ménage de marmites et de plats de toutes sortes.

103-lerasagePour se distraire, les officiers, fatigués d’être poilus, s’amusent à se faire raser leurs fortes barbes. Un coiffeur est appelé parmi les compagnies qui ne sont pas loin, sous les ordres des adjudants. Celui-ci s’installe dans la chambre à droite en entrant dans les cuisines tandis que ces Messieurs se trouvent dans celle à gauche. Je jouis donc du spectacle de la transformation, de l’aller au retour. Chaque fois, à l’arrivée d’un « tondu », ce sont des hourras dans la pièce, particulièrement à celle du lieutenant Régnier dont la belle barbe était légendaire au régiment ; le rasoir l’a rendu méconnaissable. Je vois le capitaine Claire, le capitaine Aubrun. Celui-ci me réclame ma chansonnette pour la dixième fois. Je la lui passe sur ces instances : elle est terminée. Voici d’ailleurs le dernier couplet avec son refrain :

Tandis qu’au Nord les camarades progressent,
Et qu’en Alsace se plante le drapeau ;
La vieille Pologne remplie d’allégresse
chante le Russe qui purifie ses eaux.
Mais à quand la boucherie
De la Marne, à la Gruerie ?
Béni le jour                                       Pan Pan Pan pan

Où clairons et tambours                   d°
Nous commandant la charge           d°
Feront prendre le large                     d°
Aux abrutis                                        d°
Qui par leurs abattis                        d°
Entravent nos succès                       d°
À nous les fiers soldats français

 Le soir tombe. Je remonte prendre ma pitance dans notre chambre froide avec mes amis, tandis que les officiers dînent.

Vers 7 heures, ils partent à leur poste près de leurs compagnies. Seuls les capitaines Claire et Aubrun restent à la ferme, la 5e compagnie se trouve en réserve dans le bois avoisinant.

Je puis donc me coucher. Avec Carpentier j’hérite du lit qui n’a d’ailleurs qu’une vulgaire paillasse.