Archives de catégorie : Partie 1 – Chap. 4

12 septembre

Les nuits en général sont peu troublées. Les boches n’ont jamais rien tenté comme surprise. Le jour, ils n’ont pas pu avancer, sans doute à cause de notre intensité de feux d’artillerie.

Vers 7 heures du matin, je vais voir le capitaine Aubrun ; celui-ci vient d’avoir un rapport de patrouille du sergent Rozoy.

Celui-ci s’est faufilé dans un bois non loin, occupé par les boches. N’entendant rien, il avança et rencontra une quantité invraisemblable de munitions, havresacs*, équipements abandonnés et un grand nombre de cadavres ennemis.

Gallica-CadavreMarneGallica-MunitionD’autres patrouilles* sont parties. Le capitaine tient en main un beau casque. Aussitôt, je porte la nouvelle au capitaine commandant le bataillon. Il a déjà reçu d’autres nouvelles semblables.

Vers 8 heures, c’est général. Des rapports arrivent. Les alentours sont fouillés. Oui, les boches ne sont plus là [1] . L’artillerie ennemie ne tire pas, on ne reçoit aucun obus.

Aussitôt tout le monde circule. Beaucoup vont voir dans les boqueteaux devant nous et rapportent des tas de trophées, quartsd’aluminium, havresacs*, bidons, et même des bouteilles de liqueur abandonnées. Les sacs contiennent des boîtes de conserve et des petits biscuits que l’on goûte, ainsi que des morceaux de pain brun, genre pain d’épices, qui est détestable à la vue et au goût. On tue un nouveau porc. Chacun est heureux. Un grand soupir de soulagement est poussé.

Il commence à pleuvoir légèrement, mais peu de temps après, de nouveau le soleil.

Les cuisiniers allument du feu sur nos emplacements. On cuit les quartiers de porc tué.

Vers le soir, ordre de départ. Nous nous rassemblons sur la route à la lisière de Thiéblemont. Il fait encore jour. Thiéblemont est en ruine ; à part quelques rares maisons, ce ne sont que décombres et murs calcinés.Gallica-Thieblemont14BNous partons par la sortie est. Quelques kilomètres plus loin, nous cantonnons dans un pauvre patelin : Saint-Vrain, je crois. Le cantonnement est rapidement fait. La compagnie loge dans des granges. La liaison également. Nous nous couchons vers 10 heures, il fait un temps de bourrasque et de pluie.

 


 

[1] “les boches ne sont plus là” : la bataille de la Marne amène le recul des troupes allemandes.

11 septembre

Colonel Blondin du 91e, commandant la brigade.
Lieutenant-colonel Saget, blessé grièvement.

On dit que le colonel du 91e prend le commandement de la brigade. Le colonel Rémond reprend le 147e et garde le lieutenant-colonel Saget comme adjoint.

L’artillerie ennemie est beaucoup moins tenace que la nôtre. Elle tire assez peu.

Je vais communiquer un ordre au village. Je ne le reconnais plus. Grand nombre de maisons sont démolies, l’incendie a fait le reste. Beaucoup d’animaux de basse-cour se dandinent. Quelques maisons sont encore debout, ouvertes et pillées. Je rentre dans plusieurs. Je prends quelques mouchoirs de poche et un cache-nez. Dans une cave, je trouve un petit pot de graisse que je prends pour du beurre. Heureux, je le fourre dans ma musette et rentre, chargé de fruits.

Je rejoins notre meule et fais distribution de fruits. Je goutte la graisse et n’ai que le temps de la jeter loin de moi. C’est ignoble.

La journée est bien calme. Les caporaux d’ordinaire* des compagnies amènent chacun un porc pris, abandonné. Il est mis à mort sur place et dépecé. On le fera cuire la nuit. C’est fête.

Je vois la compagnie. Vraiment, le bois est bien organisé. Des tranchées* sont faites de tous côtés. Les hommes s’y trouvent blottis dans la paille, pas mal. Tout le monde est content. Chacun est reposé et le ravitaillement s’opère bien.

Gallica-Tranchée10

Extrait de “La Grande Guerre par les artistes” p. 31 – par Hermann-Paul.

La nuit tombe de nouveau. La journée, à part les tirs de notre artillerie, a été très calme.

Nous restons toujours sur nos positions.

Dans l’après-midi, nous apprenons que le lieutenant–colonel Saget a été blessé grièvement à la tête par éclat d’obus dans Thiéblemont.

 

10 septembre

Les nuits sont bonnes derrière la meule. Mes démangeaisons ont disparu. Nous sommes reposés et marchons plus facilement. Jacques nous apporte des fruits du village. Nous sommes presque heureux. Le capitaine est très bon pour nous.

La chance est à nous. Peu de pertes pour le moment. Les bois ne sont pas visés ou mal repérés et l’ennemi ne songe pas à notre meule de paille.

Notre artillerie tire énormément et le tir est très bon, dit-on. Les boches répondent avec acharnement.

Gallica-Argonne-ObservÀ 200 mètres devant nous, un homme de la 7e compagnie est observateur sur un arbre et admire, précise, rectifie le tir.

Dans l’après-midi, un lieutenant de l’artillerie coloniale vient au galop vers nous. Le capitaine Rigault est près de nous : ils se reconnaissent, camarades d’école.

Le lieutenant d’artillerie monte à l’arbre près de l’homme de la 7e. Ils sont sans doute vus car un shrapnel* éclate près d’eux. On est dans l’angoisse. Une heure après, l’officier revient la main un peu enveloppée. Tous deux ont été légèrement atteints et sont restés observer.

Le repérage est fait. Il repart au galop vers ses batteries.

À quelques km, nous voyons un clocher de village. Nous entendons des ronronnements d’obus. On voit le clocher recevoir deux obus. Au troisième, il tombe.

CP-Vauclerc1914Peu après, des flammes s’élèvent. Le village doit être Vauclerc.

La nuit tombe à nouveau. Même situation que la veille.

9 septembre

Au petit jour, les compagnies changent de position. La 5e se place dans le bosquet à 100 mètres à droite devant notre meule, la 6e dans celui à 100 mètres à droite sur la parallèle, la 8e dans celui de gauche ainsi que les chevaux des deux sections mitrailleuses, la 7e j’ignore.

Le temps est bon.

Jacques communique des ordres au galop à cheval entre Thiéblemont et nous.

Extrait de "La Grande Guerre par les artistes" - par Hermann-Paul.

Extrait de “La Grande Guerre par les artistes” – par Hermann-Paul.

Un des peupliers, tout près de nous, a reçu un obus à mi-hauteur. Il est encore debout.

Rigault147RI

http://147ri.canalblog.com/

Vers 9 heures, c’est un bruit assourdissant d’artillerie. Nous ne nous montrons pas et ne bougeons pas de notre coin. Nous recevons la visite du capitaine Rigault, récemment promu, qui commande la 7e compagnie. Il a toujours le sourire aux lèvres.

Thiéblemont brûle en grande partie. Les premières maisons du village sur la route Favresse Thiéblemont valsent sous les obus.Gallica-Thieblemont14Vers midi, nous recevons la nouvelle. Le général Lejaille*, commandant la brigade, est blessé grièvement dans Thiéblemont avec une partie de son état-major. Le colonel Rémond, plus ancien, le remplace. Le lieutenant-colonel Saget prend le commandement du 2e bataillon.

Le commandant Saget était donc bien lieutenant-colonel. Il part avant l’arrivée du capitaine Sénéchal, assez ennuyé parce qu’il quitte sa compagnie, endosse plus de responsabilité et n’a aucune consigne.

Nous communiquons les nouvelles aux compagnies. Le capitaine Aubrun envoie ses félicitations à son ami Sénéchal.

Les obus tombent, nombreux. Nous passons toute notre journée derrière la meule, étendus.

Vers 4 heures, on annonce que Courquin est blessé. Le caporal fourrier* Huvenois le remplace près de nous.

Le soir tombe. Les cuisiniers vont chercher le ravitaillement à Thiéblemont.

À 10 heures, je vais voir sur la route. Les cuisiniers y font la popote*. Je vois pour la première fois comment ils écrasent le café… Un couvercle de bouteillon rempli de grains de café posé sur la terre : on écrase les grains avec la plaque de couche [voir commentaire ci-dessous] et la crosse du fusil.

Je mange un morceau près de mon cuistot et bois un excellent quart* de café : « jus ».

8 septembre

Au point du jour, debout. Les compagnies prennent des positions de défensive entre Favresse et Thiéblemont où il y a quelques bois. Le commandant et sa liaison restent sur la route, à 1500 mètres de Thiéblemont. Nous nous couchons dans les fossés. La journée semble calme.

Soldats-Fosse_1914

Soldats français embusqués derrière un fossé en septembre 1914, posant pour un photographe de presse.

Ne pouvant y tenir, je demande au commandant l’autorisation de me rendre au village, en lui disant que j’ai des morpions. Il sourit, mais se reprend vivement et me donne une heure. Je pars avec la bicyclette de Crespel, le cycliste de bataillon. J’arrive à Thiéblemont. Quelques obus tombent de-ci de-là. Je rencontre Charbonneau, sergent major aux voitures C.H.R. [1]. Je prends quelques fruits dans un jardin. Je rentre dans une maison où se trouvent un vieux et deux femmes, peu aimables, se plaignant de la guerre, des dégâts que nous faisons, etc… Je prends un seau d’eau et réussis à avoir un bout de savon. Je sors et me lave dans un coin complétement. Je broie du noir. Pas de linge pour me changer, c’est terrible. Enfin, nécessité fait loi.

Je ne me suis pas changé depuis le 15 août. Un peu soulagé, je repars en bécane et rejoins le commandant.

Thiéblemont

Thiéblemont 1915.

Il est 10 heures. Il fait un temps idéal. Grand calme à côté d’hier. Je donne les fruits à mes amis de la liaison.

Nous passons l’après-midi près des peupliers, dans les champs, à [proximité d’] une route entre Thiéblemont et Favresse. Les compagnies gardent chacune leurs positions : petites tranchées*.

La journée est calme, à part quelques obus de part et d’autre qui tombent dans Favresse et dans Thiéblemont dont un coin brûle à son tour. Favresse brûle toujours.

Vers le soir, nous rentrons à Thiéblemont au même endroit que la veille. Les cuisiniers reçoivent le ravitaillement et commencent à faire popote.

Une heure à peine après, alors que nous étions déjà étendus le long du mur de la grange, nous repartons. On reprend les positions de jour, les cuisiniers apporteront le repas quand il sera nuit. Nous repartons vers la rangée de peupliers. Une petite meule se trouve à 300 mètres de la route à gauche, face à Favresse. Un petit boqueteau se trouve sur la même ligne à 100 mètres à gauche ; à 250 mètres à droite et 100 mètres en avant, un autre boqueteau.

Le commandant et nous, nous installons derrière la meule dont nous étendons la paille et nous couchons.

Meule-reposIl y a là le commandant Saget, De Juniac, sergent réserviste f.f. [faisant fonction ?] d’adjudant de bataillon, en remplacement de Pécheux, parent du colonel Rémond nommé sous-lieutenant de réserve à la 5e en même temps que l’adjudant Simon, Gallois, Jean Carpentier, Courquin, et moi, sergents fourriers de liaison des 7e, 8e, 6e, et 5e compagnies, ainsi que Jacques, maréchal des logis de liaison, qui est avec son cheval, Gauthier, clairon, et le cycliste Crespel.

Je vais, dans la nuit, communiquer un ordre au capitaine dont la compagnie est, dit-on, voisine de la mienne. Je passe à travers champs avec Carpentier. Il fait nuit noire. Je tombe sur la compagnie de Carpentier. Un homme m’amène dans une section* de ma compagnie ; un de celle-ci au capitaine qui se trouve derrière une meule de paille. On me recommande le plus grand silence : les boches sont tout près. Enfin je rentre à bon port.

 


[1] C.H.R. : Compagnie Hors Rang

Compagnie unique qui se trouve au niveau du régiment et regroupe ce qui touche au fonctionnement administratif, logistique et au commandement du régiment. On y trouve le secrétariat du colonel et de son petit état-major, les cellules traitant de l’approvisionnement en matériel, habillement, nourriture, un peloton de pionniers pour les travaux de protection, la section de brancardiers qui est en même temps la musique du régiment. Pour commander, il faut assurer les liaisons vers les supérieurs et les subordonnés, et naturellement une équipe de téléphonistes y a sa place.

 

7 septembre – Chapitre IV Bataille de la Marne

Thiéblemont Favresse

Plan07-09-14Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Au point du jour, le commandant nous fait communiquer un ordre qui émane du général en chef ; il faut résister coûte que coûte jusqu’au dernier, vaincre ou mourir.

Favresse est abandonné. Les compagnies partent chacune dans une direction au-delà du village. Vers la voie ferrée Vitry-le-François Saint-Dizier.

Nous restons dans le village avec le commandant qui s’assied sous un gros chêne.

La 5e compagnie est partie sur la route ouest vers la voie ferrée de Vitry-le-François à Saint-Dizier. Je communique plusieurs fois des ordres au capitaine Aubrun qui se trouve dans un fossé, le long d’une haie à la sortie du village.

Je me promène dans le village et rentre dans quelques fermes où se promènent de la basse-cour et quelques porcs. Tout est abandonné.Gallica-fermeabandon

Vers 9 heures, je vois Carbonnier avec un cheval et un chariot qui est revenu de Thiéblemont et repart au grand galop. Il a chopé la bonne place. Sans doute a-t-il apporté des outils ou des munitions.

Vers 10 heures, un gros obus tombe juste en face de nous dans une épicerie ; nous sommes aveuglés un instant, c’est tout. Nous allons voir les dégâts.

Soudain d’autres obus arrivent. Nous quittons en vitesse notre coin pour nous poster vers l’ouest. Nous passons dans un jardin où le commandant et nous, mangeons quelques prunes.

Puis, petit à petit, nous nous replions vers une ligne d’arbres peupliers qui se trouvent à 1500 mètres de nous.

Devant nous, par petites portions, nous voyons également arriver les compagnies. Il y en a une, la 6e, on ne sait où elle est.

Nous étions sur le côté gauche de la route face à Favresse. Vers midi, nous passons dans les champs sur le côté droit. Les compagnies font des mouvements dans tous les sens.

Nous nous rencontrons avec le capitaine Dazy, commandant le 1er bataillon.

Celui-ci dit au commandant Saget qu’il a de la chance d’avoir sa liaison avec lui car la sienne s’est volatilisée.

Les obus éclatent en grand nombre autour de nous.ExplosionOBUS14Nous nous couchons, suivant le commandant chaque fois qu’il se déplace, et il le fait souvent.

J’apprends que c’est le capitaine Dazy qui commande le 1er bataillon en remplacement du commandant Brion blessé le 28 août, et le capitaine Vasson le 3e [bataillon] en remplacement du commandant Dumont qui est mort de ses blessures.

Jusque 4 heures de l’après-midi, nous attendons, couchés en plein soleil sous les obus. Devant nous une bonne partie du village brûle. Des obus tombent aussi sur Thiéblemont.

Vers 4 heures, le commandant Saget crie « En avant ! » et s’élance, suivi par nous. Aussitôt une quantité d’obus percutants et de shrapnells* tombent autour de nous. Je vois le culot d’un obus qui roule par terre, dégageant une forte poussière, et me frôle le pied droit.

Le commandant court à l’abri derrière trois meules de paille. Nous le suivons, plus morts que vifs. Gallica-repos4-Meule
Vers 5 heures, nous repartons en hâte vers la rangée de peupliers ; les obus cessent un peu de tomber.
Tout Favresse est en flammes, un nuage de fumée s’en dégage.CP-favresse_1914

1914 favresse1

Favresse, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne »

1914 favresse

Favresse, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne »

Les compagnies se replient, mais pas au goût du chef de bataillon qui m’envoie les rallier et le [bataillon] faire obliquer à droite vers la rangée de peupliers qui se trouvent sur la droite de la route, face à Thiéblemont.

Je m’élance à travers champs, vois quelques fractions et tombe enfin sur l’adjudant Mouchy, de la 7e compagnie, qui a rallié une centaine d’hommes. Il est très déprimé et m’annonce la mort du sous-lieutenant de réserve X (j’ai oublié le nom).

N’en pouvant plus, je m’arrête près d’un caisson d’artillerie. CaissonArtillUn artilleur me donne de l’eau et un Pernod trouvé dans les caves de Thiéblemont. Il me conseille de m’y rendre. J’accepte et reste encore un peu. Deux soldats de ma compagnie, perdus, arrivent sur ces entrefaites. Nous partons bientôt tous trois vers Thiéblemont par un chemin de terre. Le soir tombe.

Les obus ne tombent plus et notre artillerie s’est tue. Après une heure de marche, nous croyant parfois perdus et interrogeant chaque militaire rencontré, nous arrivons sur la route de Favresse à Thiéblemont, à la lisière du village. Je rencontre le bataillon dont les cuisiniers font popote, les feux sont allumés et le ravitaillement arrivé. Je ne songe plus à aller dans le village, heureux de retrouver la liaison.

On sort des bottes de paille d’une grange. On les étale le long du mur et nous nous étendons dehors, près du commandant. Les compagnies bivouaquent en plein champs.CP-bataille-marne14 Je suis malheureux car mes démangeaisons continuent.

Dans la nuit, je vais au village voir le médecin major Mialaret. Je le trouve couché sur un lit infect, dans un réduit abandonné. Il me conseille de me laver au pétrole, car l’onguent gris [1], il n’en a pas, pas plus que du pétrole. Il faut que je me débrouille. Je le quitte, pleurant de misère.

Je me rends dans une ferme où je trouve une lampe à pétrole. Je sors et me déshabille dans la rue. Je trouve des ciseaux dans une maison abandonnée et dévastée du docteur du pays. J’agis selon les conseils du major. Cela brûle énormément ; je suis un peu soulagé. Je remets mes effets et rentre à la liaison d’une mélancolie inouïe. Quelle vie !

 


[1] Onguent gris : Médicament à base de résine, de corps gras et de divers principes actifs, destiné à être appliqué sur la peau (sorte de pommade). L’onguent gris était utilisé comme antiparasite.


Voir en vidéo : La bataille de la Marne
(Extrait du journal télévisé de France 2, daté du 06 septembre 2014)