Archives de catégorie : Partie 1 – Chap. 6

23 septembre

Relève* devant Saint-Thomas

Nous partons de bonne heure avec le commandant Jeannelle à notre tête.

Après une marche assez rapide dans des champs et des chemins de terre boueux où nous enfonçons jusqu’à la cheville, nous arrivons à une position que nous quittons bientôt pour une autre. Les compagnies s’enfoncent dans un bois (le ) ; les éléments de tête se trouvent à la lisière.

CarteEM-Lobbedey230914

Carte d’État-Major (Supplément à l’Écho de l’Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

Le temps est splendide. Défense de faire du feu. Avec le commandant, nous nous étendons sous des arbres. Le colonel et son état-major attendent non loin comme nous. Je communique plusieurs fois au capitaine qui se trouve à 300 mètres. Chaque fois je réussis à abattre quelques fruits qui sont les bienvenus par mes camarades de la liaison.

Vers 2 heures, je vois arriver à cheval le capitaine garde de l’état-major de brigade. Le colonel part avec lui et revient bientôt.

Nous partons vers 3 heures. Bientôt, nous tombons sur une route qui nous dirige vers Vienne-la-Ville. Avant d’y arriver, nous tournons à droite. Il peut être 4 heures et nous faisons une longue halte.

Nous prenons ensuite à gauche et commençons à monter une colline au bout de laquelle se trouve le village de Saint-Thomas. Les champs, à droite et à gauche de la route, sont couverts de cadavres de chevaux et de caissons d’artillerie boche abandonnés. Gallica-ChevauxTues3L’air et pestilentiel. À mi-pente, il peut être 5 heures, nous faisons la pose et attendons.

Le commandant part seul, laissant son bataillon, et prend ses fourriers et son cycliste avec lui. Nous traversons le village qui ressemble presque aux villages dévastés des environs de Vitry-le-François.

StThomas15

Saint-Thomas, vue d’ensemble du village avec ses destructions – 1915.07.20 ©Ministère de la Culture (France)

Nous n’entendons pas le canon et le soir tombe.

Nous descendons la route de Servon, éloigné de 4 km. Nous pressons le pas et bientôt, marchons dans les fossés sur les côtés de la route. On approche de l’ennemi, car les balles, de temps en temps, sifflent à nos oreilles. Il faut se coucher et se relever pour faire un bon rapide. Quelques shrapnells* éclatent également au-dessus, non loin de nous.

En route, nous voyons une batterie d’artillerie dissimulée dans un boqueteau.

BatterieCamouflee

Canon en batterie : essais – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France)

Enfin, un peu essoufflés, nous arrivons. Le commandant nous fait prendre un petit chemin de terre à droite, nous fait coucher contre une petite dépression de terrain et nous quitte pour revenir bientôt.

Il commence à faire froid. Il tombe quelques gouttes de pluie. Il est 7 heures.

CP-Abri2Nous faisons 200 mètres avec le commandant, rencontrons un boqueteau à notre droite et nous arrêtons contre un talus très élevé. Contre ce talus est installée une espèce de cabane de fortune, faite de rondins et de branchages, ainsi qu’un petit abri dans le même style tout à côté. Nous y voyons un chef de bataillon du 51e avec cette liaison.

Nous quittons nos sacs, les quatre fourriers, et après avoir reçu les instructions du commandant, rebroussons chemin vers Saint-Thomas afin de remonter nos compagnies respectives.

Le crépuscule est tombé. Il peut être 8 heures. Je rencontre bientôt le capitaine Aubrun que je conduis jusqu’à la cagna [1] du 51e. De là, la compagnie est menée à son emplacement par un agent de liaison, section par section, de la compagnie relevée. C’est la première relève* de tranchée.

Après avoir reconnu le poste de commandement de mon chef, je rentre près de la liaison.

Le 51e s’en va et nous nous installons tant bien que mal. Il fait un froid de loup.


[1] Cagna (écrit parfois Kania par Émile Lobbedey) : Abri léger, dans la terre ou fait de boisages, où peuvent se tenir les combattants en cas de bombardements ou d’intempéries par exemple. Les abris de première ligne peuvent être dénommés cagnas mais c’est relativement rare. Le terme s’applique davantage aux secondes lignes et en deçà. Le mot est d’origine indochinoise, sans doute transmis par des troupes coloniales.
Renvois : Abri, Gourbi, Guitoune

VienneLeChateau-APD0000592Campement de la Houyette : soldats avec le nouveau casque – 1915.07.21
© Ministère de la Culture (France)

22 septembre

Les hommes vaquent aux travaux de couture, font du feu, du café, des compotes de fruits. Mais toujours le manque de tabac se fait sentir.

Je communique les ordres au capitaine. Celui-ci me dit de me mettre au courant de la comptabilité car, d’un moment à l’autre, je puis être appelé à passer sergent major.

Je me dispute avec Lannoy rempli de lui-même et se croyant très intelligent, vu son galon de sergent major. Il me bêche [1], je le sens, près du capitaine, jaloux de mon poste de liaison et peut-être même de l’amitié du capitaine pour moi. Enfin, il me fait donner un quart* de café, vu que je lui en ai donné un à la sortie de La Harazée. Je prends le parti dorénavant de le frayer le moins possible. Rapports de réserve et c’est tout.

J’apprends que le sergent Culine, en récompense de sa bravoure, est nommé adjudant. C’est un brave en effet !

Nous passons l’après-midi à construire un abri de feuillage, faisons quantité de café, on en a été tant privé ! Cuire des pommes de terre, etc… Le long stationnement nous repose et la popote* nous repose l’esprit.

CP-AbriLa liaison s’augmente du cycliste de la 8e compagnie, Caillet (Coulet ?), que le capitaine Sénéchal prend avec lui.

Elle compte donc De Juniac, adjudant de bataillon, garçon charmant qui a beaucoup voyagé, d’excellente famille, d’une trentaine d’années, Huvennois, Gallois, Carpentier avec qui je suis assez lié, et moi, sergents fourriers* des 6e, 7e, 8e et 5e compagnies, Jacques, maréchal des logis de liaison de réserve, ayant sa famille près de Longwy, aimable camarade également, les deux cyclistes Crespel et Caillez, le clairon Gauthier et l’ordonnance du capitaine Sénéchal.

Le capitaine Claire vient nous dire bonjour et nous fait rire en disant que Miette, son caporal d’ordinaire, est toujours derrière lui, prêt à ramasser les bouts de cigarettes qu’il jette.

Le temps se maintient beau. Nous réussissons le matin à avoir un peu de lait. Nous faisons griller du pain et mangeons nos grillades avec du café au lait.

Mes nuits sont excellentes. On commence à se refaire et l’esprit est reposé. Je suis un peu mieux car j’ai du linge propre ce matin. Vraiment, c’est à croire que l’existence a encore du bon. Il faudra également que je me mette en campagne pour trouver une veste. Il y a longtemps que ma veste de mobilisation a disparu avec mon sac.

22 septembre – Suite

Cette nuit, vers minuit, nous avons été réveillés en sursaut. On entend des cris et une immense lueur apparaît. Une aile de bâtiment de la ferme brûle entièrement. On reste ahuris. On est bientôt à porter de l’eau et à faire la chaîne, tandis que les sapeurs du régiment sont sur les toits et séparent le bâtiment des bâtiments voisins.

Vers 3 heures, tout est éteint. Nous nous recouchons, heureux que notre grenier soit intact.

Le matin, nous entendons, en cherchant un bidon de lait, les jérémiades de la fermière. Nous en avons vu tant à Sermaize, Pargny et autres lieux, que cela nous laisse indifférents.

LampeTempete

Lampe d’escouade ou lampe tempête.

Je vois le capitaine Sénéchal qui me dit que le feu a été occasionné certainement par une lanterne d’escouade. Tout le bâtiment est détruit mais il n’y a aucune perte d’hommes. Les fermiers seront dédommagés.

Ordre à partir d’aujourd’hui d’abandonner tout trophée boche, excepté les ustensiles. Force m’est donc d’abandonner mon sac. J’ai réussi à la ferme à acheter un peu de linge, mouchoir, serviette, chaussettes. Je mets le tout dans la musette en attendant de trouver un sac français. Que d’ennuis !

Nous repartons vers 9 heures à notre position de l’avant-veille. Avant le départ, j’assiste à l’achat d’une vache par un officier d’approvisionnement. C’est rapidement fait : 400 Francs comptant, ou 450 payés après la guerre. C’est tout. Enlevé. Content ou non, il faut se contenter.

Nous passons notre journée comme la veille, mais rentrons un peu plus tôt. Le temps a été un peu pluvieux.

J’ai revu le capitaine Aubrun. Le sous-lieutenant Simon prend la place d’officier payeur en remplacement du lieutenant Girardin qui prend sa place à la 5e compagnie. Le capitaine Aubrun se plaint devant moi plus que tout cela s’est fait à son insu. Il conseille également au sous-lieutenant de réserve Lambert de demander sa titularisation afin de passer dans l’active et d’être officier de carrière. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve à tous ?

Vers le soir, je vais au village de Vienne-la-Ville. Je n’ai pas de succès près du boulanger.CP-VienneLaVilleJ’apprends à mon retour que le capitaine Sénéchal passe capitaine adjoint au colonel. Le capitaine adjoint Jeannelle passe commandant et chef du 2e bataillon. Les capitaines Dazy et Vasson, commandant les 1er et 3e bataillons, reçoivent également le quatrième galon. Heureux, je trouve un sac. Je recommence une nouvelle bonne nuit dans le foin.


[1] Bêcher : Avoir un comportement distant voire hautain avec quelqu’un.

21 septembre

Repos à la ferme de Moiremont

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Troupes au repos à la sortie de Moiremont – 1915.07.15 ©Ministère de la Culture (France)

On se lève tard et chacun procède à sa toilette. CP-toiletteCe n’est pas du luxe. Enfin, en s’aidant mutuellement, à cinq ou six, les fourriers, mes camarades et moi, et mettant tout en commun, fortune et ingéniosité, on réussit à avoir un seau, de l’eau, un bout de savon et une serviette. Nous nous lavons les uns après les autres. Une brosse de cheval nous vient à point, on peut se décrotter un peu dans la cour de ferme, sous une espèce de hangar, par rang d’ancienneté. Mais il faut attendre au lendemain, car rien n’est encore complétement sec. Quant à du cirage, le nécessaire, du savon en quantité suffisante, il ne faut pas y songer. Ici le nécessaire est du luxe.

Que de travail pour se réapproprier ! Je suis dénué de tout et une immense tristesse s’empare de moi !

Enfin, ce sera tout un problème à résoudre que de trouver des boutons pour remplacer les disparus, du fil pour les coudre, changer de linge avec une seule chemise, réparer ses chaussures sans cordonnier, se faire couper les cheveux sans coiffeur, se laver sans savon, etc., etc…

Ce sera le moment d’être dégourdi et de se débrouiller. Je remets tout cela au lendemain.

Pour aujourd’hui, occupons-nous de l’estomac, car on annonce que le ravitaillement est arrivé. Nous allons chercher nos vivres que, dorénavant, nous toucherons à part pour la liaison qui comprend une douzaine de membres. Le clairon Gauthier a pris l’habitude avec René, l’agent mitraille, et le cycliste Crespel, de faire la cuisine à la condition que chacun y mette du sien. Nous faisons donc un feu, aidons tous du mieux que nous pouvons. On sent qu’on commence à s’organiser. Vers midi, nous nous restaurons. Il commençait à être temps ; car voici bien cinq jours que nous n’avions réellement avalé quelque chose de cuit.

La grande souffrance du moment est le manque de tabac. Voici huit jours que je vis sur le compte de Gauthier qui, à présent, est lui-même dépourvu. On demande une cigarette à tous les amis qu’on rencontre, même aux cavaliers dont quelques-uns logent dans la ferme. Presque toujours c’est un refus, soit que le camarade est dépourvu de tabac comme soi-même, soit qu’il garde son bien ; et bien souvent un camarade vient vous trouver vous-même pour la même question. C’est une désolation parmi toute la troupe.

Dans l’après-midi, je vais voir mon cousin Louis, sergent à la 8e compagnie. Nous n’avons aucune nouvelle de chez nous. En sa compagnie, j’écris aux nôtres une carte que nous signons tous deux. Il possède un paquet de tabac. On fume une cigarette que je ne céderais pas pour 10 francs. D’ailleurs, que faire de son argent, puisqu’on ne peut rien se procurer ?

Je le quitte pour me rendre au village de Moiremont où je réussis, par une savante plaidoirie, à avoir un bout de pain frais du boulanger. C’est plus que délicieux !CP-MoiremontcVers le soir, je prends le parti de laver mon linge dans un seau, sans savon. Il séchera la nuit. Je dormirai bien sans linge, en ayant bien vu d’autres. Je n’aurais jamais cru cependant en arriver là.

20 septembre

Réveil au petit jour. Il pleut, une petite pluie persistante qui perce. Le bataillon se rassemble en demi-cercle le long de la lisière d’un bois et attend. On dit que Delattre, hier soir, fut condamné à mort par deux voix sur trois. Quant à Lesaint, il fut acquitté, profitant de la mort du sergent Pécheur car il invoque un ordre de celui-ci lui ayant dit de le rejoindre. Delattre va être exécuté.

La pluie a cessé de tomber. Je vois se former un peloton d’exécution composé de la section du sergent Huyghe de la 5e compagnie. Celui-ci la place sur un rang devant le front du bataillon. L’adjudant Monchy de la 7e en prend le commandement.

Bientôt, je vois arriver Gibert avec Delattre [1] entouré de quatre hommes, baïonnette au canon. Celui-ci a l’air hébété et regarde tout cet apparat sans comprendre. Gibert lui a dit qu’il suivait le bataillon quittant son cantonnement.

Le lieutenant Péquin monte à cheval, se place devant le front du bataillon, pendant que les hommes entraînent le condamné devant le peloton d’exécution.

Puis l’officier lit la condamnation, le condamné ayant le dos tourné au peloton qu’il n’a pas encore vu.

La condamnation lue, ce sont des cris que pousse le condamné qui pleure, supplie, hurle et s’écrie « Je veux dire au revoir à mes camarades ! Je ne veux pas mourir… ».

On lui bande les yeux et le tourne vers le peloton d’exécution. Il arrache le bandeau et voyant les fusils braqués à 15 mètres, fait du bras un geste instinctif pour se garder.

Feu !

JEU@SOI@P01@fusilles tête01.jpgLe corps s’effondre et reçoit du sergent Huyghe le coup de grâce. Justice est faite.

Le bataillon reste figé comme muet ; puis c’est le défilé près du corps.

On creuse un trou ; les sapeurs sous les ordres du chef de musique enterrent le cadavre. Delattre était un de mes hommes quand j’étais caporal. J’obtiens d’aller saluer la dépouille : la tête et le cou sont troués de balles.

Une heure après, nous partons, laissant Vienne-la-Ville à notre droite. Vers 9 heures, nous prenons à l’ouest du village de Moiremont.

Nous quittons cet emplacement vers 4 heures. Liaison en tête, nous prenons un peu d’avance afin de cantonner le bataillon dans une ferme, la ferme Hulion, située à côté du village de Moiremont.

20 septembre – Suite du récit

Nous avons peut-être une avance de 800 mètres, il faut presser le pas. En route, je rencontre à cheval un gendarme connu de Marville. Il me reconnaît. On se salue, heureux de se revoir. Nous cueillons quelques fruits, profitant de ce qu’on voit la colonne arrêtée.

Je vois sur ma droite la voie ferrée de Sainte-Ménéhould à Vouziers. Un pont au-dessus d’un cours d’eau est sauté. Souvenir des boches sans doute.


CP-MoiremontEnfin, nous tombons dans Moiremont, il peut être 5 heures. Nous y trouvons des troupes et demandons à un commandant où se trouve la ferme en question. Il n’en sait rien, elle ne se trouve pas sur la carte.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

De guerre lasse, nous rebroussons chemin et retrouvons le capitaine Sénéchal avec le colonel et sa suite.

Un chemin de terre nous amène vers 7 heures à la ferme Hulion.

Carte d'État Major (Supplément à l’Écho de l'Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

Carte d’État-Major (Supplément à l’Écho de l’Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

L’état-major du régiment y cantonne. Il n’y a place que pour deux compagnies ; ce seront la 7e et la 8e.

Les 5e et 6e doivent se rendre à 1500 mètres dans une autre ferme, la ferme du Moulin, dénommée ainsi à cause d’un moulin à eau sur l’Aisne. Elles m’ont devancé car je n’ai pas été averti et avais fait un cantonnement* dans la première. Je suis furieux et fatigué. J’arrive dans la ferme du Moulin. Les compagnies sont déjà occupées à s’installer dans les granges. Je prends dans la maison une seule chambre vacante que je retiens pour mon capitaine. Il s’arrangera avec le capitaine de la 6e.

Il fait nuit noire et peut être 8 heures et demie du soir quand je remonte près de la liaison avec deux élèves caporaux que j’ai pris comme agents de liaison adjoints, dont Garcia, car les 1500 mètres à parcourir pour communiquer les ordres me laissent rêveur.

Enfin, je me couche dans un grenier réservé pour nous les fourriers, l’adjudant de bataillon, le clairon, le cycliste et Jacques, le maréchal des logis de liaison. Nous avons du foin en quantité. Je m’installe un coin, heureux de songer que, pour la première fois depuis Marville, je puis enlever mes souliers et dormir sans crainte d’une alerte. Mon estomac crie famine, j’ai une envie folle de fumer. Qu’importe ! Je suis heureux quand même.

 


[1] La fiche MDH le donne tué à l’ennemi au bois de la Gruerie, ce que contredit le J.M.O. – déféré le 17/09/1914 devant le conseil de guerre du 2e C.A. et condamné à mort pour “abandon de poste en présence de l’ennemi” comme le signale la fiche sur http://www.memorial-genweb.org

FicheMDH-DelattreJMO

Extrait du J.M.O.

FicheMDH-Delattre

Fiche Mémoire des hommes

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 



 


En savoir plus :
“Fusillés pour l’exemple”
, un webdoc de RFI sur l’injustice militaire

RFI-Webdoc


 

19 septembre

Relève* des tranchées*

La nuit fut calme. Il ne pleut plus. On réussit de nouveau à faire du café. Sur ces entrefaites, on amène un pauvre blessé qui grelotte de froid. On lui donne un quart* de café et je tire mon cache-nez pris à Thiéblemont, en déchire un bout et lui entoure le cou.

Le blessé amené hier est mort.

Je vais communiquer au capitaine Aubrun qui est furieux de ce que la relève n’est pas encore faite.

En passant, j’ai un nouveau quart de café du petit poste qui a, lui aussi, fait du feu.

Enfin vers 10 heures, le soleil donne, arrivent des officiers du 72e pour nous relever. Gallica-Argonne-InfantIl y a des tergiversations. Les premiers que j’amène vers le 5e disent que ce ne sont pas eux qui doivent relever cette compagnie. On revient près du capitaine Sénéchal près de qui nous trouvons un commandant du 72e. Tout de même, deux officiers du 72e me suivent pour reconnaître les portions (?) [1].

Je suis fourbu d’aller et venir. Le capitaine Aubrun, furieux, reçoit, bien mal les successeurs. Cependant les troupes du 72e arrivent et la relève s’opère.

Je vois le pauvre Leromain étendu sur un brancard. La compagnie va l’amener avec elle puisque les brancardiers n’en ont pas voulu.

Je pars retrouver la liaison. Celle-ci est déjà partie. Je suis des mulets de mitrailleuses et arrive à rejoindre le capitaine Sénéchal.

Il peut être 2 heures de l’après-midi quand nous traversons La Harazée. Je ne sais comment nous y sommes arrivés, ni à travers quel dédale de bois.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes couverts de boue.

Gallica-Infant-boue
On fait la pause à la sortie du village sur la route qui mène à Vienne-le-Château, près du pont. On fait immédiatement du feu et du café !

Bientôt, le bataillon arrive par fractions. Je vais chercher dans les champs des pommes de terre qu’on fera cuire sous la cendre.

La 5e compagnie arrive. Tout le monde fait la pause. Je vois passer sur une civière le corps du sous-lieutenant Pécheur [2]. Lannoy, sergent major de la 5e, vient demander du café ! Gallois, fourrier* de la 7e, rechigne. Ils se disputent. Je fais la paix et donne un quart de café à mon malheureux camarade.

Les troupes sont exténuées. Songez à un jeûne de quatre jours, à part quelques biscuits et une boîte de conserve. Pas de boisson, l’eau de pluie recueillie comment.

De l’eau durant des heures entières, sans la moindre façon de s’abriter. Une attaque repoussée, etc… Tout cela ajouté à des marches et des contremarches depuis le 15 août, avec la démoralisation d’une retraite* dont on se rappelle toutes les péripéties tragiques.

Enfin nous allons au repos [3], dit-on. C’est la première fois que nous entendons causer depuis les hostilités.

Nous filons bientôt après que les hommes ont pu faire du café. Nous passons à Vienne-le-Château où nous remontrons pas mal d’artillerie. Le soleil luit depuis ce matin. Il nous réchauffe et nous voyons un village où nous tombent des obus dont on entend très bien l’éclatement. C’est Saint-Thomas.

Suite du 19 septembre

Nous sommes bientôt dans une ferme appelée la Renarde. Les alentours sont boueux, on y est arrivé à travers champs par un chemin de terre. Plusieurs caissons d’artillerie sont arrêtés aux alentours. On s’arrête un instant, puis on procède au cantonnement.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le bataillon doit y loger en entier. Il peut être 7 heures quand les troupes commencent à s’y tasser. La liaison est logée sur un grenier avec celle de la 5e compagnie et le sergent Major Lannoy. Il y a un peu de paille.

Avec Gauthier et Crespel, je fais ma cuisine. Les autres sont trop fatigués et préfèrent dormir aussitôt.

Nous faisons popote* en plein air avec des moyens de fortune et je réussis à manger quelque chose de chaud.

Placardelle-Renarde-01b

La Renarde, juillet 1915 – France. Section photographique des Armées (1915-1920) – BDIC

On dit que deux soldats de la 5e, Delattre et Lesaint, doivent passer devant un conseil de guerre [4] du régiment, présidé par le commandant Jeannelle et formé du sous-lieutenant Simon, du lieutenant Péquin rapporteur, etc. Le sergent Gibert s’est chargé de la défense. Delattre et Lesaint sont accusés d’abandon de poste alors qu’ils étaient sentinelles [5] doubles à la lisière du bois. Ils avaient quitté leur poste pour s’abriter dans la tranchée ; et c’est un peu grâce à eux que l’ennemi à l’attaque du 18 a pu s’infiltrer sur le flanc des 5e et 8e compagnies.

La nuit est délicieuse. C’est compréhensible après quatre nuits passées dans l’eau.

 


[1] Texte peu compréhensible.

[2] Pécheur Il s’agit sans doute de Jules Pêcheur, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (17 sept. au lieu de 19), semble correspondre.Fiche MDH-archives_I670303R
[3] Repos
: Situation des troupes combattantes qui ne sont pas affectées aux lignes. Le terme est souvent trompeur car le repos est généralement émaillé d’exercices, de manœuvres et de cérémonies (défilés, prises d’armes, etc.) qui ne permettent pas réellement aux combattants de se reposer. Pour désigner le repos véritable accordé aux unités durement engagées est créée durant la guerre l’expression « Grand repos ».

[4] Conseil de guerre : Tribunal militaire prévu par le Code de Justice Militaire de 1857, destiné à juger les crimes et délits commis par des militaires. Il est formé de cinq juges, tous officiers, et ses séances, publiques, durent généralement moins d’une journée. Il existe des Conseils de Guerre d’Armée, de Corps d’Armée, de Division et de Place. Au début de la guerre sont mis en place des Conseils de guerre spéciaux improprement nommés « cours martiales ».

[5] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.

18 septembre

Nuit terrible. Il ne cesse de pleuvoir. On somnole quand même, mais nous sommes littéralement trempés. On grelotte, on se lève pour tâcher de se réchauffer.

Nous avons ce qu’on appelle « la crève », et il faut avoir vécu ces choses pour savoir s’en donner une idée. Au petit jour, une vive fusillade éclate. Les balles sifflent à nos oreilles. On s’abrite derrière les arbres, nous demandant ce qu’il y a.

Je vais communiquer. Le capitaine, un peu ému, m’annonce qu’au petit jour les boches ont approché du bois. On les a laissés approcher à 15 mètres et ouvert sur eux un feu meurtrier.  Gallica-MitrailleuseQuelques-uns cependant s’étaient infiltrés et avaient pris la section Pécheur de flanc. Celle-ci les avait achevés à la baïonnette, mais le sous-lieutenant Pécheur [1] avait été tué d’une balle aux reins.

Un peu plus tard, la pluie cesse et les détails envoyés reviennent à ce que m’a dit le capitaine Aubrun. On a à déplorer des pertes d’hommes, en particulier un de mes pays, Wolle de Cappelle [1], près Dunkerque, excellent garçon. On me dit aussi que Leromain est blessé. On demande les brancardiers.

Vers 10 heures, le ravitaillement parti avec Lannoy la veille arrive, mais dans quel état. Les hommes sont des paquets de boue, les pains également. Il n’y a pas eu moyen de faire de cuisine. Enfin pas de boisson. Nous avons quelques boîtes de conserve, du pain boueux et de l’eau. C’est maigre après plus de cinquante heures de jeûne et trois jours de pluie continuelle.

On fait ou du moins nous tâchons de faire du feu.

Sur mon chemin, quand je communique dans le bois, la 5e compagnie a installé un petit poste de liaison, un caporal et quatre hommes. Je les salue en passant.

Vers le soir, on parle que nous allons être relevés. On se sèche du mieux qu’on peut le dos au feu.

Carpentier, fourrier* de la 8e, raconte que le matin, il a reçu de Lannoy une lettre pour le lieutenant Péquin, commandant la 8e. C’était l’annonce de la naissance de son bébé.

Dans le courant de la journée, on amène un blessé qui a eu une balle dans le dos.brancardier2 Le docteur Veyrat le panse et les brancardiers* disent aller chercher un brancard pour le transporter. Le soir, le blessé était encore là. Cela nous révolte.

Avec notre feu, nous réussissons à faire du café. Que c’est bon, quelque chose de chaud ! Cela nous réchauffe.

 


[1] Sous-lieutenant Pécheur : Il s’agit de PÊCHEUR Jules, voir ci-dessous la fiche Mémoire des HommesFiche MDH-archives_I670303R

[2] Wolle de Cappelle : Il s’agit de WOLLE Jules, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes
FicheWOLLE-archives_K811211R

17 septembre

Le jour se lève. Il fait un froid de canard. On décide de faire du feu. Chacun se plaint aussi du manque de ravitaillement.

Nous recevons un mot du colonel disant d’envoyer les cuisiniers avec un sergent major et les caporaux d’ordinaire* ainsi que des hommes de corvée pour toucher les vivres. Les hommes de corvée amèneront le vin, le pain, etc… Les cuisiniers prépareront les vivres et les monteront.

Lannoy, de la 5e compagnie, part comme sergent major. Il commence à pleuvoir. C’est réellement de la malchance.

Après tout le défilé des cuistots, etc., ce sont ceux du 120e qui passent. Cela nous distrait un peu. Ceux-ci nous disent que notre feu amènera des obus. On rit.

Quelques obus tombent de temps en temps mais loin de nous, en plein bois.

Le capitaine Aubrun, de la 5e, envoie notes sur notes au sujet de son manque de liaison avec la 6e dont il accuse le capitaine commandant Claire de mauvaise volonté, de peur, etc., disant qu’il ne répond de rien et signalera le capitaine Claire au commandement.

Après avoir tergiversé avec Claire et Aubrun par écrit, Sénéchal, vers 11 heures se décide à boucher le trou par un peloton de la 8e compagnie. Mais Aubrun et Claire ont brisé leur amitié ; ils s’en voudront à mort.

Vers midi, la pluie cesse. Cela suffit d’ailleurs amplement, nous sommes percés et ne sentons plus notre estomac. C’est un jeûne de trente-six heures au moins.

L’après-midi se passe à tâcher de rallumer du feu et à se sécher. Je communique quelques ordres. Le capitaine est toujours au même endroit. Il souffre beaucoup du froid, de la faim et de la soif. Je vois aussi le sous-lieutenant Simon qui se trouve près de la section* de mitrailleuses en embuscade. section_mitraill3Le capitaine me dit de me coucher quand je suis près de lui, car les balles sifflent à tout bout de champ.

Dans mes pérégrinations à travers bois, je m’attends toujours à rencontrer un boche. Aussi, j’ai mon arme prête à faire feu.

Le soir tombe sans changement. Nous coupons des branches afin de faire une espèce d’abri de feuillage. La pluie arrive sur ces entrefaites, une pluie désagréable au possible certes, nous étions à moitié secs et voici de nouveau que nous sommes percés.

On se met sous le feuillage, on se couvre de son mieux. L’eau tombe toujours et c’est l’obscurité complète.