Archives de catégorie : Partie 2 – Chap. 7

17 décembre

Relève au bois de la Gruerie

La journée se passe tranquillement. Au matin nous recevons un renfort de la classe 1914. Le capitaine les rassemble et fait un petit speech afin de les enflammer un peu. Quant à Lannoy, il continue à distribuer pantalons et brodequins au milieu de la joie générale des braves qui ont des poches dont beaucoup sont en trous et des souliers qui prennent l’eau.

Le temps a l’air de se remettre au beau. Un petit soleil brille de nouveau. Cela nous met un peu de joie au cœur. À midi, nous prenons notre repas gaiement, contents d’être toujours florentins. La gaieté s’en mêle, c’est sans doute la contagion et la proximité du concert, chacun y va de sa chanson. Je chante la mienne au milieu de l’enthousiasme général.

Vers 2 heures, je vois le capitaine qui, avec le lieutenant, me félicite sur ma composition et déclare garder la chansonnette. On la fera polycopier plus tard.

Une nouvelle cependant à laquelle on ne s’attendait nous parvient dans l’après-midi : nous quittons Florent ce soir.

La gaieté ne nous quitte pas cependant. Il n’en est pas de même du bataillon qui peste contre ces allers et retours intempestifs qui, à la longue, font un beau ruban de kilomètres.

C’est donc joyeusement que, vers 5 heures, nous prenons toujours dans le même décor le chemin de La Harazée.

Nous prenons avec nous nos agents de liaison* en second qui se joignent à nous à chaque séjour de tranchées. Carpentier s’adjoint Garnier, vu que Jombart s’occupe du ravitaillement de la 8e et du nôtre.

Le temps est bon ; malgré le mauvais état de la route on marche bon train. En route, nous apprenons que nous reprenons le secteur Fontaine la Mitte. Cela n’est pas fait pour nous déplaire, car c’est le cabinet noir de nouveau, aux doux souvenirs.

À La Harazée, nous arrivons vers 8 heures par un petit clair de Lune. Nous entrons dans le château où nous trouvons les agents de liaison du bataillon du 72e à relever. Cela se fait en un tour de main, les compagnies reprenant leurs mêmes emplacements.

harazeeNous entrons donc dans la grange, le grenier à la file indienne, croyant prendre possession du cabinet noir rêvé. Erreur !

Tout est rempli de mitrailleurs qui dorment et nous reçoivent comme des chiens dans un jeu de quilles. Carpentier veut parlementer, dire que la pièce appartient de droit à la liaison du bataillon en réserve dans le secteur que nous occupons ; le chef de bataillon étant lui-même dans une chambre du château ; on lui ferme la porte au nez grossièrement sans l’écouter et sans respect aucun pour le sous-officier.

Force nous est donc de nous placer dans la grange du bois où nous nous alignons, nous serrons les uns contre les autres pour résister au froid. Furieux sommes-nous… Et impuissants.

16 décembre

Retour à Florent

La matinée se passe, après un réveil tardif, à flâner, écrire ou visiter la ferme qui est vaste. On attend l’annonce du départ pour Florent.

Pas de popote aujourd’hui. On vit de conserves. Gauthier, malade, ne fait pas de cuisine et personne n’est allé hier soir chercher les vivres, à part René qui est allé chercher la viande, se dévouant pour tous. On fait un petit feu dans la cour de la ferme ; à 10 heures, j’avale un bifteck avec le morceau de pain de la veille.

Le temps est pluvieux. Cela nous rend moroses. Au fond on s’ennuie, ne sachant que faire. Aucun ordre à communiquer. L’après-midi arrive et avec elle le départ pour Florent. Je quitte à 2 heures, laissant au capitaine Claire nos agents de liaison en second. À 4 heures, sans encombre, nous étions arrivés à destination après avoir rencontré un bataillon du 147e qui nous relève.

Les cuisiniers des officiers nous suivent. Tout le long de la route ce sont des chants continuels, avec accompagnement de marmites et casseroles. On rit beaucoup. Une pause non loin de Florent procure l’occasion à Cahart ( ?), un cuisinier du capitaine Claire, de faire le pitre : à plusieurs reprises, avec le fusil, il nous fait, ainsi qu’à des artilleurs qui passent, « le salut de la cantinière ».

Le cantonnement* est rapidement fait, nous retrouvons Gallois qui nous annonce : « Même cantonnement ». C’est tout de suite couché.

Le bataillon ne tarde pas à rentrer. Il peut être 5 heures. La nuit commence à se faire. Chacun s’installe, officiers et troupe, du mieux qu’il peut.

À 5 heures 30, sans avoir pris le temps de manger ce que Gauthier a préparé, je pars au concert de la 4e division. Les autres, à part René qui me suit, mangent au risque d’arriver en retard. Nous arrivons dans une grange située près de l’église ; grande animation ; nous entrons au son d’une fanfare qui joue une marche ; de quel régiment ? Je l’ignore. Tout le plafond est garni de lanternes vénitiennes. Des quantités de bancs sont remplis de militaires assis. D’autres sont debout. La salle est comble. Quelques territoriaux font les commissaires.

Assez heureux je monte une espèce d’escalier qui se trouve au fond de la salle et découvre tout : à droite, au milieu, une espèce d’estrade, un piano ; au bas, quelques bancs occupés par les acteurs qui se sont fait inscrire. Ceux-ci montent à tour de rôle et chantent à l’appel de leur nom ou pseudonyme par un commissaire sous-officier territorial. Quelques-uns sont des artistes accomplis, comiques de talent. Nous applaudissons à tout rompre.tete centenaire Königsbrück

J’entends en particulier un ténor de Paris qui est présenté et qui nous transporte à l’opéra. Intermèdes de musique, morceaux de piano joués par un artiste, tout cela me donne une excellente impression. Dans l’assistance d’ailleurs, je remarque pas mal d’officiers.

Je passe une nuit que je qualifierais de « musicale ». Ce soir je me suis nourri de musique. C’est pour cela que les papillons noirs disparus et tout ragaillardi, je ne mange pas en rentrant, me contentant de café que je bois en fredonnant. Il est 8 heures, le concert a duré deux heures et demie. Je m’endors en chantant « Il s’appelait Boudoubadabou ! »

15 décembre

Départ pour la cote 211

Le matin, en communiquant des notes, je trouve le capitaine dans la demeure du sous-lieutenant Vals, furieux, car la nuit dernière il fut expulsé par un officier d’un régiment venant au repos, sous prétexte qu’il n’était pas dans son cantonnement*. Force lui fut de s’exécuter. Je ne suis donc qu’à moitié bien reçu. Enfin, à qui la faute ? Tout cela pourtant ne me met pas en gaieté.

Pour me distraire, je passe la matinée sur mon sac, occupé à terminer ma chansonnette.

Après le repas, je me rends au PC du colonel toucher des pantalons et des brodequins. Quelle chance ! Je me sers de brodequins et fais les distributions à la troupe dans un coin de grange transformée en salon d’essayage.

Bientôt Carpentier s’amène et me déclare qu’on quitte pour la cote 211. J’avertis aussitôt le capitaine.

Alerte. Rassemblement. Lannoy, le sergent major, reste gardien des brodequins et pantalons touchés. Il en sourit… le traître.

Quant à moi, je rejoins la liaison et m’équipe rapidement. Un quart d’heure après, nous étions en route sous les ordres du capitaine Claire, commandant le bataillon, le capitaine Sénéchal restant à Florent. Il peut être 1 heure 30 ; le temps n’est pas à la pluie, c’est déjà un avantage, mais par contre les routes sont boueuses. Quelle utilité, de ce fait, de se nettoyer constamment pour se salir aussitôt après ?

Nous ne tardons pas à arriver à la cote 211 où les compagnies prennent leurs positions tandis qu’avec le capitaine Claire nous continuons par un chemin boueux vers la Seigneurie. En route, le capitaine me dit que je remplacerai Gallois absent. Voici la ferme. Nous y entrons et tandis que le capitaine voit le commandant du 120e relevé, nous montons au premier, assez heureux de trouver une petite chambre proprette malgré un grand désordre. Chacun se met à l’œuvre aussitôt ; de mon côté je descends dans la cuisine à la disposition de mon chef.

Bientôt le 120e quitte ; les cuisiniers s’emparent de la cuisine et commencent la popote. La cuisine s’emplit petite à petit car tous les cuisiniers des officiers du bataillon rappliquent. C’est donc que ces Messieurs vont arriver eux-mêmes ici.

En effet je ne tarde pas à voir le capitaine Aubrun avec Vals, les lieutenants Régnier, Péquin, de Monclin ( ?), Fournier nouvelle arrivée, Monchy. Ils rentrent dans la pièce réservée pour eux, où se trouve le capitaine Claire. Le phonographe, un vieux phonographe, donne tous les disques qui gisent là. C’est la gaieté qui règne, j’entends des éclats de rire et ai l’intuition que ces Messieurs envoient la cote 211 et les boches à tous les diables.phonographe

À l’étage supérieur, quand je remonte, je trouve mes amis qui s’installent. Un modeste lit se trouve au fond à droite, dans une espèce de ruelle. La chambre est nettoyée et semble assez propre. Quant à Gauthier, il s’occupe déjà à faire popote dans la cour de la ferme. Il n’y a plus qu’à attendre les événements et écrire chez-soi ou jouer aux cartes, ce que certains font aussitôt tandis qu’au son du phonographe, je redescends dans la cuisine où c’est un remue-ménage de marmites et de plats de toutes sortes.

103-lerasagePour se distraire, les officiers, fatigués d’être poilus, s’amusent à se faire raser leurs fortes barbes. Un coiffeur est appelé parmi les compagnies qui ne sont pas loin, sous les ordres des adjudants. Celui-ci s’installe dans la chambre à droite en entrant dans les cuisines tandis que ces Messieurs se trouvent dans celle à gauche. Je jouis donc du spectacle de la transformation, de l’aller au retour. Chaque fois, à l’arrivée d’un « tondu », ce sont des hourras dans la pièce, particulièrement à celle du lieutenant Régnier dont la belle barbe était légendaire au régiment ; le rasoir l’a rendu méconnaissable. Je vois le capitaine Claire, le capitaine Aubrun. Celui-ci me réclame ma chansonnette pour la dixième fois. Je la lui passe sur ces instances : elle est terminée. Voici d’ailleurs le dernier couplet avec son refrain :

Tandis qu’au Nord les camarades progressent,
Et qu’en Alsace se plante le drapeau ;
La vieille Pologne remplie d’allégresse
chante le Russe qui purifie ses eaux.
Mais à quand la boucherie
De la Marne, à la Gruerie ?
Béni le jour                                       Pan Pan Pan pan

Où clairons et tambours                   d°
Nous commandant la charge           d°
Feront prendre le large                     d°
Aux abrutis                                        d°
Qui par leurs abattis                        d°
Entravent nos succès                       d°
À nous les fiers soldats français

 Le soir tombe. Je remonte prendre ma pitance dans notre chambre froide avec mes amis, tandis que les officiers dînent.

Vers 7 heures, ils partent à leur poste près de leurs compagnies. Seuls les capitaines Claire et Aubrun restent à la ferme, la 5e compagnie se trouve en réserve dans le bois avoisinant.

Je puis donc me coucher. Avec Carpentier j’hérite du lit qui n’a d’ailleurs qu’une vulgaire paillasse.

14 décembre

La nuit fut bonne. Je suis retapé. Il me faut procéder à la toilette de mes vêtements et ce n’est pas une petite affaire. J’appelle le brave garçon qui, la fois dernière, me donna un coup de main : jamais je n’en sortirai surtout que les notes abondent toujours.

Des tas de notes sont perdus par notre nouveau chef de corps qui est certainement des plus paperassiers. Salut au régiment, tenue, exigence, etc.… On se met déjà à regretter notre colonel.

Je vais voir le capitaine Aubrun qui est très satisfait de son logement. Tant mieux, mais ce n’a pas été sans mal.

À mon retour, je fais connaissance d’un nouveau camarade qui va s’adjoindre à la liaison comme sergent fourrier de la 7e compagnie. Le sergent fourrier actuel doit passer sergent major en remplacement de Gallois, passé adjudant de bataillon. Charmant garçon, étudiant en droit, lettré, Sauvage, le nouveau venu, est aussitôt un ami pour moi.

Notre installation est des plus médiocres. Les pièces sont exiguës. Nous sommes les uns sur les autres. Encore s’est-on procuré dans une maison d’en face quelques sièges prêtés aimablement par une bonne dame.Gallica-ReposPailleDans l’après-midi je vais voir quelques sous-officiers de la compagnie. Ceux-ci sont installés dans une grange délabrée. Ils font popote, si on peut appeler cela faire popote. Une toile de tente installée sur la paille leur sert de table : chacun a son couvert et s’accroupit autour, tandis que d’une marmite on sort le rata proverbial. C’est minable.

Florent-APD0000702Je suis cependant invité pour le soir. J’accepte l’invitation et me rends armé de mon couvert à l’heure fixée.

La toile de tente est installée ; on s’accroupit, attendant le serveur. Quelques-uns sont absents, Culine, Lannoy, Cattelot, Gibert, Maxence Moreau. On me dit que ces Messieurs font bande à part. Je me trouve donc avec Gabriel, Pellé, Vaucher, Hilmann, Diat, Noel, nouvellement promu, Lamotte, sergent, Jamesse, caporal fourrier, et quelques autres. Je fais connaissance avec Vaucher, ancien sous-officier d’une autre compagnie, de retour après blessure reçue à la Marne. Celui-ci a dû raconter certaines choses intéressantes au sujet de sa convalescence à l’arrière, car on le taquine au sujet d’une soi-disant marquise qui l’aurait reçu comme son enfant et tout le monde l’appelle « Loulou ». Cela fait rire et au fond n’est pas méchant.

Malgré notre manque de confort, nous nous amusons entre nous et la fin du repas se termine en chansons. Pellé en particulier, de sa belle voix de baryton, chante le « Noël du paysan ».

On parle d’un concert que la 4e division, la nôtre, a organisé dans une grange, vraie salle de spectacle, dit-on, mise à notre disposition par l’autorité. Chaque soir à 5 heures 30, entrée libre : concert jusque 8 heures. Les chanteurs des régiments au repos peuvent se faire inscrire chaque après-midi car un comité est à la tête de tout cela, formé de territoriaux à demeure à Florent. Nous nous promettons d’aller voir le lendemain.

13 décembre

Repos à Florent

Je passe une partie de la nuit à somnoler au coin du feu et à sortir avec ma lanterne, succession de De Juniac, pour voir si le bataillon n’arrive pas. Je désespère de le voir, tandis que je tombe de sommeil.

Il est 4 heures enfin quand j’entends du bruit. Je ne me trompe. C’est la 5e compagnie. J’indique le cantonnement, vois Pignol, lui fais réintégrer son escouade* et bientôt au milieu d’une pagaille sans nom, les hommes montent la grande échelle qui les jette pour ainsi dire dans le foin dont la grange est remplie. Le principal est que chacun se place et dorme rapidement. On verra demain pour placer tout cela par escouade et section.

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Florent, une rue du village animée – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Au milieu de l’encombrement, car la rue est remplie de troupes du bataillon qui stationnent, j’installe le capitaine dans son hôtel. Il fait grise mine et je lui déclare qu’il n’y a que cela de potable. C’est ennuyeux pour moi autant que pour lui ! Mais Dieu sait, on n’a pas idée de loger un bataillon entier avec ses sections de mitrailleuses et ses brancardiers dans une seule rue.

Je rentre au logement de la liaison avec l’espoir de m’étendre et de reposer un peu. Je m’installe donc dans la pièce qui servira de dortoir tandis que les nouveaux arrivés, Gallois et les cyclistes, se chauffent se sèchent et boivent du café. Peu après, chacun s’étend. Il est certainement 5 heures du matin.

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Cantonnement. Soldats au coin du feu le soir – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Je ne suis pas tranquille longtemps. Il n’est pas 7 heures que déjà je suis harcelé par un tas de monde qui n’a pas de place. Le médecin auxiliaire Paris me demande un coin : je l’adresse au fourrier de la compagnie dont il dépend, qui lui-même, le brave Jombart qui a fait le cantonnement, l’envoie aux calendes grecques ; il est adjudant et non pas officier. Les brancardiers n’ont pas de place : je suis obligé de faire resserrer la 5e pour leur donner une maison abandonnée. Ce sont ensuite les mitrailleurs qui ont des chevaux à placer : obligé suis-je de nouveau d’expulser d’une grange une section de la 8e, au grand mécontentement de Carpentier. Le commandant Desplats veut un logement « digne d’un chef des corps ». L’ancien PC du colonel Rémond est occupé par une brigade. La place refuse un autre logement que celui préposé au 147e. D’où discussions, ennuis et la fameuse conclusion militaire : « Débrouillez-vous, cherchez ». Littéralement furieux, je m’attrape avec Gallois dont je fais le métier d’adjudant de bataillon et qui, lui, dort à poings fermés. Enfin vers 10 heures, le capitaine me fait demander de lui procurer une autre chambre en dehors du cantonnement. Après une heure de recherches, je trouve au débit de tabac la chambre vacante. La dame est heureuse d’héberger le capitaine qui me remercie. N’empêche qu’il est midi, que je n’ai pas fermé l’œil, que je cours depuis matin, après avoir couru toute la nuit, que je ne suis ni nettoyé, ni débarbouillé et que j’ai les sangs tournés. Fichu métier !

Je mange donc un morceau et me procure de l’eau et un seau afin de procéder à ma toilette. Cela me prend une bonne partie de l’après-midi car je suis dans un piteux état, couvert de boue de la tête aux pieds et force m’est de laisser sécher mes vêtements afin de procéder au grattage de la boue plus tard.

Je songe beaucoup à ma mère dont c’est la fête aujourd’hui. Triste fête pour moi ; que ne suis-je près de ma chère maman pour lui souhaiter la fête de vive voix, et lui donner un baiser filial.

De bonne heure je m’étends avec un mal de tête fou. Vraiment, c’est trop peu dormir en comparaison des fatigues.

12 décembre

Relève des tranchées

Le colonel Rémond est nommé général de brigade et remplacé par le commandant Desplats du 128e. Gallois est nommé adjudant de bataillon.

Vers 7 heures, c’est encore l’arrivée épique de notre cuisinier. Aussitôt debout, rassemblement, distribution d’eau-de-vie pendant que dans la marmite le café chante sur le feu.

Gauthier pour une fois nous annonce une grande nouvelle. Le colonel Rémond est nommé général de brigade. Il est remplacé dans son commandement par le commandant Desplats du 128e.

On annonce cela au capitaine Sénéchal qui n’en sait encore rien et reste sceptique. Gauthier dit tenir cela du personnel des voitures de ravitaillement.

Dans la matinée, une note arrive, apportée par un cycliste du colonel. La nouvelle est vraie. C’est un adieu de notre chef à ses troupes qu’il se dit fier d’avoir commandées. Il nous recommande le valeureux commandant Desplats, chef sans peur et de grand mérite, ancien colonial.

Une autre note annonce la promotion de Gallois au grade d’adjudant de bataillon et celle de Menneval à celui de sergent fourrier.

Nous nous promettons de fêter ces fameuses promotions aussitôt que les circonstances le permettront.

Gallois est des plus heureux et nous partageons sa joie car le voilà définitivement à notre tête et c’est un charmant camarade.

La pluie a complètement cessé et le soleil luit misérablement, un petit soleil d’hiver qui ne réchauffe et ne sèche pas. Les terrains sont détrempés au possible. Vers 1 heure, une note annonce que nous serons relevés cette nuit. Cantonnement* à Florent. Nous nous apprêtons donc immédiatement, attendant que le capitaine Sénéchal nous dise de partir préparer le cantonnement. Il nous appelle bientôt en effet, avec ordre d’aller reconnaître la route de La Harazée.

Nous suivons donc Gauthier qui nous mène par trois ou quatre layons jusqu’au moment où il n’y a qu’à suivre pour arriver le layon sur lequel nous nous trouvons.

En route, nous rencontrons une batterie alpine bien dissimulée qui tire depuis plusieurs jours. Nous l’avions entendue, nous demandant quel était ce genre d’obus rapide qui ressemble aux 75 par sa rapidité. C’est la première fois que nous sommes dotés d’une batterie de ce genre.

Nous revenons au PC du bataillon. Le capitaine Sénéchal m’appelle et me charge de partir, chef de cantonnement, avec les fourriers Carpentier Menneval, et Jombart qui fera le cantonnement de la 7e compagnie. Je ne suis pas satisfait car ma charge est double : cantonnement du bataillon et cantonnement de ma compagnie.

D’un autre côté, je me charge d’en profiter pour la loger princièrement. Gallois reste donc avec le commandant. Gauthier m’accompagne.

Nous partons, laissant nos agents en second, Pignol, Frappé et Garnier des 5e, 6e et 8e appelés pour la circonstance ainsi que Legueil de la 6e compagnie, caporal fourrier, les cyclistes et René, l’agent de liaison de mitrailleuses.

Il peut être 4 heures. Grâce à Gauthier qui connaît parfaitement le chemin, nous passons par les routes les meilleures. Nous loin du village quelques balles sifflent à nos oreilles, serions-nous vus ? En tout cas nous prenons le petit pas gymnastique qui nous amène rapidement au patelin.

Ici je dois rassembler tout ce que je trouve de cuisiniers et les diriger sur Florent. Ceux-ci, petit à petit avançant sans cesse l’heure du départ des tranchées pour chercher et préparer les vivres au village, et retardant petit à petit l’heure d’arrivée le matin, ont réussi sans qu’on s’en aperçoive à s’installer au village où ils passent la majeure partie du temps. C’est ainsi que je trouve à La Harazée, dans quatre coins différents connus de Gauthier, les caporaux d’ordinaire de chaque compagnie installés dans de véritables chambres garnies, meublées avec des débris de table, de chaises et de literies trouvés un peu partout. Les cuisiniers ont une véritable installation digne d’un Vatel*. Cela se passe de cuisiniers de bataillon relevé à cuisiniers du bataillon de relève. C’est tout juste si on ne dresse pas un état du matériel avec signatures au bas. Cela me fait rire. Nous faisons une longue pause au logis de la 8e compagnie où nous buvons force café. Une nouvelle pause m’amène à la 6e compagnie où on fait des crêpes : j’en avale plusieurs. Là nous voyons le frère d’un cuisinier de la 6e compagnie, Verleene ; celui-ci part à Florent avec une voiture et se charge d’emporter nos havresacs que nous n’aurons qu’à lui réclamer à destination. Grand soulagement !

Je quitte donc La Harazée, suivi d’une file interminable de cuistots qui font un grand remue-ménage de plats et marmites. C’est un cortège digne de tenter le pinceau d’un maître. L’obscurité est complète : il peut être 6 heures du soir.leroux_cortege

Nous passons la Placardelle où des obus, tombant à la cote 211, nous font faire une bonne pause et nous procurent la joie d’un pas de gymnastique rapide à l’endroit dangereux.

Au parc d’artillerie, je dépasse une petite caravane et reconnaîs mon ami Pécheur, sergent secrétaire du colonel, qui, lui-même, se rend à Florent faire le cantonnement de l’état-major du régiment. Nous faisons route ensemble, échangeant nos impressions sur le nouveau commandant du régiment que nous ne connaissons pas et qui doit se trouver au village où nous cantonnons.

Il peut être 9 heures quand nous arrivons à Florent par une obscurité complète et un vent qui souffle en bourrasque. Temps détestable sans pluie heureusement.

Toujours suivi de ma brillante suite, je fais halte sur la place, attendant Pécheur parti à la mairie où se trouve le bureau de cantonnement. Il revient bientôt avec les renseignements voulus et m’amène d’abord avec lui pour saluer le commandant Desplats dont il a le numéro du logement. Nous attendons le départ de deux cavaliers qui sont reçus en ce moment, puis c’est notre tour. Nous nous présentons et sommes reçus aimablement par un homme petit, nerveux, ne tenant pas en place, chauve, au teint bronzé, aux yeux scrutateurs derrière des lunettes, un vrai colonial. Il s’informe vaguement du régiment et nous dicte ses désirs au sujet du cantonnement. Nous pouvons nous retirer, ce que nous faisons avec empressement. Mes impressions : homme peut-être excellent, mais très méticuleux.

Pécheur m’indique mon cantonnement que je commence, éclairé par toutes les lanternes des cuistots qui suivent et s’installent aussitôt qu’une répartition est faite entre les quatre compagnies. Mon cantonnement est restreint car je n’ai qu’une rue, la rue A. (Voir topo Tome IV).Plan14-11Florent Je loge aussi bien que possible la compagnie et envoie paître mes amis qui déclarent que le cantonnement est exigu tant pour la troupe que pour les officiers. De guerre lasse et après bien des pourparlers, je retrouve Pécheur et obtient de lui une chambre épouvantable qu’il me cède même à regret, gêné lui-même dans son cantonnement : cette chambre est en dehors du cantonnement, je la cède à Jombart qui, de concert avec Carpentier, décide d’y loger les lieutenants Régnier, Péquin et de Monchin ; deux lits à trois matelas, une table, aucun siège. C’est luxueux. Quant à moi, je loge le capitaine Aubrun dans un rez-de-chaussée de deux pièces. La première servira de cuisine et déjà Chopin et Verhee, le nouveau successeur de Chochois relevé, font bonne besogne. La seconde contenant deux lits à peu près potables sera la salle à manger et le dortoir pour le capitaine, le sous-lieutenant Vals et le médecin aide major Veyrat. Que faire ? Impossible de trouver mieux.

Très ennuyé de tout cela, je me rends près de Gauthier, il peut être minuit. Celui-ci, à qui j’ai donné tous droits de choisir, est dans une petite cabane, sans étage, en briques : deux modestes pièces ayant une petite fenêtre chacune ; dans la première, un bois de lit, deux chaises, une table, un foyer ; dans la seconde, de la paille. Je bois un quart de café, me chauffe, me sèche et attends, bientôt rejoint par Carpentier, Menneval et Jombart qui tâchent de compléter le cantonnement en cherchant des coins partout. Le capitaine Sénéchal est logé au presbytère. Lui seul sera bien. Dehors, le temps est pluvieux et le vent siffle. Beau temps pour une relève.

11 décembre

De bonne heure, Gauthier et Jombart arrivent trempés. Dehors il pleut à seaux sans que nous ne nous en étions aperçus. On ferme la porte de fougères aussi hermétiquement que possible afin d’empêcher l’eau de passer, sinon ce serait une inondation. On souffle sur les cendres chaudes et on rallume le feu afin de réchauffer et sécher nos voyageurs qui font grise mine.

Vers 8 heures cependant, la pluie cesse un peu pour faire place vers midi à un petit soleil d’hiver qui a tout l’air de se moquer de nous. Enfin, le principal est qu’il ne pleut plus et qu’on peut sortir sans risquer d’être trempé jusqu’aux os ! Nous sommes fiers de notre abri, notre œuvre qui a résisté à la pluie.

Dans l’après-midi, le vaguemestre*, pour la première fois, arrive. Nous recevons depuis quelques jours lettres et colis par les cuisiniers. Le vaguemestre est armé de lettres et paquets qu’il nous distribue pour nos compagnies. Le capitaine Sénéchal lui-même reçoit plusieurs colis. Il sort bientôt de son gourbi* et nous distribue à chacun un quelque chose, effets ou friandises envoyés à lui pour ses troupes par des amis et des relations. J’hérite d’un tricot violet que je mets immédiatement et je fais de Pignol un heureux en lui léguant mon gilet de chasse.

Dans la soirée, assis au coin du feu, qui n’a plus le sou fait une vente aux enchères à notre grande joie et nous offre plusieurs couteaux, glaces, blagues à tabac, chaînes qui lui sont restés pour compte à son retour de Sainte-Menehould il y a quelques jours. Le brave garçon nous vole, mais on achète quand même, en souvenir des services rendus et qu’il peut encore nous rendre.