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30 janvier

Cantonnement dans Charmontois-l’Abbé

Nous sommes au bureau quand vers 9 heures Mascart s’amène et nous annonce, ô stupeur, que nous devrons déménager et nous installer, toute la 5e compagnie, à Charmontois-l’Abbé.

À Charmontois-le-Roi, dans notre cantonnement*, le génie vient s’installer ; à nous de décamper pour lui faire place. Tout ceci me regarde. Je cours trouver le capitaine. Il n’y a qu’à se soumettre. J’ai trois heures pour faire un nouveau cantonnement. La compagnie va recevoir les ordres de déménager à midi.

Je file donc à Charmontois-l’Abbé et me rends aussitôt voir l’adjudant de bataillon Gallois. Ce qu’il est mou, ce brave ami ! Enfin après bien des tergiversations, j’ai un cantonnement nettement délimité qui fut en partie inoccupé et dont l’autre moitié a été vidée des compagnies occupantes qui se sont resserrées. Cela demandait un quart d’heure et m’a pris une heure.

Je cours et trotte jusque midi. Mon cantonnement n’est pas fini car je me heurte à un tas de gens qui se disent chez eux, poilus* installés depuis l’arrivée et qui jugent bien ennuyeux de décamper.

Enfin j’ai quatre granges : les quatre sections sont donc logées, c’est un résultat. L’ennui pour les braves poilus est qu’ils ont quitté des granges aménagées par eux en salon, pour des granges chaumières ; tout est donc à recommencer, et cela malgré tout ne plaît pas outre mesure. J’eus une discussion avec un fermier qui ne voulait loger personne : je l’indique au capitaine qui dit l’avoir à l’œil.

Je ne mange pas, car j’ai mon métier à cœur. Je cherche des logements pour mes officiers. Après bien des ennuis, j’obtiens enfin une chambre dans une maison proprette. Deux sous-officiers y couchaient. Je les expulse sans plus de façon et loge les sous-lieutenants Alinat et d’Ornant.

Je pars à Charmontois-le-Roi, vois ces messieurs à table et déclare au capitaine qu’il n’y a certainement rien de potable pour lui. Très heureux de sa chambre ici, il décide de rester cantonné à Charmontois-le-Roi avec le docteur Veyrat son vis-à-vis et de garder également avec lui sa popote.

Il peut être une heure, je vais voir la famille Adam ; je vois Lannoy et lui dit que je cherche toujours et trouverai dussé-je mettre même les habitants hors de chez eux ; je suis bien « hors de moi ».

Je vois Jaquinot à qui je dis d’amener ce qui lui reste en magasin à l’autre village. Je vais chercher un magasin. Ce magasin je le trouve sans trop de mal dans une espèce d’atelier de menuiserie qui se trouve sur le bord de la route. J’ai pour cela une discussion épique avec une vieille catachrèse [1] ; menaces, larmes, insultes, rien n’y fait, je suis intransigeant. Jaquinot arrive avec sa voiture et s’installe tranquillement tandis que la vieille tournaille comme une panthère autour de lui.

Les sous-lieutenants s’amènent aussi et je leur indique leur logement. Je commence à respirer. Il est 2 heures et voici cinq heures que je suis en route. C’est à devenir fou quand il faut faire feu de tout et souvent de rien.

Reste l’installation d’un bureau et de notre petite popote*. Ici c’est du roman.

Je décide de tirer parti de la colère de la propriétaire de mon magasin qui se plaint amèrement d’avoir à loger. Je lui dis que tout le monde doit payer son écot [2]. Ce n’est pas long à venir, le renseignement discret. Elle me cite un tas de gens qui ne logent personne, me montre des maisons et en particulier la maison d’une vieille voisine ennemie qui se trouve en face. La maison est d’assez belle apparence ; je la croyais occupée par des hommes de la C.H.R.* « Détrompez-vous ; c’est la plus avare et la plus riche du village ; elle habite seule et ne veut jamais loger ». C’est tout ce que je devais savoir.

Je me rends donc aussitôt chez ma riche propriétaire. Je passe derrière l’habitation et pousse le loquet d’une porte. J’aperçois une cuisine de campagne spacieuse ; un très petit feu au fond. Je ne puis en voir plus. Une femme qui ressemble aux trois furies réunies s’est élancée comme une folle brandissant un balai et poussant des cris sauvages. Je me retrouve dehors, la porte au nez.

Ah, ah ! Il faudra faire un siège en règle. Je rentre donc à Charmontois-le-Roi. Je vais chez Adam et reviens bientôt avec les cuisiniers armés de leurs armes (les marmites) et une partie de notre bande.

« Vouloir, c’est pouvoir ». Il est près de 3 heures. À 4 heures, nous serons maitres de la place. Nous nous arrêtons non loin de la demeure et faisons colloque. Nous décidons que : je rentre et coûte que coûte et fais face à l’ennemi : tenir ou mourir, ne pas se replier.

Dix minutes après Culine qui a du talent pour se concilier les grâces des vieilles gens (rappelons-nous le père Louis et le père Thomas de Florent) entre à son tour. Il engage des pourparlers.

Une demi-heure après Levers et Delacensellerie, nos cuisiniers, arrivent s’installent bien tranquillement sans s’occuper de ce que l’ennemi leur dit.

Le reste de la bande ne fait irruption que sur le cri « Aux armes ».

Je fais un long détour et comme un bandit m’introduis furtivement dans la cuisine, fermant la porte rapidement derrière moi. J’y suis, j’y reste. La vieille femme a été surprise par mon intrusion. Quand elle se ressaisit, il est trop tard ; je suis assis sur une chaise basse près du misérable feu et engage la conversation. On me répond par des menaces, puis survient un flot de larmes. Je reste inébranlable. Il fait froid, je viens me chauffer et ne demande rien.

J’ai devant moi une misérable vieille recroquevillée sur elle-même, les mains sur quelques brindilles qui flambent à peine et un couvet [3] sous les jupes, à la mode d’autrefois. Cependant, mon succès s’accentue, car elle commence à parler du malheur des temps, des boches qui lors de l’invasion lui ont tout pris, de ses rhumatismes, de sa solitude. Je profite de ce mot pour faire un dithyrambe [4] sur le contact d’une popote de sous-officiers qui pour rien vous nourrit, vous chauffe et même à l’occasion vous indemnise.

Culine survient en se frottant les mains et criant « qu’il fait froid ». Il vient directement sur la brave vieille et lui tend la main en s’informant de sa santé. Il la plaint de toute son âme d’être ainsi seule et abandonnée, lui dit qu’il lui fera porter du bois et qu’il chargera ses cuisiniers de lui faire un bon thé au rhum bien chaud. La vieille ne réussit à placer un mot. Elle regarde mon camarade d’un air ahuri. Celui-ci déjà lui frappe sur l’épaule, lui demande son âge, lui jure ses grands dieux qu’elle paraît beaucoup plus jeune, qu’en la voyant il croit voir sa grand-mère qu’il aime tant et qu’il désespère de revoir, etc., etc.…

Sans façon il ouvre une porte qui donne dans une grande salle. La vieille s’élance sur lui. Il la prend dans ses bras, l’air peiné, et la reconduit à sa chaise, en la réprimandant de se mettre dans des états pareils qui lui font tort à sa santé.

J’engage la conversation avec Culine et tous deux nous déplorons le manque de popote dans la maison. « Madame serait si heureuse ». Culine se lève noble et fier et déclare qu’il veut le bien de celle qu’il considère comme une grand-mère. Malgré ses protestations ils veulent lui rendre service. Elle est seule, elle aura du monde. Elle n’a pas de bois, on lui en donnera. On la nourrira, on soignera ses rhumatismes. La brave femme ne sait si elle doit se juger heureuse ou non qu’on lui porte un tel intérêt. Elle n’a pas beaucoup le temps d’y songer. Nos cuisiniers arrivent ne pouvant s’empêcher de rire. Il est 3h30. L’action a été menée rapidement.

La brave femme mange une tartine beurrée que Levers lui a coupée incontinent et la forcée d’accepter, tandis que Delacensellerie fait du café. Et quand Lannoy rentre avec ses cahiers, il trouve la mère Azéline, c’est le nom de notre nouvelle propriétaire, en grande conversation avec nos deux cuisiniers à qui elle sourit car ils lui promettent le confort moderne.

Avec quelques difficultés, nous entrons dans la vaste pièce entrevue par Culine. Notre grand-mère nous recommande la propreté, le plus grand soin, un ordre sérieux, etc.… Etc.… On lui promet tout. Ce que nous voyons de plus clair, c’est que nous nous installons.

Et le soir tombe. Assis tranquillement, fumant ma cigarette, je me repose sur la position conquise, tandis que toute la bande arrivée un à un discrètement par intervalles se presse autour de la bonne maman et qu’un feu énorme monte dans le foyer.

Nos cuisiniers vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Ils descendent les plats, décrochent les marmites de la maison, vont et viennent. Et quand la vieille élève une protestation, ils lui ordonnent de se chauffer et de ne s’occuper de rien. « À votre âge, on se laisse soigner » déclare noblement Levers.

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Legris

Vers 5 heures je me rends chez le capitaine Aubrun pour lui rendre compte que tout est installé ; section, bureau, magasin etc.… Je rentre chez La Plotte où je trouve notre bande qui boit à la santé de la mère Azéline. Nous trouvons ici le chef de musique Legris accompagné d’un de mes amis, Girard de Paris, grand musicien. Madame a un violon et le chef de musique parle si bien qu’il obtient. On rit beaucoup.

Vers 6h30 nous rentrons à Charmontois-l’Abbé.

Réellement nos cuisiniers nous font honneur. Nous trouvons une table dressée dans la grande salle. Rien n’y manque. Nos poilus ont dévalisé la mère Azéline qui est déjà assise à la place d’honneur.

Nous nous mettons à table au milieu d’une rigolade générale. À présent il n’y a plus qu’une chose à obtenir, c’est d’allumer du feu dans la pièce que nous occupons. Cela aux dires de la maman est impossible car la cheminée est bouchée.

On se quitte à 8h30 après avoir fêté notre propriétaire tout heureuse qui dort sur la table.

Dans la pièce il y a un lit immense. Lannoy et moi en héritons. Jamesse nous a quittés à 8 heures pour se rendre chez le maire assez aimable pour lui faire profiter de la chambre laissée vacante par sa mère. Le veinard, il est choyé.

Quant aux autres, un vaste grenier rempli de bonne paille leur sert de refuge.

Nous sommes obligés de coucher la mère Azéline qui n’est pas habituée à nos libations. Quel fou rire !

Nous quittons la maison Azéline par un beau clair de lune et filons à travers champs vers la maison Adam. Lannoy et Culine me disent, chose que j’ignorais, que les demoiselles nous ont gardé nos lits. Nous passerons donc nos nuits là-bas.

Nous arrivons et trouvons des sous-officiers du génie occupés à faire popote. On cause avec eux et nous disons bonjour à nos amis Adam. Ils ont déclaré qu’ils n’avaient pas de chambre, nous disent-ils, une demi-heure après, quand nos camarades du génie sont partis se coucher. Ils ont dû accepter quand même la popote des sous-officiers et le bureau de la compagnie qui s’est installée dans la maison d’habitation.

Nous nous couchons, mais nous décidons que ce sera la dernière fois. Nous ennuyons plutôt de braves gens, nous sommes éloignés de notre cantonnement, nous en sommes en dehors et n’avons pas le droit de loger ici. De plus si nos amis du génie ont vent de l’affaire, des ennuis pourraient nous être causés.


[1] catachrèse : Il s’agit sans doute ici d’une erreur de vocabulaire. Catachrèse n’a évidemment aucun sens ici (fig. de style !). Le mot qui conviendrait le mieux est cacochyme !

[2] écot : Quote-part incombant à chacun, dans une dépense commune : Payer son écot.

[3] Couvet : pot plein de feu et de cendres 

[4] dithyrambe : Louange enthousiaste et, le plus souvent, démesurée, exagérée ; panégyrique.

28 janvier

Nous nous levons tôt, du moins l’adjudant Culine. Nous nous mettons rapidement au bureau, car probablement que le capitaine qui commande le service en campagne viendra avant le départ. En effet, il arrive l’air heureux et nous annonce qu’il est proposé pour la croix de la Légion d’honneur. Nous le félicitons.

La matinée se passe calme, tandis que Licour qui a pris le galon que j’ai touché hier s’ingénue à nous galonner réglementairement.

Nous recevons la visite de Brillant. Je dois me rendre immédiatement chez l’officier de détail, le lieutenant Lebeau, toucher des marmites. Jamesse arrive sur ces entrefaites. On ne le voit pas beaucoup. Aussi je l’envoie chercher les plats et autres ustensiles, en compagnie de Jaquotte [Jaquinot ?].

La compagnie rentre du service en campagne vers 10 heures. Aussitôt Lannoy s’élance pour lire le rapport avant que la troupe ne se soit séparée. Il lit : repos cet après-midi et travaux de propreté. À 3 heures revue des gradés par le capitaine. À 4 heures revue des armes par les chefs de section.

À 11 heures selon notre habitude nous sommes à table et mangeons gaiement. On boit le café tranquillement aujourd’hui. Mes amis se plaignent qu’il fait un froid de loup. Ils ont fait des déploiements en tirailleurs et des installations de petits postes dans les champs environnants.

Nous nous quittons nous donnant rendez-vous à 3 heures devant la demeure du capitaine pour l’inspection. Je termine quelques états au bureau remettant à demain la distribution des marmites et bouteillons.

Vers 2 heures, Brillant vient me dire qu’il me faut aller chercher des galoches. Cela commence à devenir « la barbe ». Je pars suivi du fidèle Jaquinot qui conduit la voiture de l’honnête paysan assez aimable pour la prêter. Le cheval de la voiture de compagnie se trouve dans l’écurie de la famille Adam. Nous n’avons donc pas grand retard pour arriver à la demeure du lieutenant Lebeau. Retard suffisant d’ailleurs pour avoir mon tour le dernier.

En attendant mon tour, je vois le lieutenant-colonel Desplats qui se promène suivi d’un ancien adjudant venu en renfort, Tobie [1], que j’ai connu dans l’active à Sedan. Le colonel se l’est adjoint. Vraiment notre chef de corps à l’air terrible, il me fait tout à fait l’air, avec sa petite taille et sa face grimaçante, d’un roquet rageur. Il est craint certes ; on croit sentir autour de soi une atmosphère de terreur. Tout le monde le salue, chacun file, et on sent que ceux qui osent rester à leur poste se sentent bien à leur place et dans leur droit.

Je profite de l’attente pour aller voir la liaison. Je la trouve dans une maison située dans une petite rue près de l’église. La pièce est assez spacieuse, sans aucun luxe. Je vois quelques chaises, deux tables, un foyer. Mes amis écrivent : ils sont tués par la besogne, écrire, écrire sans cesse ; certes, à en juger par les multiples et longues notes que mes agents de liaison m’apportent… Gallois se plaint qu’il était harcelé par le colonel qui le rend responsable d’un tas de choses, corvées, nettoyage du cantonnement, heures d’exercices, de réveil, d’extinction des feux, de relève du poste de police, de la transmission des ordres etc. etc.…

Mon pauvre camarade en est malade. Je vois avec eux de nouvelles têtes ; un soldat qui sert de secrétaire au capitaine Sénéchal, Gilson ; un dessinateur. Enfin la liaison devient un état-major sérieux. – Lui, c’est le bureau. – Je vais dans une autre maison où je trouve Gauthier au milieu de ses plats, heureux de me revoir : il m’offre du café.

Je me sauve chez l’officier de détail, et arrive bien à temps, car j’attends encore. Il est 4 heures : j’ai échappé du coup à la revue du capitaine.

Je touche quantité de sabots, galoches, chaussons. J’embarque tout cela avec quelques brodequins et quelques lanternes d’escouade. Je rentre à Charmontois-le-Roi et déverse le tout dans le magasin : Jaquinot y mettra ordre.

Je vois au bureau en rentrant Delbarre, caporal d’ordinaire. Le brave garçon travaille Lannoy pour qu’on tue un cochon. Le sergent-major se charge de le demander au capitaine. Nous filons bientôt dire bonsoir à nos amis les gendarmes. Toujours bien reçus dans les cuisines où nous passons les moments les plus agréables de la journée.

Nous prenons en famille notre repas à 7 heures. À 9 heures au lit ! Quel bon lit et quelles bonnes nuits ! Mon rhume est à présent complètement disparu.


 [1] Tobie ? : Réserve ici sur le nom de cet adjudant, le texte étant ici peu lisible.
InconnuLe 1er mars, le nom est cette fois plus lisible, il s’agit bien de Tobie.

24 janvier

Au petit jour Lannoy se rend chez le capitaine lui disant qu’aucun ordre ne fut donné par le commandant du régiment. Ce dimanche, jours de repos. Contre ordre est donné immédiatement. Et nous annonçons joyeusement la bonne nouvelle au chocolat.

Nous décidons de passer la journée joyeusement. Nous faisons un brin de toilette et disons aux cuisiniers d’agrémenter notre menu en allant à l’épicerie.

À 8h30 nous assistons à la mort du pauvre veau qui beugle. Massy le tue dans la pâture près de la maison Adam. Il est à son affaire et nous débitera pour la popote quelques côtelettes, et des bonnes, pour ce soir.

Vers 9h30, nous partons en bande vers l’église afin d’assister à la messe de 10 heures. Un monde fou, le général de division en tête, se presse dans l’église trop étroite. L’église est assez spacieuse et sert pour les deux villages qui ne forment qu’une paroisse. L’aumônier de la division chante la messe. Le brave curé du pays, après l’Évangile, nous fait un petit sermon en trois points : sans doute est-il un peu ému par cette assemblée à laquelle il est si peu habitué. Les mots sortent difficilement. Mauvais comme nous sommes, nous avons un malin plaisir à l’entendre. Enfin le Credo est poussé : le brave curé doit être heureux d’être descendu de chaire.

La messe est terminée. Nous sortons et serrons la main de Pierre, Paul et Jacques. J’avais idée d’aller voir la liaison du bataillon : Gallois ne le mérite pas encore. Je continue donc ma route avec mes amis. Nous allons prendre l’apéritif chez La Plotte. Il est 11 heures. Nous mangeons aujourd’hui à midi.

Nous sommes introduits dans les cuisines La Plotte et prenons quelques apéritifs heureux de jouir d’un repos bien gagné. Les gendarmes trinquent avec nous. C’est une joie générale.

Nous nous mettons à table comme toujours en famille. On parle de tout. Les cuisiniers font merveille. Surprise au dessert : nous voyons notre ami Jamesse qu’on croyait disparu. Madame Jamesse est arrivé hier de Givry-en-Argonne en voiture. Elle venait de Paris et a réussi à embrasser son fils après bien des difficultés.

Notre ami fut dégourdi. Il alla trouver le maire de Charmontois qui après qu’il eut raconté son odyssée et l’arrivée probable de sa mère lui offrit de la loger et de lui faire partager sa table. C’était aimable et gentilhomme. Aussi Madame Jamesse se trouve-t-elle pour quelques jours Charmontoise et heureuse de voir son enfant.

Aussitôt le dessert avalé, le camarade s’en va et nous invitons sa mère pour demain soir. Accepté !

Nous restons longtemps à table. Nous allons faire ensuite un tour de promenade dans le village et nous dirigeons vers le cantonnement* de l’adjudant Culine. Nous nous attablons bientôt dans la maison où il est chez lui et attaquons une bonne partie de cartes.

Ceux qui ne jouent pas écrivent chez eux les bonnes nouvelles. Les autres parlent avec le fermier et son jeune fils.

L’après-midi se passe bien tranquille. Vers 3h30 nous nous rendons à la demeure du général de division où notre musique donne une audition. Je vois entre autres : le colonel Blondin et ses deux capitaines d’état-major : Brunet et Garde.

Il est 5 heures. Nous quittons la musique et filons voir nos amis les gendarmes. Ceux-ci voyant qui nous sommes nous donnent aussitôt accès dans la cuisine bien chaude qui revêt tout à fait l’aspect familial.

À 7 heures, heure réglementaire nous sommes à table et la bonne camaraderie ne cesse de régner. Nous apprécions les côtelettes de veau à leur juste valeur. Massy d’ailleurs, pour le remercier (sic) assiste au repas. Il nous réserve encore pas mal de parts d’ailleurs.

Notre petite vie nous plaît. Nous sommes déjà bien reposés. Mon rhume bien soigné s’en va comme il est venu.

Au milieu du repas, Brillant l’ « Aristide* » nous amène quelques notes : exercice demain selon les ordres du commandant de compagnie. Lannoy va voir le capitaine avec le cahier. Il revient bientôt : exercice demain comme samedi. Ce ne sera pas fatigant. Nous nous quittons à 9 heures et chacun part se coucher.

23 janvier

La journée se passe calme comme toutes les journées qui vont suivre probablement.

Nous nous levons à 6h30, nous débarbouillons dans la cuisine et avalons le chocolat. Licour nous brosse et nous astique, Lannoy et moi, nous sommes donc cirés et propres, ce qui ne nous était arrivé de longtemps. Puis c’est l’arrivée de nos amis qui viennent boire le chocolat et repartent à leur section, tandis qu’au bureau nous nous plongeons dans les paperasses, fournissant états sur états au bataillon qui nous harcèle.

Nous avons cette chance de ne pas aller au rassemblement de la compagnie qui part à l’exercice dans une direction ou une autre.

Depuis huit jours il fait un temps splendide par ici, très sec, mais horriblement froid. Le soir brille un beau clair de lune et il gèle.

À 10 heures la compagnie se rassemble et je vais lire le rapport du jour, après avoir vu le capitaine. Aujourd’hui nous apprenons que le capitaine de Lannurien et Sénéchal sont avec le commandant Vasson faits chevaliers de la Légion d’honneur.

Le capitaine vient au bureau pour régler quelques questions d’ordinaire. On décide d’acheter un veau. Nous en achetons un à la famille Adam. Massy le boucher est chargé de le tuer. Il est capable, Massy, il nous fera du boudin, le brave. Du boudin de veau ? Le capitaine n’a pas l’air de s’y connaître beaucoup en charcuterie. On le fait venir [Massy]. Tout est réglé. On tuera le veau demain matin. 

J’avertis Pignol, Jeanjeot et Boulanger de leur affectation aux E.S.O. [élèves sous-officiers].

Puis à 11 heures nous sommes à table jusque midi, mangeant tranquillement en famille. Jamesse nous annonce que si tout va bien, sa mère doit arriver aujourd’hui. Pourra-t-elle arriver incognito ? Le cher camarade va tâcher de lui trouver un logis. S’il n’en avait pas, nous céderions volontiers notre chambre. Cattelot a été voir le lieutenant Carrière. Le peloton des élèves caporaux commencera demain.

Nous nous replongeons dans les paperasses jusque 4 heures, tandis que nos amis sont de nouveau à l’exercice.

Puis c’est le retour. Un bout de conversation suit au coin du feu. Nous filons ensuite au débit afin de prendre l’apéritif.

Nous sommes aujourd’hui assez heureux d’être introduits dans la cuisine. Il faut cependant attendre l’obscurité. Nous nous trouvons avec des gendarmes à qui on serre la main. On parle, on rit, mais il faut éviter de faire grand bruit.

Enfin nous rentrons tranquillement et nous mettons à table attendant l’arrivée de l’agent du bataillon dont les notes nous apprennent toujours quelque chose de nouveau. Mascart arrive. Rien de neuf sinon qu’on ne peut s’éloigner de son cantonnement respectif avant 5 heures du soir. Lannoy va voir le capitaine Aubrun et rentre bientôt. Demain aux mêmes heures qu’aujourd’hui un peu de service en campagne.

Nous n’avons pas vu Jamesse de la soirée. C’est donc que sa mère est arrivée. Tant mieux ! Si elle est là on décide de l’inviter à notre popote un jour à son choix.

Nous nous couchons après quelques tyroliennes de Cattelot. Quelles bonnes nuits, nous faisons ici.

21 janvier

Nous nous levons vers 8 heures, nous débarbouillons dans la cuisine. Nous avalons un bon chocolat.

Tout cela, le lit qu’on vient de quitter, un bon lit chose inconnue depuis le 15 août, tout cela résume pour nous le bonheur.

Vers 9 heures, je suis appelé par le capitaine. J’y vais rapidement en rencontrant deux sous-lieutenant inconnus ; l’un très jeune paraissant 16 ans, l’autre portant une fine moustache et la barbe.

Les officiers m’arrêtent et me demandent de bien vouloir les loger et leur indiquer le sergent-major. Lannoy les reçoit, tandis que je me mets en quête d’un logement. Après bien des recherches je trouve une gentille maison à l’accorte [1] propriétaire.

Nous causons beaucoup à table de ce lot. Le sous-lieutenant de réserve Alinat, juge d’instruction à Montpellier, celui qui paraît le plus ancien, prend le commandement de la première section. Le sous-lieutenant d’Ornant Saint-cyrien de la classe 1915 de la nouvelle promotion prend le commandement de la 4e section. On rit beaucoup déjà de la pauvre mine du petit d’Ornant, jeune bleu, déjà officier, qui a l’air tout dépaysé. Lannoy l’appelle « Mimile » en souvenir de Février, sergent, blessé à Saint-Thomas, dont il rappelle l’air godiche. Le nom est tout de suite adopté. On ne connaît plus que Mimile.

Quelques nominations paraissent l’après-midi. Pignol, Boulanger, sont nommés caporaux, les caporaux Bonnet et Raoult passent sous-officiers.

Je vois aussi que Legueil est sergent fourrier à la 6e compagnie et que Verleene lui succède comme caporal fourrier*.

Dans l’après-midi le capitaine passe une revue des hommes et du cantonnement*. Je l’accompagne. En général il se déclare satisfait. Une note nous arrive vers 3 heures disant que demain le colonel Blondin commandant la brigade va passer la revue du cantonnement. Le lieutenant-colonel Desplats doit être plus qu’énervé. La note en dit long d’ailleurs : Propreté… Couchage… Râtelier d’armes… Prison…

Vers le soir Lannoy et moi allons à l’épicerie non loin de chez « la mère La Plotte ». Nous y achetons des biscuits, champagne etc.… Il faut bien régaler nos hôtes et fêter notre arrivée dans Charmontois.

Nous passons la soirée avec les gendarmes à boire l’apéritif qui consiste en quelques litres de vin blanc. À 7 heures nous rentrons par un beau clair de lune.

La soirée se continue gaiement à table. Mascart vient communiquer au milieu du repas. Les cafés sont consignés : c’est la seule chose qui nous intéresse. Bah ! La cuisine du débit est toujours là et nous sommes si bien avec les gendarmes. Quant au coin de Culine, c’est une maison particulière ; rien n’est donc résolu.

Nous sablons le champagne et chacun pousse sa petite chanson. Maxime Moreau raconte quelques balivernes selon son habitude, et Culine raconte que lui aussi a trouvé un bon coin : il nous y convie pour le lendemain soir. Quant à nous, nous racontons que l’épicerie a de charmantes débitantes et les jeunes demoiselles Adam nous donnent tous les renseignements voulus ; ce qui les fait beaucoup rire. Lannoy est particulièrement emballé sur ce chapitre-là.

Puis nous fumons en demi-cercle autour du bon feu tandis qu’Arnold Cattelot nous gâte par quelques tyroliennes dont lui seul a le secret. On ne se couche pas tard afin de ne pas gêner les braves gens si aimables. Et il faut se lever assez tôt le matin pour que le service n’ait pas trop à souffrir.


[1] accorte : Se dit d’une jeune fille, d’une femme gracieuse, aimable et vive ; avenante.

20 janvier

Installation dans Charmontois-le-Roi

Nous n’avons pas profité de nos lits cette nuit, car nous nous réveillons dans une grange, gelés, à peine couverts, vers 7 heures du matin. Nous sommes aussitôt debout, un peu fatigués certes par la séance de la veille.

Tous ensemble, nous nous rendons compte de la situation. Nous sommes avec la section Gibert dans la grange qui lui sert de cantonnement. Comment sommes-nous ici ? Mystère.

En tous cas, Lannoy et moi, nous partons au bureau. Nous nous excusons près des jeunes filles qui rient beaucoup de notre odyssée. Licour est couché dans la chambre. On le réveille et on s’installe. Les braves gens nous offrent du café, que l’on accepte avec reconnaissance.

Il peut être 8 heures quand nos nouveaux cuisiniers s’amènent. On les présente, ils sont bien reçus et prennent position dans l’arrière-cuisine et se préparent à nous faire un bon dîner.

Successivement, Culine, Cattelot, Gibert, Diat et Jamesse s’amènent et Maxime, surtout Maxime, qui fait la désolation de Culine : « Cet enfant-là ne sera jamais bon à rien ». Il ne reste pas longtemps pour ne pas encombrer la maison et on se dit à 11 heures pour le premier repas en famille. Ils partent voir leur section car il faut procéder à l’installation.

Vers 10 heures, alors que Lannoy et moi étions occupés à nous débarbouiller, le capitaine Aubrun s’amène. Il nous dicte quelques notes au sujet de la propreté, du nettoyage et de l’installation dans les granges. Avant son départ, je lui exprime mon désir de rester à la compagnie aider Lannoy au bureau comme fourrier, plutôt que faire l’agent de liaison. Aussitôt dit, aussitôt accepté : le capitaine fait un mot pour le capitaine Sénéchal, lui disant qu’il me garde et me remplace momentanément par le soldat Brillant que nous appellerons de ce jour par dérision « Aristide » [1]. Nous appelons l’homme en question qui s’en va avec le mot rejoindre Mascart à la liaison du bataillon à Charmontois-l’Abbé. Quant à Pignol, rentré de la liaison du colonel, il est à la veille de passer caporal. Je suis donc tranquille et heureux de mon pied de nez à l’ami Gallois qui ne pourra plus se décharger sur moi de ce qui l’ennuie ; c’est lui rendre la monnaie de sa pièce d’hier.

En attendant la soupe, je m’occupe à placer un poste à chaque issue du village, vers Le Chemin et vers Givry-en-Argonne ainsi qu’un poste de police non loin du PC du général de division dans une grange. Chaque poste aux issues comprendra, pour 24 heures, un caporal et quatre hommes ; le poste de police, une demi-section commandée par un sergent ; relève chaque jour à 10 heures.

Notre premier repas à table en tête-à-tête avec nos propriétaires nous semble délicieux. Nous sommes admirablement servis par Levers, Delacensellerie et Licour. Toute la séance du repas, nous racontons l’odyssée du bois de la Gruerie dont nos têtes sont encore pleines. Les braves gens nous racontent, eux, le séjour des boches à Charmontois. Nous sommes ici chez Monsieur Adam, conseiller municipal qui a, lui aussi, un fils à la guerre, artilleur. Vers midi, nous recevons la visite de Mascart qui nous apporte des notes du colonel sur l’installation des compagnies. Il indique les heures de lever : 6 heures, de coucher : 8 heures, 9 heures et extinction des feux, soupe 11 heures et 17 heures.

L’installation se fait merveilleusement. Les hommes travaillent d’arrache-pied. Les granges, si cela continue, vont devenir des salons, avec le sol balayé, des râteliers d’armes, des couchettes en paille.

Nos amis préfèrent coucher dans la paille avec leurs hommes ; c’est préférable d’ailleurs.

On se quitte vers 1 heure, se donnant rendez-vous à 5 heures chez La Plotte ; dîner du soir à 7 heures.

Je passe l’après-midi à ranger un peu mon fourniment avec Licour qui est mon brosseur* en même temps que celui de Lannoy. Ce dernier le baptise « tailleur, exempt de tout service ».

Je copie les consignes des postes de police que je fais signer au capitaine Aubrun. Jamesse fait de grandes étiquettes afin de les coller sur les granges. À mon retour, je m’occupe à trouver une grange pour installer un séchoir et un local que je vais intituler « magasin » car il n’est pas douteux que nous recevrons des fournitures. À la tête du magasin encore vide, j’installe un brave poilu, Jacquinot, qui sera le « garde-magasin », que j’ai connu dans l’active et qui faisait trembler les caporaux.

Enfin, il ne me reste plus qu’à aménager un salon de coiffure et trouver un tondeur : un coiffeur serait du luxe. L’installation sera alors moderne et rien ne laissera à désirer. Mais je laisse cela à demain car 5 heures approchent et le débit La Plotte a tant de charmes…

Je vais donc rapidement coller mes consignes aux différents postes et viens rejoindre Lannoy qui range ses cahiers. Journée finie. Installation presque achevée. Vive la joie !

alt=Description de cette image, également commentée ci-aprèsNous nous retrouvons tous autour de la même table qu’hier soir. On trinque de nouveau avec les gendarmes qui ne nous ménagent pas les plaisanteries au sujet de notre aventure d’hier. On boit des choses qu’on n’a pas bues depuis la guerre : une grenadine, un Cointreau, un Byrrh [2], etc… On fait connaissance avec le patron.

Quant à la patronne, c’est l’amabilité en personne. Il y a aussi un brave homme des pays envahis qui loge là et sert de garçon de café.

Nous sommes bien sages ce soir et à 7 heures, nous nous mettons à table. Nos propriétaires sont heureux d’avoir toute cette famille autour d’eux.

À 9 heures, fatigués, tous nous nous séparons avec la volonté et la conviction de faire une nuit excellente.

 


Image illustrative de l'article Aristide Briand

A. Briand

[1] « Aristide » : surnom donné qui fait allusion ici à Aristide Briand puisque le nom de famille du soldat est Brillant.
En 1915, Aristide Briand était président du Conseil, titre donné à l’époque au Premier ministre.

[2] Byrrh : c’est un vin d’apéritif français créé à Thuir en 1866.