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6 novembre

Relève au bois de la Gruerie 

La journée se passe à se préparer. Nous relevons ce soir le 120e.

Le vaguemestre* arrive régulièrement l’après-midi. Ce sont toujours des tas de lettres. C’est un travail fou qui ne fera qu’augmenter : une majeure partie des lettres sont à trier car beaucoup sont adressées à des camarades morts, blessés ou disparus. Nous recevons également des bulletins des armées qui sont intéressants ainsi que le petit journal du coin, très intéressant parce qu’il parle de choses connues, L’Écho de l’Argonne.EchoArgNov14Je vois dans l’après-midi le colonel Rémond qui commande le régiment. Il est cantonné à l’extrémité du village, direction la Harazée, dans une maison de belle apparence. Le père Rémond, comme on l’appelle, est un homme brave et un brave homme ; il commande toujours son bon régiment qu’il commandait à Sedan. Nous avons toute confiance en lui comme il a, je crois, confiance en sa troupe.

Il peut être 7 heures quand nous partons pour la première ligne. Nous suivons toujours le chemin connu, ayant à notre tête le capitaine Sénéchal à cheval.

A mi-route, non loin des batteries, un obus passe au-dessus de la tête et explose à 50 mètres dans un champ, à gauche de la route. Ce sont les batteries de 75 qui nous valent cela. Elles tournent sans discontinuer et cela nous donne froid dans le dos.

Voici La Harazée. Nous faisons une pause dans le village. Les chevaux quittent. En route de nouveau ? Contrordre, on s’arrête. Je m’abrite avec la liaison dans une grange ouverte à tous les vents mais dont le toit est encore solide. Nous attendons dans l’obscurité tandis qu’une pluie fine tombe sans arrêt.

Bientôt, nous apprenons que le ravitaillement est là. C’est sans doute la cause de l’arrêt. En tout cas, on s’approvisionne de pain et de riz. L’eau-de-vie est en faible quantité, les bidons manquent d’ailleurs ; nous la buvons.

Je communique que les cuisiniers doivent rester. Ils arriveront demain matin. Le capitaine Aubrun me demande comment ils nous trouveront. Mystère. L’ordre c’est l’ordre.

Il est bien 10 heures quand nous entrons sous bois. Le 120e a le temps de nous attendre.

Marche sous bois par la pluie, agréable s’il en est ; et l’obscurité complète ne fait qu’ajouter au charme d’une telle balade. Heureusement, les balles sifflent moins.

Après des péripéties sans nombre, nous défilons devant le colonel qui doit se trouver là car j’entends sa grosse voix qui tonne. C’est sans doute le temps qui est la cause de sa mauvaise humeur.

Quelle nuit noire ! On n’y voit pas à deux pas ! Il pluvine toujours !

Suit-on, ne suit-on pas, mystère ! Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps marchons-nous ? Je désespère d’arriver à destination.

Enfin, nous arrivons à un emplacement où nous nous arrêtons. C’est ainsi qu’entendant des voix, je devine que c’est le PC du bataillon qui nous relevons.

Et quel temps, quel terrain ! Nous sommes des paquets de boue ! Pauvres bandes molletières* !

Il faut attendre car le bataillon ne suit pas. J’attends ma compagnie, philosophe et flegmatique. C’est elle en effet qui s’amène la première. Le capitaine est furieux : c’est toujours le mauvais temps qui en est la cause, je crois. Il est vrai qu’on serait mieux à Monaco.

Un agent de liaison* du 120e est avec moi. Nous partons donc, suivi de la compagnie, vers le séjour enchanteur de la tranchée.

Voici le PC de la compagnie. Je retiens l’agent de liaison car en rentrant, je n’ai nulle envie de me faufiler chez l’ennemi. Les consignes passées, la relève* s’opère. Gourbi* misérable au gré du capitaine. Il est vrai qu’il est médiocre. Il y pleut d’ailleurs. Petit, mal fini, il n’a rien d’un hôtel.

Je puis disposer et rentre avec mon fidèle mentor près du capitaine Sénéchal.

Je cherche un logement et tombe dans un vaste gourbi où se trouve entassée une section* du 120e.VienneLeChateau-APD0002019 Il pleut toujours. Je me mets à sec quoique l’abri laisse filtrer un peu d’eau. Assis sur mon sac, trempé jusqu’aux os et couvert de boue, j’attends, flegmatique toujours, le départ de ces Messieurs qui dorment, afin de me préparer un coin.

Il peut être 2 heures quand l’ordre de départ arrive. Je leur souhaite bonne chance à ces braves.

J’aime mieux encore être ici malgré la proximité de l’ennemi. Une marche dans le bois par cette nuit noire et ce temps diluvien n’a rien d’attrayant même avec l’expectative du repos. Merci, je sors d’en prendre.

10 octobre – Chapitre II

Bois de la Gruerie, secteur Bagatelle, Pavillon

Un seau d’eau froide sur la tête ne m’aurait pas refroidi davantage. Que faire ? Chercher et tout en cherchant ne pas s’éloigner pour ne pas se perdre, car le bois est grand. Sacré Girardin !

J’attends que la relève du 120e soit terminée. Il peut être 2 heures du matin que déposant mon sac contre un arbre, je pars vers le PC du colonel, la lune daignant heureusement donner quelque lumière.

La fusillade crépite toujours. J’arrive à la clairière, les balles sifflent en grande quantité. Je suis obligé de me coucher et passe un mauvais quart d’heure.

M’orientant avec soin, je traverse la clairière et arrivant à l’extrémité opposée, j’entends des voix. Je crie « Qui vive ? ». C’était Girardin qui s’était perdu, avait échoué là et attendait le petit jour pour se remettre en marche.

Il peut être 4 heures du matin. Heureux, fier de l’avoir trouvé, je l’amène au PC du bataillon et de là vers la 5e compagnie, du moins son emplacement approximatif. Vraiment ma bonne étoile me sert, car j’arrive à destination. Le capitaine me regarde d’un bon œil, mais celui qu’il lança à son officier…

Le plus clair dans l’affaire, c’est que je rentre à 5 heures 30 du matin. Les camarades dorment ; les bons gourbis* sont pris ; il reste une misérable cahute. Pour y entrer, il faut se coucher à terre et ramper l’arrière en avant. Le gourbi tient lieu et place pour un occupant et tout au plus deux. Philosophe, je m’installe. Mes camarades sont égoïstes, un point c’est tout.

Au petit jour, mon camarade Huvenois, fourrier* de la 6e, qui vient de sa compagnie, se place avec moi. Nous dormons.

Vers midi, je communique une note au capitaine ; je prends un agent de liaison* auxiliaire, Garcia.

Trois compagnies sont en ligne. La 6e est en réserve au PC du colonel. Tous les deux jours, une compagnie sera relevée par une autre. Vers le soir, Gauthier, René l’agent de liaison mitrailleur et un fourrier partent à La Harazée afin de toucher nos vivres, de les préparer et de les rapporter au petit jour.

Gallica-CuisineChaque compagnie, également avec le caporal d’ordinaire*, envoie ses cuisiniers.

Le temps, sans être beau, est sec. C’est un avantage avec tous ces jours de pluie.

9 octobre

Relève au Bois de la Gruerie

Hier soir au ravitaillement, nous avons touché pour la première fois du chocolat.
C’est délicieux ! Et ce matin, on en fait pour le déjeuner. Tout nous est nouveau, et tout nous semble bon.

Dans la matinée, Renaudin, vaguemestre*, apporte des colis à distribuer aux compagnies. Mon cousin Louis en reçoit quatre. Je les lui porte, heureux pour lui. Il a du chocolat qu’il partage avec moi. Nous avons les larmes aux yeux de contentement. Je place ma petite réserve de chocolat dans mon sac.

Le cycliste Caillez alla hier à Sainte-Menehould. Il nous a apporté des canifs [1]. On commence à se monter petit à petit.

On annonce le départ pour le soir. Cela nous donne froid. On était bien ici et après quinze jours de tranchées*, on espérait avoir encore quelques jours de repos.

Dans l’après-midi, je vais communiquer une note au capitaine Claire de la 6e compagnie. J’ai un peu la crainte de quelques représailles. Je le trouve dans un pavillon, occupé à jouer aux cartes avec ses officiers. Il est charmant pour moi. Je le trouve donc moins terrible qu’on le dit.

Mon cousin m’apporte Le Nord Maritime de Dunkerque du 26 septembre. Le colis a donc mis 12 jours pour arriver. C’est une joie pour moi de lire un journal du pays ; car plus d’une fois, sans nouvelles, il m’a semblé être un pauvre exilé.

Vers le soir, avant le départ, le vaguemestre m’apporte un paquet de lettres pour la compagnie. J’y trouve une lettre pour moi et un mandat qui certes est le bienvenu.

Nous apprenons en même temps que le commandant Jeannelle est malade. Le médecin major de 1ère Cl., Mialaret, du régiment est venu le voir et lui a défendu de nous suivre. Le capitaine Sénéchal reprend donc momentanément le commandant du bataillon.

Vers 6 heures 30 nous partons, ayant eu le temps de voir arriver les fourriers* d’un bataillon du 120e qui nous succède ici.

Avant de quitter, nous avions touché une dizaine de couvertures par compagnie. C’est peu, mais bientôt on en touchera d’autres, dit-on. J’ai pour mon compte personnel la couverture du gourbi* devant Servon. Je ne l’abandonnerais pas pour un empire.

C’est de nouveau la marche à travers champs. Le temps a été beau ces derniers jours. Le terrain est sec et le clair de lune aidant, la marche est assez rapide.

Nous tombons bientôt sur une route qui, vers 9 heures du soir, nous amène au village de La Harazée.

CP-LaHarazee3Après une bonne pause, nous prenons une route montante à travers bois. Le capitaine Rigault est en tête de notre caravane avec le capitaine Sénéchal. Il fait sombre et on ne voit pas à deux pas devant soi. Parfois une balle perdue vient s’aplatir près de nous contre un arbre. On fait bientôt une nouvelle pause afin de savoir si tout le monde suit. En effet, en colonne par deux et en silence.

Nous repartons, butant aux souches, enfonçant parfois dans un trou d’obus rempli d’eau, nous baissant instinctivement quand une balle siffle. De guerre lasse, le capitaine Rigault, n’y voyant rien, fait fonctionner sa lampe électrique malgré les hauts cris du capitaine Sénéchal qui déclare qu’on va se faire repérer.

J’apprends que nous devons relever le 120e.

Plusieurs d’entre nous butent contre une souche et tombent. Chaque fois, malgré tout, ce sont des rires en sourdine.

Combien de temps marchons-nous ainsi, clopin-clopant et tâtonnant dans l’obscurité ? Je l’ignore, mais depuis longtemps je désespère d’arriver, car le capitaine Rigault qui a assumé la charge de nous conduire, n’a pas l’air très fixé sur le chemin à suivre.

Nous arrivons à une carrière que nous traversons, obligés cependant de nous coucher maintes et maintes fois car les balles sifflent nombreuses et on entend distinctement la fusillade qui crépite.

Enfin une large pause ! Nous sommes au poste du colonel ! Il est certainement 11 heures du soir.

Nous continuons 600 mètres et rencontrons du monde. Nous sommes arrivés au PC du bataillon. Les compagnies suivent vaille que vaille. C’est la 7e, la 8e, enfin la 5e. La 6e reste en réserve au PC du colonel. Je suis la compagnie qui est conduite à son emplacement par un agent de liaison*. À mi-route, le capitaine me dit que le lieutenant Girardin et sa section* a disparu et que je dois me mettre à sa recherche.


[1] Canif : petit couteau de poche, dont la lame se replie dans le manche.canif

16 septembre – Chapitre VI Poursuite arrêtée

Arrivée dans le Bois de la Gruerie

Au très petit jour nous partons. Il a plu la nuit et les terrains sont détrempés.
Nous passons de bonne heure dans un petit pays que je reconnais, Vienne-le-Château.CP-VienneLeChateauLe jour est complétement levé, il peut être 6 heures.

Je reconnais la route et certains coins. On fait la pause : je me rappelle que c’est ici que nous vîmes défiler, lors de la retraite, les troupes qui devaient embarquer pour Paris.

Nous commençons par ici à rencontrer quantité de chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable. Il y en a dans les fossés et en plein champs, tombés dans toutes les postures. Gallica-ChevauxTues2Il peut être 8 heures quand nous traversons Vienne-le-Château. Le temps est pluvieux.

Bientôt, nous entrons dans un grand bois où nous prenons des formations diverses.

Nous arrivons dans une clairière où nous faisons la pause. Il faut faire attention, il y a des endroits marécageux où l’on s’enfonce facilement.

Non loin de nous, des batteries de 75 tirent. Je vois près de l’une d’elles le colonel Rémond avec le capitaine adjoint Jeannelle.

On nous annonce bientôt qu’un obus ennemi est tombé non loin, tuant deux artilleurs et deux chevaux. L’ennemi est donc ici cette fois.Caisson et chevaux Artillerie explosés

Nous continuons en colonne par deux et après de multiples hésitations, nous passons à l’endroit où tomba l’obus ennemi. Nous voyons les deux chevaux étendus et un débris de caisson.

Il peut être 9 heures. Nous sommes guidés par un garde-chasse coiffé d’un képi de lieutenant d’infanterie. Il connaît le bois. Le capitaine Sénéchal n’a qu’une médiocre confiance en lui. Il craint une embuscade ou un traquenard. Il n’en est rien, car bientôt nous voici sur une large allée où nous voyons un général de brigade. Cette route doit conduire à Binarville.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Prenant mille précautions et par mille dédales, nous couchant souvent, nous dissimulant dans les taillis, nous arrivons à une espèce de petit carrefour. Il est bien midi. Voici plus de trois heures que nous marchons sous bois, dans l’eau et la boue, constamment courbés, devant nous frayer un passage parmi les ronces et les épines. (Voir topo [ci-dessous])

Le capitaine Sénéchal décide de s’arrêter à ce carrefour. Il retient près de lui un agent de liaison* pour les sections de mitrailleuses.

Les compagnies, par fractions précédées de patrouilles, continuent. Soudain, nous entendons des coups de feu et voyons bientôt près de nous deux cavaliers éclaireurs du régiment, dont l’un sans cheval : le cheval a été tué par un patrouilleur* ennemi au point A (Voir topo [ci-dessous]).Plan16-09-14Bientôt, une petite fusillade éclate non loin. On sait bientôt que c’est une patrouille de la 5e compagnie qui a essuyé des coups de feu et riposté. Malheureusement un brave soldat Oudet [1] de Vouzon a reçu une balle au ventre. Il expire bientôt sur le terrain (Point B du topo [ci-dessus])

Enfin, l’après-midi se passe dans des transes, des incertitudes. On se rend deux heures au point X [Voir topo ci-dessus] pour revenir vers le soir au carrefour.

Vers le soir la situation était telle que l’indique le topo. On apprenait également par la 7e compagnie que le 120e se trouvait à notre droite et était en liaison à la vue.

Je communique des ordres divers au capitaine que je trouve au point D. Il se plaint que la 6e compagnie met beaucoup de mauvaise volonté à se mettre en liaison avec lui. Il y a un trou de 100 mètres. L’ennemi se trouve à 200 mètres, dans des tranchées* en dehors du bois. S’il lui plait de s’infiltrer et de tourner la compagnie, il n’y a qu’à se replier ou c’est le coup de filet. Je rends compte.

Il a beaucoup plu ces jours. Le sol est détrempé. Ce n’est pas gai.

On s’assied contre des arbres. Il y a ici le capitaine Sénéchal, Jacques, maréchal des logis de liaison, Gallois, Carpentier, le mitrailleur, Huvenois et moi, fourriers*, ainsi que l’adjudant De Juniac.

Non loin de nous sont les chevaux de bataillon ainsi que les mulets des mitrailleuses, un peu plus bas vers I.Gallica-ArtillerieMuletVers 10 heures, nuit noire, alerte, on dit qu’on doit se replier. Nous commençons lentement à partir par le layon N ; nous avons devant nous l’adjudant de la 5e, blessé grièvement, que quatre hommes transportent et qui se plaint amèrement.

Il tombe un peu d’eau, mais cela cesse bientôt. L’alerte est fausse. On nous dit de faire demi-tour.

Après bien des pauses et des heurts, vu que c’est l’obscurité complète, nous arrivons quand même au carrefour.

On s’assied de nouveau, s’abritant contre les arbres, et on passe la nuit en éveil et l’esprit tendu. Vraiment la vie n’a rien d’attrayant en ce moment.

 


[1] Oudet de Vouzon : Il s’agit de OUDET Lucien, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_I510474R