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19 février – Quatrième partie

Quatrième partie – La Champagne


Chapitre 1 – Arrivée en Champagne
Départ de Charmontois

Vers 4 heures du matin, je suis réveillé en sursaut par quelqu’un qui entre en criant alerte. C’est Brillant qui m’apporte une longue note que je lis après avoir dit à Rogery de réveiller tout le monde.

Note du général de division disant que la 4e division doit loger ce soir dans la vallée de l’Ante. Note du colonel fixant le départ de tout le régiment pour 9 heures et du campement du 2e bataillon pour 7 heures. Note du chef de bataillon disant la même chose pour le campement : départ à 7 heures, les quatre fourriers sous les ordres du sergent fourrier Lobbedey plus l’ordinaire et les cuisiniers, plus une section de garde à l’arrivée, sous les ordres du capitaine Aubrun de la compagnie de jour.

Rassemblement à 6h45, sortie de Charmontois-le-Roi.

Je suis fixé et respire une minute tandis qu’un à un arrivent mes amis. Ceux-ci sachant le départ à 9 heures vont se recoucher, tandis que Rogery part avertir le capitaine et Jamesse en passant.

Je suis presque prêt quand Rogery revient avec les ordres pour la compagnie. Le commandement est délégué au lieutenant Alinat. Le sergent Cattelot fera le cantonnement* de la compagnie puisque je remplace l’adjudant de bataillon. La section Gibert partira avec le campement pour prendre la garde à l’arrivée au nouveau cantonnement.

C’est donc le vrai départ. J’avale un bon chocolat, garnis ma musette et mon bidon et dis au revoir à la mère Azéline qui s’est levée et pleure notre départ. Je vois Jacquinot qui me dit que tout le magasin se trouve sur la voiture de compagnie.

Il est 6 heures. Je pars à la liaison du bataillon. Je sors avec Paradis, Sauvage, Menneval. Dehors je rencontre Cattelot qui s’amène, Gibert et sa section, puis le capitaine Aubrun à cheval.

Celui-ci me dit de filer avec tout le monde à la sortie de Charmontois-le-Roi et de l’y attendre.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous partons donc du bureau du colonel où nous étions rassemblés. À Charmontois-le-Roi je dis au revoir en passant à Madame La Plotte et je m’arrête devant la famille Adam à qui je fais mes adieux.

Le capitaine Aubrun s’amène à cheval suivi du lieutenant Delepine officier de campement du 3e bataillon cantonné à Belval. Nous partons donc ensemble campements des 2e et 3e bataillons dans la direction de Le Chemin. Il est 7 heures. Le temps est sec et beau ; il fait un léger brouillard précurseur du soleil.

En route les deux officiers partent de l’avant me donnant la direction et me disant de faire la pause aux heures réglementaires.

Nous nous arrêtons un peu avant l’entrée à Le Chemin. Nous traversons ensuite le village et tournons à droite dans la direction de Passavant.

Je suis un peu mélancolique. Adieu, cher pays de Charmontois. Nous te serons toujours reconnaissants des bons moments que nous avons passés chez toi.

Le soleil s’est levé quand nous apercevons un gros village. Nous sommes toujours devancés par nos officiers. Je suis chef de colonne. Nous arrivons dans le pays paisible, Villers-en-Argonne. Nous le traversons.

Au milieu du village le capitaine Aubrun sort d’un café et me fait faire halte. Il nous donne le droit d’entrer nous installer au café et nous désaltérer. Quelle fête ! On allume une bonne cigarette et je bois une grenadine à l’eau de Selz qui me fait grand bien.

Un quart d’heure après nous repartons, tournons bientôt à gauche et laissons le 3e bataillon avec le lieutenant Delepine qui continue tout droit vers Élise, à ce que me dit le capitaine Aubrun. Quant à nous nous filons à Braux-Saint-Rémy.

Le capitaine continue à me devancer. Quelques kilomètres plus loin nous traversons la voie ferrée de Sainte-Menehould à Vitry-le-François. En gare, sans doute la station très petite certes de Villers-en-Argonne, nous voyons une locomotive blindée. La gare se trouve à 50 m à notre droite. Nous continuons et montons une côte, à la descente de laquelle nous tombons, après avoir rencontré une grande ferme sur notre gauche, sur la route de Sainte-Menehould à Vitry-le-François.

Chose curieuse, je rencontre le poteau indicateur disant Vitry-le-François 44,5 km ; et ce poteau je le reconnais pour l’avoir vu lors de la retraite et lors de la poursuite. Cela me fait quelque chose ; c’est comme un vieil ami que je rencontrerais après des mois.

En route nous avons rencontré l’automobile de la division. Nous traversons la route de Sainte-Menehould à Vitry et faisons une bonne pause au soleil. Il est 10 heures du matin.

Nous repartons vers un petit village que nous voyons à 1500 m. C’est Braux et le capitaine y est déjà.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

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Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous arrivons dans le village vers 11 heures. Il fait un soleil magnifique. Le capitaine arrive à ma rencontre et nous commençons le cantonnement avec les ennuis et les péripéties de tous les cantonnements. Seulement celui-ci est un des plus fatigants avec le capitaine Aubrun qui au lieu de me laisser faire, va, vient, change, rechange, et au fond n’est pas très fixé.

Le colonel et son état-major logent ici. Puis à 1 heure un cycliste arrive et déclare qu’il cantonne à Élise.

Enfin à 2 heures tout est prêt. Le chef de bataillon, l’infirmerie et les docteurs sont logés par moi personnellement. Brillant de plus nous a accompagnés pour représenter l’état-major du bataillon. La liaison du bataillon est logée au premier dans l’école.

Quant au poste de police il est déjà installé au centre du village. Cattelot s’est chargé de la compagnie ; il nous a trouvé une popote. Moi j’ai trouvé un bureau. Tout est donc bien. Dans le village sont cantonnées des troupes de pontonniers [1] avec leurs médecins.

Je m’arrange avec l’un d’eux à qui je procure une chambre meilleure que celle qu’il occupait. J’hérite de ce fait de sa chambre et vais voir les propriétaires du logis, gens des moins affables, à qui je dis prendre la chambre pour moi en remplacement du major. Après bien des réticences, l’affaire est réglée.

Il peut être 3 heures quand le bataillon arrive. Il est placé une heure après son arrivée. Lannoy est très satisfait du bureau qui n’est autre qu’un petit bâtiment isolé où les propriétaires font leur pain et placent leur bois dans un petit grenier au-dessus. Ceux-ci nous prêtent des chaises ; comme table, deux tréteaux et une grande place recouverte d’une couverture, c’est tout ce qu’il faut. À côté se trouve une espèce d’atelier, où Jacquinot installe le soi-disant magasin, en allant aux voitures chercher son matériel qu’il transporte à brouette. J’avertis Lannoy qu’une chambre nous attend ce soir.

Licour est avec nous ainsi que Rogery. Une fois astiqués nous nous rendons vers le haut du village à notre popote*. Nous entrons dans une maison proprette où deux dames nous reçoivent.

Nous trouvons nos amis en partie autour du feu tandis que Levers et Delacensellerie font popote. Il peut être 5 heures. En face se trouve un petit débit de tabac assez bien achalandé. J’en profite pour me fournir de cigarettes.

Nous rentrons au bureau en attendant 7 heures. Nous causons avec nos propriétaires qui habitent en face de notre modeste logis. C’est une vieille dame et sa fille mariée dont le mari est mobilisé. Elles possèdent une maison en face qui donne asile à la popote de nos officiers.

La soirée se passe très bien. Nous dînons gaiement dans notre popote en compagnie de nos hôtesses qui disent que nous sommes chez nous. C’est extraordinaire dans ce pays, car les gens rivalisent pour montrer le moins d’amabilité.

Plusieurs fois durant le cantonnement le capitaine eut une prise de bec, particulièrement avec une femme qui ne voulait loger aucune popote, alors qu’elle habitait seule et qu’une magnifique et spacieuse cuisine se dévoilait à nous. Le capitaine a tout simplement réquisitionné la maison. De même nos hôtesses du bureau se plaignaient de devoir loger ; pourtant être deux et avoir deux demeures à soi et se plaindre d’avoir une pièce occupée par des officiers deux fois une heure par jour, je crois que c’est de l’exagération. Naturellement je me suis mis aussitôt de leur côté en les plaignant de tout ce tracas et de ce fait j’ai obtenu pour moi tout ce que j’ai voulu. On devient roublard dans le métier !

Nous mangeons donc de bon appétit. Nous recevons Rogery et Mascart qui nous apportent des notes : demain repos ; se tenir quand même prêt à partir. Nous chantons à la fin du repas, heureux d’être au chaud, autour d’une bonne table chez de charmants habitants.

Lannoy et moi nous quittons vers 8h30 pour nous diriger vers le lit espéré. Nous arrivons. Porte close. Longtemps nous frappons au volet et la grosse femme vient enfin ouvrir. Nous croyons entrer, mais la porte n’est ouverte qu’à demi et dans l’entrebâillement, elle nous déclare qu’elle loge un officier. La porte se referme. Est-ce vrai, pas vrai ? Nous prenons donc notre parti en braves, tout en ronchonnant un peu. Nous coucherons au grenier qui se trouve au-dessus du bureau avec Licour, Rogery, Jacquinot et Jamesse.

Bientôt allongés dans le foin, roulés dans nos couvertures, nous dormions à poings fermés.


[1] pontonniers : Les équipes de pontonniers sont des unités du génie militaire chargées de mettre en place, sur des cours d’eau, des ponts afin de permettre le franchissement de ceux-ci par les armées.

18 février

Au petit jour c’est un remue-ménage des gens de notre popote qui partent en marche à 8 heures. Jamesse ne tarde pas à arriver et avale rapidement son chocolat en nous traitant de veinards à l’annonce que nous ne marchons pas. Nous retenons notre ami à la dernière minute tandis que la compagnie se rassemble et s’en va.

Je profite de la matinée pour faire porter à la voiture les débris du magasin, souliers trop grands, vestes trop petites, etc. ainsi que quelques paires de galoches. De cette façon si nous partons rapidement la question du magasin sera liquidée d’avance.

À midi la compagnie est rentrée et nous nous mettons à table. Le capitaine arrive à ce moment et prescrit une revue en tenue de départ à 4 heures pour les hommes disponibles. Tout ceci sent le départ de plus en plus.

Pendant que nous sommes à table Brillant nous apporte une proclamation du général de division déclarant que les nouvelles du front sont bonnes : le centre allemand serait enfoncé en Champagne et on marcherait sur Vouziers. Heureux nous trinquons à la gloire de nos armes.

Un cri de surprise échappe à Lannoy en dépouillant un autre papier. C’est un ordre du jour de la division à Culine, Gibert et lui sont cités pour leur conduite en Argonne. Du coup c’est un hourra de félicitations. Mes amis sont heureux et nous aussi car cela nous vaudra le champagne.

Dans l’après-midi je reçois quelques lettres, de ma famille, du sergent Pellé blessés à Fontaine Madame, en traitement à Lyon, du futur aspirant Blanckaert de mes amis du pays, élève officier à la Courtine dans la Creuse, de notre ami incorporé au 16e bataillon de chasseurs à pied, Alidor Leceuche.

À 4 heures a lieu la revue. Le capitaine vient signer les pièces et s’en va, après avoir félicité Culine, Lannoy et Gibert à l’occasion de leur citation.

Vers 5 heures selon notre habitude nous nous dirigeons en bande chez La Plotte où nous passons deux heures agréables. Puis la soirée se passe avec la visite des agents de liaison du bataillon qui nous apprennent d’après une note qu’on doit s’attendre à partir d’un jour à l’autre.

Nous devons exécuter demain la dernière marche des cinq jours préconisée par le lieutenant-colonel Desplats. Départ comme ce matin, itinéraire renversé : Le Chemin, Passavant, Sénard, Charmontois.

Rogery va communiquer ceci au capitaine qui de nouveau met les mêmes ordres. Réellement nous lui sommes reconnaissants de nous faire trotter le moins possible.

La soirée se passe gaiement. Il faut profiter des derniers jours qui nous sont donnés. Vive la joie ! Au dessert nous buvons le champagne à la santé de nos glorieux amis cités à l’ordre du jour sur la proposition du capitaine Aubrun.

Mon lit me semble meilleur depuis que je songe au départ. Il est près de 11 heures quand je me couche.

17 février

Remise de la croix aux capitaines Claire et Aubrun

Nous nous levons tard. Ce n’est qu’à 7h30 qu’un premier bruit de casseroles m’annonce que les cuisiniers sont dans la cuisine. Mes amis ne tardent pas à apparaître et à commencer la séance d’astiquage et de préparation à la marche tandis que je fais la situation de prise d’armes.

Nous prenons le chocolat et parlons encore de départ. Réellement cela devient le cauchemar. Enfin il n’y a qu’à se tenir prêt. Je conseille à Lannoy de laisser Jacquinot et de commencer à déménager le magasin pour la voiture de compagnie. Il ne veut pas en entendre parler.

Après un modeste acompte à 10 heures, toute la bande s’en va. Levers et moi nous restons. Peu après j’entends la musique et un pas redoublé : le bataillon s’en va.

J’ai peu de travail. J’écris donc chez moi et mets un peu d’ordre dans mon fourniment. On ne sait jamais. Un départ est si vite arrivé.

Tome VIII (dernier cahier)

tomeVIII(Suite du 17 février)

Il est 2h30 quand j’entends au loin la musique. C’est le régiment qui rentre à Charmontois-le-Roi. Je sors et de loin encore arrive à reconstituer la scène de la remise de décorations. J’entends les clairons et tambours ouvrir et fermer le bataillon ; la Marseillaise éclate ensuite.

Bientôt la compagnie rentrait au son d’un pas redoublé. Lannoy est le premier à arriver en coup de vent. Il est suivi du capitaine qui vient heureux la mine souriante avec la croix sur la poitrine. Je le félicite. Il signe les pièces et s’en va.

La marche n’a pas été fatigante aux dires de mes amis. Ceux-ci sont déjà autour du poêle et me donnent quelques détails sur la remise des décorations. Le capitaine était rayonnant.

5 heures arrivent vite : nous partons en bande chez La Plotte. On est joyeusement reçu. Les gendarmes nous disent que nous devons nous préparer à partir bientôt ; ils ont reçu des ordres. Nous sommes heureux d’avoir la nouvelle : au moins nous sommes fixés. Malgré tout la gaieté de ce fait diminue un peu de son entrain.

Nous nous mettons à table à 7 heures. Mascart ne tarde pas à arriver. Il me dit qu’on parle d’un prochain départ ; de ce fait je dois rejoindre la liaison ; il faut donc choisir un agent de liaison* pour moi et renvoyer l’autre. Je prends donc Brillant et adjoint Mascart à la liaison du colonel. Des notes nous disent qu’une nouvelle marche aura lieu demain par bataillon.

Départ à 8 heures ; rentrée à 12 heures.

Rogery va communiquer ceci au capitaine qui exempte le bureau et l’ordinaire. J’en suis satisfait outre mesure quand j’apprends cela avant de me coucher. Il est 10 heures. Je ris de la tête que va faire Jamesse qui est parti chez le maire : il croit naturellement marcher demain et arrivera de bonne heure.

12 février

Je me lève tard et notre bande en fait autant. Nous prenons le chocolat vers 8 heures.

Levers nous le sert en riant et nous raconte une bonne blague. Il brûle les fagots de bois de la mère Azéline en lui faisant accroire que c’est du bois acheté aux voisins. La brave femme répète qu’elle n’a pas de bois et qu’elle le donnerait de bon cœur. Heureusement que ce filou de Levers a trouvé dans un coin du grenier un tas de fagots. Il va donc en prendre un chaque soir et l’amène tranquillement dans la matinée en disant l’avoir acheté tantôt ici, tantôt là et pour un prix vraiment exorbitant (je te crois, Benoît). Nous rions beaucoup nous-mêmes.

Dehors le temps semble s’être remis au beau mais les routes sont boueuses et glissantes.

Lannoy fait sa situation de prise d’armes. Licour marchera et cédera sa place d’embusqué pour aujourd’hui à Delacensellerie.

Nous mangeons plus tôt, vers 10 heures 30. Tout est prêt, nos sacs sont montés : il n’y a plus qu’à partir.

Je rejoins donc la liaison dans son logis vers 11 heures 30 je trouve Gallois qui s’est acheté un képi d’adjudant et une cantine ; Sauvage, Legueil, Jombart sergents fourriers* des 7e 6e et 8e, Verlaine et Paradis, caporaux fourriers 5e et 8e, René, agent de liaison* de la section de mitrailleuses qui bientôt, dit-on, formera une compagnie, Gauthier qui fait toujours popote* mais doit être aidé des deux cyclistes Cailliez et Crespel car il est clairon avant tout et souvent de garde ou à la musique, Gilson secrétaire du commandant, le dessinateur soldat de la 8e, Brillant et Mascart, mes agents de liaison ainsi que Garnier, celui de la 8e et Frappé de la 7e. Cela fait en tout avec moi dix-sept membres. Quel équipage !

Sous les ordres de Gallois, nous partons sur la route de Sénard en passant devant le bureau du colonel. À 300 m à la sortie du village, c’est le point de rassemblement du bataillon.

Le capitaine Sénéchal à cheval, suivi du maréchal des logis Jacques, ne tarde pas à arriver. Les compagnies arrivent à leur tour et à midi, nous partons dans la direction de Le Chemin. Le temps est assez bon. Successivement, nous passons à Le Chemin, puis à Sénard où est cantonné le 1er bataillon, lui-même en marche. Nous continuons ensuite sur Triaucourt. Avant d’entrer dans le village, nous faisons une pause où le capitaine Sénéchal nous annonce que le lieutenant Péquin est hors de danger.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

De Triaucourt, nous reprenons la route de Charmontois où nous nous disloquons à 4 heures.

Je suis réellement fatigué par la marche : je n’ai plus d’entraînement. Je reste donc au coin du feu. Le capitaine arrive et signe les pièces : demain exercice comme à l’habitude.

Je suis à peine installé près du feu qu’une note arrive, disant qu’un renfort se trouve non loin du bureau du colonel et que les fourriers doivent aller chercher leur lot. Force m’est donc d’y courir. Arrivé près du bureau du colonel, je vois le sous-lieutenant Monchy rétabli qui vient de nous rejoindre. Il va saluer le colonel. Je fais 200 m sur la route et dans une pâture à gauche, trouve une troupe qu’on est occupé à fractionner. Je vois quelques anciennes connaissances ; ce sont tous d’anciens blessés. Je prends possession de mon lot, dans lequel je trouve Berquet, celui que j’ai sauvé à Beaumont le 28 août – le brave garçon me le rappelle aussitôt – ainsi que Prunier, une mauvaise tête, brave au feu. Ce Prunier est attendu du capitaine à qui il écrit souvent. Mauvaise tête s’il en est, je doute fort que la lune de miel soit longue entre eux. Ex-blessé de l’Argonne, brave si on veut, mais hâbleur et frotte-manches.

J’arrive au bureau avec la quinzaine d’hommes qui m’est dévolue et Lannoy en fait la répartition par section. À 7 heures, nous nous mettons à table. Tout le monde est fatigué et nous ne tardons pas à nous coucher.

9 février

La journée est comme les autres. Exercice le matin, travail de bureau pour moi, rapport à 10 heures.

Au repas de 11 heures, je rassemble des demandes de chefs de section au sujet des képis. J’invite donc les hommes à se rendre ici, selon l’habitude, afin que Lannoy signe le papier les autorisant à demander un képi au magasin. Mes amis se chargent de le faire savoir à leurs poilus.

kepi143Les képis à présent sont bleus. Je tiens à mon képi rouge et ne veux le changer. On taquine Culine qui n’a pas encore de képi d’adjudant, pas plus qu’il n’a voulu de capote neuve : il nous répond qu’il a l’âme du poilu* et qu’il veut en garder la carcasse.

C’est d’ailleurs ce que, dernièrement, il répondit au capitaine.

À la fin du repas, Brillant nous apporte quelques notes, en particulier celles-ci : 1o établir des propositions pour citations ; ceci ne nous intéresse que médiocrement, mais c’est l’occasion d’une sortie pour Culine qui déclare que le capitaine ne propose jamais personne. C’est un peu vrai. 2o la compagnie, pour la troisième fois, passera à 14 heures cet après-midi à la piqûre anti-typhoïdique* ; c’est encore l’occasion d’une sortie de la part des Culine qui déclare que les docteurs nous empoisonnent. Décidément il est de mauvaise humeur aujourd’hui.

Rogery part communiquer le tout au capitaine. Bientôt nous recevons réponse : pas d’exercice cet après-midi. Pour les citations, le capitaine s’en charge. Bon !

Nous quittons la table. Pour ne pas avoir d’ennuis, je fais rassembler la compagnie aussitôt, en envoyant Rogery crier partout rassemblement des sections. Je puis donc en toute tranquillité procéder à l’appel grâce à mon contrôle nominatif, faire venir les cuisiniers et à 13 heures 30 avoir mon monde au complet. Après avoir averti mes poilus que toute absence vaudra huit jours de prison, je les conduis à l’infirmerie située près du bureau du colonel.

Je passe deux heures dans l’atmosphère surchauffée de la salle. J’inscris chaque nom et arrive ainsi à avoir fait passer tout le monde. Pour récompense, je suis piqué, mais j’ai la satisfaction de voir piquer Gibert et Cattelot qui me paient ainsi leurs petites chines de ces jours derniers au sujet de mon bras. Je les verrai eux aussi demain.

Je rentre au bureau en disant à Lannoy qu’il a de la chance de passer chaque fois au travers. Naturellement il me remercie, c’est bien le moins qu’il puisse faire.

Il est 4 heures ; nous recevons la visite du capitaine qui vient nous demander s’il n’y a rien de nouveau. Il s’est chargé des citations. Nous ne savons donc pas qui est proposé. Mystère ? Le capitaine s’en va. Il parle du cochon avant de partir et demande si les hommes ont été contents, s’il était bon ? Naturellement nous répondons par l’affirmative. Nous rions quand il est parti ; le cochon, nous n’y pensions plus ! On fait venir Delbarre qui nous raconte qu’il fut tué ce matin et [qu’il] nous a fait donner nos parts à nos cuisiniers. On lui réclame des saucisses et du boudin qu’il nous promet.

Mon bras me fait bien mal. Je me mets, fiévreux, au coin du feu et ne bouge plus. Je ne sors pas ce soir. Réellement, le vaccin me fait de l’effet.

Nous nous mettons à table à 7 heures quand Mascart s’amène, disant que demain il y a tir à Passavant pour le 2e bataillon. Rassemblement à Le Chemin avec les autres bataillons pour la remise de décorations aux commandant Vasson et capitaines de Lannurien et Sénéchal.

Départ 8 heures. Rentrée dans l’après-midi. Repas sur le terrain.

Aussitôt Rogery part communiquer la note au capitaine. J’adresse une demande d’exemption. Je me fais porter malade à cause de ma vaccination d’aujourd’hui. Il revient une heure après à la fin du repas.

Rassemblement de la compagnie à 7 heures 45. Départ 8 heures. Tenue de campagne complète. Les cuisiniers emporteront de quoi faire du café et popote*. Tout le monde présent sans exception.

Mon exemption est accordée, c’est ce que je vois de plus clair. Mon bras d’ailleurs me fait bien mal.

Nous nous couchons à 9 heures. Je constate que Gibert et Cattelot ne sont pas brillants et ne remuent pas le bras piqué sans raison. Je ne dis rien mais cela me fait sourire.

Je ne sais fermer l’œil car j’ai une fièvre de cheval. Lannoy, avant d’aller se coucher, fait sa situation de prise d’armes. Il laisse Licour à ma disposition. Mais toute la compagnie marchera puisqu’il doit marcher lui-même, ce qui n’a pas l’air de l’enchanter outre mesure.

8 février

À 6 heures, nous entendons le clairon. Debout ! Les cuisiniers ont déjà le chocolat prêt et Licour astique les affaires de l’un et de l’autre.

À 7 heures, selon l’habitude, chacun part à l’exercice. Nous recevons la visite de Brillant : il me faut ce matin à 9 heures aller chercher des fournitures à l’officier de détail. Voilà ma matinée occupée. J’avertis Jacquinot pour qu’il se tienne prêt et me rends chez Verley et Toulouse que je trouve encore couchés. Je leur dis que « C’est une honte » et les invite pour ce soir au nom de la popote*. Ils acceptent de grand cœur et seront prêts à 5 heures pour l’apéritif.

À 9 heures, je suis chez l’officier de détail et touche quantité de képis et quelques paires de souliers. J’entasse tout cela dans le magasin. J’assiste au retour de l’exercice de la compagnie. Réellement, elle a belle allure et on ne croirait pas que là-dedans la majorité sont des réservistes.

Le capitaine vient au bureau. Il nous montre, en criant, à Lannoy et à moi un papier du colonel Rémond, actuellement général de brigade, notre ex-colonel. Celui-ci le félicite et lui annonce qu’il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Notre cher capitaine est aux anges. Nul doute qu’aujourd’hui, la nouvelle paraîtra à l’ordre du régiment.

Du coup, Lannoy demande au capitaine un cochon pour la compagnie. On compulse le cahier d’ordinaire sur lequel le capitaine a toujours l’œil fixé car il tient à son boni [1] comme à la prunelle de ses yeux. Puis d’un noble geste, il offre le cochon. On le remercie vivement. Delbarre et Massy sont aussitôt avisés de la bonne nouvelle : ils vont chercher l’animal.

10 heures, je vais lire le rapport qui ne contient rien d’intéressant quand Lannoy arrive avec la décision du jour signée du colonel. Les capitaines Claire et Aubrun sont nommés chevaliers de la Légion d’honneur, avec une citation presque identique qui a trait aux séjours dans la Gruerie du 16 au 19 septembre derniers et à l’attaque ennemie qui fut brillamment repoussée par la compagnie. Et dire que ces jours-là, Claire et Aubrun s’en voulaient à mort ! Je lis la chose à la compagnie dans la grange de la section Alinat et déclare aux poilus que le capitaine leur offre un cochon. C’est un enthousiasme général.

Après quoi, je rentre à la popote et nous nous mettons à table. J’annonce que ce soir, Verley et Toulouse sont des nôtres. Aussitôt, les cuisiniers sont chargés d’acheter ce qu’il faut et de nous faire quelque chose de convenable. Tous, nous espérons que le capitaine nous paiera le champagne, grâce à sa décoration. Au sujet de la citation, les avis sont un peu partagés. Mais on n’insiste pas. Culine cependant déclare qu’il aurait bien fait de faire citer quelques-uns d’entre nous qui lui ont fait gagner sa croix.

Au milieu du repas, Delbarre vient annoncer au sergent-major que le cochon est trouvé. Il indique le prix. Lannoy l’envoie à Charmontois-le-Roi s’entendre avec le capitaine.

À 1 heure, chacun part à l’exercice de nouveau tandis que je me plonge dans les paperasses.

Dans l’après-midi, je reçois des lettres de chez moi, ainsi qu’une lettre de Monsieur Roger de Marville, mon ancien hôte d’antan. Je lui avais écrit, ayant eu son adresse de son cousin, le sergent Prestat [2], vaguemestre*. Le brave homme est à Châlons-sur-Marne. Son jeune fils est engagé comme artilleur à Rennes. Il a quitté Marville à l’arrivée des Allemands avec son fils, laissant femme, filles et biens. Heureux est-il de m’annoncer qu’il a des nouvelles du pays : sa femme lui a écrit que Marville était respecté, le Kronprinz et l’empereur son père par la suite y ayant été bien accueillis et ayant promis de sauvegarder les habitants. La famille Roger loge des officiers qui se conduisent très bien. Tout ceci m’intéresse au plus haut point, car je songe souvent à Marville au temps où nous grillions de nous cogner avec les boches.

Enfin le soir tombe et Lannoy et moi, bouclons nos cahiers. C’est l’heure de la détente. Nos amis, revenus de l’exercice de l’après-midi, sont déjà chez La Plotte. Nous prenons Verley et Toulouse au passage et filons vivement là-bas amenant avec nous Jamesse que Rogery remplace. En route, nous rencontrons le colonel qui nous arrête, examine galons et dit à Jamesse qu’il devra les placer mieux que cela car ils vont s’effilocher. On salue.

Après une bonne heure passée ensemble au coin du feu avec les gendarmes, nous rentrons dîner, par un temps froid mais toujours sec.

La soirée se passe cordialement autour de notre table familiale. On jase, on parle, on rit beaucoup. Enfin on se quitte vers 11 heures après avoir épuisé notre répertoire de chansonnettes. Je me couche et hérite encore de Maxime et de Jamesse. Je ne puis les loger tous deux. Jamesse décide donc, en tant que plus jeune, d’aller coucher dans la paille avec ses couvertures. Maxime d’ailleurs n’a pas attendu cette décision pour dormir profondément.

Lannoy de son côté déclare dormir beaucoup mieux dans le foin que dans un lit. J’en suis content car je suis propriétaire du plumard de cette façon. Enfin, à 11 heures 30, toutes lumières éteintes, le calme [le] plus profond régnait, mais la table non desservie en disait long sur les libations de la soirée.

 

 


 

[1] boni : Somme qui excède la dépense faite ou l’emploi de fonds projeté.

[2] Prestat : Plus d’informations sur le Blog du 147e RI : http://147ri.canalblog.com/archives/2015/12/23/33093572.html

3 février

Nous nous levons tôt ; le capitaine sans doute viendra avant le départ. Lannoy d’ailleurs doit faire la situation de prise d’armes.

Je m’habille rapidement et suis bientôt prêt à partir, imité par Jamesse qui arrive en coup de vent. Nous buvons rapidement le chocolat et rejoignons la 4e section. La compagnie s’en va.

Il est 5 heures. Nous partons par Charmontois-le-Roi, passons devant la maison Adam et filons vers Le Chemin, village situé à 4 km. Nous faisons une courte pause avant d’y arriver. Le temps est sec, il a gelé ; il fait bon marcher. Nous repartons : arrivés dans Le Chemin nous tournons à droite et faisons 3 km sur cette route. Nous arrivons ensuite à une intersection et prenons à droite vers Passavant.

Nous sommes arrivés car nous prenons à travers champs. Devant nous, nous avons un coteau. On s’arrête à 500 m du coteau et nous faisons la pause.

Le capitaine fait sortir les hommes au cor de chasse dans l’active, pendant que quelques hommes avec un sous-officier partent près des silhouettes afin de faire les marqueurs.

Section par section les hommes tirent sur silhouettes debout, puis à genoux. Pendant ce temps je prends le commandement de l’équipe des tireurs d’élite et fait une petite manœuvre.

C’est notre tour enfin. Quelques-uns d’entre nous font un tir de « perroquets » en montant dans les arbres. Une équipe tire ses huit cartouches à 400 m en trois bancs [?] successifs à genoux.

J’en fais partie et suis assez heureux pour faire trois rigodons.

La séance a duré 1h30. Pause d’une demi-heure. Nous rentrons comme nous sommes venus par le même itinéraire. Nous entrons dans Charmontois vers 11 heures, heure prévue.

Je rentre au bureau avec mes amis et nous ne tardons pas à nous mettre à table car nous avons gagné appétit.

Cet après-midi repos et petites revues de sections. En somme c’est la tranquillité.

À table nous sommes d’accord pour dire que Passavant est horriblement loin, pour un champ de tir. Il y a sûrement 8 km. Licour en particulier nous fait rire, car il est vanné. Dans son patois français flamand, il dit à Lannoy que la prochaine fois il devra l’exempter.

Nous recevons encore la visite Delbarre qui vient s’arranger pour quelques questions d’ordinaire. Lannoy lui promet le cochon demandé si souvent.

Dans l’après-midi, tandis que Jamesse va chercher au poste de secours les livrets individuels portés hier, je vais dire bonjour à mes amis Toulouse et Verley, secrétaires trésoriers qui se trouvent mes voisins. Je passe avec eux une heure à causer du pays si souvent l’objet d’incursions de Taube*. La famille de Toulouse est à Gravelines : la proximité de l’habitation située [à deux] pas de la gare de Dunkerque lui fait craindre des représailles.

En rentrant au bureau je trouve Brillant qui apporte quelques notes du bataillon. Demain après-midi, grande revue du bataillon par le colonel Desplats : chaque compagnie devant son cantonnement, tenue de campagne, pantalon bleu ; uniformité de tenue rigoureuse ; 5e compagnie : 15 heures. Demain matin chaque adjudant de compagnie présentera à 9 heures au colonel un homme type de la compagnie en tenue de campagne : sac, toile de tente et couverture roulée en fer à cheval, piquets de tente etc.…

Rogery va trouver le capitaine et ne tarde pas à rentrer. Le capitaine a la frousse. Quartier consigné ce soir, occupation du reste de l’après-midi à se préparer à la revue. Revue demain matin à 9 heures par le commandant de compagnie dans la tenue prescrite par le colonel. Tout le monde présent ; aucune exemption. L’adjudant Culine se présentera avec un homme de son choix au commandant de compagnie à 8 heures etc. etc. etc.…

Et voilà, il n’y a plus qu’à astiquer et réastiquer de nouveau. Nous sommes revenus au quartier en temps de paix.

Licour se charge pour nous, Lannoy et moi, de monter tout à hauteur. Lannoy l’exempte de la revue. La situation de prise d’armes sera juste quand même. Pendant la revue il se cachera au grenier. Le brave garçon en signe de reconnaissance astique avec ardeur.

Imagerie d'Epinal. Genre supérieur (hors groupes). Le 152e poilus, 1914-1915 : [estampe] / par Hansi - 1Quartier consigné : nous ne sortons pas ce soir. Cela nous peine. De ce fait nous mangeons plus tôt. À 6h30 nous sommes à table et comme chaque soir nous [nous] distrayons entre nous. On parle beaucoup de la revue de demain : la tenue ne sera pas uniforme, car les capotes neuves sont bleu ciel, les anciennes bleu foncé et les neuves sont en très petit nombre. Enfin, ne cherchons pas à comprendre.

Ce soir j’hérite du lit seul. Lannoy préfère aller se coucher dans le foin : il prétend qu’il y a de la vermine dans le lit. Très bien ! Je serai plus tranquille. Quant à la vermine, je suis sûr qu’il n’y en a pas. Enfin toujours content, je me vois seul dans le plumard. C’est un avantage. Jamesse s’en va à 8 heures. Bonsoir ! Et bientôt bonsoir à tous ; à 9 heures, lumières éteintes, nous étions couchés.