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24 février

Départ de Dampierre

À 4 heures, nous sommes réveillés par des appels. C’est Brillant qui nous crie alerte, départ à 6 heures. Nous lisons la note qu’il nous apporte à la lueur d’une bougie. Aussitôt Lannoy monte chez le capitaine, tandis que Jamesse et moi, nous occupons à placer la comptabilité dans le coffre de la voiture.

Lannoy descend avec les ordres pour la compagnie : rassemblement à 5 heures 40 devant le cantonnement de la compagnie. Rogery part communiquer les ordres aux quatre chefs de section.

Nous bouclons notre fourniment. Et quand le capitaine descend, nous lui rendons compte que nous sommes prêts.

À 6 heures, nous partons par un temps brumeux qui nous fait présager un beau soleil pour 10 heures.

Je m’attache à la liaison du bataillon qui passe. C’est un vrai état-major. Il y a là Gallois, adjudant de bataillon, Legueil, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers des 6, 7, 8 et 5e compagnies, Verleene et Paradis, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Jacques, maréchal des logis de liaison, Brillant, Frappé, Garnier, agents de liaison des 5, 7, 8e et celui de la 6e. Cela fait en tout quatorze hommes. Les 6e et 8e ont même ici en excédent leurs caporaux fourriers. Si avec cela les ordres ne sont pas bien communiqués, je n’y comprends rien.

Nous partons dans la direction de la route Châlons-sur-Marne à Sainte-Menehould. Après une pause, nous y tombons et rencontrons les deux autres bataillons qui nous attendent. Nous nous encastrons entre le 1er et le 3e et continuons, parmi le mouvement des autobus, des automobiles et des convois. La route est large, spacieuse et peu boueuse ; mais il y règne une circulation intense.

Nous ne tardons pas à quitter cette route et prenons la route de Valmy à droite. Nous avons à notre gauche le champ de bataille de Valmy et apercevons au loin le monument de Dumouriez qui surplombe la plaine.

 

Il peut être 9 heures quand nous passons la voie ferrée filant sur Somme-Bionne. Une bonne pause nous permet de juger du trafic qui se fait en gare de Valmy ; c’est quelque chose de fantastique.

Je vois passer sur la route un convoi automobile tandis que nous stationnons dans un champ à droite. J’aperçois la voiture camion automobile de la « Droguerie rouge, Dunkerque », ce m’est une étrange sensation et il me semble que c’est un coin du pays que je viens de voir.

Un coup de sifflet, nous repartons. Je commence à sentir un peu de fatigue : la route est longue. Le temps est beau, le soleil nous sourit.

On commence à sentir qu’on approche du front. Nous approchons de Somme-Bionne et voyons quelques cagnas* d’artilleurs, des cuisines en plein air. Nous voyons des « saucisses », ballons observatoires, tout à côté de la route et nous regardons curieusement. Tout cela nous dit que ça sent la tranchée. D’ailleurs nous entendons distinctement le canon qui tonne.

Nous passons dans Somme-Bionne. Le village, sans être démoli, semble dévasté par le passage des troupes. Beaucoup d’habitations sont dans un état lamentable : beaucoup sont abandonnées. Beaucoup de portes, de carreaux manquent. À l’intérieur, on voit des hommes qui font la cuisine, d’autres qui sont couchés sur la paille. Dans la rue, c’est un va-et-vient de convois de ravitaillement.

Les routes sont boueuses. Des troupes sont cantonnées ici et nous regardent défiler. Vers le milieu du village, nous apercevons, rassemblés dans la cour d’entrée d’une maison, une centaine de prisonniers boches, tout couverts de boue et minables dans leur aspect.

À la sortie du village, je suis pris par le bras. Je me retourne et me trouve face à face avec un soldat de mon pays, Ravel, que je connais bien : il habite à 400 m de ma demeure. Nous causons comme on se cause, en guerre, après deux ans de séparation et en marche quand on se rencontre. Je suis tout heureux de voir pour la première fois depuis les hostilités une tête connue avant la guerre. Nous causons beaucoup du pays, on cesse une conversation à peine ébauchée pour en prendre une autre. Il me quitte après un parcours de 500 m, me disant qu’il est boucher au ravitaillement du régiment, le 8e d’infanterie.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

À 600 m de Somme-Bionne, nous faisons une grand’halte, dans une prairie située à droite de la route. Il est midi.

Aussitôt les feux s’allument et les escouades font cuire leur frite [ ?], arrosée d’un bon quart de « jus ».

Pendant la pause, des aéroplanes nous survolent.

De nombreux convois passent, artillerie et infanterie. La route se sèche par ce beau soleil et déjà il y a de la poussière. En un mot, c’est l’activité fébrile de la proximité des lignes, l’arrière tout proche à 10 ou 12 km du front.

Une heure après, devançant le régiment d’une demi-heure, nous partions, Gallois, les trois fourriers et moi. À 400 m, nous nous unissons au campement des deux autres bataillons et bon [ ?] pas sous les ordres de trois officiers, un par bataillon, nous arrivons dans un pays de ruines où tout est rasé, à part quelque maisons restaurées avec des moyens de fortune et l’église à peu près intacte. C’est Somme-Tourbe. Nous avons la voie ferrée à notre gauche et un train passe direction [de] Paris : il nous fait gros cœur.

La vue du village, qui me rappelle mes souvenirs de la Marne, me fait pitié. Nous marchons toujours sans arrêt, afin de distancer la colonne du régiment. Nous tournons à droite, prenant la route de Saint-Jean-sur-Tourbe. Je suis fatigué par cette marche rapide. De plus, le soleil exagère car il nous envoie des rayons trop chauds. Après un parcours de 1500 m, nous prenons à travers champs, nous dirigeant vers des baraquements en planches situés à 200 m à gauche de la route.

Les officiers partent à cheval à travers les terres, nous disant de les attendre ici.

Heureux sommes-nous de pouvoir enlever nos sacs !

Nous avons tout loisir d’examiner les installations. Elles sont des plus rudimentaires. Si c’est là notre logement, ce n’est pas fameux. Les planches sont disjointes ; donc s’il fait mauvais temps, il pleut à l’intérieur ; quant au froid, aux courants d’air, la nuit surtout, inutile d’insister. L’intérieur n’est autre que l’extérieur avec des piquets soutenant le toit. Le baraquement se continue sans cloison sur 300 m. De quoi loger deux compagnies, à moins qu’on se serre. Je crois que nous serons malheureux là-dedans. Comme sol, la terre.

MOREAU Achille

Je sors. Mon examen m’a suffisamment renseigné. Non loin de là se trouve un amas de claies près duquel je vois un homme portant l’écusson du 8e d’infanterie. Aussitôt, je lui demande si le 1er corps est de ces côtés. Il ne sait ; du moins le 110e et le 8e sont de quelques jours en tranchées. Il est à l’arrière au train de combat, dans un bois qu’il me montre là-haut. Je lui cite des noms, lui demande des nouvelles d’amis du pays, il ne m’apprend rien de particulier sinon ce que je sais déjà de Ravel : capitaine Brouet tué, le lieutenant Blasin passé capitaine tué, sergent Kind, sergent Crandalle, adjudant Vandenbosshe tués, etc…

Nos officiers reviennent au galop. Je file au rassemblement, heureux d’avoir vu l’écusson du 8e. Nous partons 200 m plus loin. Là, j’hérite d’un baraquement semblable à ceux que je viens de quitter. Il y en a plusieurs : un pour deux compagnies. Nous commençons aussitôt le cantonnement des plus faciles. Je réserve une partie aux officiers. Une partie est dévolue à la liaison du bataillon. Puis on partage en deux. Je réserve un coin près de la liaison du bataillon pour le bureau de la 5e compagnie. Il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée des troupes.

Le baraquement me fait tout l’air d’un dortoir. Il a 300 m de long sur 3,50 de large. Je vois d’ici la tête des troupes et des officiers. Tous les 25 m, il y a une ouverture. Avec les planches disjointes, je l’entends déjà baptisé : Hôtel des courants d’air.

Il peut être 3 heures. Le colonel Blondin, à cheval, commandant la brigade, avec le capitaine Garde, de son état-major, vient visiter les lieux. J’ignore ce qu’il pense du logement des troupes.

Enfin, voici le bataillon. Quand on aperçoit le logis, chacun fait grise mine et j’entends le sous-lieutenant Vals proférer « Où est mon gourrrrrbi de la Gruerie ? ».

Une heure après, le troupier était déjà occupé à arranger le tout de son mieux avec ses moyens de fortune : claies pour le sol, toile de tente pour le toit, couverture pour boucher les entrées, etc…, tandis que les cuisiniers, selon les ordres, à 100 m commençaient leurs feux et que des corvées creusaient des feuillées [1] à 250 m.

Je m’installe non loin des officiers avec la liaison du bataillon et le bureau de la compagnie que je vais quitter car nous ne tarderons pas à rejoindre les tranchées. Les cuisiniers des officiers sont occupés à installer une table avec des moyens de fortune et à aménager tant bien que mal, plutôt mal que bien, le coin de nos chefs.

Nous décidons de cesser pour l’instant toute popote entre Culine et la bande, le souvenir des bons moments passés restera chez nous d’une façon impérissable, en attendant des moments meilleurs où nous pourrons recommencer.

Un cuisinier de la compagnie, Lavoine, se charge de la nourriture de Culine et Lannoy. Levers et Delacensellerie rentrent dans leur escouade. Je me remets donc avec la liaison du bataillon et mange la bonne cuisine de Gauthier.

Le soir tombe. Roulés dans nos couvertures, nous nous remettons aux bras de Morphée, lui demandant de chauffer les courants d’air et de chasser les nuages.


[1] feuillées : Latrines de campagne, généralement creusées dans la terre un peu à l’écart des tranchées principales. Les soldats s’y rendent pour « poser culotte », selon l’expression employée alors.

 

8 février

À 6 heures, nous entendons le clairon. Debout ! Les cuisiniers ont déjà le chocolat prêt et Licour astique les affaires de l’un et de l’autre.

À 7 heures, selon l’habitude, chacun part à l’exercice. Nous recevons la visite de Brillant : il me faut ce matin à 9 heures aller chercher des fournitures à l’officier de détail. Voilà ma matinée occupée. J’avertis Jacquinot pour qu’il se tienne prêt et me rends chez Verley et Toulouse que je trouve encore couchés. Je leur dis que « C’est une honte » et les invite pour ce soir au nom de la popote*. Ils acceptent de grand cœur et seront prêts à 5 heures pour l’apéritif.

À 9 heures, je suis chez l’officier de détail et touche quantité de képis et quelques paires de souliers. J’entasse tout cela dans le magasin. J’assiste au retour de l’exercice de la compagnie. Réellement, elle a belle allure et on ne croirait pas que là-dedans la majorité sont des réservistes.

Le capitaine vient au bureau. Il nous montre, en criant, à Lannoy et à moi un papier du colonel Rémond, actuellement général de brigade, notre ex-colonel. Celui-ci le félicite et lui annonce qu’il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Notre cher capitaine est aux anges. Nul doute qu’aujourd’hui, la nouvelle paraîtra à l’ordre du régiment.

Du coup, Lannoy demande au capitaine un cochon pour la compagnie. On compulse le cahier d’ordinaire sur lequel le capitaine a toujours l’œil fixé car il tient à son boni [1] comme à la prunelle de ses yeux. Puis d’un noble geste, il offre le cochon. On le remercie vivement. Delbarre et Massy sont aussitôt avisés de la bonne nouvelle : ils vont chercher l’animal.

10 heures, je vais lire le rapport qui ne contient rien d’intéressant quand Lannoy arrive avec la décision du jour signée du colonel. Les capitaines Claire et Aubrun sont nommés chevaliers de la Légion d’honneur, avec une citation presque identique qui a trait aux séjours dans la Gruerie du 16 au 19 septembre derniers et à l’attaque ennemie qui fut brillamment repoussée par la compagnie. Et dire que ces jours-là, Claire et Aubrun s’en voulaient à mort ! Je lis la chose à la compagnie dans la grange de la section Alinat et déclare aux poilus que le capitaine leur offre un cochon. C’est un enthousiasme général.

Après quoi, je rentre à la popote et nous nous mettons à table. J’annonce que ce soir, Verley et Toulouse sont des nôtres. Aussitôt, les cuisiniers sont chargés d’acheter ce qu’il faut et de nous faire quelque chose de convenable. Tous, nous espérons que le capitaine nous paiera le champagne, grâce à sa décoration. Au sujet de la citation, les avis sont un peu partagés. Mais on n’insiste pas. Culine cependant déclare qu’il aurait bien fait de faire citer quelques-uns d’entre nous qui lui ont fait gagner sa croix.

Au milieu du repas, Delbarre vient annoncer au sergent-major que le cochon est trouvé. Il indique le prix. Lannoy l’envoie à Charmontois-le-Roi s’entendre avec le capitaine.

À 1 heure, chacun part à l’exercice de nouveau tandis que je me plonge dans les paperasses.

Dans l’après-midi, je reçois des lettres de chez moi, ainsi qu’une lettre de Monsieur Roger de Marville, mon ancien hôte d’antan. Je lui avais écrit, ayant eu son adresse de son cousin, le sergent Prestat [2], vaguemestre*. Le brave homme est à Châlons-sur-Marne. Son jeune fils est engagé comme artilleur à Rennes. Il a quitté Marville à l’arrivée des Allemands avec son fils, laissant femme, filles et biens. Heureux est-il de m’annoncer qu’il a des nouvelles du pays : sa femme lui a écrit que Marville était respecté, le Kronprinz et l’empereur son père par la suite y ayant été bien accueillis et ayant promis de sauvegarder les habitants. La famille Roger loge des officiers qui se conduisent très bien. Tout ceci m’intéresse au plus haut point, car je songe souvent à Marville au temps où nous grillions de nous cogner avec les boches.

Enfin le soir tombe et Lannoy et moi, bouclons nos cahiers. C’est l’heure de la détente. Nos amis, revenus de l’exercice de l’après-midi, sont déjà chez La Plotte. Nous prenons Verley et Toulouse au passage et filons vivement là-bas amenant avec nous Jamesse que Rogery remplace. En route, nous rencontrons le colonel qui nous arrête, examine galons et dit à Jamesse qu’il devra les placer mieux que cela car ils vont s’effilocher. On salue.

Après une bonne heure passée ensemble au coin du feu avec les gendarmes, nous rentrons dîner, par un temps froid mais toujours sec.

La soirée se passe cordialement autour de notre table familiale. On jase, on parle, on rit beaucoup. Enfin on se quitte vers 11 heures après avoir épuisé notre répertoire de chansonnettes. Je me couche et hérite encore de Maxime et de Jamesse. Je ne puis les loger tous deux. Jamesse décide donc, en tant que plus jeune, d’aller coucher dans la paille avec ses couvertures. Maxime d’ailleurs n’a pas attendu cette décision pour dormir profondément.

Lannoy de son côté déclare dormir beaucoup mieux dans le foin que dans un lit. J’en suis content car je suis propriétaire du plumard de cette façon. Enfin, à 11 heures 30, toutes lumières éteintes, le calme [le] plus profond régnait, mais la table non desservie en disait long sur les libations de la soirée.

 

 


 

[1] boni : Somme qui excède la dépense faite ou l’emploi de fonds projeté.

[2] Prestat : Plus d’informations sur le Blog du 147e RI : http://147ri.canalblog.com/archives/2015/12/23/33093572.html