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29 décembre

Le jour se lève. Je dors longtemps abattu et fatigué par les émotions. Je me prends d’amitié avec René qui aimait Carpentier comme moi : la peine nous unit.

Nous ne verrons Gauthier et Jombart que la nuit prochaine. Nous mangerons quelques provisions reçues de la famille. Pourquoi nous lever ? Nous dormons donc jusque 10 heures. Je sors et vois le boyau étroit et profond qui nous permet de communiquer de jour avec les 7e et 8e compagnies en dehors du téléphone ainsi qu’avec le poste du colonel chef de secteur. Quant au 6e et 5e il ne faut pas y songer, car une partie de la tranchée qui relie ces compagnies aux deux autres est inutilisable, vu qu’elle est prise d’enfilade. Le coin en résumé commence à devenir mauvais.

Vers midi le soldat Paradis vient près de nous pour remplacer Carpentier. Sans doute passera-t-il caporal fourrier tandis que Jombart aura les baguettes de sergent fourrier. Il nous annonce la mort du sous-lieutenant Fournier [1] tué dans un boyau pris d’enfilade de jour et où l’ennemi tue à intervalles réguliers la nuit. Que de deuils qui nous touchent de près.

J’apprends que cette nuit le premier bataillon du 147e à notre gauche fut relevé est remplacé par un bataillon du 120e. Le commandement du secteur est revenu aux mains du lieutenant-colonel du 120e, le commandant Desplats partant au repos. Nous avons ainsi un bataillon du 120e à droite et un à gauche ; nous sommes donc encadrés. Notre relève* ne tardera pas à se faire.

Le temps se maintient assez sec, grâce au clair de lune qui occasionne une certaine gelée chaque nuit.

Dans l’après-midi, l’adjudant Gallois nous annonce que ce soir le capitaine Sénéchal recule son poste de commandement au carrefour (voir topo) et que nous déménageons avec lui.

TomeVI-planFneMadame-PCSenechalAinsi dit, ainsi fait. Vers 5 heures à la tombée de la nuit nous filons avec armes et bagages. Nous trouvons à 800 m de là non loin du carrefour des gourbis* dans le genre de ceux que nous venons de quitter. Je m’installe dans l’un d’eux avec René et Crespel. On allume du feu, on procède à une sommaire installation et le gourbi étend assez grand je prends avec moi mon agent de liaison Pignol.

Gallois nous annonce que de lui-même le capitaine Sénéchal a suspendu les rondes.

86-abri-de-2eme-ligne8 heures arrive ! C’est l’arrivée de Gauthier et Jombart qu’on arrête au passage.

Des lettres de chez moi me remettent un peu de toutes les émotions. Puis la nourriture nous remonte tous.

Gauthier ne tarde pas à repartir suivi de Jombart et nous nous étendons côte à côte pour chercher le sommeil.


[1] Fournier : s’agit-il de FOURNIER Gaston Xavier ?
Voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes, ni la date de décès (29 novembre 1914 au lieu du 29 décembre) ni le garde indiqué ne semble correspondre.

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28 décembre

Vers 5 heures je m’éveille. C’est Carpentier [1] qui part faire sa ronde. Comme l’autre fois aimablement il me borde de ses couvertures et me dit « à tout à l’heure ». Je lui réponds que le chocolat l’attendra chaud.

Vers 6h30 je me lève sans hâte avec René et Crespel ; on rallume le feu, mais le chocolat au-dessus afin qu’il soit prêt pour l’arrivée de notre brave ami dont je plie les couvertures avec les miennes.

À peine ai-je fait cela qu’un agent de liaison de la 5e venu apporter le compte rendu du matin nous apprend que Carpentier blessé. Où ? C’est un coup de foudre pour nous. Où Seigneur ? Je m’élance suivi de René sur la 7e compagnie où le sous-lieutenant Monchy nous dit n’avoir pas vu Carpentier ; à la 8e le lieutenant Régnier répond négativement. Je cours littéralement dans les boyaux butant glissant et file vers la 5e où je tombe sur le capitaine Aubrun. Où est Carpentier ? Où est mon camarade ? Je suis désespéré de ne pas le trouver. Pour lui je me ferai tuer, il faut que je le sauve. Alors le capitaine paternellement me prend les mains ; j’ai compris et je pleure. TomeVI-planFneMadame-CarpentierLe pauvre a reçu une balle au ventre dans le boyau dangereux dont on ne se sert qu’en rampant. (Voir topo). Il est mort là en quelques minutes il y a plus d’une heure secouru par un homme qui a entendu des plaintes et qui a reçu son dernier soupir. Je suis horriblement triste : lui, dont j’avais fait mon meilleur ami, tué. Au risque de me faire tuer moi-même, je suis le boyau tragique. Je ne me possède plus, il faut que j’ai le corps. Des balles sifflent ; je m’aplatis, mais rampe quand même. J’arrive enfin et trouve le pauvre corps étendu sur le dos dans le boyau, le pantalon dégrafé, et je vois une petite blessure au ventre. Quelques balles font tac, tac sur le parapet. Je ne m’en préoccupe guère. Pauvre ami ! La figure est calme, reposée. Je pleure encore et jure l’enlever d’ici ce soir. Je recouvre la partie à nu et redescend toujours rampant jusqu’au bas du ravin d’où quelqu’un m’appelle. C’est Lavoine, un brave qui a fait ses preuves, cuisinier d’escouade qui va monter vers sa section par le boyau dangereux malgré les balles. Il le fait chaque matin en rampant. Me voyant tout en larmes il me dit se charger de descendre le corps où nous nous trouvons (voir topo) pour le soir. Je n’aurais qu’à venir le chercher là. Je le remercie avec effusion et comme il est des pays envahis lui donne une piécette qu’il veut refuser mais que je lui mets de force dans la main.

Je rentre à mon abri affreusement triste. Me voici donc avec un deuil le plus grand pour moi depuis la guerre. Mon meilleur camarade tué.

Ce n’est pas fini. Je m’occupe arranger certaines choses de mon ami défunt, j’ouvre son sac afin de voir ce qu’il y a de précieux afin de faire avec son portefeuille le petit colis qui subsiste seul de ce que furent nos camarades ; je prends son couvert, sa petite assiette que je garderai en souvenir de lui ; je prends ses couvertures laissant les miennes ; toutes choses qui me sont précieuses, son chocolat, c’est conserves, nous nous les partagerons dans nos repas. Je bois en pleurant le chocolat qu’il aurait dû boire. Vraiment mon cœur est pris. Je suis appelé par le capitaine Sénéchal qui essaie de me consoler et à lui-même les larmes aux yeux. Quelle tristesse à la liaison !

Je rentre dans le gourbi* rencontrant les cuisiniers de la 6e qui s’apprêtent à traverser le ravin qui se trouve devant nos abris et où se trouve un espèce de marais dans lesquels déversent les petits affluents de la Fontaine Madame. Soudain j’entends des cris ; je sors et vois 30 m de nous un cuisinier étendu sur le sol blessé.

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Le ravitailleur, dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Une balle venue on ne sait d’où là attrapé au passage. De l’endroit où nous sommes, nous crions au malheureux de ramper vers nous. Celui-ci rassemble toutes ses énergies et 20 minutes après est hors d’atteinte. Il a une balle dans l’aine. Quel caractère n’a-t-il pas dû avoir pour faire ses 30 m en rampant sur le ventre. Le capitaine Sénéchal sort et dit aux cuisiniers d’attendre la nuit. Ceux-ci rentrent donc à La Harazée. Quelques-uns malgré tout s’élancent bravement au pas de course. On entend des coups de feu. Ils ne sont pas atteints. Mais le capitaine s’oppose de nouveau à tout passage.

On ne communiquera par agent de liaison que de nuit et le ravitaillement se fera la nuit : arrivée des cuisiniers aux tranchées le soir et retour à La Harazée au petit jour. D’ailleurs le téléphone existe avec chaque compagnie : on n’est donc pas isolé. Nous approuvons notre chef qui ménage nos vies et lui sommes grandement reconnaissants.

La matinée se passe donc à arrêter les cuisiniers qui arrivent un à un et à leur faire part de la décision prise en les invitant à dire la nouvelle à leurs gradés d’ordinaire, tandis que le capitaine commandant avertit par le téléphone les commandants de compagnie. Nous arrêtons même le commandant Desplats qui veut à toutes forces passer et va voir le capitaine Sénéchal. Il est 10 heures.

Un homme de corvée du sergent Tercy passe sur le chemin venant de La Harazée qui longe nos abris. Une balle arrive. Toc ! À 35 m de moi il tombe pour ne plus se relever. Du coup nous sommes consternés. Quoi et qu’est-ce à dire ? Les boches n’ont pourtant pas avancé. Voici le ravin inutilisable, voici le chemin également, par lesquelles hier ont passait tranquillement. D’où peuvent venir les balles ennemies ?

Le commandant Desplats sort et gesticule parlant haut. Son opinion est que l’ennemi à la crête opposée où il se trouve a creusé une sape cette nuit et que delà par un créneau il observe et découvrant le ravin tire sur tout ce qu’il voit. Il fait passer l’ordre d’enlever le cadavre qui gît lamentable sur le layon. Deux hommes s’élancent ; ils n’ont pas atteint le corps qu’une balle siffle et blesse à la jambe l’un d’eux. Ils se replient aussitôt. La preuve est faite une nouvelle fois.

Il faut donc se mettre à l’œuvre aussitôt et creuser un boyau profond.

Sous la direction du commandant, tous les bras et tous les outils disponibles sont mis en œuvre. À 2 heures le commandant file, sans recevoir de balle. Nous continuons, travaillant d’arrache-pied.

Le soir tombe. Les cuisiniers Gauthier, ceux des officiers et Jombart s’en vont au pas de course suivis de ceux de 5e et 6e qui ont réussi à passer le matin.

Je me rends près du capitaine Sénéchal lui demandant de faire venir pour 4 brancardiers à son abri. Le corps de Jean Carpentier sera là. Le capitaine m’admire et me donne un papier avec ordre au petit poste du ravin (voir topo) sur la route de la 5e compagnie de me fournir 4 hommes, pour le transport du corps. Ainsi dit, ainsi fait. Les 4 hommes sous ma direction enlèvent la dépouille qui se trouve à l’endroit fixé par Lavoine. Cahin, caha, dans l’obscurité parmi les fils de fer barbelés qui défend le ravin nous amenons notre pauvre ami, heureux de pouvoir enfin le déposer près du PC où le capitaine vient le saluer et me serre la main avec effusion en me disant « c’est bien ! ». Je pleure comme un enfant. Les brancardiers viendront donc le prendre et il sera enseveli au cimetière de La Harazée. J’ai fait mon strict devoir, je devais cela à l’amitié. Quant à son portefeuille et aux dernières volontés que contient une enveloppe fermée pour sa famille, ce dont il m’avait causé, le pauvre, hier soir même, sentait-il donc sa fin, je les adresserai demain par Jombart aux secrétaires du trésorier, mes amis, avec les affaires personnelles, porte-monnaie etc.… N’empêche que tout cela m’est horriblement pénible.

Je rentre à l’abri. Il peut être 8 heures. Nous mangeons René, Crespel et moi, tandis qu’au-dehors des sapeurs du génie continuent notre travail et piochent ferme.

Nous entendons aussi des bruits de marmites et des chuchotements. Ce sont les cuisiniers des compagnies qui selon les ordres viennent de nuit ravitailler.

Je m’étends et ne puis dormir. Je me lève et attends l’arrivée des brancardiers. Ceux-ci arrivent 2 heures plus tard. Ils emportent Jean et je le vois emmener. Pauvre, pauvre ami !

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Avant de me coucher vers 10 heures, je vais porter une note au capitaine Aubrun : le commandement du secteur passe au colonel du 120e ; le commandant Desplats rentre demain au repos à Florent où se trouvent les 2 autres bataillons du 147e.


[1] Carpentier :  Quelques documents officiels qui témoignent du décès de Jean Carpentier.
Tous mes remerciements à Hélène Guillon pour ses informations complémentaires.

FicheMDHarchives_C830381RCarpentier Décès CARPENTIER

 

25 décembre

Dans un cagna (Meuse)Il est 2 heures du matin quand nous nous étendons sur un peu de paille, la portion la plus propre de celle que nous avons trouvée ce matin et que nous avons gardée. La tête sur le sac, le passe-montagne sur la tête, un cache-nez au cou, des gants aux mains, enroulés dans 2 couvertures, allongés côte à côte sur des toiles de tente posées sur la paille, nous ne tardons pas à nous endormir tandis que le feu se consume. Je revois la messe de minuit des Noëls heureux, le chœur constelle de milliers de bougies qui sont autant d’étoiles, le petit Jésus si doux, si gentil, si pur dans sa crèche, les bergers, la vache qui semble réchauffer pieusement le petit corps si frêle ; j’entends les chants si émotionnants « Il est né le divin enfant », le « minuit chrétien » chanté d’une voix mâle, vrai chant de gloire, appel à l’univers, « peuple, debout ! »

Je mange la coquille de Noël, j’embrasse le visage aimé et souriant de ma mère, on se félicite, on se souhaite de nombreux Noëls en famille, on se complimente, tous les visages rayonnent de la joie chrétienne. Je me réveille : c’est Noël, il est né, le rédempteur.

Triste réveil ! Le gourbi* froid, des ronflements qui me rappellent vite à la réalité. Quelqu’un me secoue, une bougie à la main, c’est mon agent de liaison Pignol. Une note est à communiquer à la 5e compagnie ; le capitaine Sénéchal demande que j’y aille personnellement. Je me lève et part dans la nuit noire me guidant selon mon habitude par points de repère. Il est 4 heures du matin.

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Portrait de Charles Gabriel. Avec l’aimable autorisation d’Hélène Guillon sa petite nièce.

Le capitaine repose, je le réveille. Aussitôt il pousse une dithyrambe sur les artilleurs et me raconte la triste chose : une rafale de 75 trop court est tombée dans nos lignes.

Nous déplorons la perte de 5 tués dont le sergent Gabriel [1], un de mes amis. 6 blessés doivent être enlevés par les brancardiers : c’est la réponse du capitaine Sénéchal à sa note que j’apporte ; les brancardiers vont arriver.

Triste Noël et triste idée de l’artillerie de fêter le réveillon en tuant des nôtres. L’idée du capitaine est qu’ils avaient bu ; des enquêtes seront faites mais à quel résultat presque nul, aboutiront-elles ? Cela ne rendra pas l’existence aux malheureuses victimes.

Je rentre à mon abri ou bien attristé par la mort de mon ami Gabriel je me recouche et reprends le somme interrompu.

Au jour vers 8 heures nous voyons arriver en tenue de simple soldat le commandant Desplats, petit, rapide, un bâton à la main. Il s’arrête, demande d’un ton sec ce que nous faisons là et repars aussitôt de la même marche rapide et saccadée. Un instant il s’arrête au PC Sénéchal : il faut le conduire à la 5e compagnie. Vivement je m’élance. Nous partons. Avec nous se trouve le lieutenant-colonel du 120e qui vient de passer la succession à notre chef. Rencontrant les cadavres du 120e à l’entrée du boyau, on se découvre tous trois et on commence rapidement l’ascension. Nous trouvons le capitaine Aubrun qui hume l’air dans son boyau. J’attends une demi-heure à la porte de l’abri. Puis nous rentrons. Le commandant Desplats glisse et descend rapidement le boyau sur le dos : j’ai toutes les peines du monde à ne pas rire. Arrivé au bas de la cote, pour comme bien on pense, il se ramasse simplement sans mot dire. Nous voici au PC Sénéchal ; mon rôle est terminé.

Périscope de tranchées en 1ere ligne [soldat utilisant l'appareil] : [photographie de presse] / [Agence Rol] - 1À 10 heures, nouvelle séance. Les 2 officiers reviennent ; je repars avec eux. Nous trouvons le capitaine Aubrun et filons plus haut dans les tranchées de la compagnie ou je vois le lieutenant Vals, Gibert, Pellé, Cattelot, sergents, à qui je dis Bonjour. Ce dernier [Vals] à un périscope. Durant qu’il regardait une balle est venu frapper le haut de l’instrument.

Nous filons rapidement longeant les tranchées vers la 6e compagnie où nous voyons le capitaine Claire. Un temps d’arrêt. Nous continuons et sur ma demande « dois-je suivre » je reçois une tape amicale sur l’épaule « oui, mon brave ».

Au passage le commandant fait connaissance avec le sous-lieutenant de Monclin [2] en sergent de réserve qu’il félicite. Le sous-lieutenant de Monclin salue.

Nous voici hors de la 6e compagnie. Toujours d’une marche rapide nous filons à travers bois. Tout étonnés j’arrive au secteur Fontaine aux charmes où se trouve du 120e ; je suis tout heureux de revoir les lieux, le gourbi que nous avons confectionné, etc.…

Après une bonne pause d’une demi-heure, conduits par un agent de liaison du 120e, nous filons dans la direction de La Harazée. Soudain nous obliquons à gauche, dégringolons littéralement une crête et nous trouvons parmi des territoriaux qui font des tranchées et des abris. Nous sommes bientôt, après nous être égarés dans un marais, sur le chemin de La Harazée Fontaine Madame. Le commandant cause durant 20 minutes avec un vieux commandant de génie tout blanc. J’attends me demandant à quoi je sers ; sans doute à être officier d’ordonnance, mais je suis bien piètre pour cela.

Nous repartons. Je puis disposer. Quelle balade, mes amis ! Le commandant Desplats est un homme caoutchouc, ressemblant quand il marche à une balle qui rebondit sans cesse, et pour le suivre Dieu sait s’il faut avoir des jambes. Je fais 800 m sur le chemin et retrouve mon gourbi et mon sac sur lequel je m’affale en racontant le tisser aux camarades qui sont là. Il est 1 heure.

Les cuisiniers des officiers font popote* ; Gauthier me réchauffe quelque chose : je suis affamé et mange d’un appétit formidable ; je mangerai un cheval.103-cuisine-dans-les-boisReposer, avec Carpentier je commence l’aménagement de notre toit car nous craignons la pluie et ses conséquences désastreuses d’inondation. L’après-midi se passe. Mais n’est pas longue d’ailleurs, car il fait noir de bonne heure.

Gauthier et Jombart ne tarde pas à nous quitter ; ils ont le filon car ils viennent ici à peine 6 heures sur 24 ; ils sont précieux par contre ; chacun se plaît à reconnaître Gauthier comme un modèle de cuisinier ; quant à Jombart, il nous procure grâce au personnel des voitures tout ce que nous désirons pour améliorer notre popote, beurre, confiture, camembert, tabac.

Nous nous enfermons à 4 dans notre gourbi, Crespel, René, Carpentier et moi, et faisons un feu d’enfer autour duquel nous nous étendons, car la température est basse. Nous faisons du chocolat et Carpentier, bon fieu ( ?), en donne à la sentinelle double de la 7e compagnie qui se trouve non loin de notre abri.

Une nouvelle qui ne nous plaît guère, innovation due sans doute au commandant Desplats, vient nous surprendre durant notre modeste repas. Cette nuit, des rondes seront faites dans tout le secteur du bataillon par les sous-officiers de liaison à des heures indiquées par le chef de bataillon. En conséquence Carpentier et moi tenant un papier à faire émarger par les 4 commandants de compagnie : rondes à 11 heures pour lui, 2 heures pour moi. C’est une douche ; d’autant plus que la nuit est noire, le secteur long et le chemin inconnu. Zut !

On se couche quand même. Il faudra se débrouiller. Enfin on en a vu d’autres !


 


[1] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire déposé le 28 août dernier.

Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier les documents ci-dessous. Des informations complémentaires sur la famille GABRIEL, et plus particulièrement François GABRIEL (frère de Charles et grand père d’Hélène), sont disponibles sur le site de Dixhuitinfo.

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Charles GABRIEL entouré de deux de ses camarades du 147e RI

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Son acte de décèsacte de décès

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[2] sous-lieutenant de Monclin : il s’agit de André THIERION de MONCLIN, évoqué plus en détail ici : http://147ri.canalblog.com/archives/2011/12/05/22876738.html sur le site de  Christophe Lagrange dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/.

 

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

22 décembre

Aujourd’hui Gallois nous annonce qu’il fête ses galons. Nous allons donc aux emplettes. Un magasin épicerie se trouve non loin de leur ; on achète donc pour 50 Fr. de marchandises, Champagne, gâteaux, conserves, etc.… Ce sera une vraie fête.

Cependant harcelés toujours par les notes, nous décidons de remettre la fête au soir où nous jouissons toujours d’une grande sécurité. Ainsi dit, ainsi fait.

La journée se passe en grande partie a été notre cuisinier qui se dépense sans compter et met à notre disposition tous ses talents culinaires.

Le temps au dehors est un vrai temps de décembre. Dans l’après-midi nous recevons la visite du capitaine Sénéchal qui nous trouve un peu à l’étroit et rit beaucoup de nous voir tous à l’œuvre.

Nous recevons plusieurs visites : le sergent Couture, sous-officier aux voitures de ravitaillement, le sergent Peltier, chef d’une section de mitrailleuses, jusqu’à celle de Lannoy, sergent Major à la 5e compagnie. On parle, on jase etc.…

Le soir tombe. Il est 5 heures, à table. Notre matériel s’est agrémenté de quelques chaises empruntées à la maison d’en face. Gauthier aide de René faire avec brio, tandis qu’autour de la table où du papier sert de nappe chacun son mouchoir au cou en guise de serviette mange avec appétit. Nous sommes toute une bande : Gallois adjudant qui nous régale si généreusement, Carpentier, Sauvage, Menneval et moi fourriers, Jombart caporal fourrier, Caillez et Crespel, cycliste, Jacques, maréchal des logis de liaison notre invité, René le mitrailleur et le sympathique clairon cuisinier Gauthier qui assit sur le lit quand il ne sers pas mange comme 4.

Au dessert je me lève et porte un toast de remerciement et de souhaits pour l’avenir de notre sympathique ami à qui nous devons camaraderie et obéissance.

On débouche Champagne qui coule dans nos quarts et pétille à nos yeux ravis. On mange force pâtisserie. Carpentier pousse une chanson connue. On s’amuse follement… Quand note… Départ cette nuit à une heure pour la cote 211.

C’est une douche, mais ce n’est que la cote 211 et on ne part qu’à une heure.Cote211-archives_SHDGR__GR_26_N_340__002__0197__T
Chacun communique donc rapidement la nouvelle a son commandant de compagnie et revient vivement à la bonne table où de nouveaux gâteaux ont remplacé les anciens et de nouvelles bouteilles les « cadavres » disparus.456_001
Il est 9 heures quand 2 clans se forment : dormir ou ne pas dormir selon la formule anglaise fameuse « To be or not to be », être ou ne pas être. Ce n’est pas comme à la chambre, pas de discussions violentes. Les dormeurs, couchez-vous ; les joueurs de cartes à vos places.

Et c’est ainsi que durant la nuit, véritable veillée d’armes les manilles succèdent au manille agrémentées de coups de poing sur la table, de cris, d’exclamations et même de ronflements qui partent de la pièce voisine.

8 décembre – Chapitre VII

Bois de la Gruerie : secteur Fontaine aux charmes – 7e séjour

Au petit jour, vers 6 heures, alors que nous commençons à nous assoupir, un peu séchés, le capitaine Sénéchal nous appelle. Il nous indique un endroit situé à 100 m de là et nous dit de venir le rejoindre là. Notre emplacement est réservé aux 5e et 6e compagnies qui placeront une section en réserve.

Nous nous armons donc de nos sacs et nos fusils que nous trouvons après quelques recherches et allons à l’endroit désigné où nous ne trouvons rien, aucun trou, aucun abri.

Jamais, à part notre arrivée dans le bois lors de la poursuite, cela ne nous était arrivé.

Quant au capitaine Sénéchal, il délibère avec le capitaine Claire et bientôt leurs ordonnances*, aidés de quelques hommes, démolissent la toiture d’un abri existant et se mettent à l’œuvre pour l’agrandir et le consolider.

Quant à nous, gens de décision, nous nous partageons le travail, assez nombreux pour faire quelque chose de potable. Des pelles et des pioches se trouvent dans un petit abri à munitions, de quoi loger un homme. Cailliez, Crespel, Gauthier se mettent à défricher et piocher avec ardeur, cela les réchauffera. René et quelques autres coupent des gros rondins aux arbres avoisinants. Quant à moi, aidé de Carpentier, j’ai pour mission de couper quantité de fougères afin d’en faire une litière au fond du gourbi* et d’en faire un toit au-dessus des rondins, afin de pouvoir recouvrir le tout de terre sans danger que celle-ci passe à travers les rondins pour retomber dans l’abri.

Ainsi dit, ainsi fait. Il ne pleut plus, grande chance. Tout le monde travaille d’arrache-pied, cela nous fait oublier les douches de la veille.

Nos agents de liaison* nous imitent et se construisent également un petit gourbi à côté du nôtre.

Au début, nous ne sommes pas trop rassurés car nous craignons un peu les marmites*. Bientôt, n’entendant aucune balle siffler et aucune explosion aux alentours, nous sommes quasi rassurés : secteur calme.

À midi, nous cassons la croûte, admirant notre travail. Nous sommes d’avis de faire quelque chose de très solide, de spacieux et de confortable. Le trou est presque terminé : il peut avoir 10 m sur 3 et 1 m 20 de profondeur. Une trentaine de gros rondins sont à pied d’œuvre et les fougères s’amoncellent.

Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Nous nous remettons rapidement au travail et pouvons bientôt commencer le montage du toit. Grave affaire car il ne faut pas qu’il pleuve à l’intérieur, que la terre tombe dans le gourbi et que trop de terre fasse effondrer le tout.

f2.highresUn énorme foyer est également installé.

Quand le soir tombe, le travail de couverture est terminé. Nous laissons la porte au lendemain, une sorte de tente la remplacera pour ce soir.

On allume du feu tandis que Gauthier et René, suivis de Jombart, partent à La Harazée pour opérer notre ravitaillement.

Dans la journée, j’ai procuré à mon brave Pignol le poste de gardien des munitions. De ce fait il hérite du gourbi.

Quant à la 5e compagnie elle a ses sections installées dans les gourbis à 100 m devant nous avec des petits postes en avant.

Le capitaine a un gourbi qu’il partage avec le lieutenant Péquin qui commande la 7e qui est en liaison avec la 5e.

La 6e compagnie est dans des gourbis un peu en arrière, non loin de nous, en réserve et la 8e, ayant à sa tête le lieutenant Régnier, se trouve à droite de la 6e, en réserve également. L’ennemi est à 800 m sur la crête, en face de la nôtre.

Fne-aux-charmesNous sommes donc quasi installés. Il restera à compléter l’œuvre demain. Heureux, côte à côte, nous nous étendons voulant rattraper la nuit blanche de la veille.

 

7 décembre

Relève au bois de la Gruerie

90423614img-2120-jpgNuit excellente et réveil tardif.

Le temps est à la pluie. Cela nous désole car on sent bien que la relève* au bois est proche. Dans la matinée en effet, une note arrive fixant le départ à la tombée de la nuit. On se prépare donc tranquillement, tout en copiant de temps en temps une nouvelle note qu’on communique. Menneval remplace Courquin. Il attend sa nomination de sergent fourrier.

Je passe l’après-midi à composer ma chansonnette sur un air connu et je donne la primeur du premier couplet à mes braves camarades qui applaudissent à tour de bras.

Le voici, intitulé : Le 147e en Argonne

Depuis trois mois qu’on vadrouille en Argonne
Qu’est-ce qu’on y fait ? C’est ce que je vais vous conter
Car notre colon nous permet qu’on déconne
Un petit air que l’on pourra chanter
Quand on va traverser
Toutes les petites cités :

La Harazée    pan pan pan pan
Florent et son clocher         D°
Le pont de la Neuville         D°
Et bientôt Binarville            D°
Vienne-le-Château               D°
Saint-Thomas, son plateau D°
Placardelle, le Claon           D°
Moiremont et plus tard Servon.

Nous partons subitement vers 3 heures, le départ ayant été avancé. Il pleut un peu et cela ajoute à la mélancolie d’une relève. Nous suivons en groupe l’itinéraire connu et fastidieux de Florent à La Harazée, derrière le capitaine Sénéchal à cheval, suivi de Jacques tandis que le bataillon marche dans l’ordre fixé aux compagnies.

Après différentes pauses, le passage au parc d’artillerie, à la cote 211, à la Placardelle, à la cote de La Harazée où nous passons rapidement, nous arrivons dans La Harazée vers 5h30.

Nous entrons dans le jardin qui se trouve devant le château. Quelques obus arrivent dans le village. Nous faisons la pause entre les grands marronniers pendant que le bataillon stationne sur place. Les officiers avec le capitaine commandant rentrent dans le château et en ressortent quelques instants après. Je vois sur le seuil le colonel Rémond qui leur serre la main.harazee

Nous partons, suivons une route qui nous est inconnue, boueuse, plus que boueuse à flanc de coteau. La marche est lente et très pénible. Parfois la boue étant trop dense, nous sommes obligés de monter parmi les arbres auxquels nous nous accrochons et de marcher à flanc de côté. Heureusement que la pluie a cessé et qu’un léger, très léger clair de lune nous permet de voir à peu près où nous marchons.

Enfin nous sommes anéantis bientôt par la fatigue. Il faut suivre quand même.

Plus d’une heure après, suant sang et eau, nous arrivons à un petit carrefour où nous voyons quelques lumières. Une petite rivière barre la route. Il y a un pont de bois fait de quelques modestes planches. C’est tout un art de passer là-dessus par l’obscurité. Plusieurs l’apprennent à leurs dépens et roulent dans l’eau. C’est un bain douche inédit. On s’arrête, croyant être arrivés. On attend, car le capitaine Sénéchal a disparu comme par enchantement. Gallois est affolé.

Une demi-heure après, nous sommes rappelés par une voix connue, celle de notre chef qui nous dit de le suivre. Nous retraversons le pont et nous enfonçons à droite dans une espèce de ravin où nous avons de l’eau jusqu’à mi-jambe. Marche agréable s’il en est ! Jamais je n’ai vu cela et pourtant j’ai vu quelques coins peu enviables !

Le ravin passé, nous sommes sur un boyau adossé contre une colline très haute. On fait une courte pause.

Le capitaine nous rassemble à voix basse et dit qu’on doit monter là-haut en silence sans cigarettes. Il fait nuit noire et sans cela, nous serions vus de l’ennemi. Donc si une fusée monte, s’aplatir et ne pas bouger.

On monte donc. Quelle suée ! Le capitaine, comme nous, est à bout de souffle. On s’arrête tous les 25 m. Parfois on désespère de passer, tellement l’herbe est haute, les boqueteaux nombreux, la terre détrempée. On s’accroche partout, on tombe sur les genoux, il faut parfois ramper, car la crête est presqu’à pic.

Combien de temps ces 100 m d’ascension nous demandent-ils ? Beaucoup. Enfin nous arrivons au haut. Dans quel état ? Heureusement qu’il fait noir et qu’on ne se voit pas. Nous tombons sur un petit boyau qui nous amène bientôt à quelques abris éclairés. Le bois est des plus touffus.

Il commence à tomber quelques gouttes de pluie. Le capitaine nous quitte, disant de nous caser et de lui faire savoir quand chacune de nos compagnies arrivera : il va dans l’abri du chef de bataillon que nous relevons.

Celles-ci ont pris une autre route moins fatigante.

Nous sommes donc arrivés, ce n’est pas trop tôt. Se caser est facile à dire, tous les abris sont remplis de troupes.

Je rentre dans l’un d’eux et reçois l’ordre formel de sortir d’un officier que je reconnais : le lieutenant Ducroo du régiment qui se trouve là avec sa section. C’est donc du régiment qui est là, le premier bataillon, qui va au repos et que nous remplaçons.

Très peu flatté du cordial accueil reçu, je retrouve Carpentier qui me console et qui, flegmatique sous la pluie, mange une saucisse, assis sur un arbre abattu. Je ris malgré moi et fais la même chose que lui. Je crois que tous deux, nous sommes attachés l’un à l’autre pour l’existence.

La saucisse avalée et l’estomac calmé, nous cherchons de nouveau car la pluie continue et sommes assez heureux pour trouver un grand abri occupé par quelques téléphonistes qui nous donnent une place et déclarent qu’ils vont bientôt s’en aller. J’appelle Pignol qui se morfond sous la pluie.

Il peut être minuit quand j’entends la voix du capitaine Aubrun qui, furieux, sa lampe électrique en main, furète partout. Je l’amène à tâtons au capitaine Sénéchal et les laisse se débrouiller tous deux. Je rentre car il pleut toujours et je suis ruisselant d‘eau et de boue de la tête aux pieds. Il y a de quoi attraper une fluxion de poitrine mais je n’ai guère le temps de songer à une pareille bagatelle. Je rencontre Crespel et Caillez qui, au prix de mille difficultés, amènent un paquet de boue : leur bicyclette. Ils ont suivi le bataillon.

Les téléphonistes partent bientôt, nous laissant l’abri qui, heureusement, à certains endroits, empêche l’eau de filtrer. Nous avons alors tout loisir de nous admirer, boueux d’une couche épaisse de boue de la tête aux pieds. Carpentier en a même la figure recouverte car il a fait plusieurs chutes et me fait rire par ses remarques et les grimaces qu’il nous fait.

On ne peut se coucher ; on ne se réveillerait pas. Nous prenons donc le parti à cinq, Pignol, Crespel, Caillez, Carpentier et moi, de continuer le feu laissé par nos prédécesseurs et de passer la nuit à nous sécher. Nos autres amis sont dans des gourbis avoisinants.broquet_halte

Je n’ai pas le courage de m’informer où peut se trouver la compagnie. Je la trouverai toujours demain. Quant aux sacs et aux fusils, attendons le petit jour pour les retrouver.

Le feu nous cause des misères, car le bois est mouillé et nous nous usons les poumons à tour de rôle à souffler dessus.