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28 février

Chapitre II
Mesnil-les-Hurlus – Le Trapèze

(Voir topo tome 1)


Attaques du 2e bataillon

Le petit jour se lève. Je suis assoupi, mais n’ai pu fermer l’œil. Je suis gelé, surtout des pieds. Je me promène donc dans la tranchée* étroite, sur un parcours de 10 m, frappant du pied. Il peut être 6 heures du matin.

Je casse la croûte. Je bois très peu, me disant que jamais Gauthier ne nous trouvera et il faut être économe.

Un peu réchauffé, je fais comme les autres ; je prends la pelle bêche et commence à creuser une grotte. Les obus sont nombreux par ici et également les balles. La fusillade ne cesse jamais complètement ; et les marmites* arrivent de tous côtés. Où est l’ennemi ? Je ne sais.

Il importe donc de se faire un trou. Je vais voir vers 7 heures l’emplacement de la compagnie, guidé par Brillant. Après un parcours assez long et quelques tâtonnements ; tandis que Brillant retourne au PC du bataillon, je vois le capitaine Aubrun en 2e ligne à 250 m de moi. Il se plaint qu’il n’y ait pas le moindre trou et dit en faire faire un. Il n’y a aucun moyen de protection ; les parapets* s’effritent ; ils sont d’ailleurs faits avec des cadavres et il me montre des effets gris-vert de boches qui dépassent. Je vois Culine qui ne bronche pas : les obus de 150 lui passent continuellement sur la tête et éclatent à 50 m de l’endroit où il se trouve. Il me montre la plaine qui s’étend devant lui, me passe ses jumelles et me dit de regarder. Je regarde et sur un espace de 300 m, je vois le double de cadavres français allongés dans la position de combat. C’est horrible. Culine me fait ensuite remarquer l’espèce de bois de manches à balai par lequel passent ses tranchées ; puis il me fait signe avec l’oreille, me faisant remarquer le bruit des sifflements et des éclatements nombreux, bruit qui nous empêche de nous entendre, puis il me crie dans l’oreille : « Ça a bardé par ici, et ça barde encore ». Il dit cela simplement, le brave, et allume sa cigarette.image

Oui, ça barde et je rentre à mon poste près du capitaine. Je me trompe de boyau et tombe soudain dans un charnier : plus de cinquante cadavres français et allemands ont été jetés ici. Ils obstruent le boyau et en font un cul-de-sac. Les corps sont entremêlés dans toutes les positions. Ils ont été jetés là, quoi ! Ils ont été gelés et conservent leur posture rigide. Il y en a qui ont l’air de tendre le poing, d’autres, boches et français, ont l’air de faire un corps à corps, même dans la mort. Sans doute on eut l’idée de combler le boyau et n’en eut-on pas le temps. Chose qui est triste mais qu’il faut dire, le boyau est devenu feuillées* et les cadavres sont couverts de déjections.

Le spectacle est peu réconfortant. Je me retire donc vivement, non sans avoir jugé la situation d’un coup d’œil. Et cette odeur mêlée de poudre et de décomposition vous prend toujours à la gorge. Quant au marmitage, il est continuel et je ne puis mieux comparer les sifflements successifs des nombreux obus qui se suivent qu’au bruit d’une pompe dont on ferait lentement fonctionner le levier, bruit dans ce genre «Uian, uian, uian, uiiian, uiiiiian » ; bruit dominé parfois par un gros éclatement assez près, tandis qu’on voit une énorme colonne de terre noire et de fumée s’élever à 100 m du sol.

D’après ce que je vois, le bataillon est en deuxième ligne, à 15 m de la première, dans des tranchées de 1,50 m de parapet, éboulées, ébréchées, sans trou, sans aucun abri, sans créneaux, laissant entrevoir des têtes, des bras, des jambes et dégageant une odeur infecte. Je traverse et vois les hommes assis sur leur sac, mornes, hagards, aux aguets pour rentrer la tête dans les épaules à l’éclatement d’une marmite et [qui] vous regardent vous qui circulez et avez l’air de connaître le secteur, en semblant vous demander « Que fait-on ici » et ajouter « Quel coin ! Seigneur quel coin ! ». C’est ce que disent les chefs de section quand je passe ; en ajoutant « Ça barde ».

Je suis perdu, car j’ai fait certainement 300 m. Je m’informe, je demande. Enfin je trouve Gallois. Voici bien deux heures que je suis parti. J’interroge Gallois, il ne sait rien sur l’emplacement du bataillon, ni sur nos projets. Je file donc à ma place, me demandant toujours si un obus ne viendra pas m’y chercher.

Je termine mon trou et, avant de m’y fourrer, j’admire celui de Frappé à qui la peur a donné l’énergie du désespoir et qui s’est fait, par un travail fébrile de dix heures durant, un petit souterrain. Malgré tout, je ris de le voir blotti au fond, recroquevillé sur lui-même, la tête entre les épaules. Vers 11 heures, je file au capitaine Aubrun tandis qu’une petite accalmie s’est faite. Je lui dis de venir avec ses quatre chefs de section. Il les appelle et je les amène près du capitaine Sénéchal.

Je reste non loin, désireux d’entendre la conversation. Je n’entends rien, le bruit du marmitage est trop fort. Je vois le capitaine Sénéchal tirer des plans et procéder à des explications. Un quart d’heure après, c’est fini. J’approche plus près et j’entends le capitaine Aubrun dire au sous-lieutenant d’Ornant « Regardez les cadavres que vous verrez dans le blanc des yeux, bien en face, touchez-les, remuez-les, afin que cela ne vous fasse plus rien. Du courage, n’est-ce pas ! » Ils s’en vont. Tout cela m’indique que nous allons attaquer.

Vers midi, le bombardement reprend. Je parle avec Gallois. Il m’annonce que le sergent Bibi s’est fait tuer en sortant de la tranchée pour regarder la position des tranchées allemandes. Pauvre bougre ! Il me dit que le terrain que nous occupons a été pris aux boches et que toute la plaine remplie de cadavres est à nous, prise aussi à l’ennemi par des attaques répétées. Les boches, rageurs et craignant de nouvelles attaques, nous marmitent continuellement. Certes, c’est par milliers les obus qu’ils nous envoient depuis notre arrivée ici. Ce que je constate pourtant, c’est que nous sommes encore loin de Vouziers.

À 12 heures 30, le capitaine Sénéchal nous envoie dire aux commandants de compagnie le mot « Préparation ». On n’y comprend rien, mais le capitaine Aubrun fait aussitôt dire « Toile de tente autour du corps en bandoulière ». Il a compris et moi aussi : nous allons attaquer.

À 1 heure, je repars et donne le mot « Position ». Je rentre en me trompant, le chemin est dur à connaître, je retombe dans le charnier. Enfin j’arrive à destination. Déjà mes amis sont prêts, le fusil entre les mains, les cartouchières garnies. Je fais comme eux ; je laisse mon sac ici, dans mon trou, et y place même musette et bidon afin d’être plus agile.

On va donc faire son devoir et cogner une bonne fois les boches. J’avale le reste de mon eau-de-vie d’entrée. Je suis content et déjà je voudrais être sur le parapet. La 5e compagnie arrive en colonne par un dans notre boyau tandis que, suivant le capitaine Sénéchal, nous nous postons en deuxième ligne. Je vois des hommes de la 6e compagnie ainsi que le sous-lieutenant de Monclin [Moutclin] qui attend avec sa liaison. Je vois aussi un nouvel officier arrivé hier soir, ex-maréchal des logis de cavalerie ; il a son sabre à nu, un grand sabre recourbé et qui doit être une arme terrible pour celui qui sait bien s’en servir.

Je vois passer le sergent major de la 8e, blessé d’un éclat d’obus. Il remet ses paperasses à Paradis, le caporal fourrier, et s’en va se faire panser.

Et toujours ces obus de tous calibres qui éclatent en avant et en arrière de la tranchée, longs et courts ! Bruit infernal qui vous empêche de vous comprendre et vous démoralise un peu, odeur acre de poudre qui vous grise et vous ranime alors, rage au cœur qui vous prend, attente fébrile qui vous pèse, appréhension aussi ; on ne peut qualifier ce coin qu’en lui donnant l’épithète d’infernal ; et les sentiments que nous éprouvons sont bien ceux de l’assaillant avant son assaut. image

Spectacle lamentable aussi ; les tranchées sont étroites, les parapets, faits de sacs à terre, sont déchiquetés, le sol est jonché de sacs abandonnés, d’équipements, de baïonnettes, et de loin en loin, un cadavre barre le chemin ; chacun a marché dessus et le pauvre hère n’est souvent qu’un paquet de boue ; quant aux parados*, c’est un amas d’effets verts grisâtres, ce qui signifie qu’ils sont faits de cinq ou six cadavres superposés. Nous sommes là-dedans, attendant.

Voici le colonel Desplats, suivi du capitaine de Lannurien. Il nous précède. En avant ! Le cri se passe de bouche en bouche. Nous longeons la tranchée de deuxième ligne par bonds de 25 m.

Je suis Gallois qui suit le capitaine Sénéchal. Celui-ci suit le colonel et le capitaine de Lannurien. Des moments, nous sommes obligés de ramper. Le parados était éboulé, la tranchée fait une courbe et nous pouvons être vus à droite. Nous profitons de semblants de pare-éclats, d’un cadavre contre lequel nous nous blottissons. Plus nous avançons, plus des obus tombent drus et près. En route, nous rencontrons, à gauche et à droite, sous le parapet, des grottes dans lesquelles sont couchés des hommes du 8e de ligne qui ont évacué les tranchées que nous allons prendre comme parallèle de départ pour l’attaque. Je vois un ami du régiment, Monsigny, sergent au 8e, Monsigny de Calais, de la classe 1910, ex-caporal adjoint au fourrier de la 5e compagnie. J’ai à peine le temps d’être surpris et de lui dire bonjour !

Nous tournons à gauche à présent. Il faut grimper car le boyau monte. Il est excessivement étroit et profond ; il est inoccupé, ayant été évacué par la 8e de ligne. C’est la parallèle de départ pour notre attaque, car sûrement nous attaquons. Nous sommes à présent dans la première ligne qui a été évacuée par le 8e de ligne. Je suis un peu fou et abruti par les émotions.

Enfin voici un point où nous nous arrêtons, c’est une espèce de carrefour, le point A. Le colonel nous fait passer « Que la 6e suive ! ».

Il est 2 heures. Le bombardement ennemi est effroyable. C’est un véritable enfer.t8-PlansDessinésELOBBEDEY_0009

La 6e compagnie qui suit se place dans la ligne A B où nous sommes. Le sous-lieutenant de Monclin est en tête ; héroïque, il monte sur le parapet et crie « Baïonnette au canon ». Puis le lieutenant-colonel applaudit ; c’est sans doute son signal. Aussitôt de Monclin agite son mouchoir. Il brandit : « En avant ». Au même moment, toute la 6e compagnie monte le parapet et s’élance en avant. Cela n’a pas demandé deux minutes.

Quelques instants après, la 8e, ayant à sa tête le sous-lieutenant Vals, arrive. Ce dernier s’arrête à notre hauteur. Il fait le même geste que de Monclin et crie « En avant » au signal du colonel.

http://images.mesdiscussions.net/pages14-18/mesimages/2547/img303.jpg1..jpgMais déjà arrive sur nous en trombe une bonne partie de la 6e compagnie en débandade ainsi que des tas de blessés. Fous, littéralement fous, ces hommes sautent dans la tranchée avec l’idée de s’en aller, de fuir. Ils encombrent tout et suscitent une pagaille inouïe. Et le bombardement auquel s’ajoutent des obus de canon revolver au sifflement caractéristique continue, s’accentue, effroyable. Des obus percutants* tombent en avant, en arrière de nous. Je reçois un éclat dans le dos. Cela me fait mal. On n’a pas le temps de s’en occuper. La fusillade fait rage du côté ennemi ; on entend les mitrailleuses cracher et les balles sifflent au-dessus de nos têtes.

Nous sommes abasourdis, on crie, on gueule, il faut dire le mot ; et jamais la plume ne saura décrire une scène semblable, véritable enfer.

En 1ère ligne, une vague d'assaut : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1Le colonel met revolver au poing et s’élance hors de la tranchée ; il court à la rencontre de ceux qui reviennent. Il tire en l’air. Les hommes font demi-tour et se couchent. Le colonel va se faire tuer. Des cris dominent malgré toutes les explosions ; ce sont les cris des blessés ; les cris de terreur des fuyards qui reviennent ; ce sont les cris de rage poussés par le colonel qui, revolver au poing, est impuissant à leur faire faire demi-tour.

Les obus tombent dans le terrain qui se trouve en face de nous. Nous voyons des jambes, des têtes valser dans les airs. Les blessés qui sont collés sur place, les hommes auxquels le colonel a fait faire demi-tour sont tués par dix ou douze à la fois.

Voici le capitaine Crouzette qui nous demande : « Que fait-on ? ». On lui montre le colonel. Celui-ci se démène au milieu des obus et nous crie dans un moment de folie : « Chargez ! »

Le capitaine Crouzette part avec deux sections à peine, le reste ne suit pas. Le capitaine Sénéchal me crie : « Faites venir la 5e compagnie ! »

Je file rapidement par la route que nous avons suivie. Je ne vois plus, je ne sens plus, je suis fou furieux. Je crie « Laissezpasser ». Je bouscule [des] blessés, je monte sur le dos des hommes de la 7e qui ne sont pas sortis, gueule continuellement « Sortez, chargez ». On me regarde sans comprendre, on me fait place, sans doute qu’on me croit fou et je le suis. Il me faut Aubrun, il me le faut. Enfin je tombe sur lui : « Mon capitaine, filez là-haut, marchez, écrasez tout le monde mais filez vite » ; je crie à tout le monde qui se trouve devant moi « Couchez-vous, couchés ». Je m’aplatis par terre ; j’ai devant moi des blessés qui m’ont suivi, profitant du passage qu’on me faisait ; le capitaine marche carrément sur moi et sur eux. Effroyables plaintes de ces gens blessés ! Qu’importe ! Il le faut. Une bonne partie de la compagnie nous passe ainsi sur le corps. Je cache ma tête, le reste m’est égal. Un obus me couvre de terre et tue la moitié des blessés et autant d’hommes à 10 m de moi.

La brèche dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Malgré moi, je me relève et crie aux autres hommes de la 5e qui montent : « Allons-y, suivez ! ». Maxime Moreau repasse devant moi et m’inonde de son sang, il a une affreuse blessure à la tête. Je lui crie « Maxime ! File en rase campagne ». Le bonhomme monte le parados et s’en va, laissant derrière lui une traînée de sang. Je vois Cattelot qui lui crie « Au revoir », et calme me demande « Qu’est-ce qu’on fout ? ». Je ne puis lui répondre, je n’ai plus de voix, et je n’en puis plus.

Que faire ? Tout le monde stationne. N’écoutant que mon courage, je monte le parados et 50 m plus loin, arrive près du capitaine Sénéchal. « Qu’y a-t-il ? La 5e est là ? ». Il ne me répond pas. Le capitaine de Lannurien, aplati dans la tranchée, cause avec le capitaine Aubrun, le capitaine Crouzette et le sous-lieutenant Blachon.

Gallois me montre sur le parapet le corps du colonel. De Lannurien s’en va. Il peut être 5 heures, si tant est qu’on ait l’heure. Sénéchal m’attrape soudain et me dit « Lobbedey, prenez quatre hommes ; trouvez des munitions et apportez-les ici ».

C’est un ordre formel. Je prends quatre hommes de la 7e compagnie qui me tombent sous la main. Je reprends mon chemin de tout à l’heure. La 5e compagnie stationne dans la tranchée, baïonnette au canon : les hommes sont couchés ; je leur passe dessus vivement ; je tombe à l’endroit où tomba l’obus à 10 m de moi. Spectacle effrayant : le parapet démoli, un trou énorme, des bras et des jambes épars, des troncs, des cadavres ; ils sont au moins douze. Je traverse rapidement toujours sous les obus de tous calibres. Je suis la tranchée de deuxième ligne où je vois du 8e de ligne.

Enfin, après de multiples informations, après une heure de parcours dans lequel sur mes quatre hommes, deux sont blessés, je tombe sur un gourbi de munitions près du boyau vers Mesnil-les-Hurlus.

J’exige trois sacs de bombes et trois sacs de cartouches. Le soir tombe. Quel travail ! Quelles émotions ! Quel coin ! Quelles pertes ! Heureusement que mes nerfs sont surexcités, sinon je tomberais.

Après une pause, je remonte vers le capitaine Sénéchal, chargé comme un mulet, il est 6 heures je crois.

J’use ma voix à demander du passage aux hommes du 8e. Un officier, je crois, m’attrape et me défend de passer. Je veux passer à tout prix et lui passe sur le corps. Il m’attrape le bras, fait jouer sa lampe électrique et tombe dans mes bras. C’est Arnould Vaast, d’Arques près Saint-Omer, un grand ami. Que de choses nous nous disons en cinq minutes. Mais je dois repartir et, exténué, je tombe dans la 5e compagnie.

L’obscurité règne. Tout le monde veille, baïonnette au canon. Le bombardement a un peu cessé si bien qu’on entend des milliers de plaintes de blessés tombés entre les lignes. La tranchée d’ailleurs est remplie de gens étendus que les camarades soignent du mieux qu’ils peuvent. Impossible de sauver tout ce monde ; les brancardiers ne suffiront jamais ; heureux celui qui sera ramassé. Les autres, la plupart, sont destinés à mourir là.

Je vois le capitaine Aubrun. Je lui remets mes munitions. Je lui demande [où est] le capitaine Sénéchal. Il répond qu’il est parti au poste du commandant Vasson pour conférer. Je lui demande des renseignements : il me répond qu’il ne sait rien et que d’ailleurs ce n’est pas le moment.

J’ai faim, j’ai horriblement soif. Je décide de rentrer au PC que nous occupions ce matin. Le tout est de le trouver.
Après bien du mal, j’y arrive et trouve quelques amis de la liaison. Où se trouve le capitaine Sénéchal ? Ils l’ont perdu. Je crois plutôt qu’ils l’ont perdu avec intention. Enfin je retrouve mes affaires dans mon trou : c’est une grande chose. Je commence à me moquer du bombardement. J’aurais dû être tué cent fois. À présent, zut ! Je mange un vieux morceau de pain et du chocolat et j’avale le reste de mon bidon de café. À présent, à Dieu va ! Je compte sur Gauthier. Soudain j’entends la voix du capitaine Sénéchal. Bonheur ! Il nous rassemble et nous dit que nous repartons là-haut. Il est 9 heures.

16 février

Toute la bande se lève tard. Si nous mangeons les kilomètres, au moins nous les digérons.

À 8 heures on commence à se lever. Nous prenons le chocolat et nous astiquons pour le départ, tandis que nos cuisiniers font en hâte la popote. À la lecture du rapport à 9 heures je vois le sous-lieutenant Alinat qui me demande des renseignements sur Prunier qui lui a répondu un peu vertement et à qui il inflige quatre jours de salle de police. Cela commence bien !

Lannoy fait la situation de prise d’armes qu’il arrange de façon à ce que Licour et Delacensellerie restent. Ceux-ci sont heureux. Nous y gagnons d’ailleurs au repas qui est préparé un peu moins fébrilement. On se met à table à 10 heures.

Puis sac au dos. Il est 11h15. Je vais rejoindre la liaison du bataillon.

Le point de rassemblement est la sortie de Charmontois-le-Roi route de Le Chemin. Nous partons donc de ce côté. En route, dans Charmontois-le-Roi, je vois les gendarmes qui nous regardent passer et rient de me voir. Nous nous arrêtons à la sortie du village juste en face de la maison Adam devant laquelle nous faisons une longue pause.

Je vois les jeunes filles, le sergent major du génie à qui je serre la main. On m’offre une tasse de café que je bois de bon cœur.

Une fois le bataillon rassemblé, nous partons après une longue conversation entre le chef de bataillon et les commandants de compagnie. Ceux-ci partent en tête. Devant nous à 200 m je vois donc à cheval les capitaines Aubrun et Crouzette et les sous-lieutenants de Monclin et Vals commandant les 5e, 7e, 6e et 8e compagnies. Le capitaine Claire a toujours le commandement des élèves caporaux ; le sous-lieutenant de Monclin commande donc toujours la 6e compagnie.

J’apprends en route que le sous-lieutenant Monchy est affecté à la 7e compagnie. Notre marche est agrémentée de quelques singeries du lieutenant Vals qui s’amuse à sauter en croupe sur le brave cheval du capitaine Crouzette. La brave bête ne bronche pas et le lieutenant Vals se livre avec joie à des exercices de voltige. Nous faisons la pause à une intersection de route à 3 km de Le Chemin. Nous commençons bientôt la manœuvre sous les ordres du colonel Desplats. Les compagnies font la marche sous le feu de l’artillerie. Durant deux heures, c’est la marche à travers champs pour les compagnies qui font des bonds par section formant la carapace, les sections à 50 m les unes des autres échelonnées en deux vagues distantes de 100 m. Je suis avec la liaison le chef de bataillon sur la route et me paie quelques courses effrénées de lui au capitaine Aubrun en courant à travers champs. Enfin le clairon sonne : rassemblement à l’intersection des routes d’où est partie la manœuvre.

1h30 après le bataillon est rassemblé. Nous faisons une pause d’une heure pendant laquelle le colonel ayant rassemblé les officiers fait la critique de la manœuvre. Pendant ce temps nous voyons passer à cheval le capitaine Garde de l’état-major de brigade ainsi que le sous-lieutenant Dupont interprète à la division.

Le temps sans être beau n’est du moins pas pluvieux. Nous rentrons donc sans pluie au cantonnement. Il est 5 heures. Je rentre au bureau et trouve le capitaine occupé à signer les pièces du jour. Il nous annonce à Lannoy et moi que demain il sera décoré. On le félicite et il s’en va en riant ; qu’il est heureux !

Le capitaine me fait chercher Prunier. Nous assistons en comité secret à une scène épique. Prunier déclare qu’il n’est pas venu pour faire des balivernes, mais pour se cogner avec les boches. Il reçoit huit jours de prison et est amené incontinent au poste de police pour purger sa peine. L’enthousiasme du capitaine est tombé.

Je n’ai nulle envie de sortir ce soir. Je suis beaucoup trop fatigué. Il n’y a que Culine, Maxime et Cattelot qui sortent. Je reste au coin du feu et écris chez moi.

Tandis que nous nous mettons à table, Mascart arrive avec des notes. Demain, lisons-nous, même manœuvre qu’aujourd’hui. Remise de décoration au retour par le général Guillaumat.

Départ 11 heures ; rassemblement du régiment 12 heures ; rentrée 15 heures à Charmontois-le-Roi pour la cérémonie. Le peloton des élèves caporaux est dissous. Le peloton des élèves sous-officiers continue à fonctionner. Rogery part communiquer tout ceci au capitaine.

Nous nous mettons à table et mangeons de bon appétit.

Rogery ne tarde pas à revenir. Je jette un cri de joie en lisant que je reste au bureau demain. Tout le monde marche. Lannoy décide de laisser Levers pour faire notre cuisine. Licour marchera ; il désire d’ailleurs, car il n’a jamais vu de remise de décorations. Sa déclaration nous fait bien rire.

Cattelot déclare que le sous-lieutenant Carrière croit que nous partons bientôt. Cette annonce nous refroidit. Il est vrai qu’il faut se faire une raison et que voici un mois que nous sommes ici.

Le dîner se termine et nous nous couchons bientôt mélancoliques quand même à penser que nous allons quitter cet oasis.

10 janvier

Relève au bois de la Gruerie

La nuit s’est passée calme. Nous restons couchés tard. Il est près de 8 heures quand on se décide à se lever. Gauthier fait le café et chacun remonte son sac et son fourniment.

Quelques shrapnells* boches saluent notre réveil, mais cela ne nous empêche pas de boire tranquillement notre café.

La journée se passe tranquille comme la veille. Il fait horriblement chaud dans notre pièce et bien souvent je sors prendre l’air.

Je vais voir le capitaine Aubrun avec qui se trouve le sous-lieutenant Vals commandant la 8e compagnie. Ceux-ci me disent que très probablement nous relèverons ce soir à Fontaine Madame. Le mauvais coin encore une fois, zut ! Si ça continue nous y resterons tous.

En effet dans l’après-midi une note confirme leurs dires. Nous relevons un bataillon du 120e dans la nuit. Le temps est assez propice, mais la nuit il fait une obscurité profonde : pas le moindre clair de lune.

Vers 6 heures, nous partons suivons le capitaine Claire qui commande le bataillon tandis que les compagnies se rassemblent pour prendre la route connue ; petit layon ignoble, à flanc de coteau, vrai cloaque.

Il est inutile de dépeindre la marche, ce qui d’ailleurs sera difficile ; elle est comme toutes les ballades de relève dans le bois : plus que dégoûtante. Il pleut même cette fois afin d’ajouter au charme de la promenade. Nous parcourons près de 1500 m et arrivons au PC du bataillon que je connais. J’installe aussitôt mon fourniment dans mon ancien gourbi* où se trouvent des agents de liaison du 120e et laisse Pignol gardant tout ceci en lui disant de ne s’occuper de rien au sujet la compagnie.

J’attends donc le passage de celle-ci sous la pluie, m’abritant tant bien que mal avec l’agent de liaison du 120e de la compagnie à relever. Quant au capitaine Claire il a poussé plus haut, car le commandant du 120e s’est placé avec un commandant de compagnie plus près la première ligne. Sans doute craignait-il une attaque et a-t-il fait comme le capitaine Sénéchal dans les journées des 30 et 31 décembre. Tout cela me dit que le coin n’est pas meilleur.

Gallois décide de s’installer ici avec nous à moins que des ordres contraires n’arrivent de la part de notre commandant.

Je suis bien mouillé quand la 5e compagnie s’amène la première. Je file donc en tête suivie du capitaine Aubrun. Nous tournons à droite du carrefour. Il a cessé de pleuvoir : c’est de bon augure. Après avoir pataugé dans un espèce d’étang de boue qui nous a pris jusqu’à mi-jambe, nous montons sur un layon une cote assez forte. Bientôt le layon se continue en boyau étroit qui nous amène au PC ou se trouve le capitaine Claire à 50 m de la crête. Là on s’arrête longuement pendant que le capitaine Aubrun confère avec les officiers qui se trouvent dans l’abri.

Nous repartons ensuite après que personnellement je me sois assuré que les 4 sections suivaient. Heureux sommes-nous que les boches n’aient pas l’idée de tirer, sinon ce serait une belle boucherie dans un groupe comme le nôtre stationnant ainsi. Nous continuons donc l’ascension et après un dédale incroyable nous aboutissons au PC de la compagnie à relever tandis que les sections se placent j’ignore comment car ce n’est pas chose facile. En tout cas mon rôle consiste à suivre le capitaine pour reconnaître son PC et rendre compte au chef de bataillon une fois la relève terminée. Je suis donc le capitaine dans l’abri car en dehors il pleut. L’abri est très médiocre. Nous y trouvons un officier du 120e avec qui le capitaine pérore.

Je m’approche du feu qui s’éteint et le capitaine me demande de souffler pour le rallumer en attendant de rentrer quand la compagnie aura relevé et sera placée. Je suis très content de me chauffer un peu. Au-dehors le temps est détestable. Nous sommes ici à 25 m des boches, dit le lieutenant du 120 ; on n’y prend garde. Le gourbi du moins ne laisse pas percer l’eau, c’est déjà un avantage.

Soudain une voix furieuse arrive. C’est le capitaine Claire qui tonne et rentre mouillé et boueux parmi nous. Il m’aperçoit, m’attrape littéralement disant que je ne suis où je dois être, qu’il n’avait personne pour le conduire, que j’aurais dû rentrer plutôt que me chauffer, que j’étais son agent de liaison et non celui du capitaine Aubrun, qu’il me défend de répondre et qu’il me flanque 8 jours d’arrêts de rigueur. En un mot il exhale une bile monstre. Quant à moi je courbe la tête sous l’avalanche. Si je m’attendais à celle-là… J’attends donc que tout se calme ; n’empêche que j’ai le cœur gros, car j’ai la conviction de faire tout mon devoir sans aucune restriction. Pendant ce temps le sous-lieutenant carrière qui commande la 7e compagnie veut se placer avec le capitaine Aubrun. La 7e compagnie est en soutien derrière la 5e.

Enfin au moment de quitter, après une longue conversation sur la tactique à suivre, le capitaine Aubrun prend ma défense. Claire qui est un bon garçon sourit. La colère est passée. Nous filons donc parmi les poilus recevant l’ondée, glissant, butant, montant parfois sur le parapet, recevant même des injures de types a qui nous écrasons les pieds. Nous ne voyons pas à 2 pas, tellement l’obscurité est profonde. Nous recevons des bombes qui éclatent à 25 m de nous et la lueur de l’éclatement est sinistre. Je suis mon chef rapidement à pas de loup, les mains dans la boue du parapet… Enfin nous arrivons à une descente. C’est la descente rapide, on glisse sur le dos, on se ramasse ; des balles sifflent, en baisse la tête, et toujours la pluie qui nous coule dans le dos ; un trou d’obus, je m’y aplatis et le capitaine doit me tendre la main ; je suis trempé jusqu’à la poitrine.

Sans titre 2

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Voici un peu de lumière, c’est l’abri du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie : le sous-lieutenant de Monclin est resté à Florent malade. Nous rentrons vivement, mais dans quel état suis-je ? Je reste dans un coin, boueux et trempé, pendant que le capitaine Claire donne ses instructions au lieutenant. Le gourbi est petit et peu profond encombré en outre de 2 téléphonistes qui communiquent par téléphone avec le poste du commandant Desplats, chef de secteur. Le capitaine Claire décide de rester ici et me dit de me caser à côté restant à sa disposition. Je suis donc en quête d’un gourbi qu’enfin je trouve en manquant de faire connaissance avec un second trou d’obus. Je rencontre Sauvage qui cherche le capitaine Claire. N’écoutant que mon bon cœur, toujours sous la pluie, je conduis mon camarade qui se plaint de l’état des choses qui certes n’est pas amusant.

J’attends un instant. Lui aussi doit se caser avec moi ; nous trouvons ensemble le gourbi, de tout à l’heure, éclairé par une bougie où se trouvent des mitrailleurs. Il nous faut une petite place ; il ne pleut pas à l’intérieur. Nous nous accroupissons, nous sommes à sec. Je crois que je vais laisser ma peau ici ; cette fois je suis trop mouillé et toute la nuit je vais grelotter, avec une bonne fluxion de poitrine pour résultat.

Impossible de s’allonger ; d’ailleurs inutile de songer à dormir, mouillés et couverts de boue comme nous sommes, car sauvage n’est pas plus beau que moi.

Peu à peu cependant mes idées se rassemblent, je cause avec mon camarade. La 7e est ici à côté à gauche et en arrière de la 5e, en 2e ligne. La 6e est à droite à l’ouvrage Blanloeil, puisque son commandant de compagnie est notre voisin. J’en conclus que la 8e se trouve aux emplacements occupés au premier séjour (voir topo Fontaine Madame) sans doute une partie de ces emplacements est-elle occupée par du 120e qui aura desserré à droite prenant les emplacements de la 6e et une partie de la 5e.

Quant aux 5, 6 et 7e compagnies, ce sont les plus exposées, car les tranchées ennemies touchent les leurs. Il est tout naturel de ce fait que pour la première nuit le capitaine Claire reste ici à proximité avec le commandant de la 6e compagnie nous gardant nous les agents de liaison de 5 et 7. Ce raisonnement déductif nous fait durant une heure oubliée nos misères. J’espère cependant qu’il nous sera donné au petit jour de rejoindre le PC de bataillon avec le capitaine qui se décidera à descendre.

5 janvier

Départ pour Lachalade

Nous nous levons vers 8 heures sans nous presser. Gallois à ronfler comme une marmotte ; il était vraiment fatigué après son travail de la veille, le renforcement des barreaux d’échelle.

Après avoir bu le café, je me rends au bureau de l’officier payeur afin de causer un peu avec mes amis Verley et Toulouse, les secrétaires. Je passe avec eux une heure agréable.

Il peut être 9h30 quand je rentre au PC du bataillon. Un cri m’accueille : « on s’en va ». Déjà chacun est occupé à s’équiper. Je me dépêche, heureux d’apprendre par Pignol que la 5e compagnie est avertie.

Où allons-nous ? À Lachalade. J’ai entendu causer de ce coin mais ne le connaît pas.

Un quart d’heure après nous partions. C’est ce qu’on peut appeler un départ rapide. Nous sommes sous les ordres du capitaine Claire ; le capitaine Sénéchal malade et une foulure au talon garde la chambre. Le sous-lieutenant de Monclin commande la 6e compagnie.

Le temps et brumeux mais non pluvieux. On peut même espérer un peu de soleil. Par contre les routes sont d’un boueux ! Nous filons vers un petit pays appelé le Claon que nous ne tardons pas à apercevoir du haut d’une haute colline que nous descendons. Arrivé au Claon nous tournons à gauche pointant sur le village de Lachalade, situé à 4 km. Après une pause, vers 10h30, nous tombons sur une agglomération de maisons dont l’entrée nous est interdite par un brave territorial qui croise la baïonnette comme si nous étions dangereux. La route que nous avons suivie et celle de la Harazée, four de Paris, Lachalade, le Claon, le Neufour, les Islettes.

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d'Argonne. Passage de troupes devant l'abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) - 1915.12 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d’Argonne. Passage de troupes devant l’abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) – 1915.12 ©Ministère de la Culture

Les compagnies prennent des positions d’attente indiquée par le capitaine Claire qui un instant a conféré avec l’état-major du général Gouraud installé dans le village.
(Voir topo [ci-dessous] Lachalade tome VI)

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

TopoTVI-LaChalade

Topo Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Le général de brigade Gouraud a son poste de commandement ici, il commande une division marocaine qui occupe le plateau de Bolante et à laquelle sont adjoints des Garibaldiens [1].

Le général Gouraud accompagné d'officiers d'Etat Major : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Le général Gouraud accompagné d’officiers d’Etat Major – 1916

Quand les compagnies sont installées, nous nous abritons nous-mêmes derrière la maison d’habitation d’une immense ferme dans laquelle se trouve le général et son état-major. On dit même que le colonel Garibaldi est ici. Des obus tombent de temps en temps non loin de nous et malgré tout, cela nous émeut un peu, car nous ne connaissons aucunement le coin.

Peu à peu cependant on s’enhardit et on circule sur la route, aux alentours de l’église qui est toute proche, ne s’occupant plus des obus qui tombent çà et là sans aucune précision. Nous sommes ici d’ailleurs à 4 km des tranchées de première ligne. Derrière nous abritée dans les bois se trouve de l’artillerie lourde dont les pièces tonnent sans discontinuer et font un vacarme assourdissant.

Ricciotti Garibaldi

Nos officiers sont dans une maison sise sur la route où nos brancardiers ont installé un poste de secours. Ces messieurs ne tardent pas à circuler également. Je vois les capitaines Claire et Aubrun, les lieutenants Vals, Carrière, de Monclin : c’est tout ce que nous avons d’officiers au bataillon ; c’est maigre certes.

Une heure après notre arrivée, vers 11h30, un cortège d’officiers passe, ayant à sa tête le général Gouraud et le colonel Riciotti Garibaldi, formé d’officiers d’état-major de tous grades. Le cortège se rend à l’église. Nos officiers suivent et je suis également et me place dans un coin. Une messe est célébrée, un prêtre aumônier est à l’autel. L’église est complètement nue : les vitraux sont percés ; il y a même un trou dans le toit.

Non loin de l’autel, sont placés côte à côte sur les dalles 4 cercueils et 12 cadavres de soldats dans des attitudes plus ou moins rigides. Le saint sacrifice se célèbre au milieu de l’assistance silencieuse sans un chant, sans un bruit. C’est lugubre, c’est funèbre, c’est grandiose. On entend le canon qui tonnent ; quelques sifflements d’obus ennemis suivis d’éclatement. Personne ne bouge et Dieu descend sur l’autel pour saluer ces braves étendus près de nous qui sont morts en héros.

La messe terminée, on emmène sur des brancards une à une les dépouilles. Le prêtre sort suivi de 2 brancardiers qui le servent.

Toute l’assistance le suit. À 50 m nous arrivons dans un cimetière militaire ou plusieurs fosses sont creusées. Les prières sont dites, les fosses bénies. J’ai tout loisir pendant qu’on descend les cadavres, d’admirer Gouraud et son entourage, Ricciotti Garibaldi et son frère capitaine. Quand la funèbre besogne est terminée, le général s’avance et dit quelques mots, saluant les officiers garibaldiens et les braves qui trouvent ici leur dernière demeure, et souhaitant que le sang si pur des héros de Garibaldi ne soit pas sans effet mais la semence de la victoire. Gouraud à la voix assurée, une voix mâle qui va au cœur, et une prestance qui en impose. Chacun l’admire, on le sent.

On se sépare. Nous rejoignons notre poste. Le temps se passe dans l’attente assis sur son sac, sans pluie heureusement. Les obus tombent de temps en temps. Ils ne sont pas précis et ne nous occasionnent pas de pertes.

Vers 2 heures, j’apprends qu’un obus est tombé près de la 5e compagnie qui se trouve à 250 m en position à flanc de coteau. Le sergent Vaucher est blessé à la tête par un éclat et se trouve en ce moment au poste de secours. Je vais le voir ; il n’a rien de grave et le blessé me cause, couché sur la paille, la tête bandée, en attendant qu’une automobile l’enlève.

Le capitaine Claire appelle sa liaison vers 3 heures. Nous cantonnons ici ce soir. Devant nous, il y a, à 300 m, le gros de l’agglomération. Nous accompagnons notre chef qui nous indique ce que nous avons à nous partager d’habitations, particulièrement de caves entre les 4 compagnies. Ainsi dit, ainsi fait. Une heure après les compagnies arrivent et s’installent. Ce n’est pas select, loin de là : genre Placardelle en ce moment ; maisons trouées, maisons démolies, intérieurs dévalisés et dans un désordre et une malpropreté repoussante. Je me rappelle que le capitaine Aubrun quand je lui ai montré son logis fut pris d’un haut-le-cœur immédiat est dû sortir.

Enfin les hommes se placent dans les caves, les cuisiniers partent au ravitaillement sur la route à 600 m du village et les officiers s’installent dans une cuisine malpropre sur une chaise boiteuse près d’un vieux poêle à demi démoli qui chauffe tant bien que mal, à la lueur d’une bougie, tandis que les cuistots sont affairés à relaver des assiettes, des plats qu’ils ont trouvé çà et là, à chercher du bois (vieux morceaux de portes et d’armoires) et à préparer un semblant de dîner.

Quant à moi qui puis disposer, je rejoins la liaison qui s’est installée dans une maison voisine de celle occupée par le capitaine Claire. Cette maison n’est autre que l’école du village. Il fait noir ; je remets la visite au lendemain. Gauthier est dans une pièce où il fait un feu d’enfer, très occupé à faire cuire un vieux morceau de viande (bidoche) amener de Florent. Il ne va pas au ravitaillement pour ne pas retarder le repas et aucun de nous n’est partisan d’y allé à sa place. On se contentera de notre pain d’hier et nous avons du café en quantité très suffisante. Je m’installe donc dans une pièce chauffée avec l’idée d’y coucher. Les plus froussards vont dormir dans la cave. Tant mieux, nous aurons d’autant plus de place pour nous remuer.

Avant de manger, je vais dans l’obscurité communiquer une note au capitaine Aubrun : nous sommes en réserve. Il faut donc dormir équipé et se tenir prêt à toute éventualité !

Les obus sifflent toujours au-dessus de nos têtes. Pourvu qu’il ne prenne pas l’idée aux boches de bombarder le village. Ce ne serait pas des plus gai.

Il fait nuit noire ; il ne pleut pas ; je rentre, mange rapidement et me couche, tandis qu’à l’extérieur ce sont des allées et venues incessantes de cuistots qui reviennent du ravitaillement.


[1] Les GaribaldiensDès l’été 1914, bien que leur pays ne soit pas entré dans le conflit, des immigrés italiens se sont engagés comme volontaires dans l’armée française. Le 5 novembre 1914, a été constitué au sein de la Légion étrangère, le 4e régiment de marche, qui a pris le nom de « Régiment des Garibaldiens » en souvenir de GARIBALDI, grande figure de l’indépendance italienne venu combattre aux côtés des Français lors de la guerre de 1870. Six des petits-fils de Giuseppe GARIBALDI ont combattu dans ce régiment qui fut dissous en mars 1915…
Extraits du site : http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/lieux/1GM_CA/cimetieres/italiens/bligny.htm

Des photos de quelques Garibaldiens sont visibles ici : http://argonne1418.com/2010/08/23/les-garibaldiens-photos-depoque/

Pour en savoir plus : https://largonnealheure1418.wordpress.com/category/garibaldiens/les-hommes/

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

TomeVI-planFneMadame

Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

15 décembre

Départ pour la cote 211

Le matin, en communiquant des notes, je trouve le capitaine dans la demeure du sous-lieutenant Vals, furieux, car la nuit dernière il fut expulsé par un officier d’un régiment venant au repos, sous prétexte qu’il n’était pas dans son cantonnement*. Force lui fut de s’exécuter. Je ne suis donc qu’à moitié bien reçu. Enfin, à qui la faute ? Tout cela pourtant ne me met pas en gaieté.

Pour me distraire, je passe la matinée sur mon sac, occupé à terminer ma chansonnette.

Après le repas, je me rends au PC du colonel toucher des pantalons et des brodequins. Quelle chance ! Je me sers de brodequins et fais les distributions à la troupe dans un coin de grange transformée en salon d’essayage.

Bientôt Carpentier s’amène et me déclare qu’on quitte pour la cote 211. J’avertis aussitôt le capitaine.

Alerte. Rassemblement. Lannoy, le sergent major, reste gardien des brodequins et pantalons touchés. Il en sourit… le traître.

Quant à moi, je rejoins la liaison et m’équipe rapidement. Un quart d’heure après, nous étions en route sous les ordres du capitaine Claire, commandant le bataillon, le capitaine Sénéchal restant à Florent. Il peut être 1 heure 30 ; le temps n’est pas à la pluie, c’est déjà un avantage, mais par contre les routes sont boueuses. Quelle utilité, de ce fait, de se nettoyer constamment pour se salir aussitôt après ?

Nous ne tardons pas à arriver à la cote 211 où les compagnies prennent leurs positions tandis qu’avec le capitaine Claire nous continuons par un chemin boueux vers la Seigneurie. En route, le capitaine me dit que je remplacerai Gallois absent. Voici la ferme. Nous y entrons et tandis que le capitaine voit le commandant du 120e relevé, nous montons au premier, assez heureux de trouver une petite chambre proprette malgré un grand désordre. Chacun se met à l’œuvre aussitôt ; de mon côté je descends dans la cuisine à la disposition de mon chef.

Bientôt le 120e quitte ; les cuisiniers s’emparent de la cuisine et commencent la popote. La cuisine s’emplit petite à petit car tous les cuisiniers des officiers du bataillon rappliquent. C’est donc que ces Messieurs vont arriver eux-mêmes ici.

En effet je ne tarde pas à voir le capitaine Aubrun avec Vals, les lieutenants Régnier, Péquin, de Monclin ( ?), Fournier nouvelle arrivée, Monchy. Ils rentrent dans la pièce réservée pour eux, où se trouve le capitaine Claire. Le phonographe, un vieux phonographe, donne tous les disques qui gisent là. C’est la gaieté qui règne, j’entends des éclats de rire et ai l’intuition que ces Messieurs envoient la cote 211 et les boches à tous les diables.phonographe

À l’étage supérieur, quand je remonte, je trouve mes amis qui s’installent. Un modeste lit se trouve au fond à droite, dans une espèce de ruelle. La chambre est nettoyée et semble assez propre. Quant à Gauthier, il s’occupe déjà à faire popote dans la cour de la ferme. Il n’y a plus qu’à attendre les événements et écrire chez-soi ou jouer aux cartes, ce que certains font aussitôt tandis qu’au son du phonographe, je redescends dans la cuisine où c’est un remue-ménage de marmites et de plats de toutes sortes.

103-lerasagePour se distraire, les officiers, fatigués d’être poilus, s’amusent à se faire raser leurs fortes barbes. Un coiffeur est appelé parmi les compagnies qui ne sont pas loin, sous les ordres des adjudants. Celui-ci s’installe dans la chambre à droite en entrant dans les cuisines tandis que ces Messieurs se trouvent dans celle à gauche. Je jouis donc du spectacle de la transformation, de l’aller au retour. Chaque fois, à l’arrivée d’un « tondu », ce sont des hourras dans la pièce, particulièrement à celle du lieutenant Régnier dont la belle barbe était légendaire au régiment ; le rasoir l’a rendu méconnaissable. Je vois le capitaine Claire, le capitaine Aubrun. Celui-ci me réclame ma chansonnette pour la dixième fois. Je la lui passe sur ces instances : elle est terminée. Voici d’ailleurs le dernier couplet avec son refrain :

Tandis qu’au Nord les camarades progressent,
Et qu’en Alsace se plante le drapeau ;
La vieille Pologne remplie d’allégresse
chante le Russe qui purifie ses eaux.
Mais à quand la boucherie
De la Marne, à la Gruerie ?
Béni le jour                                       Pan Pan Pan pan

Où clairons et tambours                   d°
Nous commandant la charge           d°
Feront prendre le large                     d°
Aux abrutis                                        d°
Qui par leurs abattis                        d°
Entravent nos succès                       d°
À nous les fiers soldats français

 Le soir tombe. Je remonte prendre ma pitance dans notre chambre froide avec mes amis, tandis que les officiers dînent.

Vers 7 heures, ils partent à leur poste près de leurs compagnies. Seuls les capitaines Claire et Aubrun restent à la ferme, la 5e compagnie se trouve en réserve dans le bois avoisinant.

Je puis donc me coucher. Avec Carpentier j’hérite du lit qui n’a d’ailleurs qu’une vulgaire paillasse.