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20 septembre

Réveil au petit jour. Il pleut, une petite pluie persistante qui perce. Le bataillon se rassemble en demi-cercle le long de la lisière d’un bois et attend. On dit que Delattre, hier soir, fut condamné à mort par deux voix sur trois. Quant à Lesaint, il fut acquitté, profitant de la mort du sergent Pécheur car il invoque un ordre de celui-ci lui ayant dit de le rejoindre. Delattre va être exécuté.

La pluie a cessé de tomber. Je vois se former un peloton d’exécution composé de la section du sergent Huyghe de la 5e compagnie. Celui-ci la place sur un rang devant le front du bataillon. L’adjudant Monchy de la 7e en prend le commandement.

Bientôt, je vois arriver Gibert avec Delattre [1] entouré de quatre hommes, baïonnette au canon. Celui-ci a l’air hébété et regarde tout cet apparat sans comprendre. Gibert lui a dit qu’il suivait le bataillon quittant son cantonnement.

Le lieutenant Péquin monte à cheval, se place devant le front du bataillon, pendant que les hommes entraînent le condamné devant le peloton d’exécution.

Puis l’officier lit la condamnation, le condamné ayant le dos tourné au peloton qu’il n’a pas encore vu.

La condamnation lue, ce sont des cris que pousse le condamné qui pleure, supplie, hurle et s’écrie « Je veux dire au revoir à mes camarades ! Je ne veux pas mourir… ».

On lui bande les yeux et le tourne vers le peloton d’exécution. Il arrache le bandeau et voyant les fusils braqués à 15 mètres, fait du bras un geste instinctif pour se garder.

Feu !

JEU@SOI@P01@fusilles tête01.jpgLe corps s’effondre et reçoit du sergent Huyghe le coup de grâce. Justice est faite.

Le bataillon reste figé comme muet ; puis c’est le défilé près du corps.

On creuse un trou ; les sapeurs sous les ordres du chef de musique enterrent le cadavre. Delattre était un de mes hommes quand j’étais caporal. J’obtiens d’aller saluer la dépouille : la tête et le cou sont troués de balles.

Une heure après, nous partons, laissant Vienne-la-Ville à notre droite. Vers 9 heures, nous prenons à l’ouest du village de Moiremont.

Nous quittons cet emplacement vers 4 heures. Liaison en tête, nous prenons un peu d’avance afin de cantonner le bataillon dans une ferme, la ferme Hulion, située à côté du village de Moiremont.

20 septembre – Suite du récit

Nous avons peut-être une avance de 800 mètres, il faut presser le pas. En route, je rencontre à cheval un gendarme connu de Marville. Il me reconnaît. On se salue, heureux de se revoir. Nous cueillons quelques fruits, profitant de ce qu’on voit la colonne arrêtée.

Je vois sur ma droite la voie ferrée de Sainte-Ménéhould à Vouziers. Un pont au-dessus d’un cours d’eau est sauté. Souvenir des boches sans doute.


CP-MoiremontEnfin, nous tombons dans Moiremont, il peut être 5 heures. Nous y trouvons des troupes et demandons à un commandant où se trouve la ferme en question. Il n’en sait rien, elle ne se trouve pas sur la carte.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

De guerre lasse, nous rebroussons chemin et retrouvons le capitaine Sénéchal avec le colonel et sa suite.

Un chemin de terre nous amène vers 7 heures à la ferme Hulion.

Carte d'État Major (Supplément à l’Écho de l'Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

Carte d’État-Major (Supplément à l’Écho de l’Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

L’état-major du régiment y cantonne. Il n’y a place que pour deux compagnies ; ce seront la 7e et la 8e.

Les 5e et 6e doivent se rendre à 1500 mètres dans une autre ferme, la ferme du Moulin, dénommée ainsi à cause d’un moulin à eau sur l’Aisne. Elles m’ont devancé car je n’ai pas été averti et avais fait un cantonnement* dans la première. Je suis furieux et fatigué. J’arrive dans la ferme du Moulin. Les compagnies sont déjà occupées à s’installer dans les granges. Je prends dans la maison une seule chambre vacante que je retiens pour mon capitaine. Il s’arrangera avec le capitaine de la 6e.

Il fait nuit noire et peut être 8 heures et demie du soir quand je remonte près de la liaison avec deux élèves caporaux que j’ai pris comme agents de liaison adjoints, dont Garcia, car les 1500 mètres à parcourir pour communiquer les ordres me laissent rêveur.

Enfin, je me couche dans un grenier réservé pour nous les fourriers, l’adjudant de bataillon, le clairon, le cycliste et Jacques, le maréchal des logis de liaison. Nous avons du foin en quantité. Je m’installe un coin, heureux de songer que, pour la première fois depuis Marville, je puis enlever mes souliers et dormir sans crainte d’une alerte. Mon estomac crie famine, j’ai une envie folle de fumer. Qu’importe ! Je suis heureux quand même.

 


[1] La fiche MDH le donne tué à l’ennemi au bois de la Gruerie, ce que contredit le J.M.O. – déféré le 17/09/1914 devant le conseil de guerre du 2e C.A. et condamné à mort pour “abandon de poste en présence de l’ennemi” comme le signale la fiche sur http://www.memorial-genweb.org

FicheMDH-DelattreJMO

Extrait du J.M.O.

FicheMDH-Delattre

Fiche Mémoire des hommes

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 



 


En savoir plus :
“Fusillés pour l’exemple”
, un webdoc de RFI sur l’injustice militaire

RFI-Webdoc


 

19 septembre

Relève* des tranchées*

La nuit fut calme. Il ne pleut plus. On réussit de nouveau à faire du café. Sur ces entrefaites, on amène un pauvre blessé qui grelotte de froid. On lui donne un quart* de café et je tire mon cache-nez pris à Thiéblemont, en déchire un bout et lui entoure le cou.

Le blessé amené hier est mort.

Je vais communiquer au capitaine Aubrun qui est furieux de ce que la relève n’est pas encore faite.

En passant, j’ai un nouveau quart de café du petit poste qui a, lui aussi, fait du feu.

Enfin vers 10 heures, le soleil donne, arrivent des officiers du 72e pour nous relever. Gallica-Argonne-InfantIl y a des tergiversations. Les premiers que j’amène vers le 5e disent que ce ne sont pas eux qui doivent relever cette compagnie. On revient près du capitaine Sénéchal près de qui nous trouvons un commandant du 72e. Tout de même, deux officiers du 72e me suivent pour reconnaître les portions (?) [1].

Je suis fourbu d’aller et venir. Le capitaine Aubrun, furieux, reçoit, bien mal les successeurs. Cependant les troupes du 72e arrivent et la relève s’opère.

Je vois le pauvre Leromain étendu sur un brancard. La compagnie va l’amener avec elle puisque les brancardiers n’en ont pas voulu.

Je pars retrouver la liaison. Celle-ci est déjà partie. Je suis des mulets de mitrailleuses et arrive à rejoindre le capitaine Sénéchal.

Il peut être 2 heures de l’après-midi quand nous traversons La Harazée. Je ne sais comment nous y sommes arrivés, ni à travers quel dédale de bois.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes couverts de boue.

Gallica-Infant-boue
On fait la pause à la sortie du village sur la route qui mène à Vienne-le-Château, près du pont. On fait immédiatement du feu et du café !

Bientôt, le bataillon arrive par fractions. Je vais chercher dans les champs des pommes de terre qu’on fera cuire sous la cendre.

La 5e compagnie arrive. Tout le monde fait la pause. Je vois passer sur une civière le corps du sous-lieutenant Pécheur [2]. Lannoy, sergent major de la 5e, vient demander du café ! Gallois, fourrier* de la 7e, rechigne. Ils se disputent. Je fais la paix et donne un quart de café à mon malheureux camarade.

Les troupes sont exténuées. Songez à un jeûne de quatre jours, à part quelques biscuits et une boîte de conserve. Pas de boisson, l’eau de pluie recueillie comment.

De l’eau durant des heures entières, sans la moindre façon de s’abriter. Une attaque repoussée, etc… Tout cela ajouté à des marches et des contremarches depuis le 15 août, avec la démoralisation d’une retraite* dont on se rappelle toutes les péripéties tragiques.

Enfin nous allons au repos [3], dit-on. C’est la première fois que nous entendons causer depuis les hostilités.

Nous filons bientôt après que les hommes ont pu faire du café. Nous passons à Vienne-le-Château où nous remontrons pas mal d’artillerie. Le soleil luit depuis ce matin. Il nous réchauffe et nous voyons un village où nous tombent des obus dont on entend très bien l’éclatement. C’est Saint-Thomas.

Suite du 19 septembre

Nous sommes bientôt dans une ferme appelée la Renarde. Les alentours sont boueux, on y est arrivé à travers champs par un chemin de terre. Plusieurs caissons d’artillerie sont arrêtés aux alentours. On s’arrête un instant, puis on procède au cantonnement.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le bataillon doit y loger en entier. Il peut être 7 heures quand les troupes commencent à s’y tasser. La liaison est logée sur un grenier avec celle de la 5e compagnie et le sergent Major Lannoy. Il y a un peu de paille.

Avec Gauthier et Crespel, je fais ma cuisine. Les autres sont trop fatigués et préfèrent dormir aussitôt.

Nous faisons popote* en plein air avec des moyens de fortune et je réussis à manger quelque chose de chaud.

Placardelle-Renarde-01b

La Renarde, juillet 1915 – France. Section photographique des Armées (1915-1920) – BDIC

On dit que deux soldats de la 5e, Delattre et Lesaint, doivent passer devant un conseil de guerre [4] du régiment, présidé par le commandant Jeannelle et formé du sous-lieutenant Simon, du lieutenant Péquin rapporteur, etc. Le sergent Gibert s’est chargé de la défense. Delattre et Lesaint sont accusés d’abandon de poste alors qu’ils étaient sentinelles [5] doubles à la lisière du bois. Ils avaient quitté leur poste pour s’abriter dans la tranchée ; et c’est un peu grâce à eux que l’ennemi à l’attaque du 18 a pu s’infiltrer sur le flanc des 5e et 8e compagnies.

La nuit est délicieuse. C’est compréhensible après quatre nuits passées dans l’eau.

 


[1] Texte peu compréhensible.

[2] Pécheur Il s’agit sans doute de Jules Pêcheur, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (17 sept. au lieu de 19), semble correspondre.Fiche MDH-archives_I670303R
[3] Repos
: Situation des troupes combattantes qui ne sont pas affectées aux lignes. Le terme est souvent trompeur car le repos est généralement émaillé d’exercices, de manœuvres et de cérémonies (défilés, prises d’armes, etc.) qui ne permettent pas réellement aux combattants de se reposer. Pour désigner le repos véritable accordé aux unités durement engagées est créée durant la guerre l’expression « Grand repos ».

[4] Conseil de guerre : Tribunal militaire prévu par le Code de Justice Militaire de 1857, destiné à juger les crimes et délits commis par des militaires. Il est formé de cinq juges, tous officiers, et ses séances, publiques, durent généralement moins d’une journée. Il existe des Conseils de Guerre d’Armée, de Corps d’Armée, de Division et de Place. Au début de la guerre sont mis en place des Conseils de guerre spéciaux improprement nommés « cours martiales ».

[5] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.