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[1] Faisceaux : Lors des bivouacs et des haltes suffisamment longues, l’ordre est donné de mettre les fusils en faisceaux, c’est-à-dire les reposer verticalement par groupe de trois, en triangle, adossés ensemble par leurs canons. Les hommes alignent sur le sol leur barda et leurs armes, de manière uniforme. Ils peuvent alors quitter ces « faisceaux » d’armes qui restent seulement à la garde et surveillance d’une sentinelle.

3 septembre

Passage à Sainte-Ménéhould

Nous partons dans la nuit, j’ignore l’heure. Moitié réveillé, moitié dormant, on marche sans penser. Où est-on ? Où va-t-on ? Peu nous importe. Ce que nous savons, c’est qu’on ne dort pas, ne mange pas, ne se bat pas et marche tout le temps. Il faut avoir le caractère bien fait pour avaler sa salive sans rien dire et le cœur solide pour conserver toute sa lucidité.CP-VienneLaVille936_001

L’aube se lève. Nous faisons grand’halte à la sortie d’un gros bourg. C’est Vienne-la-Ville, dit-on. Nous avons eu grand mal pour y entrer. Il a fallu passer à travers champs car une autre C.A. en bouchait l’entrée. Pour la première fois, je vois un aumônier militaire [1] à cheval, à trois galons.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Défense formelle du capitaine de manger du fruit sinon conseil de guerre.

Nous pouvons faire du feu. Les rares escouades* à qui il reste du café en font. On envie ceux qui peuvent boire du café chaud.

Je m’introduis dans une maison malgré toute défense et réussis à manger une omelette de deux œufs et boire du café. Cela me coûte 2 francs, mais je suis heureux comme un prince. Je rejoins la troupe stationnée et tout se passe bien. Au moins, mon estomac est un peu calmé.

Devant nous passent plusieurs régiments, les 101e, 102e, 103e. On dit qu’ils embarquent à Sainte-Menehould pour Paris. Ils sont bien fatigués aussi. La jalousie parle ; on dit que ce sont toujours les mêmes qui ne font rien.

Nous repartons clopin-clopant. Le temps est pluvieux. Il peut être 7 heures. C’est de nouveau la marche forcée. La route est bonne heureusement. On voit du pays après tout, mais au prix de fatigues incroyables.

Il peut être 11 heures. La pluie a cessé de tomber. Nous sommes sur la place de Sainte-Ménéhould que nous traversons sans nous arrêter. Tout ou presque tout est fermé.
CP-SteMenehould14Quelques rares privilégiés peuvent se lancer dans un débit de tabac. Il n’y a malheureusement plus que du papier à cigarettes.

Jamesse, mon caporal fourrier*, réussit à acheter quelques bouteilles de vin. On les fourre dans les musettes. C’est une aubaine.

Nous voici non loin de la voie ferrée. Il y a une côte à monter et un pont qui se trouve au-dessus de la voie ferrée. Au haut de la côte, nous faisons une pause et pouvons assister à l’embarquement de troupes que nous jalousons. Nous surplombons la gare qui se trouve à droite.CP-SteMenehould-gare

faisaceaux-35708228Le campement repart bientôt. J’en fais partie. Un soleil de plomb vient de se montrer. À 2 kilomètres, nous formons les faisceaux* dans un pré où de grands arbres donnent de l’ombre. On est heureux de pouvoir s’étendre ; beaucoup dorment. Tous, nous éprouvons de grandes difficultés à marcher.

Bientôt les fourriers sont appelés. Il est 3 heures de l’après-midi. Le cantonnement* est fait quand le régiment arrive. Nous sommes à Verrières.

Je rejoins la compagnie. Le capitaine Aubrun est descendu de son cheval et déjà occupé à dormir dans une grange avoisinante.

J’ai retenu un lit pour moi ; j’invite mon cousin Louis à le partager. Le sergent major Lannoy apprend cela et vient me dire que le capitaine a déclaré qu’il fallait un bureau de compagnie et qu’il avait exigé que lui, sergent major, eût le lit. Je n’insiste pas. Le procédé n’est pas flatteur. Louis et moi coucherons sur le grenier dans de la paille.

Nous mangeons du pain et buvons quelques bols de lait, mon cousin et moi, et nous couchons aussitôt. Il peut être 7 heures. Les gens sont très aimables pour nous et désapprouvent l’égoïste Lannoy.


[1] Aumônier militaire : ecclésiastique attaché à l’armée pour y assurer le service religieux et l’instruction religieuse.

 

28 août

Yoncq [1] – Beaumont  (voir topo Tome III)

Nous passons la nuit aux aguets, blottis dans notre paille. Vers 2 heures, nous partons et après 800 mètres à travers champs en silence, tombons sur une route assez fréquentée.

La nuit est obscure, les attelages sont sans lumière et de temps à autre, dans les fossés, nous entendons des plaintes de blessés étendus. Nous sommes sur la route de Laneuville à Beaumont. Nous tournons le dos à la Meuse.

À 5 heures, nous faisons halte dans un grand pré afin de faire le café. Le ravitaillement est là ; les distributions commencent.

Le lieutenant De la Maisonneuve me dit que nous sommes réserves d’armée.

Vers 6 heures, des coups de feu sont entendus. D’une crête distante de 1000 mètres, nous voyons accourir quelques isolés.

Aussitôt nous prenons position de combat, déployés en tirailleurs*. Les hommes font des passages dans les haies. On arrête les quelques fuyards qui arrivent sur nous.

Ceux-ci déclarent, affolés, que leurs régiments n’existent plus, que les boches arrivent, etc…

Non loin de nous, les batteries de 75 se mettent à cracher. Nous partons déployés en tirailleurs vers la crête qui se trouve à 1000 mètres. Il est 7 heures.

Le 3e bataillon, à notre gauche, se lance à l’assaut du village de Yoncq situé à 1200 mètres.

Les balles sifflent. Les obus percutants à enclenche arrivent près de nous.

Par bonds, nous arrivons à la crête. Le lieutenant nous a fait mettre deux fois à genou, en nous disant ensuite « Vous voyez bien que personne n’est touché ».

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.Plan28-08-14CartEM

Nous traversons la crête à vive allure. Aussitôt nous recevons des balles en plus grande quantité et plus précises. Des obus éclatent tout près de nous.

Yonck

Carte postale représentant la charge du 147° Régiment d’Infanterie à Yoncq.

Nous avons quelques hommes qui tombent, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper.

Blum est blessé à l’épaule. Il part.Blesse

À mi-côte, nous arrivons dans de petites tranchées occupées par le 128e d’infanterie. Nous renforçons la ligne. Le chef de bataillon se trouve près de nous. Le lieutenant, radieux, se lève pour aller lui serrer la main, avec le mépris le plus complet du danger. Il est frappé d’une balle au front et tombe sans crier ouf !

Mon camarade de combat tombe à mes côtés. Il a une balle dans la cuisse et souffre horriblement. Je le prends sur mon dos, abandonnant mon sac.

Je traverse la crête rapidement, sous balles et obus, et, après d’émouvantes péripéties, une course d’une heure à travers champs, j’arrive avec mon fardeau près d’une ambulance en plein air. Mon homme sera sauvé.

Il est 10 heures. Il fait un temps splendide. Je repars et passe devant le général de division Rabier qui, avec son état-major, est assis contre le talus d’une route.

En route, je rencontre Berquet, un autre ami, qui peut à peine avancer. Je le panse et l’amène sur mon dos comme le précédent.Blesse-23145362

De la crête, des fuyards reviennent. Le colonel Rémond et son capitaine adjoint Jeannelle s’élancent à cheval et, sabre au clair, leur font faire demi-tour.

Quelques-uns sont rassemblés et, sous les ordres du lieutenant téléphoniste De Majembost [Ardant du Masjambost ? Cité le 16 octobre], forment une section qui part par bonds dans la direction du village de Yoncq.

Je longe un ruisseau ; je remplis mon bidon d’eau. Je suis interpellé par le lieutenant Lebeau, porte-drapeau, qui me demande comment ça va là-haut. Je lui dis que tout va bien.

J’arrive à la crête et rencontre le capitaine Jeannelle qui me dit de me mettre à la disposition du commandant Saget de mon bataillon. Je pars dans la direction donnée. Il est midi.

Je rencontre le sergent fourrier de la compagnie, Lannois, qui me dit que l’ordre de repli vient d’être donné, qu’un obus est tombé sur le commandant et la liaison et que tout le monde est tué. Nous partons et filons à travers champs. On se désaltère au ruisseau. Nous tombons sur une route couverte de batteries d’artillerie qui partent et de blessés à pied. 

Près de la route, à l’ambulance en plein air, nous voyons le commandant Dumont [2] du 3e bataillon. Il a chargé à la tête de son bataillon et pris le village de Yoncq. On dit que les rues étaient jonchées de cadavres ennemis. Le commandant est blessé grièvement. Il va mourir.

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Le Chef de bataillon Auguste DUMONT (1865 – 1914) – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/06/30/30144043.html

À un carrefour, nous demandons à un chasseur à cheval la route à suivre. Il nous l’indique. Nous voyons à une borne : Sommauthe 5 km.

En route, nous rencontrons des troupes qui viennent vers l’ennemi, des automobilistes, etc…

De chaque côté c’est un bois, sans doute toujours la forêt de Dieulet.

À l’approche du village, je rencontre une voiture tapissière [3] où se trouvent les secrétaires du trésorier, Toulouse et Veley, mes amis. Désolé sur le sort de la compagnie que je crois pulvérisée, aux dires de Lannoy le sergent fourrier*, je pleure.

À Sommauthe, toutes les voitures régimentaires sont là. Le village est très animé.

Le capitaine Aubrun arrive bientôt à cheval avec une centaine d’hommes. Il descend dans une maison sur la place et pleure devant moi sur le sort de la compagnie et sur les officiers tués, Pougin [4], Stevenin [5]. Le sous-lieutenant Lambert est encore là, mais l’adjudant Simon doit être tué.

On forme les faisceaux* sur la rue. Le ravitaillement arrive, les distributions ne se feront que le soir. Il est 5 heures et le temps est superbe.

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Charles GABRIEL, 23 ans, avant son départ pour la Grande Guerre. Photographié par son frère François.

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À 6 heures, nous nous mettons à la lisière du village dans un pré.

Une heure après, nous formons les faisceaux derrière l’église. On allume du feu, on touche les distributions. Nous mangeons d’excellent appétit en parlant de la fameuse journée et déplorant nos pertes.

Des chariots passent avec des blessés.

J’y vois Benaud, blessé à la jambe, Gabriel [6] , à la tête, Berquet que j’ai sauvé.

On couche dehors en alerte. Je m’étends le long du feu qui s’éteint. Il fait froid.

 

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Correspondance de Charles GABRIEL qui veut rassurer sa mère sur sa blessure

 


[1] Yonck : il existe d’autres récits de ces combats par des hommes du 147è RI
(Source : http://147ri.canalblog.com/)
-> Le 28 août 1914 raconté par Georges HUBIN
-> Le 28 août 1914 raconté par Paul RICADAT
-> Le 28 août 1914 raconté par Ernest REPESSÉ

[2] commandant Dumont :  Il s’agit de DUMONT Auguste, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M140402R
[3] Voiture tapissière : sorte de voiture légère, ouverte de tous côtés, qui servait principalement aux tapissiers pour transporter des meubles, des tapis, etc., et qu’on employait aussi pour divers autres usages.

[4] Pougin :  Il s’agit de POUGIN DE LA MAISONNEUVE Pierre, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M260909R

[5] Stevenin :  Il s’agit de STEVENIN Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/08/29/30475602.htmlFicheMDHarchives_K040633R

[6] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire ci-dessous.
Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier certains de ses documents.

25 août

Il est 5 heures et demie quand nous quittons notre emplacement. La nuit a été assez bonne malgré tout.

Dans la matinée, la compagnie s’installe devant un bois et creuse des tranchées*.

CP-TrancheesBoisUne route débouche du bois vers nous. C’est sans doute par là que l’ennemi doit arriver. La journée se passe sans incidents. On voit à plusieurs reprises des patrouilles de dragons* français, cela nous rassure.

Je vais dans l’après-midi reconnaître, dans un bois qui se trouve à notre gauche, une route qui doit nous amener à Chauvency-Saint-Hubert.

À 16 heures et demie, ordre de repli. Il fait grand jour encore. On se presse. Le bataillon traverse le bois sans trop de perte de temps.

Il est 21 heures quand nous formons les faisceaux* devant les habitations.

f1.highresLes habitants maugréent [1] et, peu aimables, refusent catégoriquement jusqu’à de l’eau. Honte à eux ! On exige. Nous pouvons quand même remplir les bidons. Mais pas de vivres.

Sac au dos de nouveau ! Nous allons plus loin ! Le colonel Rémond nous dépasse à cheval avec son état-major. On a confiance : « le vieux est avec nous ».

La soirée se passe à marcher. Il est minuit. On rencontre des troupes en quantité, artillerie, cavalerie, chasseurs à pied. Des autos nous dépassent à toute vitesse. Nous traversons un village très animé et où sont stationnées des troupes prêtes à partir. On dit que c’est Brouennes. Tout le monde traîne la jambe et l’allure est vive. Certains se couchent dans un fossé, disant qu’ils rejoindront, d’autres cachent leur sac. Le lieutenant déclare que tout homme qui restera en arrière sera pris par les boches. Certains, pour se donner du courage, disent qu’on part sur Sedan afin d’avoir un repos de quinze jours.

On fait une pause. J’ai le malheur de m’asseoir. Quand je me réveille, le régiment est parti. Affolé, je prends le pas de gymnastique, butant de tous côtés aux troupes qui suivent notre régiment que je retrouve 2 km plus loin. Peu après, nous cantonnions de nouveau, en plein air, dans un champ. Temps propice, mais il fait froid. Inutile de songer au ravitaillement.

Beaucoup de retardataires arrivent. Tout le monde, même les officiers, est exténué de fatigue. Il fait nuit noire et on défend les lumières.


[1] Maugréer : Manifester une très mauvaise humeur, en parlant ou plus souvent en grommelant.  

24 août

Au petit jour, nous marchons encore et sommes en pays inconnu. Le bataillon est isolé. Le long de la lisière d’un bois, on fait halte. Des marocains, de l’infanterie coloniale, passent en se traînant plutôt qu’ils ne marchent. Quelques-uns sont blessés. Le commandant nous fait présenter les armes.Gallica-marocainLe soleil se lève. Nous rebroussons chemin. La compagnie s’installe sur une crête qui domine le bois que nous venons de quitter.

On fait des tranchées dans les champs. A 10 heures, nous étions installés ; à part un ou deux guetteurs par section*, tout le monde dort dans la tranchée au soleil.

Gallica-Tranchée6Vers 11 heures, une corvée* d’eau descend vers un village que nous avons à droite, à 2 km en avant de nous. Son nom, je l’ignore.

La corvée ne tarde pas à revenir, affolée et sans eau, disant qu’elle a aperçu des uhlans*.

Le capitaine Aubrun examine la campagne à la jumelle. Au même instant, des balles sifflent à nos oreilles. Nous nous replions au pas de course.

Un de mes amis a le sac troué par une balle. Il en est fier.

Il est 13 heures quand nous atteignons un nouveau village qu’on dit Thonne-le-Long. Après une halte non loin de là, dans un pré où nous mangeons d’excellentes pommes, nous changeons de position et dormons tout l’après-midi dans un bois de sapin.

Vers 5 heures, nous partons. Le temps est splendide.

À peine avons-nous quitté le village que des shrapnels [1] (voir figure) éclatent non loin de nous. On prend à travers champs. Les hommes des sections, armés de cisailles, ouvrent un passage dans les haies, coupent les fils de fer.

La nuit tombe, mais nous sommes en dehors de la zone des obus.

Nous nous retrouvons bientôt sur une grand-route après avoir laissé un petit village qui doit être Avioth. Une pauvre femme, ramenant sa vache, nous y a demandé, éplorée, ce qu’elle doit faire : on ne croit pas à une retraite possible et on lui conseille de rester.

Nous traversons un assez gros village où beaucoup d’automobiles sont stationnées. On s’informe : c’est Thonne-le-Thil.

Il est 11 heures quand, après de multiples pauses, nous atteignons un champ où nous formons les faisceaux*. C’est notre cantonnement* bivouac.Gallica-bivouac2Le ravitaillement est là. Les distributions se font bien et les cuisiniers d’escouade réussissent à préparer quelque chose. On s’endort sur la terre, la capote* sur la tête. Il fait très froid.

Parcours d’Émile Lobbedey et de son régiment du 1er au 24 août 1914

Parcours d’Émile Lobbedey et de son régiment du 1er au 24 août 1914

Shrapnel


[1] Shrapnel : Arme antipersonnel : obus rempli de projectiles, du nom de l’inventeur du minuteur qui provoque l’explosion, le général anglais Henry Shrapnel. L’obus libère 200 à 300 balles de plomb capables de percer un crâne non casqué. Par extension, on appelait aussi shrapnells les éclats d’obus.

 

23 août

Nous partons à 2 heures. Beaucoup n’ont pas dormi. On dit qu’il faut se presser. Peu ou pas de pause. Quelques-uns ronchonnent, trouvant que c’est exagéré. Il y a des retardataires, des traînards. On s’arrête enfin au passage d’un général de brigade qui fait faire une pause d’une demi-heure. Tout le monde dort aussitôt.

À 8 heures du matin, nous débouchons sur une place plantée d’arbres où sont rassemblés un grand nombre de caissons d’artillerie attelés. C’est Gérouville.
CP-Gerouville230814On dépasse le village et prend position à l’ouest, dans des champs de pommes de terre.

Aussitôt ordre d’allumer des feux. On fait cuire des pommes de terre. Le caporal d’ordinaire* trouve au village du café et du vin ; pas d’autres choses. Le repas est délicieux ; jamais je n’ai mangé de meilleur appétit.

Il fait beau soleil. Tout le monde dort. À midi, nous changeons de position. On dit que des uhlans* sont signalés. Dissimulés au ras d’une crête, on reste en position d’attente jusque 14 heures.

Nous rentrons dans le village et formons les faisceaux* sur la place. On en profite pour envahir les boutiques. Il n’y a plus rien.

havresacIl est 15 heures quand nous mettons sac au dos. Quelques-uns ont jeté leur sac ; ils doivent ne plus savoir le porter. [Lire encadré]

Nous arrivons peu de temps après dans un bois, au nord du village.

Les voitures de ravitaillement se trouvent à la lisière de ce bois. C’est un cri de joie.

On fait une forte halte. Puis, les outils à la main, fusil à l’épaule, chaque bataillon part à un emplacement choisi faire des tranchées* qui seront occupées la nuit par des avant-postes. Les cuisiniers restent pour toucher et préparer les vivres.

On rentre à 18 heures. Il fait encore grand jour. On mange d’excellent appétit. Un aéroplane* ennemi passe au-dessus de nous à une faible hauteur. Tout le monde tire, mais personne ne l’atteint.Gallica-tirAvion
On croit reposer dans le bois. La soupe mangée, on repart et, par une route presque impraticable, on arrive dans un village qu’on dit Margny.

Bellefontaine-carteEMIl est 21 heures. Le cantonnement* est rapidement fait et chacun se couche dans les granges, heureux d’avoir un peu de paille.

À 22 heures, le caporal d’ordinaire annonce que les voitures de ravitaillement sont là et appelle des hommes de corvée*. Personne ne bouge : tout le monde est exténué.

Une heure après, alerte : sac au dos. On quitte. Je vois le caporal d’ordinaire affolé de devoir abandonner ses denrées et de n’avoir pas eu une minute de sommeil.

Il fait nuit noire, on bute, car on marche en somnolent. À la pause, tout le monde se couche et dort. Au moment de repartir, il faut réveiller les hommes à coups de pied.

22 août

Bellefontaine (voir topo Tome II)

La nuit fut calme. À 4 heures, debout. Nous nous rassemblons sur une petite place. Vers 6 heures, nous voyons les habitants. Ceux-ci nous offrent pas mal de choses, café, lait, œufs, etc… et jusqu’à de l’huile pour graisser nos fusils.

Vingt minutes après, une grêle de balles tombe sur les toits dont les tuiles dégringolent.

Un rapport de petit poste aux issues déclare au capitaine Aubrun que des cavaliers sont venus jusqu’à l’entrée du village et ont fait demi-tour. Le brouillard intense a empêché de voir s’ils étaient amis ou ennemis. Ce devaient être des uhlans* certes, car le village reçoit à présent des balles de tous côtés ; on tire du bois qui surplombe le village.

Nous sommes en plein brouillard. Dans une direction, face à l’est je crois, on tire et la fusillade crépite.

Soudain arrive à cheval le capitaine adjoint au colonel, Jeannelle, qui dit avoir passé à travers les balles. Peu après, on se replie vivement par des petits chemins, guidés par des civils. Sans doute craint-on d’être cernés.

Il est 8 heures : nous arrivons à travers champs à Meix-devant-Virton.
On fait halte et forme les faisceaux.

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Carte postale de soldats du 147e RI – Extraite du site http://europeana1914-1918.eu

Il fait beau. Le brouillard s’est levé. Sur la grand-route, on voit défiler quantité de troupes. Un café est ouvert : à la porte on sert du café ; on en boit deux, trois, quatre bols ; rien à payer.
Vers 10 heures, nous repartons à travers champs dans la direction de Robelmont. On s’arrête à mi-côte, le long d’un talus. On fait la carapace : voici des obus. Ils éclatent à 600 mètres de nous, non loin des maisons du village. Ce sont des obus percutants [1] « de gros noirs » ; c’est la première fois que nous les voyons. On est un peu ému. Le lieutenant reste debout et chacun dit qu’il n’a pas peur.
Soudain, nous nous replions dans la direction du cimetière. Nous passons au pas de course dans les rues du village qui est mort. On continue sur la route sans s’arrêter. À 1000 mètres, des mitrailleuses ennemies doivent être dissimulées car des balles sifflent à nos oreilles. Le pas de course continue ; on n’en peut plus. Nous dépassons un convoi de ravitaillement d’artillerie arrêté : les artilleurs nous donnent de l’eau.

À midi, nous sommes en vue d’un village. On dit que c’est Bellefontaine. On s’arrête dans un pré, attendant les autres compagnies. On se repose couchés.
Les retardataires arrivent. On cite quelques blessés ; on dit le capitaine de la 7e compagnie, De Lannurien, blessé ; Fournier Raoul [2], de Paris, un de mes amis, de ma classe, télémétreur de mitrailleuse, tué ; le télémètre est perdu.
Ceux qui ont un bout de pain le mangent. Puis on voit passer des chariots de paysans remplis de blessés ; des chasseurs et du 120e d’infanterie.

Ramassage des blessés dans des chariots

Ramassage des blessés dans des chariots

À 13 heures, nous passons dans le village. On en profite pour remplir ses bidons d’eau. J’y vois mon cousin Louis, sergent à la 8e compagnie : on se serre la main en se souhaitant bonne chance.

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Bellefontaine, plan dessiné [3] par Émile Lobbedey.

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières /Longwy

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières – Longwy

Peu après, nous sommes à la lisière du village. Une batterie de 75 crache sans discontinuer. C’est assourdissant.

On est un peu ému. La compagnie s’étend en tirailleurs dans les champs à la sortie du village. On se couche et ne bouge plus.

Quelques obus ennemis arrivent, peu précis, mais dans le village. Bientôt on se replie et chaque section prend une autre position, qui derrière un mur, qui derrière une haie, etc… Je communique une note au capitaine Jeannelle qui parle au général de brigade Lejaille*. Celui-ci me félicite sur une bonne ruine.

À 6 heures, je suis près du chef de bataillon Saget. Le capitaine d’artillerie chef des 75 se trouve dans le clocher et fait savoir que l’ennemi se replie. On se remet en tirailleurs [4] aussitôt. On procède par bonds. Ne pas tirer, car des chasseurs à pied sont devant nous.

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Assaut infanterie française, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

On fait près de 2 km ainsi à travers champs. On n’en peut plus. On traverse une route. Nous ne recevons ni balles ni obus.

Baïonnette au canon ! On continue encore 1500 mètres ! infanterie-baionnette

Puis on s’arrête dans un champ de blé coupé. Les bottes sont dressées, on se couvre en avant par des petits postes et des patrouilles. meules

On étend la paille. Il commence à faire nuit : on va bivouaquer. Il ne pleut pas et la température est assez douce.

Nous n’avons rencontré personne devant nous. Cependant les patrouilleurs amènent des casques, fusils, etc… Le sergent Rozay, de Sedan, nous amène un blessé allemand. C’est un wurtembergeois que le sergent Gibert, de Paris, interroge. Père de famille ; il ne nous apprend rien sur la stratégie ennemie.

Dans toute la campagne, ce ne sont que des cris de blessés. C’est triste. Les patrouilleurs amènent plusieurs blessés français, en particulier un capitaine du 120e, blessé du matin, qui se plaint d’une balle dans le poumon et qui déclare que beaucoup furent achevés par les boches. Ceux-ci, jusque midi, nous ont fait reculer mais furent repoussés à leur tour dans l’après-midi. Par miracle, faisant le mort, il a échappé.

À l’horizon, on voit quatre incendies, sans doute quatre villages [5] que les boches incendient. C’est lugubre.

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Ethe en flammes, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

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Nuit du 22 au 23 août

Vers 22 heures, alors qu’on commençait à somnoler, la fatigue aidant, la compagnie quitte sa position. Nous arrivons par une nuit noire à la lisière d’un village qu’on dit Tintigny. Une partie du village flambe et de ce fait, on se voit comme en plein jour. Nous nous installons derrière une haie. Pas de ravitaillement ce soir. Ceux qui ne sont pas de garde aux avant-postes peuvent dormir.

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Carte postale – Le village de Tintigny après l’incendie

Heureusement que le temps est clément ; cependant il fait froid et pas de paille dans les champs avoisinants. On n’ose d’ailleurs s’éloigner beaucoup. Une corvée part au village afin de chercher de l’eau.

Beaucoup, malgré la fatigue, veulent en faire partie, espérant trouver quelque chose chez l’habitant. Tout est malheureusement dévasté ; mais l’eau arrive.

On mange un biscuit. Personne ne ronchonne ; il semble que chacun a la haine du boche et voudra lui faire payer les privations de ce soir. On est content malgré tout ; on les a repoussés cet après-midi.

 


[1] Percutants : Type d’obus qui éclate lors du contact avec le sol.

[2] Fournier Raoul voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDH-archives_E960707R

[3] On notera une erreur de localisation avec une inversion entre Jamoignes et Tintigny

[4] Tirailleurs : Progresser « en tirailleurs » : cette expression signifie qu’il faut prendre de grandes distances entre chaque homme et progresser en utilisant le terrain. Cela permet grâce à cette dispersion de se protéger, de se camoufler et de diminuer les pertes sous les tirs d’artillerie.

[5] Dont peut-être Ethe, peint ci-dessus par Nestor Outer, qui se trouve à environ 5 km de Tintigny.


Voir en vidéo : La bataille des frontières
(Extrait du journal télévisé de France 2, daté du 11 novembre 2013)

31 juillet 1914

Les faisceaux [1] sont formés dans la cour du quartier depuis ce matin. On attend enthousiastes. C’est l’heure de la revanche.
Le soir tombe. On se couche équipés. On partira sans doute cette nuit. Les officiers peuvent réintégrer leurs foyers, prêts à être alertés. L’un d’entre eux couche au quartier, le sous-lieutenant Péquin marié depuis un mois à peine, il a dit adieu à sa jeune femme et ne saurait supporter une seconde entrevue. Le devoir prime tout.

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[1] Faisceaux : Lors des bivouacs et des haltes suffisamment longues, l’ordre est donné de mettre les fusils en faisceaux, c’est-à-dire les reposer verticalement par groupe de trois, en triangle, adossés ensemble par leurs canons. Les hommes alignent sur le sol leur barda et leurs armes, de manière uniforme. Ils peuvent alors quitter ces  « faisceaux » d’armes qui restent seulement à la garde et surveillance d’une sentinelle.

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Source : http://europeana1914-1918.eu/fr/contributions/9764