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5 janvier

Départ pour Lachalade

Nous nous levons vers 8 heures sans nous presser. Gallois à ronfler comme une marmotte ; il était vraiment fatigué après son travail de la veille, le renforcement des barreaux d’échelle.

Après avoir bu le café, je me rends au bureau de l’officier payeur afin de causer un peu avec mes amis Verley et Toulouse, les secrétaires. Je passe avec eux une heure agréable.

Il peut être 9h30 quand je rentre au PC du bataillon. Un cri m’accueille : « on s’en va ». Déjà chacun est occupé à s’équiper. Je me dépêche, heureux d’apprendre par Pignol que la 5e compagnie est avertie.

Où allons-nous ? À Lachalade. J’ai entendu causer de ce coin mais ne le connaît pas.

Un quart d’heure après nous partions. C’est ce qu’on peut appeler un départ rapide. Nous sommes sous les ordres du capitaine Claire ; le capitaine Sénéchal malade et une foulure au talon garde la chambre. Le sous-lieutenant de Monclin commande la 6e compagnie.

Le temps et brumeux mais non pluvieux. On peut même espérer un peu de soleil. Par contre les routes sont d’un boueux ! Nous filons vers un petit pays appelé le Claon que nous ne tardons pas à apercevoir du haut d’une haute colline que nous descendons. Arrivé au Claon nous tournons à gauche pointant sur le village de Lachalade, situé à 4 km. Après une pause, vers 10h30, nous tombons sur une agglomération de maisons dont l’entrée nous est interdite par un brave territorial qui croise la baïonnette comme si nous étions dangereux. La route que nous avons suivie et celle de la Harazée, four de Paris, Lachalade, le Claon, le Neufour, les Islettes.

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d'Argonne. Passage de troupes devant l'abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) - 1915.12 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d’Argonne. Passage de troupes devant l’abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) – 1915.12 ©Ministère de la Culture

Les compagnies prennent des positions d’attente indiquée par le capitaine Claire qui un instant a conféré avec l’état-major du général Gouraud installé dans le village.
(Voir topo [ci-dessous] Lachalade tome VI)

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

TopoTVI-LaChalade

Topo Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Le général de brigade Gouraud a son poste de commandement ici, il commande une division marocaine qui occupe le plateau de Bolante et à laquelle sont adjoints des Garibaldiens [1].

Le général Gouraud accompagné d'officiers d'Etat Major : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Le général Gouraud accompagné d’officiers d’Etat Major – 1916

Quand les compagnies sont installées, nous nous abritons nous-mêmes derrière la maison d’habitation d’une immense ferme dans laquelle se trouve le général et son état-major. On dit même que le colonel Garibaldi est ici. Des obus tombent de temps en temps non loin de nous et malgré tout, cela nous émeut un peu, car nous ne connaissons aucunement le coin.

Peu à peu cependant on s’enhardit et on circule sur la route, aux alentours de l’église qui est toute proche, ne s’occupant plus des obus qui tombent çà et là sans aucune précision. Nous sommes ici d’ailleurs à 4 km des tranchées de première ligne. Derrière nous abritée dans les bois se trouve de l’artillerie lourde dont les pièces tonnent sans discontinuer et font un vacarme assourdissant.

Ricciotti Garibaldi

Nos officiers sont dans une maison sise sur la route où nos brancardiers ont installé un poste de secours. Ces messieurs ne tardent pas à circuler également. Je vois les capitaines Claire et Aubrun, les lieutenants Vals, Carrière, de Monclin : c’est tout ce que nous avons d’officiers au bataillon ; c’est maigre certes.

Une heure après notre arrivée, vers 11h30, un cortège d’officiers passe, ayant à sa tête le général Gouraud et le colonel Riciotti Garibaldi, formé d’officiers d’état-major de tous grades. Le cortège se rend à l’église. Nos officiers suivent et je suis également et me place dans un coin. Une messe est célébrée, un prêtre aumônier est à l’autel. L’église est complètement nue : les vitraux sont percés ; il y a même un trou dans le toit.

Non loin de l’autel, sont placés côte à côte sur les dalles 4 cercueils et 12 cadavres de soldats dans des attitudes plus ou moins rigides. Le saint sacrifice se célèbre au milieu de l’assistance silencieuse sans un chant, sans un bruit. C’est lugubre, c’est funèbre, c’est grandiose. On entend le canon qui tonnent ; quelques sifflements d’obus ennemis suivis d’éclatement. Personne ne bouge et Dieu descend sur l’autel pour saluer ces braves étendus près de nous qui sont morts en héros.

La messe terminée, on emmène sur des brancards une à une les dépouilles. Le prêtre sort suivi de 2 brancardiers qui le servent.

Toute l’assistance le suit. À 50 m nous arrivons dans un cimetière militaire ou plusieurs fosses sont creusées. Les prières sont dites, les fosses bénies. J’ai tout loisir pendant qu’on descend les cadavres, d’admirer Gouraud et son entourage, Ricciotti Garibaldi et son frère capitaine. Quand la funèbre besogne est terminée, le général s’avance et dit quelques mots, saluant les officiers garibaldiens et les braves qui trouvent ici leur dernière demeure, et souhaitant que le sang si pur des héros de Garibaldi ne soit pas sans effet mais la semence de la victoire. Gouraud à la voix assurée, une voix mâle qui va au cœur, et une prestance qui en impose. Chacun l’admire, on le sent.

On se sépare. Nous rejoignons notre poste. Le temps se passe dans l’attente assis sur son sac, sans pluie heureusement. Les obus tombent de temps en temps. Ils ne sont pas précis et ne nous occasionnent pas de pertes.

Vers 2 heures, j’apprends qu’un obus est tombé près de la 5e compagnie qui se trouve à 250 m en position à flanc de coteau. Le sergent Vaucher est blessé à la tête par un éclat et se trouve en ce moment au poste de secours. Je vais le voir ; il n’a rien de grave et le blessé me cause, couché sur la paille, la tête bandée, en attendant qu’une automobile l’enlève.

Le capitaine Claire appelle sa liaison vers 3 heures. Nous cantonnons ici ce soir. Devant nous, il y a, à 300 m, le gros de l’agglomération. Nous accompagnons notre chef qui nous indique ce que nous avons à nous partager d’habitations, particulièrement de caves entre les 4 compagnies. Ainsi dit, ainsi fait. Une heure après les compagnies arrivent et s’installent. Ce n’est pas select, loin de là : genre Placardelle en ce moment ; maisons trouées, maisons démolies, intérieurs dévalisés et dans un désordre et une malpropreté repoussante. Je me rappelle que le capitaine Aubrun quand je lui ai montré son logis fut pris d’un haut-le-cœur immédiat est dû sortir.

Enfin les hommes se placent dans les caves, les cuisiniers partent au ravitaillement sur la route à 600 m du village et les officiers s’installent dans une cuisine malpropre sur une chaise boiteuse près d’un vieux poêle à demi démoli qui chauffe tant bien que mal, à la lueur d’une bougie, tandis que les cuistots sont affairés à relaver des assiettes, des plats qu’ils ont trouvé çà et là, à chercher du bois (vieux morceaux de portes et d’armoires) et à préparer un semblant de dîner.

Quant à moi qui puis disposer, je rejoins la liaison qui s’est installée dans une maison voisine de celle occupée par le capitaine Claire. Cette maison n’est autre que l’école du village. Il fait noir ; je remets la visite au lendemain. Gauthier est dans une pièce où il fait un feu d’enfer, très occupé à faire cuire un vieux morceau de viande (bidoche) amener de Florent. Il ne va pas au ravitaillement pour ne pas retarder le repas et aucun de nous n’est partisan d’y allé à sa place. On se contentera de notre pain d’hier et nous avons du café en quantité très suffisante. Je m’installe donc dans une pièce chauffée avec l’idée d’y coucher. Les plus froussards vont dormir dans la cave. Tant mieux, nous aurons d’autant plus de place pour nous remuer.

Avant de manger, je vais dans l’obscurité communiquer une note au capitaine Aubrun : nous sommes en réserve. Il faut donc dormir équipé et se tenir prêt à toute éventualité !

Les obus sifflent toujours au-dessus de nos têtes. Pourvu qu’il ne prenne pas l’idée aux boches de bombarder le village. Ce ne serait pas des plus gai.

Il fait nuit noire ; il ne pleut pas ; je rentre, mange rapidement et me couche, tandis qu’à l’extérieur ce sont des allées et venues incessantes de cuistots qui reviennent du ravitaillement.


[1] Les GaribaldiensDès l’été 1914, bien que leur pays ne soit pas entré dans le conflit, des immigrés italiens se sont engagés comme volontaires dans l’armée française. Le 5 novembre 1914, a été constitué au sein de la Légion étrangère, le 4e régiment de marche, qui a pris le nom de « Régiment des Garibaldiens » en souvenir de GARIBALDI, grande figure de l’indépendance italienne venu combattre aux côtés des Français lors de la guerre de 1870. Six des petits-fils de Giuseppe GARIBALDI ont combattu dans ce régiment qui fut dissous en mars 1915…
Extraits du site : http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/lieux/1GM_CA/cimetieres/italiens/bligny.htm

Des photos de quelques Garibaldiens sont visibles ici : http://argonne1418.com/2010/08/23/les-garibaldiens-photos-depoque/

Pour en savoir plus : https://largonnealheure1418.wordpress.com/category/garibaldiens/les-hommes/

4 janvier

Après une bonne nuit, je passe toute la matinée à écrire aux miens les péripéties des combats du 31 décembre et la disparition de mon cousin. Je descends à la 8e compagnie et interroge deux rescapés, les seules, de la section de Brésillon. Ceux-ci me racontent qu’arrivé devant la tranchée allemande aux fils de fer barbelés, mon cousin avec sa demie section se coucha, tâchant d’avancer en rampant. Une bombe le blessa à la bouche et quand on se replia, vu l’impossibilité d’avancer, le sergent Lobbedey ne se releva pas. À son tour l’ennemi à cet endroit contre-attaqua et prit quelques éléments de tranchées. Le lendemain le 1er d’infanterie reprit les éléments perdus. Aucun cadavre, aucun blessé ne fut revu : l’ennemi avait tout enlevé la nuit. J’en suis donc à des conjectures au sujet de mon brave parent ?

Vers 10 heures, Gallois vient m’annoncer que le commandant Desplats rentre au 128e et que le colonel de Bonneville lui succède dans le commandement du régiment.

À table, vers midi, je propose qu’on se cotise pour faire dire quelques prières pour Jean Carpentier. À l’unanimité c’est accepté. Je fais la quête et ramasse une trentaine de francs. Je décide donc d’aller trouver le curé de Florent et de lui demander de dire ou faire dire 15 messes pour mon pauvre ami défunt.

L’après-midi se passe tranquillement. Je suis assez heureux, car l’adjudant Culine m’a procuré un bon soldat comme brosseur. Je n’ai donc à m’occuper de rien. De plus la chambre est un intérieur qui me plaît et où je passe la majeure partie de la journée. Je reçois la visite du vaguemestre* Renaudin qui m’apporte quelques lettres et deux colis l’un à mon adresse l’autre à celle de mon cousin. Le colis pour moi m’est envoyé par Madame Parenty [1], notre grande amie de famille : friandises en quantité qui font ma joie. Quant au colis de mon malheureux cousin, je la garde avertissant les miens. Je leur adresse d’ailleurs, également ma chanson sur la Gruerie : je suis trop attristé pour songer encore à la chanter.

Vers 3 heures un énorme détachement composé en partie de classe 1915 arrive dans notre rue ; il est reparti par compagnies. Les 7e et 8e reçoivent presque tout le contingent.

Florent-APD0000552Quelques nouveaux gradés sont là également, tous sous-officiers ; un seul adjudant, Vieux colonial médaillé et retraité : l’adjudant Renaud qui passe à la 6e compagnie. Ainsi le bataillon est un peu remis sur pied mais ce n’est pas fameux, loin de là.

Le soir tombe, je rentre dans notre habitation et nous ne tardons pas à nous mettre à table. Gauthier comme toujours fait une excellente popote*. Puis nous montons, Gallois, Jombart et moi, afin de nous étendre le plus vite possible.


[1] Parenty : famille originaire de Calais, ils sont de bons amis de la famille Lobbedey, comme le montre cette carte postale datée de 1908, ci-dessous.

FamillePARENTY-Calais

2 janvier

Relève* des tranchées*

Je me lève tard après avoir constaté toute la matinée que le calme se maintient malgré le jour. Sans doute les boches sont-ils à bout de souffle et les pertes leur donnent-elles à réfléchir. En tout cas, nos pertes sont lourdes également et plus d’un des nôtres qui croyait voir l’année 1915 dont on était si près ne l’aura pas vue : tel le pauvre Louis, mon cousin, dont je pleure la mort, n’ayant aucune confiance qu’ils soit blessé prisonnier. J’attends le repos d’ailleurs pour voir des hommes de la 8e et tâcher d’avoir quelques détails.

Vers 10 heures, le capitaine Sénéchal dit à l’adjudant Gallois que nous serons relevés ce soir. Celui-ci nous annonce la bonne nouvelle : c’est un soulagement général. Nous passons donc une journée meilleure, quoique pluvieuse car la délivrance de ce mauvais coin ne va pas tarder à sonner pour nous.

La majeure partie du temps se passe dans l’abri, car dehors il pleut sans discontinuer. Malgré quelques gouttes qui filtrent çà et là dans le gourbi*, nous sommes quand même à sec.

Le calme continu aussi bien dans l’après-midi que dans la matinée et vers 4 heures il m’est donné de partir avec les 3 autres fourriers, Menneval, Sauvage et Paradis faisant fonction. À part quelques balles et quelques obus qui nous rappellent que 1915 n’a pas encore amené la fin des hostilités, c’est la tranquillité qui suit les grandes batailles. Par contre le chemin est des plus sales, tandis que la pluie fine continue à tomber. Enfin après avoir pataugé sur un parcours de 1500 m, nous arrivons dans la Harazée, par le château. À la Harazée, faisant comme toujours les fonctions d’adjudant de bataillon, je rassemble les caporaux d’ordinaire et les cuisiniers non sans mal et leur crie « rendez-vous à Florent ! ». Je retrouve Gauthier et Jombart, et ensemble nous filons vers la Placardelle. Grâce au clair de lune, nous pouvons nous diriger facilement. Du haut de la côte de la Harazée, les 75 tonnent sans discontinuer. Les obus allemand rappliquent et c’est au pas de course que nous traversons la zone dangereuse.

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Batterie de 75 dissimulée – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Nous voici dans la Placardelle où nous ne nous arrêtons pas, car les obus arrivent également de ce côté. Le village est mort d’ailleurs ; aucune âme qui vive ; et les maisons sont dans un état lamentable ; les obus pleuvent sur le hameau que l’ennemi croit sans doute cantonnement de troupes.

Voici la cote 211 ou quelques balles suivent. Une fois cela passé, on peut se juger sauvé. Alors seulement nous nous décidons à faire une première pause. La pluie a heureusement cessé de tomber. Les cuisiniers nous rejoignent avec le bruit significatif des marmites. Nous repartons aidés toujours du clair de lune ! Une nouvelle pause au parc d’artillerie et nous arrivons. Nous parlons à quelques artilleurs et leur racontons l’odyssée de notre séjour dans le bois ; en retour ils nous disent que de l’artillerie lourde est ici en quantité ; 120 long et court et 155 long. Le 155 tire à 15 km.

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action - 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

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Batterie de 155 – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Voici Florent. Une nouvelle pluie nous reçoit. Qu’importe ! Nous sommes tout à la joie d’être arrivés. À l’entrée nous rencontrons un bataillon du 120e, le bataillon qui doit relever le nôtre : nous avons donc bien le temps de faire un cantonnement potable, car le bataillon n’arrivera ici qu’au petit jour. Pourvu que nous ayons une belle rue.

Je me rends au bureau de la place à la mairie.

La fontaine sur la grande place - 1915.11 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, mairie (à gauche) et fontaine (au centre) sur la grande place – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Là on me dit que le cantonnement est déjà fixé et qu’il me faut aller voir le chef de corps du 147 qui se trouvent au point N (voir topo Florent tome IV, l’ancien PC du capitaine Aubrun et du bataillon à l’un de nos séjours ici).Plans Florent

Je m’y rends donc aussitôt suivi de Jombart et des fourriers. Je sonne ; on m’ouvre ; je rentre dans une pièce où se trouvent les secrétaires du colonel, le sergent Pécheur à leur tête. Le capitaine de Lannurien, adjoint au colonel ne tarde pas à arriver d’une chambre à côté. Je le salue, lui demande le cantonnement et lui raconte certaines choses de l’attaque, la mort du lieutenant Régnier, l’État des 7e et 8e compagnies. Il ouvre grand les yeux, car il ne sait rien et va chercher le commandant Desplats. Celui-ci arrive et me demande force détails que je lui donne du mieux que je puis. Il écoute de toutes ses oreilles, abasourdi et furieux déjà que le commandement ne lui ait rien dit, furieux aussi qu’on se soit permis d’abîmer ainsi un de ses bataillons et d’avoir fait tuer ses officiers. À la fin il me serre la main, me traite ainsi que mes amis « de braves » et malgré la pluie sort avec nous pour nous montrer notre cantonnement, « le meilleur du village » dit-il. En effet, c’est la rue Dupuytien [en vert sur le plan]. Le cantonnement est facile à faire puisque nous y avons déjà logé. Le commandant nous invite, comme un vrai père, à nous caser rapidement, à faire du feu etc.…

Il nous demande si cela ira ; on sent que les nouvelles ont suscité chez lui de la pitié pour nous. Sur notre affirmative que tout ira bien, il s’en va.

Les cuisiniers se placent donc aux coins indiqués. Le caporal fourrier Jamesse de la 5e qui est avec les cuisiniers à la Harazée durant les séjours aux tranchées avec le caporal d’ordinaire Delbarre, arrive et fait le cantonnement des officiers et des sections.

Campement militaire : les cuisines - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, campement militaire : les cuisines – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Quant à la liaison du bataillon, je l’installe dans la maison que nous occupions lors de nos séjours dans cette rue. Gauthier fait aussitôt du feu. Je m’installe, attendant, afin de sécher un peu mes effets au coin du foyer. À plusieurs reprises, Jamesse me demande des renseignements : de guerre lasse, je sors et loge les officiers dans les demeures qu’ils ont occupées ; le débit de tabac pour le capitaine, une demeure voisine où se trouve une vieille personne seule pour le sous-lieutenant Vals et la popote. Je profite de ma sortie pour rentrer chez un vieillard qui n’est pas encore couché, le père Louis, connu du quartier pour sa forte surdité : je m’empare d’une chambre où je vais loger l’adjudant Culine et le sergent major Lannoy.

À mon retour au coin du feu, je trouve Jombart qui me dit avoir déniché une chambre pour Gallois et moi. Je vais voir et trouve une chambre vaste et propre avec un large lit et des draps. Pour qu’il n’y ait pas de jaloux, je dis à Jombart de se coucher jusqu’au lendemain matin. À l’arrivée du bataillon Gallois et moi nous lui succéderons. Un lit avec des draps, si coucher déshabillé : une fortune, le bonheur ! La joie, l’expectative me rendrait fou, moi qui n’ai pas eu cela depuis 4 mois. Ainsi dit ainsi fait.

Je rentre donc boire le café préparé par Gauthier, place mes bagages dans un coin car je ne veux apporter tout cela dans la chambre que Gallois, Jombart et moi occuperons en catimini. Puis sur une chaise, près du feu, je somnole attendant le bataillon. Il est 11 heures. Celui-ci n’arrivera jamais ici avant 4 heures.

Le capitaine sénéchal comme toujours est logé au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.

28 décembre

Vers 5 heures je m’éveille. C’est Carpentier [1] qui part faire sa ronde. Comme l’autre fois aimablement il me borde de ses couvertures et me dit « à tout à l’heure ». Je lui réponds que le chocolat l’attendra chaud.

Vers 6h30 je me lève sans hâte avec René et Crespel ; on rallume le feu, mais le chocolat au-dessus afin qu’il soit prêt pour l’arrivée de notre brave ami dont je plie les couvertures avec les miennes.

À peine ai-je fait cela qu’un agent de liaison de la 5e venu apporter le compte rendu du matin nous apprend que Carpentier blessé. Où ? C’est un coup de foudre pour nous. Où Seigneur ? Je m’élance suivi de René sur la 7e compagnie où le sous-lieutenant Monchy nous dit n’avoir pas vu Carpentier ; à la 8e le lieutenant Régnier répond négativement. Je cours littéralement dans les boyaux butant glissant et file vers la 5e où je tombe sur le capitaine Aubrun. Où est Carpentier ? Où est mon camarade ? Je suis désespéré de ne pas le trouver. Pour lui je me ferai tuer, il faut que je le sauve. Alors le capitaine paternellement me prend les mains ; j’ai compris et je pleure. TomeVI-planFneMadame-CarpentierLe pauvre a reçu une balle au ventre dans le boyau dangereux dont on ne se sert qu’en rampant. (Voir topo). Il est mort là en quelques minutes il y a plus d’une heure secouru par un homme qui a entendu des plaintes et qui a reçu son dernier soupir. Je suis horriblement triste : lui, dont j’avais fait mon meilleur ami, tué. Au risque de me faire tuer moi-même, je suis le boyau tragique. Je ne me possède plus, il faut que j’ai le corps. Des balles sifflent ; je m’aplatis, mais rampe quand même. J’arrive enfin et trouve le pauvre corps étendu sur le dos dans le boyau, le pantalon dégrafé, et je vois une petite blessure au ventre. Quelques balles font tac, tac sur le parapet. Je ne m’en préoccupe guère. Pauvre ami ! La figure est calme, reposée. Je pleure encore et jure l’enlever d’ici ce soir. Je recouvre la partie à nu et redescend toujours rampant jusqu’au bas du ravin d’où quelqu’un m’appelle. C’est Lavoine, un brave qui a fait ses preuves, cuisinier d’escouade qui va monter vers sa section par le boyau dangereux malgré les balles. Il le fait chaque matin en rampant. Me voyant tout en larmes il me dit se charger de descendre le corps où nous nous trouvons (voir topo) pour le soir. Je n’aurais qu’à venir le chercher là. Je le remercie avec effusion et comme il est des pays envahis lui donne une piécette qu’il veut refuser mais que je lui mets de force dans la main.

Je rentre à mon abri affreusement triste. Me voici donc avec un deuil le plus grand pour moi depuis la guerre. Mon meilleur camarade tué.

Ce n’est pas fini. Je m’occupe arranger certaines choses de mon ami défunt, j’ouvre son sac afin de voir ce qu’il y a de précieux afin de faire avec son portefeuille le petit colis qui subsiste seul de ce que furent nos camarades ; je prends son couvert, sa petite assiette que je garderai en souvenir de lui ; je prends ses couvertures laissant les miennes ; toutes choses qui me sont précieuses, son chocolat, c’est conserves, nous nous les partagerons dans nos repas. Je bois en pleurant le chocolat qu’il aurait dû boire. Vraiment mon cœur est pris. Je suis appelé par le capitaine Sénéchal qui essaie de me consoler et à lui-même les larmes aux yeux. Quelle tristesse à la liaison !

Je rentre dans le gourbi* rencontrant les cuisiniers de la 6e qui s’apprêtent à traverser le ravin qui se trouve devant nos abris et où se trouve un espèce de marais dans lesquels déversent les petits affluents de la Fontaine Madame. Soudain j’entends des cris ; je sors et vois 30 m de nous un cuisinier étendu sur le sol blessé.

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Le ravitailleur, dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Une balle venue on ne sait d’où là attrapé au passage. De l’endroit où nous sommes, nous crions au malheureux de ramper vers nous. Celui-ci rassemble toutes ses énergies et 20 minutes après est hors d’atteinte. Il a une balle dans l’aine. Quel caractère n’a-t-il pas dû avoir pour faire ses 30 m en rampant sur le ventre. Le capitaine Sénéchal sort et dit aux cuisiniers d’attendre la nuit. Ceux-ci rentrent donc à La Harazée. Quelques-uns malgré tout s’élancent bravement au pas de course. On entend des coups de feu. Ils ne sont pas atteints. Mais le capitaine s’oppose de nouveau à tout passage.

On ne communiquera par agent de liaison que de nuit et le ravitaillement se fera la nuit : arrivée des cuisiniers aux tranchées le soir et retour à La Harazée au petit jour. D’ailleurs le téléphone existe avec chaque compagnie : on n’est donc pas isolé. Nous approuvons notre chef qui ménage nos vies et lui sommes grandement reconnaissants.

La matinée se passe donc à arrêter les cuisiniers qui arrivent un à un et à leur faire part de la décision prise en les invitant à dire la nouvelle à leurs gradés d’ordinaire, tandis que le capitaine commandant avertit par le téléphone les commandants de compagnie. Nous arrêtons même le commandant Desplats qui veut à toutes forces passer et va voir le capitaine Sénéchal. Il est 10 heures.

Un homme de corvée du sergent Tercy passe sur le chemin venant de La Harazée qui longe nos abris. Une balle arrive. Toc ! À 35 m de moi il tombe pour ne plus se relever. Du coup nous sommes consternés. Quoi et qu’est-ce à dire ? Les boches n’ont pourtant pas avancé. Voici le ravin inutilisable, voici le chemin également, par lesquelles hier ont passait tranquillement. D’où peuvent venir les balles ennemies ?

Le commandant Desplats sort et gesticule parlant haut. Son opinion est que l’ennemi à la crête opposée où il se trouve a creusé une sape cette nuit et que delà par un créneau il observe et découvrant le ravin tire sur tout ce qu’il voit. Il fait passer l’ordre d’enlever le cadavre qui gît lamentable sur le layon. Deux hommes s’élancent ; ils n’ont pas atteint le corps qu’une balle siffle et blesse à la jambe l’un d’eux. Ils se replient aussitôt. La preuve est faite une nouvelle fois.

Il faut donc se mettre à l’œuvre aussitôt et creuser un boyau profond.

Sous la direction du commandant, tous les bras et tous les outils disponibles sont mis en œuvre. À 2 heures le commandant file, sans recevoir de balle. Nous continuons, travaillant d’arrache-pied.

Le soir tombe. Les cuisiniers Gauthier, ceux des officiers et Jombart s’en vont au pas de course suivis de ceux de 5e et 6e qui ont réussi à passer le matin.

Je me rends près du capitaine Sénéchal lui demandant de faire venir pour 4 brancardiers à son abri. Le corps de Jean Carpentier sera là. Le capitaine m’admire et me donne un papier avec ordre au petit poste du ravin (voir topo) sur la route de la 5e compagnie de me fournir 4 hommes, pour le transport du corps. Ainsi dit, ainsi fait. Les 4 hommes sous ma direction enlèvent la dépouille qui se trouve à l’endroit fixé par Lavoine. Cahin, caha, dans l’obscurité parmi les fils de fer barbelés qui défend le ravin nous amenons notre pauvre ami, heureux de pouvoir enfin le déposer près du PC où le capitaine vient le saluer et me serre la main avec effusion en me disant « c’est bien ! ». Je pleure comme un enfant. Les brancardiers viendront donc le prendre et il sera enseveli au cimetière de La Harazée. J’ai fait mon strict devoir, je devais cela à l’amitié. Quant à son portefeuille et aux dernières volontés que contient une enveloppe fermée pour sa famille, ce dont il m’avait causé, le pauvre, hier soir même, sentait-il donc sa fin, je les adresserai demain par Jombart aux secrétaires du trésorier, mes amis, avec les affaires personnelles, porte-monnaie etc.… N’empêche que tout cela m’est horriblement pénible.

Je rentre à l’abri. Il peut être 8 heures. Nous mangeons René, Crespel et moi, tandis qu’au-dehors des sapeurs du génie continuent notre travail et piochent ferme.

Nous entendons aussi des bruits de marmites et des chuchotements. Ce sont les cuisiniers des compagnies qui selon les ordres viennent de nuit ravitailler.

Je m’étends et ne puis dormir. Je me lève et attends l’arrivée des brancardiers. Ceux-ci arrivent 2 heures plus tard. Ils emportent Jean et je le vois emmener. Pauvre, pauvre ami !

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Avant de me coucher vers 10 heures, je vais porter une note au capitaine Aubrun : le commandement du secteur passe au colonel du 120e ; le commandant Desplats rentre demain au repos à Florent où se trouvent les 2 autres bataillons du 147e.


[1] Carpentier :  Quelques documents officiels qui témoignent du décès de Jean Carpentier.
Tous mes remerciements à Hélène Guillon pour ses informations complémentaires.

FicheMDHarchives_C830381RCarpentier Décès CARPENTIER

 

23 décembre

Départ pour la cote 211 et relève* au bois de la Gruerie

À Minuit et demi debout ; un quart* de café nous réchauffe avant le départ. Dans la rue ce sont des appels, des commandements, des allées et venues de lanternes. Le bataillon se rassemble.

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Relève d’infanterie, aquarelle de Charles Hoffbauer – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Et dans la nuit noire on s’enfonce. On marche en silence ou du moins en causant à voix basse. La route semble longue. Quelquefois un commandement retentit « à droite » et c’est un caisson d’artillerie ou une voiture de ravitaillement qui nous rencontre ou qui nous dépasse. En route Gallois allume la lanterne ; il fait meilleur à marcher car on y voit un peu.
Le temps est favorable vu la saison ; il ne pleut pas, mais il a assez plus ces jours-ci et le terrain et boueux. Des flaques d’eau sillonnent la route et c’est une joie pour Carpentier de nous éclabousser etc. tapant du pied, malgré nos protestations.

Nous voici à la cote 211. Nous continuons sur la Placardelle après une bonne pause durant laquelle le capitaine commandant donne ses instructions aux compagnies qui vont à leurs emplacements. Par la Placardelle le chemin est peut-être moins boueux mais c’est un assez long détour : avec Gauthier, René et Carpentier je préfère affronter la vase et prendre la ligne droite.

Nous arrivons à la ferme. Peu de temps après, nos amis sont là. Les 5e et 6e compagnies doivent loger dans les bâtiments. Avec Menneval, je fais rapidement le cantonnement, scindant la ferme en 2 parties. Bientôt la troupe rentre et grimpe aux échelles qui la versent dans le foin et la paille.

Nous suivons le capitaine Sénéchal dans l’habitation et grâce à l’éclairage de Gallois montons aussitôt dans nos appartements du premier qui se compose d’un grenier et de la petite chambre déjà connue.

On allume de bougies ; chacun rapidement admire l’état répugnant dans lequel il se trouve et dépose sac et fusil. Nous sommes suant soufflant.

Nous nous étendons après un rapide nettoyage et chacun tâche de demander au sommeil qu’il repose force.

Il peut être 8 heures quand Gauthier se lève pour selon son expression « voir à faire du jus ». Nous restons paresseux roulés dans nos couvertures attendant que le brave garçon veuille bien nous apporter la marmite café.

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Le Jus, dessin de Pierre Lissac – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Il est 10 heures quand nous nous levons après avoir avalé le liquide noirâtre qu’on appelle pompeusement café, servi par notre cuisinier qui loyal donne à chacun sa part.Il faut songer à manger. Chacun défait donc de son sac l’ustensile qui non sans discussions lui fut dévolu et sort de sa musette les vivres qu’il eut a porter non sans récriminations non plus. On descend donc dans la cour ou un petit feu nous attend au milieu de nombreux autres feux des cuistots les compagnies.

On s’assemble autour. L’un retient la graisse, l’autre le sel, un troisième la viande, tandis que René amène triomphalement un fond de sac de pommes de terre qu’il s’est chargé de porter de Florent jusqu’ici. On épluche ; on coupe en 4 les « parmentières » qu’on jette dans une marmite remplie d’eau. Un bifteck, frites, sera le menu.

Gallica-Cantont-tranch2Nous mangeons en plein air assis sur de tonneaux, des débris de planches, un chariot, un caisson abandonné là sans roues ; on boit le café, allume une cigarette. On est heureux.

Nous remontons. Que faire ? Encore chez-soi, fumer, faire une nouvelle manille… Nous recevons la visite de Lannoy sergent Major à la 5e compagnie ; celui-ci vient causer simplement ; la discussion n’est pas longue à venir : il suffit pour cela que Jombart ait l’idée que la guerre doit nécessairement se terminer bientôt et que Lannoy professent l’opinion contraire. Cela nous distrait, chacun émet son opinion est le temps passe.

Gallois est appelé par le capitaine Sénéchal. Il revient bientôt et nous indique l’ordre de départ des compagnies. Nous relevons donc ce soir dans le bois. On s’y attendait d’ailleurs. Chacun se rend donc près de son commandant de compagnie pour lui communiquer la note ; Carpentier et Sauvage peu privilégiés, car leurs compagnies sont dans le bois.

Il peut être 6 heures quand nous partons. Le temps n’est pas à la pluie, tant mieux, même la Lune ne tardera pas à se montrer. Nous descendons vers la Placardelle à travers champs, terrains détrempés s’il en est, car la route est submergée, et une telle marche dans l’obscurité n’est pas un agrément.

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Dessin de Sem, Quelques dessins de guerre, 1915-1916  – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous arrivons quand même sur la route Florent La Harazée et traversons le hameau de la Placardelle assez rapidement. Celui-ci n’est plus habité ni par la troupe ni par les habitants évacués d’ailleurs, car les obus y tombent fréquemment. Le moulin à eau fait entendre toujours cependant son bruit lugubre qui ressemble à une plainte continuelle.

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Dans le boyau du bois boche, dessin de Géo Michel – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous ne tardons pas à atteindre La Harazée et prenons la route du château sous un assez beau clair de Lune. Nous faisons une pose, tandis que le capitaine sénéchal confère avec le colonel. Puis nous partons prenant la direction de Fontaine Madame. Quelle route ! Bientôt il nous est impossible de suivre le chemin qui est submergé et qui forme un mélange d’eau et de boue dans lequel on s’enfonce jusqu’à mi-jambe. Force nous est donc de marcher à côté, longeant un coteau assez abrupt dont nous sommes à mi pente. Nous avions fait cela la dernières fois allant au secteur Fontaine aux Charmes, mais encore fallait-il demi-jour. Ce soir le clair de lune misérable, obscurcie par les arbres qui quoique sans faille n’en sont pas moins touffus, n’est pour nous d’aucun secours. On s’accroche aux arbres sinon on glisserait ; on marche ainsi le fusil suspendu à l’épaule faisant sans cesse des tensions de jarret ( ?), Glissant quand même, le sac s’agrippant ainsi que les cartouchières aux buissons élevés dont les épines déchirent la capote, courant parfois pour ne pas perdre la direction quand le prédécesseur court, descendant dans le chemin boueux sur un certain parcours quand les arbres sont trop touffus et barrent le passage : le tout dans l’obscurité avec parfois une balle qui vous siffle aux oreilles. Elle relève et heureux peut-on se juger qui n’est pas de pluie ! Atroce est le mot a donner à une marche pareille. Cela nous demande bien du temps. Nous sommes forcés de faire de longues pauses pour reprendre haleine. Il est certainement 10 heures du soir.

On se croit arrivé un moment donné, car le capitaine commandant rentre dans une cagna* rencontré et nous dit d’attendre. Aussitôt sans souci de l’état des lieux, nous nous adossant au talus les jambes dans la boue. Nous attendons.

Naturellement le bataillon ne suit que lentement. Quand arrivera-t-il ? Sait-on ! Et dans quel état…

20 décembre

Repos à Florent

On se lève tard ; il est 8 heures. Le temps n’a pas changé, mais la pluie tombe cependant moins forte.

Boueux comme nous sommes, nous n’avons pas de goût à nous nettoyer. Cependant il faut faire un brin de toilette, car c’est dimanche aujourd’hui et si on veut aller à la messe et entendre la voix magistrale de notre aumônier…

À 10 heures, Carpentier, Jombart et mon cousin m’accompagnent. Pas de musique cette fois. L’aumônier nous parle de la fête de Noël qui approche et d’une messe de minuit. Serons-nous là ? J’en doute beaucoup. Les tranchées*, ce jour, seront sans doute notre lot. Enfin, le devoir prime tout.

Je vois à la sortie mes amis sous-officiers de la compagnie, Lannoy, Culine, Cattelot, Gibert, Maxime Moreau. Ceux-ci prennent leur repas ensemble dans une maison située dans le premier cantonnement* occupé par nous, près de la rue C, chez le père Thomas, le coiffeur de Florent. Ils me racontent les « tuyaux » que tout coiffeur donne, en particulier que des batteries japonaises « ! » sont arrivées à Florent et qu’une grande offensive se prépare. J’ai déjà passé entre les mains du père Louis ; je vois qu’avant la guerre il devait être tondeur de chiens et de chevaux. Enfin, sur la place, parmi notre petite réunion, ce sont des explosions de rire. On se donne rendez-vous pour 5 heures ce soir au concert. Sur les instances, je promets de chanter et d’amener Pignol, mon fameux agent de liaison* dans son répertoire.

Nous nous quittons et chacun se rend à sa popote*. Nous restons longtemps à table, installés d’une façon rudimentaire mais mangeant et buvant gaiement. Dehors la pluie a cessé depuis la messe, mais il fait une boue qu’on regarde à deux fois d’affronter.

Assis sur mon sac, j’adresse aux miens mes vœux de bonne année, souhaitant que 1915 voie la France victorieuse et le retour dans nos foyers.

Vers 3 heures, je vais chercher Pignol qui se trouve dans son escouade* car notre local est trop exigu pour prendre avec nous les agents de liaison en second. Nous allons ensemble au concert et nous faisons inscrire pour quelques chansonnettes.

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Pignol, des plus gais, prend un pseudonyme qui lui sort je ne sais d’où et s’intitule « Dargère » (?). C’est une bonne soirée en perspective avec une claque monstre de la part de nos amis. On nous indique une entrée spéciale, des places réservées ; je monte sur l’estrade et fais quelques roulades sur le piano.

Nous voici donc artistes. C’est charmant. À 5 heures 30, nous entrons par le foyer (!) au milieu d’une fanfare qui attaque un pas redoublé. Les premiers numéros paraissent. La salle est comble, ayant quelques officiers au premier rang, en particulier le médecin-chef de la 4e division d’infanterie qui préside.

Je chante ma chansonnette [1] sur le 147e en Argonne, de ma composition.

J’obtiens un grand succès, plus grand que je ne l’avais espéré, surtout que mes amis ne me ménagent pas une claque fournie.

Pignol se dépense sans compter. Artiste accompli aux mimiques désopilantes, il fait rire aux larmes l’auditoire et se fait bisser plusieurs fois. Le pauvre garçon en a chaud.

Une petite saynète donnée par deux camarades du 20e et un artilleur termine la séance qui est des plus réussies. Je rentre heureux, félicité à mon hôtel. Décidément ma chanson a du succès.

En voici d’ailleurs quelques fragments, les plus intéressants :

2e couplet

Il y a relève ce soir à la Gruerie,
On va faire son petit stage en tranchées ;
Le régiment et son colon défilent,
Et allez voir on sent que ça va barder :
Il ne fait pas de fla, fla,
Mais il est un peu là
!

Refrain

Le 147                                Pan pan Pan pan
Avec lui
ça pète-sec,                          d°
Tenez-vous bien, les boches,            d°
Il va vous trouer la caboche,           d°
Demain matin                                  d°
Il se mettra au turbin                      d°
Et bientôt ses pruneaux                  d°
Vont vous chatouiller la peau.     

3e couplet

Il fait nuit noire ; on se casse la bobine ;
Il pleut, ça glisse, et puis il y a des trous.
C’est des obus, chacun se l’imagine,
Qui ont flanqué cela un peu partout.
Voici La Harazée,
Vivement les tranchées !

Refrain

On monte la côte,                Pan pan Pan pan
Elle n’est pas rigolote ;                    d°
Ouf ! Nous voilà dans le bois ;       d°
Aïe ! Mais ça siffle, quoi !                d°
Damné métier,                                d°
Tiens, voilà le sentier,                     d°
Attention aux socquettes !             d°
Comme balade, c’est rien chouette !

 Autre couplet

Et qu’on roupille ! On en tressaille d’aise,
Les yeux fermés, la tête bien au repos.
Mais on éprouve soudain comme un malaise,
Des chatouillements tout le long de la peau.
Ça, vieux, c’est des machins
Qui nous viennent de Berlin !

Refrain

Bientôt on voit                     Pan pan Pan pan
Des gens remplis d’effroi,                 d°
Aux lueurs de chandelles                 d°
Se grattant les aisselles ;                  d°
Et chacun d’eux                                d°
Trouve, ah ! Le malheureux !          d°
Des nichées de… petits frères…    d°
Ce que ça gratte ! Aïe, ma mère !

 Avant-dernier couplet

Cote 211 ! Encore un drôle de machin !
Là, pas de boches, c’est le jardin du repos.
Quelques obus font un peu de potin
Mais nous avoir, ah ! Pour ça, c’est la peau !
Avec la Seigneurie
Comme abri pour la nuit :

Refrain

C’est ce qu’on appelle
Son séjour à Grenelle.
Après ça tranquillement
On se ramène à Florent.
Là on tripote,
On touche des tas de camelote,
On boit du picolo
Et on redevient costaud.


[1] Chansonnette et chansons…, pour en savoir plus : 1914-1918 : La chanson dans la Grande Guerre 10/10/2014 (article Bibliothèque Municipale de Lyon)

 

19 décembre

Relève des tranchées

Dans la matinée, nous accompagnons le capitaine Sénéchal dans la visite du secteur. Comme il commence par ma compagnie, j’ai le grand avantage d’être libre aussitôt.

Je rentre donc, passant par le cimetière qui se trouve près du parc du château et constate que les lignées s’accumulent.

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Topo La Harazée – Tome I – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Pauvres héros qui dorment là leur dernier sommeil, parmi lesquels bon nombre des nôtres et en particulier le cher lieutenant Lambert, sur la tombe duquel une couronne du 147e, mélancolique puis-je dire, a l’air de vous demander une prière pour le brave, victime du devoir. Je quitte rapidement car c’est bien triste.

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Le capitaine Sénéchal rentre vers 11 heures. La popote* est prête, chacun est rentré, nous cassons la croûte.

Au milieu du repas une note arrive. C’est le retour à Florent pour l’après-midi même. Notre joie est grande et cela se comprend car depuis quelque temps c’est le repos avec des alternatives de position de seconde ligne.

Vers 3 heures, je quitte ; de nouveau Gallois reste avec le capitaine commandant ; je ne dis rien : au moins ma compagnie en profitera et sera la mieux logée.

Sans encombre, vers 5 heures, j’arrive à Florent avec les fourriers des 6e ,7e et 8e compagnies, Menneval, Sauvage et Carpentier. Jombart et Gauthier sont de la bande.

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Topo Florent – Tome IV – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je vais au bureau de la place ; on me donne le même secteur. Grande est ma satisfaction ; le cantonnement de ce fait est fait de lui-même. C’est la rue A (voir topo Florent Tome IV).Je m’installe donc dans notre ancienne demeure et Gauthier s’ingénie à faire popote aussitôt, cependant que je sors de nouveau afin de trouver peut-être un logement convenable pour mon capitaine en dehors de la popote. Je suis assez heureux de rencontrer le docteur Mialaret, médecin major de première classe, au régiment. Celui-ci quitte car deux bataillons, les 1er et 3e, montent en première ligne ce soir.

Nous ne tarderons pas à les suivre de nouveau, me dit-il. Il me cède donc sa chambre, une chambre très convenable au rez-de-chaussée.

Le bataillon arrive vers 6 heures. Je le reçois. Le capitaine Sénéchal loge toujours au presbytère ; Jombart s’en est occupé, tandis que je suis tout fier d’offrir le logement rêvé au capitaine Aubrun qui se dit très satisfait.

Dans la soirée, tandis que nous mangeons, une pluie torrentielle tombe sur le patelin. On ne tarde pas à s’étendre côte à côte dans la paille, heureux d’être à l’abri pour ce soir.