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25 décembre

Dans un cagna (Meuse)Il est 2 heures du matin quand nous nous étendons sur un peu de paille, la portion la plus propre de celle que nous avons trouvée ce matin et que nous avons gardée. La tête sur le sac, le passe-montagne sur la tête, un cache-nez au cou, des gants aux mains, enroulés dans 2 couvertures, allongés côte à côte sur des toiles de tente posées sur la paille, nous ne tardons pas à nous endormir tandis que le feu se consume. Je revois la messe de minuit des Noëls heureux, le chœur constelle de milliers de bougies qui sont autant d’étoiles, le petit Jésus si doux, si gentil, si pur dans sa crèche, les bergers, la vache qui semble réchauffer pieusement le petit corps si frêle ; j’entends les chants si émotionnants « Il est né le divin enfant », le « minuit chrétien » chanté d’une voix mâle, vrai chant de gloire, appel à l’univers, « peuple, debout ! »

Je mange la coquille de Noël, j’embrasse le visage aimé et souriant de ma mère, on se félicite, on se souhaite de nombreux Noëls en famille, on se complimente, tous les visages rayonnent de la joie chrétienne. Je me réveille : c’est Noël, il est né, le rédempteur.

Triste réveil ! Le gourbi* froid, des ronflements qui me rappellent vite à la réalité. Quelqu’un me secoue, une bougie à la main, c’est mon agent de liaison Pignol. Une note est à communiquer à la 5e compagnie ; le capitaine Sénéchal demande que j’y aille personnellement. Je me lève et part dans la nuit noire me guidant selon mon habitude par points de repère. Il est 4 heures du matin.

Charles

Portrait de Charles Gabriel. Avec l’aimable autorisation d’Hélène Guillon sa petite nièce.

Le capitaine repose, je le réveille. Aussitôt il pousse une dithyrambe sur les artilleurs et me raconte la triste chose : une rafale de 75 trop court est tombée dans nos lignes.

Nous déplorons la perte de 5 tués dont le sergent Gabriel [1], un de mes amis. 6 blessés doivent être enlevés par les brancardiers : c’est la réponse du capitaine Sénéchal à sa note que j’apporte ; les brancardiers vont arriver.

Triste Noël et triste idée de l’artillerie de fêter le réveillon en tuant des nôtres. L’idée du capitaine est qu’ils avaient bu ; des enquêtes seront faites mais à quel résultat presque nul, aboutiront-elles ? Cela ne rendra pas l’existence aux malheureuses victimes.

Je rentre à mon abri ou bien attristé par la mort de mon ami Gabriel je me recouche et reprends le somme interrompu.

Au jour vers 8 heures nous voyons arriver en tenue de simple soldat le commandant Desplats, petit, rapide, un bâton à la main. Il s’arrête, demande d’un ton sec ce que nous faisons là et repars aussitôt de la même marche rapide et saccadée. Un instant il s’arrête au PC Sénéchal : il faut le conduire à la 5e compagnie. Vivement je m’élance. Nous partons. Avec nous se trouve le lieutenant-colonel du 120e qui vient de passer la succession à notre chef. Rencontrant les cadavres du 120e à l’entrée du boyau, on se découvre tous trois et on commence rapidement l’ascension. Nous trouvons le capitaine Aubrun qui hume l’air dans son boyau. J’attends une demi-heure à la porte de l’abri. Puis nous rentrons. Le commandant Desplats glisse et descend rapidement le boyau sur le dos : j’ai toutes les peines du monde à ne pas rire. Arrivé au bas de la cote, pour comme bien on pense, il se ramasse simplement sans mot dire. Nous voici au PC Sénéchal ; mon rôle est terminé.

Périscope de tranchées en 1ere ligne [soldat utilisant l'appareil] : [photographie de presse] / [Agence Rol] - 1À 10 heures, nouvelle séance. Les 2 officiers reviennent ; je repars avec eux. Nous trouvons le capitaine Aubrun et filons plus haut dans les tranchées de la compagnie ou je vois le lieutenant Vals, Gibert, Pellé, Cattelot, sergents, à qui je dis Bonjour. Ce dernier [Vals] à un périscope. Durant qu’il regardait une balle est venu frapper le haut de l’instrument.

Nous filons rapidement longeant les tranchées vers la 6e compagnie où nous voyons le capitaine Claire. Un temps d’arrêt. Nous continuons et sur ma demande « dois-je suivre » je reçois une tape amicale sur l’épaule « oui, mon brave ».

Au passage le commandant fait connaissance avec le sous-lieutenant de Monclin [2] en sergent de réserve qu’il félicite. Le sous-lieutenant de Monclin salue.

Nous voici hors de la 6e compagnie. Toujours d’une marche rapide nous filons à travers bois. Tout étonnés j’arrive au secteur Fontaine aux charmes où se trouve du 120e ; je suis tout heureux de revoir les lieux, le gourbi que nous avons confectionné, etc.…

Après une bonne pause d’une demi-heure, conduits par un agent de liaison du 120e, nous filons dans la direction de La Harazée. Soudain nous obliquons à gauche, dégringolons littéralement une crête et nous trouvons parmi des territoriaux qui font des tranchées et des abris. Nous sommes bientôt, après nous être égarés dans un marais, sur le chemin de La Harazée Fontaine Madame. Le commandant cause durant 20 minutes avec un vieux commandant de génie tout blanc. J’attends me demandant à quoi je sers ; sans doute à être officier d’ordonnance, mais je suis bien piètre pour cela.

Nous repartons. Je puis disposer. Quelle balade, mes amis ! Le commandant Desplats est un homme caoutchouc, ressemblant quand il marche à une balle qui rebondit sans cesse, et pour le suivre Dieu sait s’il faut avoir des jambes. Je fais 800 m sur le chemin et retrouve mon gourbi et mon sac sur lequel je m’affale en racontant le tisser aux camarades qui sont là. Il est 1 heure.

Les cuisiniers des officiers font popote* ; Gauthier me réchauffe quelque chose : je suis affamé et mange d’un appétit formidable ; je mangerai un cheval.103-cuisine-dans-les-boisReposer, avec Carpentier je commence l’aménagement de notre toit car nous craignons la pluie et ses conséquences désastreuses d’inondation. L’après-midi se passe. Mais n’est pas longue d’ailleurs, car il fait noir de bonne heure.

Gauthier et Jombart ne tarde pas à nous quitter ; ils ont le filon car ils viennent ici à peine 6 heures sur 24 ; ils sont précieux par contre ; chacun se plaît à reconnaître Gauthier comme un modèle de cuisinier ; quant à Jombart, il nous procure grâce au personnel des voitures tout ce que nous désirons pour améliorer notre popote, beurre, confiture, camembert, tabac.

Nous nous enfermons à 4 dans notre gourbi, Crespel, René, Carpentier et moi, et faisons un feu d’enfer autour duquel nous nous étendons, car la température est basse. Nous faisons du chocolat et Carpentier, bon fieu ( ?), en donne à la sentinelle double de la 7e compagnie qui se trouve non loin de notre abri.

Une nouvelle qui ne nous plaît guère, innovation due sans doute au commandant Desplats, vient nous surprendre durant notre modeste repas. Cette nuit, des rondes seront faites dans tout le secteur du bataillon par les sous-officiers de liaison à des heures indiquées par le chef de bataillon. En conséquence Carpentier et moi tenant un papier à faire émarger par les 4 commandants de compagnie : rondes à 11 heures pour lui, 2 heures pour moi. C’est une douche ; d’autant plus que la nuit est noire, le secteur long et le chemin inconnu. Zut !

On se couche quand même. Il faudra se débrouiller. Enfin on en a vu d’autres !


 


[1] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire déposé le 28 août dernier.

Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier les documents ci-dessous. Des informations complémentaires sur la famille GABRIEL, et plus particulièrement François GABRIEL (frère de Charles et grand père d’Hélène), sont disponibles sur le site de Dixhuitinfo.

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Charles GABRIEL entouré de deux de ses camarades du 147e RI

lettre

Son acte de décèsacte de décès

7_charlesmedaille_800  FicheMDHarchives_F050906R

[2] sous-lieutenant de Monclin : il s’agit de André THIERION de MONCLIN, évoqué plus en détail ici : http://147ri.canalblog.com/archives/2011/12/05/22876738.html sur le site de  Christophe Lagrange dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/.

 

28 août

Yoncq [1] – Beaumont  (voir topo Tome III)

Nous passons la nuit aux aguets, blottis dans notre paille. Vers 2 heures, nous partons et après 800 mètres à travers champs en silence, tombons sur une route assez fréquentée.

La nuit est obscure, les attelages sont sans lumière et de temps à autre, dans les fossés, nous entendons des plaintes de blessés étendus. Nous sommes sur la route de Laneuville à Beaumont. Nous tournons le dos à la Meuse.

À 5 heures, nous faisons halte dans un grand pré afin de faire le café. Le ravitaillement est là ; les distributions commencent.

Le lieutenant De la Maisonneuve me dit que nous sommes réserves d’armée.

Vers 6 heures, des coups de feu sont entendus. D’une crête distante de 1000 mètres, nous voyons accourir quelques isolés.

Aussitôt nous prenons position de combat, déployés en tirailleurs*. Les hommes font des passages dans les haies. On arrête les quelques fuyards qui arrivent sur nous.

Ceux-ci déclarent, affolés, que leurs régiments n’existent plus, que les boches arrivent, etc…

Non loin de nous, les batteries de 75 se mettent à cracher. Nous partons déployés en tirailleurs vers la crête qui se trouve à 1000 mètres. Il est 7 heures.

Le 3e bataillon, à notre gauche, se lance à l’assaut du village de Yoncq situé à 1200 mètres.

Les balles sifflent. Les obus percutants à enclenche arrivent près de nous.

Par bonds, nous arrivons à la crête. Le lieutenant nous a fait mettre deux fois à genou, en nous disant ensuite « Vous voyez bien que personne n’est touché ».

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.Plan28-08-14CartEM

Nous traversons la crête à vive allure. Aussitôt nous recevons des balles en plus grande quantité et plus précises. Des obus éclatent tout près de nous.

Yonck

Carte postale représentant la charge du 147° Régiment d’Infanterie à Yoncq.

Nous avons quelques hommes qui tombent, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper.

Blum est blessé à l’épaule. Il part.Blesse

À mi-côte, nous arrivons dans de petites tranchées occupées par le 128e d’infanterie. Nous renforçons la ligne. Le chef de bataillon se trouve près de nous. Le lieutenant, radieux, se lève pour aller lui serrer la main, avec le mépris le plus complet du danger. Il est frappé d’une balle au front et tombe sans crier ouf !

Mon camarade de combat tombe à mes côtés. Il a une balle dans la cuisse et souffre horriblement. Je le prends sur mon dos, abandonnant mon sac.

Je traverse la crête rapidement, sous balles et obus, et, après d’émouvantes péripéties, une course d’une heure à travers champs, j’arrive avec mon fardeau près d’une ambulance en plein air. Mon homme sera sauvé.

Il est 10 heures. Il fait un temps splendide. Je repars et passe devant le général de division Rabier qui, avec son état-major, est assis contre le talus d’une route.

En route, je rencontre Berquet, un autre ami, qui peut à peine avancer. Je le panse et l’amène sur mon dos comme le précédent.Blesse-23145362

De la crête, des fuyards reviennent. Le colonel Rémond et son capitaine adjoint Jeannelle s’élancent à cheval et, sabre au clair, leur font faire demi-tour.

Quelques-uns sont rassemblés et, sous les ordres du lieutenant téléphoniste De Majembost [Ardant du Masjambost ? Cité le 16 octobre], forment une section qui part par bonds dans la direction du village de Yoncq.

Je longe un ruisseau ; je remplis mon bidon d’eau. Je suis interpellé par le lieutenant Lebeau, porte-drapeau, qui me demande comment ça va là-haut. Je lui dis que tout va bien.

J’arrive à la crête et rencontre le capitaine Jeannelle qui me dit de me mettre à la disposition du commandant Saget de mon bataillon. Je pars dans la direction donnée. Il est midi.

Je rencontre le sergent fourrier de la compagnie, Lannois, qui me dit que l’ordre de repli vient d’être donné, qu’un obus est tombé sur le commandant et la liaison et que tout le monde est tué. Nous partons et filons à travers champs. On se désaltère au ruisseau. Nous tombons sur une route couverte de batteries d’artillerie qui partent et de blessés à pied. 

Près de la route, à l’ambulance en plein air, nous voyons le commandant Dumont [2] du 3e bataillon. Il a chargé à la tête de son bataillon et pris le village de Yoncq. On dit que les rues étaient jonchées de cadavres ennemis. Le commandant est blessé grièvement. Il va mourir.

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Le Chef de bataillon Auguste DUMONT (1865 – 1914) – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/06/30/30144043.html

À un carrefour, nous demandons à un chasseur à cheval la route à suivre. Il nous l’indique. Nous voyons à une borne : Sommauthe 5 km.

En route, nous rencontrons des troupes qui viennent vers l’ennemi, des automobilistes, etc…

De chaque côté c’est un bois, sans doute toujours la forêt de Dieulet.

À l’approche du village, je rencontre une voiture tapissière [3] où se trouvent les secrétaires du trésorier, Toulouse et Veley, mes amis. Désolé sur le sort de la compagnie que je crois pulvérisée, aux dires de Lannoy le sergent fourrier*, je pleure.

À Sommauthe, toutes les voitures régimentaires sont là. Le village est très animé.

Le capitaine Aubrun arrive bientôt à cheval avec une centaine d’hommes. Il descend dans une maison sur la place et pleure devant moi sur le sort de la compagnie et sur les officiers tués, Pougin [4], Stevenin [5]. Le sous-lieutenant Lambert est encore là, mais l’adjudant Simon doit être tué.

On forme les faisceaux* sur la rue. Le ravitaillement arrive, les distributions ne se feront que le soir. Il est 5 heures et le temps est superbe.

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Charles GABRIEL, 23 ans, avant son départ pour la Grande Guerre. Photographié par son frère François.

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À 6 heures, nous nous mettons à la lisière du village dans un pré.

Une heure après, nous formons les faisceaux derrière l’église. On allume du feu, on touche les distributions. Nous mangeons d’excellent appétit en parlant de la fameuse journée et déplorant nos pertes.

Des chariots passent avec des blessés.

J’y vois Benaud, blessé à la jambe, Gabriel [6] , à la tête, Berquet que j’ai sauvé.

On couche dehors en alerte. Je m’étends le long du feu qui s’éteint. Il fait froid.

 

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Correspondance de Charles GABRIEL qui veut rassurer sa mère sur sa blessure

 


[1] Yonck : il existe d’autres récits de ces combats par des hommes du 147è RI
(Source : http://147ri.canalblog.com/)
-> Le 28 août 1914 raconté par Georges HUBIN
-> Le 28 août 1914 raconté par Paul RICADAT
-> Le 28 août 1914 raconté par Ernest REPESSÉ

[2] commandant Dumont :  Il s’agit de DUMONT Auguste, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M140402R
[3] Voiture tapissière : sorte de voiture légère, ouverte de tous côtés, qui servait principalement aux tapissiers pour transporter des meubles, des tapis, etc., et qu’on employait aussi pour divers autres usages.

[4] Pougin :  Il s’agit de POUGIN DE LA MAISONNEUVE Pierre, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M260909R

[5] Stevenin :  Il s’agit de STEVENIN Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/08/29/30475602.htmlFicheMDHarchives_K040633R

[6] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire ci-dessous.
Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier certains de ses documents.