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13 février

Journée assez calme. Exercice le matin pour la compagnie tandis que nous travaillons au bureau. Au rapport de 10 heures, le capitaine annule l’exercice de l’après-midi et prescrit : revue d’armes et de cantonnement à 3 heures par les chefs de section. Repos demain, dimanche.

Nous passons un bon après-midi. Nos amis, à 3 heures 30, partent à Charmontois-le-Roi. Les veinards ont fini leur travail pendant que nous mettons encore du noir sur le papier.

Vers 4 heures, Mascart vient en coup de vent nous apporter une feuille de papier blanc à signer par nous, le bureau, et les quatre chefs de section. Au bataillon, les quatre agents de liaison* de compagnie font un exercice afin de savoir combien cela demanderait de temps pour prévenir toute une compagnie.

Lannoy signe. Mascart lui demande où sont les quatre chefs de section.

Plutôt que le renseigner, Lannoy ne veut rien lui indiquer. C’était pourtant facile de dire que Culine et Gibert étaient chez La Plotte. Mais je me tais.

Mascart fait signer son papier aux sous-lieutenants de la compagnie qui sont chez eux, revient nous voir et est mis à la porte par l’irascible Lannoy.

Je discute alors avec ces derniers, disant que non seulement, il nuit à l’agent du bataillon mais aussi à nos amis qui vont se faire réprimander par le capitaine pour être en dehors du cantonnement avant 5 heures ; Mascart ne les trouvera certes pas à l’endroit, leur section ou le bureau, où ils doivent être.

Mais péremptoirement, Lannoy me répond : « Ils n’ont qu’à être là ! »

Manque de camaraderie que je n’approuve pas.

Nous nous rendons à 5 heures 30 chez La Plotte où nous ne voyons pas notre bande qui sans doute, se trouve dans la ferme Culine.

Nous rentrons à 7 heures. Lannoy raconte l’affaire Mascart à table et demande si Culine et Gibert ont vu quelqu’un. Du coup Culine lui déclare qu’il aurait dû signer pour lui et le traite de tous les noms. Un grand froid se produit jusqu’au coucher. Nul doute que Mascart aura rendu compte et que demain, le capitaine Aubrun demandera des explications à Culine et Gibert. Aussi ces derniers, surtout Culine, fulminent-t-ils et des mots aigres-doux sont prononcés.

9 février

La journée est comme les autres. Exercice le matin, travail de bureau pour moi, rapport à 10 heures.

Au repas de 11 heures, je rassemble des demandes de chefs de section au sujet des képis. J’invite donc les hommes à se rendre ici, selon l’habitude, afin que Lannoy signe le papier les autorisant à demander un képi au magasin. Mes amis se chargent de le faire savoir à leurs poilus.

kepi143Les képis à présent sont bleus. Je tiens à mon képi rouge et ne veux le changer. On taquine Culine qui n’a pas encore de képi d’adjudant, pas plus qu’il n’a voulu de capote neuve : il nous répond qu’il a l’âme du poilu* et qu’il veut en garder la carcasse.

C’est d’ailleurs ce que, dernièrement, il répondit au capitaine.

À la fin du repas, Brillant nous apporte quelques notes, en particulier celles-ci : 1o établir des propositions pour citations ; ceci ne nous intéresse que médiocrement, mais c’est l’occasion d’une sortie pour Culine qui déclare que le capitaine ne propose jamais personne. C’est un peu vrai. 2o la compagnie, pour la troisième fois, passera à 14 heures cet après-midi à la piqûre anti-typhoïdique* ; c’est encore l’occasion d’une sortie de la part des Culine qui déclare que les docteurs nous empoisonnent. Décidément il est de mauvaise humeur aujourd’hui.

Rogery part communiquer le tout au capitaine. Bientôt nous recevons réponse : pas d’exercice cet après-midi. Pour les citations, le capitaine s’en charge. Bon !

Nous quittons la table. Pour ne pas avoir d’ennuis, je fais rassembler la compagnie aussitôt, en envoyant Rogery crier partout rassemblement des sections. Je puis donc en toute tranquillité procéder à l’appel grâce à mon contrôle nominatif, faire venir les cuisiniers et à 13 heures 30 avoir mon monde au complet. Après avoir averti mes poilus que toute absence vaudra huit jours de prison, je les conduis à l’infirmerie située près du bureau du colonel.

Je passe deux heures dans l’atmosphère surchauffée de la salle. J’inscris chaque nom et arrive ainsi à avoir fait passer tout le monde. Pour récompense, je suis piqué, mais j’ai la satisfaction de voir piquer Gibert et Cattelot qui me paient ainsi leurs petites chines de ces jours derniers au sujet de mon bras. Je les verrai eux aussi demain.

Je rentre au bureau en disant à Lannoy qu’il a de la chance de passer chaque fois au travers. Naturellement il me remercie, c’est bien le moins qu’il puisse faire.

Il est 4 heures ; nous recevons la visite du capitaine qui vient nous demander s’il n’y a rien de nouveau. Il s’est chargé des citations. Nous ne savons donc pas qui est proposé. Mystère ? Le capitaine s’en va. Il parle du cochon avant de partir et demande si les hommes ont été contents, s’il était bon ? Naturellement nous répondons par l’affirmative. Nous rions quand il est parti ; le cochon, nous n’y pensions plus ! On fait venir Delbarre qui nous raconte qu’il fut tué ce matin et [qu’il] nous a fait donner nos parts à nos cuisiniers. On lui réclame des saucisses et du boudin qu’il nous promet.

Mon bras me fait bien mal. Je me mets, fiévreux, au coin du feu et ne bouge plus. Je ne sors pas ce soir. Réellement, le vaccin me fait de l’effet.

Nous nous mettons à table à 7 heures quand Mascart s’amène, disant que demain il y a tir à Passavant pour le 2e bataillon. Rassemblement à Le Chemin avec les autres bataillons pour la remise de décorations aux commandant Vasson et capitaines de Lannurien et Sénéchal.

Départ 8 heures. Rentrée dans l’après-midi. Repas sur le terrain.

Aussitôt Rogery part communiquer la note au capitaine. J’adresse une demande d’exemption. Je me fais porter malade à cause de ma vaccination d’aujourd’hui. Il revient une heure après à la fin du repas.

Rassemblement de la compagnie à 7 heures 45. Départ 8 heures. Tenue de campagne complète. Les cuisiniers emporteront de quoi faire du café et popote*. Tout le monde présent sans exception.

Mon exemption est accordée, c’est ce que je vois de plus clair. Mon bras d’ailleurs me fait bien mal.

Nous nous couchons à 9 heures. Je constate que Gibert et Cattelot ne sont pas brillants et ne remuent pas le bras piqué sans raison. Je ne dis rien mais cela me fait sourire.

Je ne sais fermer l’œil car j’ai une fièvre de cheval. Lannoy, avant d’aller se coucher, fait sa situation de prise d’armes. Il laisse Licour à ma disposition. Mais toute la compagnie marchera puisqu’il doit marcher lui-même, ce qui n’a pas l’air de l’enchanter outre mesure.

7 février

Je me réveille à 6 heures 30. Personne ne bouge. J’appelle Rogery et lui dis d’aller réveiller tout le monde. Il ne faut oublier qu’à 7 heures, il y a exercice.

Bientôt, un à un chacun s’amène. Quelles têtes ! Seigneur ! Culine a soif, soif. Il boit un litre d’eau.

Nos cuisiniers ont oublié l’heure eux aussi. Aussi mes amis partent-ils sans chocolat. Gibert réclame à boire. Il n’y a plus que de l’eau dans la maison ; la cave a été vidée hier soir (!!!).

Enfin, nous sommes pardonnables. Nous venons de faire cinq mois de guerre complets, et nous avons l’expectative de reprendre le harnais bientôt.

Les camarades ne tardent pas à revenir heureux. C’est dimanche aujourd’hui ; pas d’exercice. Personne ne le savait… Nous pouvons donc prendre le chocolat en toute tranquillité.

On s’astique donc, afin de se préparer pour la messe de 10 heures. Culine va se recoucher et Jamesse reprend lui aussi le somme interrompu.

À 10 heures, je vais à l’église avec toute la bande, excepté Culine qui dort toujours. Nous assistons à l’office dit par notre aumônier qui prononce un sermon. Un peu de musique se fait entendre. Beaucoup de monde assiste à l’office, l’église est remplie.

Après la messe, nous nous rendons prendre l’apéritif chez le maréchal-ferrant. On y rencontre des tas d’amis, entre autres Charbonneau, le sergent-major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], qui doit être un pilier du café.

De retour chez la mère Azéline, nous trouvons Culine qui est redevenu lui-même. Rogery nous annonce que le sous-lieutenant Alinat est venu voir s’il n’y avait rien de nouveau. Le capitaine Aubrun est parti avec des amis passer la journée à Sainte-Menehould.

Nous nous mettons à table et mangeons gaiement en nous remémorant la bonne soirée de la veille. Pendant le repas, Mascart nous apporte quelques notes. On lit un ordre du jour du lieutenant-colonel Desplats à la mémoire d’un sous-lieutenant du 147e tombé au champ d’honneur, le sous-lieutenant Ardant du Masjambost de Limoges [1], tombé dans le bois de la Gruerie le 15 octobre 1914 ; un officier allemand, l’adversaire de notre camarade, Otto Brauer, a écrit au père, Monsieur de Masjambost, pour lui dire qu’il a recueilli le dernier soupir de son fils et qu’il peut être fier de son enfant car il a forcé l’admiration de ses ennemis eux-mêmes ; l’officier allemand ne peut s’empêcher de rendre hommage à temps de bravoure. Le colonel fait ensuite un dithyrambe*, nous disant d’être digne de nos aînés. Nous haussons les épaules. Notre écusson n’est-il pas garant de notre courage ? Et notre passé ne répond-il pas pour l’avenir ?

Nous quittons la table et nous rendons à Charmontois-le-Roi dans la famille Adam. Nous arrivons au milieu du café de nos camarades du génie qui aussitôt nous convient et nous prenons le café avec eux. Vers 4 heures, nous quittons pour nous rendre chez les amis de l’adjudant Culine où nous passons toute la soirée à vider quelques bonnes bouteilles de bière venues de Sainte-Menehould et à jouer aux cartes.324_001

Il est 7 heures quand nous rentrons à la popote. On parle à table de laisser de nouvelles invitations et il est décidé que demain ou après-demain nous convierons à notre festin Verley et Toulouse, secrétaires de l’officier payeur.

La soirée se passe gentiment ; mais à 9 heures, tout le monde est couché.


[1] Ardant du Masjambost : voir ci-après la fiche Mémoire des Hommes

FicheMDHarchives_B240748R

6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher chez le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement, maintenant, je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos ?

À la rentrée de l’exercice, le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2 heures 30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclare satisfait d’avoir un bureau à [la] hauteur.

Après son départ, nous nous mettons à table. Culine arrive, relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e, notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section, reçoit la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng… comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « Vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui, « Tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci, fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « Vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi, présentant les armes, ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs, lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain, le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « Vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir, vous viendrez me saluer chez moi et vous présenter ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « Mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures, nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête, ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure, il nous fera théorie comme à de vulgaires 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paraissent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect dû à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrie soudain : « Quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtes.

À côté de moi, j’ai le capitaine Guepin qui dit « Ballot ! Ballot ! Ballot ! » et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service. »

« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service. »

« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements, il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « Combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? » – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

À un autre sergent, il demande « De quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « Non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soit compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers des 1er et 3e bataillons ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau, Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles, avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement, je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route, nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte, la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et boit sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés, le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin, gaiement toujours, nous rentrons chez nous.

En route, Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « Plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet, on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai, c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie étaient reconduits par Cattelot et moi car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime, il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie qu’ il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement maintenant je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos.

À la rentrée de l’exercice le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2h30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclarent satisfaits d’avoir un bureau à hauteur.

Après son départ nous nous mettons à table. Culine arrive relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section reçois la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng…… Comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui « tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi présentant les armes ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir vous viendrez me saluer chez moi et vous présentez ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure il nous fera théorie comme à de vulgaire 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paressent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect du à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrit soudain « quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtés.

À côté de moi j’ai le capitaine Guepin qui dit « ballot ! Ballot ! Ballot ! » Et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service »
« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service »
« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

A un autre sergent et demande « de quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soient compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers de 1er et 3e bataillon ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et bois sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin gaiement toujours nous rentrons chez nous.

En route Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie était reconduits par Cattelot et moi, car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

4 février

Aujourd’hui, grand branle-bas comme chaque jour de revue. Je me lève. Mon bras est rétabli et j’en suis heureux. Mes amis ne tardent pas à surgir, avides de chocolat.

Culine, vers 8 heures, nous amène son type, un homme de sa section, Carbillet, avec force chinoiseries et salamalecs. Oui, il est beau et on l’admire. « Avec ça, le colon en aura plein la vue », s’écrie Culine toujours amusant. Le capitaine ne tarde pas à s’amener. Lui aussi admire. C’est bien. La 5e sera digne de son renom.

À 9 heures, la compagnie rassemblée, le capitaine la passe en revue. Il constate que les capotes ne sont pas pareilles. Je l’accompagne dans son inspection. Tout est assez bien. Pourtant il y a de vieilles capotes, des reprises mal faites. Est-ce possible qu’on nous ennuie avec ça ! Ce qu’il y a de plus beau, ce sont les marmites toutes neuves qu’on vient de toucher et qui sont sur les sacs. « Cela donne un beau coup d’œil » me dit le capitaine. Pourtant les capotes bleues n’ont qu’une rangée de boutons : je fais remarquer aussitôt au capitaine que ce fut l’ordre du colonel. Très bien ! Nous pouvon s rompre par sections. Le capitaine est en moitié satisfait seulement. Il nous fait une réunion de gradés dans le bureau. Là, il nous demande plus de bonne volonté dans le service. Il nous parle de la tenue des hommes, du salut, des sorties le soir, des cafés consignés, de l’exercice, etc. Réellement, on se croirait en temps de paix. Enfin, à propos de la tenue, il s’embrouille un peu dans l’uniformité et le sous-lieutenant Alinat lui fait remarquer avec juste raison qu’on ne peut pas changer une capote bleu foncé en bleu clair.

Le capitaine lui lance un œil et qui signifie : Mon petit, tu auras ton abattage tout à l’heure. Mais Culine arrive et le capitaine lui demande ce qu’a dit le colonel. « Mon capitaine, le colonel a déclaré qu’il casserait des adjudants des 6,7 et 8e. Arrivé près de moi, il a déclaré « Vous êtes de la 5e ?», « Ça se voit !» et il est parti. Du coup, le capitaine rit de bon cœur, heureux et aussitôt prononce « Vous êtes libres ». Un bruissement d’ailes ; la place est vide.

« Eh bien ! Si les cafés sont consignés, » déclare Culine, « cela ne m’empêchera pas de boire l’apéritif chez le maréchal ; venez-vous ? ». Comme un seul homme, nous suivons. Nous prenons naturellement le chemin détourné et entrons dans les cuisines où nous vidons quelques verres qui nous mettent le cœur en gaieté. Maxime surtout est très gai et probablement que ce soir, il s’écrira « La rrr’vue, elle était un peu là ! ».

Nous déjeunons de bon cœur. Mais après le repas, nous devons nous cirer de nouveau. Enfin 2 heures 45. Nous sommes alignés dans la rue d’une façon impeccable, les sections à leur intervalle réglementaire, chefs de section devant le front de leur section, chef de demi-section à deux pas derrière leur demi-section.

« Présentez armes ! » Le colonel arrive, serre la main du capitaine, jette un coup d’œil et s’en va satisfait en disant « C’est la 5e !… »

Le capitaine, tour à tour ahuri et heureux, oublie de nous faire reposer les armes et crie « À droite par quatre… Rompez vos rangs… »

Il n’y est plus, le brave, et nous filons tous en rigolant, heureux un peu nous-mêmes. Nous voici tous réunis chez La Plotte. On y boit sec, on trinque, on chante. On raconte aux gendarmes la revue à la Desplats. Il est près de 8 heures quand nous rentrons pour le dîner. Celui-ci compte parmi nos meilleurs ! On se sépare très tard après un amusement effréné. Maxime couche avec moi, car il ne pourrait jamais rejoindre son lit. Quant à Gilbert, il est mûr pour le violon.

Nous n’avons pas eu d’ordre du bataillon aujourd’hui. Sans doute exercice demain. Nous verrons. Lannoy me souhaite le bonsoir en riant tandis que Maxime ronfle comme un sonneur. Pauvre mère Azéline, elle en voit de grises avec nous !

1er février

À 8 heures je suis au poste de secours avec l’état nominatif de la compagnie.

Il y a revue d’armes à 9 heures. La vaccination passe avant. Le capitaine verra toujours les cantonnements* et les hommes disponibles.

Le docteur Veyrat pique les hommes qui arrivent section par section. Il envoie les sous-officiers débusquer ceux qui se cachent. À 10 heures la séance est finie et doit recommencer à 1 heure pour les absents car une fois encore je n’ai pas mon compte. Je peste comme un voleur et me fait piquer moi-même.

1915 031

Parmi ceux à rayer, se trouve Vanhoutte, aide cuisinier du capitaine Aubrun qui est évacué de ce matin.

Je rentre pour déjeuner et vois Jaquinot afin qu’il se procure deux hommes de corvée* et des brouettes ou voitures à bras. À 3 heures nous devons chercher les fournitures, capotes, tuniques à l’officier de détail.

Après le repas qui comme toujours se passe gaiement je pars avec quelques hommes à la vaccination. C’est bientôt fait, et je réussis à faire passer au travers Culine, Lannoy, Gibert et Maxime Moreau qui sont heureux.

Ceux-ci excepté Lannoy partent à l’exercice à mon retour. Je passe un instant au bureau où Jamesse recommence les larges étiquettes à coller sur les granges. Je repars bientôt chez l’officier de détail où après quelque attente je touche mon dû. Capotes, vestes, tuniques, chemises, caleçons, galoches, souliers, passe-montagne, s’empilent sur ma charrette. Je laisse le soin à Jaquinot de ranger tout cela et lui remets un cahier de sortie. Ainsi nous aurons un magasin où chaque homme pourra se fournir de ce qui lui manque avec un bon signé du bureau.

Il est 4 heures. Les hommes rentrent de l’exercice. Le capitaine arrive signer les pièces et je lui rends compte de ce que j’ai touché.

Aussitôt qu’il est parti, nous bouclons tout. Lannoy a obtenu qu’un planton exempt de tout service soit constamment près de nous pour communiquer.

Rogery est désigné et il ne tarde pas à s’installer dans les cuisines où il est à demeure de jour comme de nuit.

Nous nous rendons Lannoy et moi au débit La Plotte où nous ne trouvons personne de notre bande. Cependant nous y passons une heure tranquille. Nous passons ensuite à l’épicerie faire quelques emplettes de bougies, fils et autres fournitures pour la compagnie et rentrons chez nous où nous retrouvons Jamesse qui garde le bureau.

Petit à petit chacun arrive. On se voit à table. Repas toujours agrémenté de quelques saillies de l’un ou de l’autre.

Je me couche avec Lannoy dans le lit de notre chère hôtesse, tandis que nos amis se séparent, allant chacun à leur home respectif.