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27 février

Relève des tranchées de Mesnil-les-Hurlus

Au petit jour, je dois me lever, car il ne fait pas chaud et on se réveille littéralement gelé. C’est général d’ailleurs et tout le monde se lève. On boit le café peu après, on se secoue, on regarde l’animation qui règne sur la route : elle est grande.

Vers 10 heures, je vais dire bonjour à mes amis Soubin* et « Pitche ». On a chuchoté qu’on pourrait bien partir aujourd’hui. Je vais donc leur faire mes adieux. J’arrive par la route déjà bien connue à la cagna où je trouve mon compatriote qui aussitôt me régale d’un bon quart de bouillon qui certes, me fait grand bien. Je vois Soubyn*, Bonduot, Looten et à tous, je dis que je crois bientôt partir. Leurs souhaits de bonne chance m’accompagnent : je les sens sincères. « Pitche » m’a parlé encore des fils Sapelier qu’il va voir bientôt : le 8e doit être relevé et cantonne dans les bois à 2 km d’ici. Il me fait l’éloge de Louis Sapelier, estimé de ses chefs pour sa bravoure et qu’il dit passer sous-lieutenant bientôt. Je n’ose m’absenter longtemps et aller au 8e. Aussi je le charge de mes vives amitiés par mes deux compatriotes.

Je rentre, il est 11 heures. Une longue note est arrivée, fixant notre départ par bataillon. Le 2e bataillon quitte ici à 2 heures pour les abris Guérin au nord de Wargemoulin.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Après la soupe, on se prépare fébrilement au départ. À 1 heure 30, nous sommes rassemblés. À 2 heures, nous partons en colonne, direction de Saint-Jean-sur-Tourbe. Nous traversons bientôt le village par un beau soleil, ayant en tête le capitaine Sénéchal à cheval. Devant nous se trouve le premier bataillon avec le commandant Dazy à sa tête. Nous faisons la pause non loin de notre village, bien démoli, mais non rasé comme Saint-Jean et Somme-Tourbe ; c’est Laval.

Reprenant notre marche, aux premières maisons du village, nous voyons le général Guillaumat, notre commandant de division, qui dit au revoir au lieutenant-colonel Desplats à cheval.

Le canon tonne de plus en plus. Nous marchons toujours, mais le silence se fait peu à peu comme toujours quand on approche du danger.

Nous arrivons bientôt à un autre village, détruit dans le genre de Laval : Wargemoulin. Des troupes nous regardent passer. Nous tournons à gauche, en file par un, suivant un layon. Nous longeons une crête, descendons de petits ravins, nous arrêtant, pressant ensuite le pas ; marche pénible. Nous rencontrons de petites cagnas* où se trouvent des artilleurs qui font popote.

Il peut être 4 heures, à 600 m à notre gauche, des batteries de canons de tous calibres tirent sans discontinuer, abritées dans des boqueteaux fictifs. Nous voyons les départs, la flamme de la gueule des canons, puis le coup suit, nous assourdissant. Cela fait une drôle d’impression et malgré soi, on se demande si l’obus ne va pas nous broyer à son passage. Enfin, après une marche d’une heure, nous arrivons dans un grand boqueteau où nous nous arrêtons dans la formation de ligne de colonne de compagnie. De grands trous y sont creusés. On s’y tasse, avec ordre de garder le plus grand silence. Nous ne sommes donc pas loin des lignes. Il est 5 heures 30.

Nos officiers sortent du bois. Le capitaine Sénéchal nous fait demander l’adjudant de bataillon et les quatre fourriers. Nous voyons dans la plaine le lieutenant-colonel à cheval, suivi du capitaine de Lannurien. Il fonce sur notre groupe et nous indique un boqueteau situé devant nous à 200 m. Ce sera l’emplacement de notre bataillon.

Toute la zone que nous traversons est labourée de trous d’obus. Cela certes ne nous inspire pas confiance et malgré nous, nous pressons le pas. Le canon tonne toujours et quelques sifflements caractéristiques puis des éclatements nous annoncent l’arrivée de shrapnells qui éclatent en l’air à 400 m devant nous, dans la direction des batteries. Dans le bois qui nous est dévolu, nous trouvons de grands abris recouverts de terre, mais dont l’intérieur est d’une malpropreté repoussante. Heureux sommes-nous cependant de les trouver, car nous croyions ne rien trouver du tout. Le cantonnement est vite fait.

Les compagnies s’amènent alors et prennent chacune un grand abri. Les officiers logent au milieu de leurs troupes.

On donne comme consigne d’observer le silence, de procéder au nettoyage des abris où de la vieille paille pouilleuse voisine avec du vieux linge et des détritus de viande, et de ne pas faire voir, à la nuit, de lumières à l’extérieur.

Ce sont donc les fameux abris Guérin. Les hommes, très disciplinés, observent les consignes et sortent peu car des shrapnels font toujours entendre leur sifflement.

Le capitaine Sénéchal s’est niché dans un petit abri médiocre et très sale que son ordonnance nettoie. Quant à nous, sa liaison, comme une nichée de lapins, nous nous sommes installés dans deux petits abris voisins, plus sales encore si c’est possible.

Le soir tombe. Nous ne pouvons faire de feu. Après avoir nettoyé un peu l’intérieur de la villa, on casse la croûte toujours au son des pruneaux boches et on s’étend les uns sur les autres. Que faire de mieux que d’attendre et tâcher d’oublier nos misères dans le sommeil ?

Vers 7 heures, nous communiquons une note ordonnant le retour des chevaux à Somme-Tourbe, près des voitures qui sont cantonnées là-bas avec l’officier payeur Simon, et l’envoi des cuisiniers sur la route Wargemoulin Laval. Ceux-ci toucheront les vivres et les prépareront sous les ordres des caporaux fourriers et caporaux d’ordinaire. Gauthier nous quitte donc avec Jombart.

J’ai trouvé le capitaine Aubrun dans un coin du gourbi de la compagnie, pelotonné sur lui-même en compagnie de ses deux officiers, Alinat et d’Ornant. Je salue Culine et Lannoy qui cassent la croûte à la lueur d’une bougie.

Ne pouvant dormir, je fume et cause à voix basse avec mes camarades de chambrée. Vers 9h00, une note du colonel arrive. Nous partons dans une demi-heure pour relever aux tranchées devant Mesnil-les-Hurlus, à l’endroit dénommé le trapèze. Un agent de liaison du régiment à relever est arrivé ici à notre disposition pour nous guider.

Nous partons à travers champs, suivis du bataillon. Nous marchons très lentement et arrivons bientôt sur une crête. À 2000 m de nous, nous voyons partir quantité de fusées amies et ennemies. C’est là que nous allons.

Après une heure de marche, nous rencontrons des fractions qui s’en vont, comme de vrais fantômes blancs. Un officier cause au capitaine Sénéchal. Il est aussi boueux et hirsute que ses hommes.

Nous voici dans un village en ruine, c’est Mesnil-les-Hurlus. Il fait grand clair de lune. Nous faisons la pause, ayant le village à notre droite. Quelques toiles de tente y laissent filtrer de la lumière.

le-mesnil-en-ruineEnfin, quand on a fait passer « Le bataillon suit », nous passons un large boyau admirablement fait, vrai boulevard ; il faut le dire ; jamais je n’ai vu de boyau si profond et si spacieux ; si bien que nous respirons, nous sommes à l’abri.

Nous marchons lentement. Nous rencontrons de petites fractions.

Le boyau est large et on ne se gêne pas. Nous rencontrons également des blessés, soit seuls, soit en brancard.

Après une heure de marche, nous tournons carrément à gauche. Le capitaine Sénéchal me désigne pour rester à ce carrefour jusqu’au dernier homme du bataillon et me dit de ne plus m’occuper de la compagnie.

Je pose donc mon sac et bouche le passage en ligne droite, indiquant à chacun le chemin de gauche à suivre.

Après avoir eu chaud, ce long stationnement nous refroidit. Qu’importe, on a d’autres chats à fouetter.

Enfin, voici le dernier homme de la 4e section de la 8e compagnie. Je le suis après avoir vu passer tous les commandants de compagnie et tous les chefs de section.

Le boyau se rétrécit petit à petit. Nous faisons de longs stationnements. Parfois nous nous disputons avec un poilu étranger qui veut passer en sens inverse.

Quelle heure est-il ? Je l’ignore. Cela m’importe peu ; le plus clair, c’est que les obus sont peu nombreux et la fusillade peu vive.

Après avoir attendu longtemps, je me décide à franchir le parapet et à longer le boyau. Bien m’en prend, et j’arrive ainsi, après quelques tâtonnements et des sauts par-dessus des tranchées, près de la liaison du bataillon qui est arrêtée. Je vois le capitaine Sénéchal qui confère avec le chef de bataillon qu’il relève. Gallois me dit que nous nous installons ici.

J’attends. Le chef de bataillon relevé s’en va, suivi de ses agents de liaison*. Alors je cherche un gourbi. Il n’y a rien, rien. Il suffit de dire que le capitaine a une petite grotte sous le parapet [1] pour savoir qu’il est inutile de chercher plus loin.

Je trouve une espèce de banquette creusée un peu plus loin dans le parados [2]. Philosophe, je défais mes couvertures, m’enroule dedans et m’assieds. Bonne nuit !

Nous sommes en 2e ligne, je crois, car je ne vois pas de créneaux. Les tranchées sont ébréchées, éboulées et s’émiettent car c’est de la craie. De plus, une odeur âcre de poudre et de cadavre vous prend à la gorge. Décidément ce doit être encore un bon coin. Nous verrons demain.

Il fait froid et comment reposer ? Je suis pourtant très fatigué, autant par la marche que par les émotions d’un secteur inconnu. Enfin, il est certainement 2 heures du matin et de ce fait, la nuit ne sera pas longue.


[1] parapet : Rebord de la tranchée qui fait face à la tranchée adverse. Il constitue à la fois une protection (renforcée par des barbelés et des sacs de sable) et un obstacle à escalader lors des attaques ou des départs pour patrouilles et coups de main. Une des règles primordiales de la guerre des tranchées consiste à ne rien exposer à l’adversaire au-dessus du parapet.

[2] parados : Protection par un monticule de terre en arrière de la tranchée.

 

16 février

Toute la bande se lève tard. Si nous mangeons les kilomètres, au moins nous les digérons.

À 8 heures on commence à se lever. Nous prenons le chocolat et nous astiquons pour le départ, tandis que nos cuisiniers font en hâte la popote. À la lecture du rapport à 9 heures je vois le sous-lieutenant Alinat qui me demande des renseignements sur Prunier qui lui a répondu un peu vertement et à qui il inflige quatre jours de salle de police. Cela commence bien !

Lannoy fait la situation de prise d’armes qu’il arrange de façon à ce que Licour et Delacensellerie restent. Ceux-ci sont heureux. Nous y gagnons d’ailleurs au repas qui est préparé un peu moins fébrilement. On se met à table à 10 heures.

Puis sac au dos. Il est 11h15. Je vais rejoindre la liaison du bataillon.

Le point de rassemblement est la sortie de Charmontois-le-Roi route de Le Chemin. Nous partons donc de ce côté. En route, dans Charmontois-le-Roi, je vois les gendarmes qui nous regardent passer et rient de me voir. Nous nous arrêtons à la sortie du village juste en face de la maison Adam devant laquelle nous faisons une longue pause.

Je vois les jeunes filles, le sergent major du génie à qui je serre la main. On m’offre une tasse de café que je bois de bon cœur.

Une fois le bataillon rassemblé, nous partons après une longue conversation entre le chef de bataillon et les commandants de compagnie. Ceux-ci partent en tête. Devant nous à 200 m je vois donc à cheval les capitaines Aubrun et Crouzette et les sous-lieutenants de Monclin et Vals commandant les 5e, 7e, 6e et 8e compagnies. Le capitaine Claire a toujours le commandement des élèves caporaux ; le sous-lieutenant de Monclin commande donc toujours la 6e compagnie.

J’apprends en route que le sous-lieutenant Monchy est affecté à la 7e compagnie. Notre marche est agrémentée de quelques singeries du lieutenant Vals qui s’amuse à sauter en croupe sur le brave cheval du capitaine Crouzette. La brave bête ne bronche pas et le lieutenant Vals se livre avec joie à des exercices de voltige. Nous faisons la pause à une intersection de route à 3 km de Le Chemin. Nous commençons bientôt la manœuvre sous les ordres du colonel Desplats. Les compagnies font la marche sous le feu de l’artillerie. Durant deux heures, c’est la marche à travers champs pour les compagnies qui font des bonds par section formant la carapace, les sections à 50 m les unes des autres échelonnées en deux vagues distantes de 100 m. Je suis avec la liaison le chef de bataillon sur la route et me paie quelques courses effrénées de lui au capitaine Aubrun en courant à travers champs. Enfin le clairon sonne : rassemblement à l’intersection des routes d’où est partie la manœuvre.

1h30 après le bataillon est rassemblé. Nous faisons une pause d’une heure pendant laquelle le colonel ayant rassemblé les officiers fait la critique de la manœuvre. Pendant ce temps nous voyons passer à cheval le capitaine Garde de l’état-major de brigade ainsi que le sous-lieutenant Dupont interprète à la division.

Le temps sans être beau n’est du moins pas pluvieux. Nous rentrons donc sans pluie au cantonnement. Il est 5 heures. Je rentre au bureau et trouve le capitaine occupé à signer les pièces du jour. Il nous annonce à Lannoy et moi que demain il sera décoré. On le félicite et il s’en va en riant ; qu’il est heureux !

Le capitaine me fait chercher Prunier. Nous assistons en comité secret à une scène épique. Prunier déclare qu’il n’est pas venu pour faire des balivernes, mais pour se cogner avec les boches. Il reçoit huit jours de prison et est amené incontinent au poste de police pour purger sa peine. L’enthousiasme du capitaine est tombé.

Je n’ai nulle envie de sortir ce soir. Je suis beaucoup trop fatigué. Il n’y a que Culine, Maxime et Cattelot qui sortent. Je reste au coin du feu et écris chez moi.

Tandis que nous nous mettons à table, Mascart arrive avec des notes. Demain, lisons-nous, même manœuvre qu’aujourd’hui. Remise de décoration au retour par le général Guillaumat.

Départ 11 heures ; rassemblement du régiment 12 heures ; rentrée 15 heures à Charmontois-le-Roi pour la cérémonie. Le peloton des élèves caporaux est dissous. Le peloton des élèves sous-officiers continue à fonctionner. Rogery part communiquer tout ceci au capitaine.

Nous nous mettons à table et mangeons de bon appétit.

Rogery ne tarde pas à revenir. Je jette un cri de joie en lisant que je reste au bureau demain. Tout le monde marche. Lannoy décide de laisser Levers pour faire notre cuisine. Licour marchera ; il désire d’ailleurs, car il n’a jamais vu de remise de décorations. Sa déclaration nous fait bien rire.

Cattelot déclare que le sous-lieutenant Carrière croit que nous partons bientôt. Cette annonce nous refroidit. Il est vrai qu’il faut se faire une raison et que voici un mois que nous sommes ici.

Le dîner se termine et nous nous couchons bientôt mélancoliques quand même à penser que nous allons quitter cet oasis.

10 février

Remise de la croix aux commandant Vasson, capitaines de Lannurien Sénéchal

Je passe une mauvaise nuit et reste couché le matin tandis que mes amis font irruption dans la chambre et se préparent fébrilement à la marche d’aujourd’hui. Licour aide chacun de son mieux.

À 7 heures 30, la maison est vide. La mère Azéline croit qu’on s’en va et ne peut en croire ses yeux de voir la maison silencieuse, sans tout le tohu-bohu de notre présence. Licour, dans la cuisine, se tue à lui expliquer qu’on est parti au tir. La bonne vieille n’y comprend rien et je ris aux éclats.

À 9 heures, je vais voir le Docteur Veyrat qui aussitôt m’exempte de service.

Je rentre donc et m’installe au coin du feu tandis que Licour fait popote. Je mange à 10 heures et me recouche pour faire la sieste car mon bras est réellement douloureux. Je me lève vers 2 heures. Un peu plus tard, la musique revient avec le drapeau, en jouant un pas redoublé. Je passe mon après-midi à écrire aux miens. Je reçois toujours leurs lettres régulièrement.

Vers 5 heures, le bataillon rentré, mes amis ne tardent pas à affluer, Lannoy en tête, qui n’est plus habitué aux marches et se dit très fatigué.

Le capitaine suit et me fait écrire : repos pour demain matin ; revue d’armes et de cantonnement* à 9 heures par les chefs de section.

Après son départ, Lannoy me raconte qu’ils ont fait une véritable marche après le tir, passant par Triaucourt. La cérémonie fut présidée par le général Guillaumat qui, après une allocution patriotique, remit la croix aux nouveaux chevaliers. Le général annonça en particulier de grands succès dans le Nord : on se plaît à dire que Lille, Roubaix et Tourcoing sont dégagés.

Là-dessus, Lannoy s’en va se désaltérer à Charmontois-le-Roi. Décidément, la marche ne l’a pas fatigué outre mesure. Je reste au coin du feu avec une légère amélioration dans mon état. Demain je serais heureux de pouvoir reprendre ma besogne.

Le repas se passe aimablement entre nous. La prochaine remise de décorations, la compagnie sera à l’honneur, se dit-on, car c’est son chef direct qui sera décoré.

On se couche tôt, car chacun est au plus fatigué.

29 janvier

Visite du général Joffre

Nuit mouvementée s’il en est ! Vers minuit nous sommes réveillés par des coups répétés frappés à la fenêtre. On se lève en hâte. C’est Brillant en bicyclette qui nous crie « alerte » : la compagnie doit se rassembler et se rendre à Charmontois-l’Abbé dans une heure. Puis il repart, disant que d’autres ordres vont suivre. Lannoy court chez le capitaine Aubrun pendant que nous envoyons nos cuisiniers et Licour le tailleur crier dans les granges « debout, départ dans une demi-heure ». Lannoy ne tarde pas à revenir. Nous bouclons vivement tout et nous préparons à filer. Qu’est-ce à dire ? Zut une fois encore. La maison est sens dessus dessous. Nos cuisiniers de retour montent marmites, gamelles dans la cuisine. Licour se balade de tous côtés pour ramasser ses affaires qui traînent de tous côtés. Le brave garçon à la tête perdue.

Culine déjà prêt nous quitte pour se rendre à sa section. Nos habitants se sont levés. Nous partons. Dans une demi-heure nous serons partis.

Et ce qui reste du magasin ? Il faut le mettre sur la voiture de compagnie ? Je cours. Jaquinot a déjà fait le travail. « On est garde magot ou on ne l’est pas » dit-il.

On attend d’autres ordres qui n’arrivent pas. Soudain voici Mascart. Lannoy repart trouver le capitaine. Nous envoyons de nouveau les cuisiniers crier qu’on se recouche.

Culine revient. Qu’est-ce à dire encore une fois ? On interroge Mascart. Celui-ci nous explique tant bien que mal qu’un téléphoniste a reçu communication de la visite du général Joffre de passage dans nos parages. Aussitôt il a fait mettre tout le monde sur pied. Et après réflexion faite, le général Joffre passe ici dans la matinée. D’où contre ordre. Mais d’autres ordres vont suivre. Mascart repart.

Quant à nous, nous nous recouchons en pestant contre cet imbécile de téléphoniste. Ah ! Si on le tenait, il passerait un bien mauvais quart d’heure.

Il peut être 1h30, je me replonge dans les bras de Morphée ; mais vers 2 heures, nouveaux coups frappés à la fenêtre. On se lève de nouveau, réveillant encore nos hôtes qui cette nuit passent par toutes les émotions.

C’est encore Brillant qui nous apporte quantité de notes. On manque de l’attraper, mais le pauvre garçon dit, en pleurs, que là-bas à la liaison ils ne sont pas encore couchés. Cela du coup nous fait rire.

On lit que le général Joffre et sa suite passent à Charmontois dans la matinée. C’est bien simple, mais que d’à-côtés a trouvés le lieutenant-colonel Desplats : tenue des officiers, des hommes, rassemblement, formation, etc.… Enfin Lannoy s’habille et va de nouveau trouver le capitaine qui à son tour va pondre. Mais avant de pondre ce qu’il va fumer !

Quelle belle nuit, nous passons ! Une demi-heure après Lannoy revient. Réveil 5 heures ; astiquage de 5 à 6 heures ; rassemblement face au logis du capitaine à 6h30 ; tenue de campagne sans sac ; propreté rigoureuse ; tout le monde présent etc. etc.…

Maintenant il faut avertir tout le monde. Culine part voir sa section. Moi je me charge d’avertir Gibert et sa section d’Ornant. Culine se charge d’avertir la section Alinat qui est cantonnée près de la sienne.

Lannoy file voir les officiers pour communiquer. On rit à cette pensée ; nous avions oublié de les avertir de l’alerte… C’en était fameux si nous étions partis !

Je rentre après avoir vu Gibert qui envoie Joffre à tous les diables et me recouche. Il est près de 4 heures. Ce n’est presque pas la peine puisqu’on se lève à 5. Ah oui ! Quelle belle nuit !

Lannoy de retour ne se recouche pas et procède à sa toilette. A 5 heures je suis debout avec Culine qui part bientôt voir ses hommes. Licour astique, frotte ; Lannoy le dispense de la revue cela passera inaperçu sur la situation de prise d’armes et même Delacensellerie restera aussi, ce n’est pas son absence qui déparera beaucoup les rangs.

On prend le chocolat à 6 heures tandis qu’en coup de vent arrivent Diat, Maxime, Jamesse et Gibert. Jamesse m’annonce que sa mère quitte aujourd’hui. Ils partent plus vite qu’ils ne sont venus. Lannoy et moi les suivons avec Jamesse et nous plaçons dans la section d’Ornant déjà rassemblée.

Les autres sections arrivent.

« À droite, alignement ! À droite par quatre ! En avant, marche ! »

Le capitaine en grande tenue est à cheval en tête de la compagnie sur son dada « zamba ». Nous suivons au pas cadencé. Peu après nous sommes sur la route de Charmontois-l’Abbé et nous rencontrons avec les autres compagnies qui se placent dans la formation de lignes déployées sur la droite de la route qui mène du village à l’autre. Après bien des alignements et des déplacements nous sommes enfin placés : lignes de bataillon déployées, la gauche aboutissant face au PC du colonel, la droite touchant au village de Charmontois-le-Roi ; chef de bataillon en tête à cheval, liaisons du bataillon, 5e, 6e, 7e et 8e avec leur commandant de compagnie en tête de chaque élément à cheval. Deux ou trois fois on rectifie l’alignement ; « Formez les faisceaux* ! » « Silence ! » « On peut fumer ! » « Repos derrière les faisceaux ! » « Conservez l’alignement ! ».

Il est 7 heures. Il fait un froid de loup. Les chefs de section sont dans le rang en tête de leur section. Le lieutenant-colonel est absent, on dit qu’il est avec le premier bataillon à Sénard.

Le général Joffre doit faire Sénard, Charmontois et Belval : 1er, 2e et 3e bataillon.

On attend, battant la semelle, on attend longtemps. Enfin vers 9h00 une sonnerie de clairon, les autos sont en vue.

« Rompez les faisceaux ! À droite, alignement »
« Garde-à-vous ! »
« Présentez vos armes ! Présentez armes ! »

Le Général Joffre en 1915

Au bout de quelques minutes, tout un groupe passe devant nous.

J’entrevois notre commandant en chef le premier : moustache blanche, physionomie paternelle, haute taille, corpulence. Je vois d’autres feuilles de chêne [1]. Je reconnais entre autres le général Guillaumat notre divisionnaire. Puis quelques autos huppées suivent. Le cortège est passé.
« Reposez vos armes ! Reposez armes ! »

Le lieutenant-colonel Desplats passe au triple galop sans s’arrêter. Il file vers Belval suivant les autos. On rit.

Nous rentrons au cantonnement. Repos cet après-midi. Quelles bonnes décisions !

11 heures. À table. Nous mangeons de bon appétit. Le long stationnement nous a servi l’apéritif. Nous sommes gelés. Le bon feu et la soupe de Delacensellerie nous réchauffent.

Nous parlons beaucoup de la revue, de Joffre, de son état-major, des autos, entre nous et avec nos hôtes. Après le repas, mes amis jouent aux cartes et attaquent une vieille manille, tandis que Lannoy et moi nous nous retirons dans notre bureau. Jamesse est libre ; sa mère s’en va cet après-midi.

Nous ne tardons pas à sortir de notre bureau, car s’il y a repos pour tout le monde, il y a certes aussi repos pour nous. On se met donc autour du feu. Dehors il gèle toujours.

Vers 4 heures nous partons en bande du côté Culine afin de saluer le fermier et la fermière qui nous reçoivent toujours aimablement. Nous passons là toute notre soirée.

Nous rentrons nous mettre à table vers 7 heures. Nous trouvons Jamesse un peu attristé par le départ de sa mère et Delbarre qui vient toujours réclamer son cochon pour l’ordinaire. Lannoy l’envoie paître.

À 8h30 nous étions couchés, nous souvenant de la nuit mouvementée précédente et jurant de nous rattraper.


[1] feuilles de chêne : il s’agit des généraux, allusion aux feuilles de chêne qui brodent leurs képis.


19 janvier – Troisième partie

Troisième partie – Un mois de repos


Sénart – Charmontois – Belval
(Voir topo tome VII)

19 janvier – Départ de Florent et arrivée à Charmontois

Vers 5 heures, Gallois nous quitte. On lui souhaite bonne chance en lui disant de nous préparer un beau cantonnement.

Nous nous levons une heure après et préparons nos fourniments pour le départ pendant que Gauthier fait le café. Dans la rue, c’est une agitation fébrile. Les hommes sont enthousiastes : on entend des chansons partout.

Frappé, l’agent de liaison de la 7e, qui est un peu l’ordonnance de Gallois, porte son fourniment aux voitures. Je vais voir le capitaine Sénéchal qui me dicte une note : rassemblement des compagnies du bataillon sur la route de la Grange aux Bois pour 8 heures 45.

Sac au dos. À 8 heures 30, nous quittons notre « home » et nous rendons sur la route en tête de la 5e compagnie qui déjà s’amène et parcourt 800 m avant de s’arrêter afin de laisser la place aux compagnies suivantes.

Je vais chercher le capitaine Sénéchal et nous revenons ensemble en tête du bataillon tandis qu’au loin nous entendons notre musique qui arrive, exécutant un pas redoublé. Le colonel Desplats, en tête à cheval, nous dépasse et met pied-à-terre. Il s’entretient avec nos officiers tandis qu’au son des tambours et clairons, le drapeau est salué par nous à son passage.

La musique se place en avant de la colonne. Halte !

Il est 9 heures. Nous partons. La route est bonne, le soleil nous fait grâce de quelques rayons. Adieu Florent !

En route nous parlons avec volubilité. C’est notre façon d’être heureux. Nous voyons au haut d’une petite colline le commandant du régiment qui nous regarde défiler.

Je ne vois pas le reste du régiment. On me dit que les 1er et 3e bataillons sont déjà à la Grange aux Bois. C’est vrai, Jombart me l’avait dit hier. Soudain, nous obliquons à gauche. Si nous continuions tout droit, nous irions directement à Sainte-Menehould dont nous sommes éloignés de 5 km. Nous allons par ici à la Grange aux Bois où se trouvent les camions automobiles qui doivent nous transporter à l’arrière, bien loin, dans ce pays du rêve qui sera notre repos.

Nous faisons une pause pendant laquelle le colonel ordonne de quitter les couvre-képis, manchons. Cela nous paraît tout drôle de voir des képis rouges : c’est la première fois depuis l’ouverture des hostilités.

Nous repartons pour nous arrêter de nouveau 2 km plus loin. Nous nous divisons par fraction de douze et ainsi, à 30 m les uns derrière les autres, par portions, nous entrons au son de la musique dans le village. Nous tournons à droite. Sur le côté droit de la route, nous voyons quantité de camions-autos arrêtés. Déjà la musique, les sapeurs commencent à embarquer. Arrivés à notre voiture respective, nous en faisons autant, entassant corps et biens au milieu de la joie générale.

La relève par automobile (camion) : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Il est 11 heures. Nous démarrons. J’ai pris la bonne place : je suis assis sur le devant entre les deux titulaires du camion : le conducteur et le mécanicien. Ce sont deux types de 40 ans. Ils rient de me voir si heureux et je leur raconte toutes les anecdotes du bois de la Gruerie, les attaques, la dure vie, les bons moments.DSCN9664

Le temps est sec. Mais il fait froid. Aimablement, mes compagnons me couvrent de leurs couvertures.

C’est à présent un long défilé sur la route d’autos qui se suivent à 25 m, quelquefois moins, quelquefois plus ; et quand à un tournant de route il est donné de jeter un regard en arrière, cela paraît être un long serpent.

Mes camarades à l’intérieur hurlent un vieux refrain populaire. Je suis chef du groupe et obligé de leur dire de se taire.

Nous passons dans Sainte-Menehould. Je vois une ville animée… Des rues, de vraies rues… Des maisons à étages… Des magasins, des boutiques, des épiceries… Je vois du monde circuler affairé, des civils, femmes en toilette, des hommes en chapeau… Je regarde, je regarde.

L’émotion est trop forte et je verse malgré moi quelques pleurs, tandis que l’auto corne [klaxonne] et que mes deux compagnons de route veillent à ne rien accrocher. Ils ne me voient pas en ce moment, mais s’ils pouvaient deviner tous les sentiments qui s’agitent en moi.

Sentiment de peine surtout : quoi ! La vie normale existe donc ! Il y a des gens qui vivent paisiblement, qui ont tout le confortable, qui vont au café, dans les magasins, qui ont une table, un intérieur chic, des chaises… Et nous, qu’avons-nous ? La vie dure, pénible, la vie de sacrifices ; et ces gens qui regardent curieusement, on dirait même avec dédain, parce que nous sommes sales, boueux, déchirés ; il y a ici des soldats qui ressemblent à des officiers, ils se promènent les mains derrière le dos, ils ont un pantalon rouge ; eux aussi nous regardent avec curiosité et toute leur attitude semble dire « les poires ! » Et ils continuent semblant répéter « Après tout, moi je m’en fous ! J’suis à sec ».

Sentiment de peine. Fait d’étonnement d’abord : je suis comme un exilé qui retrouve ce qu’il a connu dans la nuit des temps et dont il a été éloigné longtemps comme un vrai naufragé du Spitzberg ; qui est rapatrié après des années de vie sauvage. Fait de peine proprement dite : si seulement je pouvais en profiter un jour de tout ce que je vois, combien j’en remplirais mes yeux, mes oreilles, mes sens. Fait de haine et de dégoût, pour ces militaires trop heureux et qui n’ont pas honte de faire montrer de leur lâcheté, pour ces gens qui nous regardent curieusement ; si au moins l’un d’entre eux avait l’esprit de crier « Vive l’armée ! », de saluer ces soldats boueux, hirsutes, ceux qui depuis quatre mois dans ce coin, leur ont fait un rempart de leurs poitrines afin de leur permettre de se distraire, de se recréer et de dormir tranquilles.

Nous avons quitté Sainte-Menehould. C’est fini ; je me frotte les yeux ; le pli que j’avais au front a disparu.

Il peut être midi. Nous voici sur la route de Verrières que je reconnais. Nous y passons à toute allure. Je demande à mes compagnons où nous allons. Ils l’ignorent totalement. « On suit les voitures qui se trouvent devant nous, ayant toujours soin d’avoir en vue celle qui se trouve derrière. En tête de la colonne se trouve en automobile l’officier chef de groupe. C’est lui qui connaît la direction ».

Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Villers-en-Argonne. Nous filons sur Passavant.

Mes camarades, à l’intérieur, chantent à tue-tête. C’est la joie de faire de l’auto qui vaut cela. Le temps est superbe. N’empêche que j’ai les pieds gelés.

Nous laissons Passavant ; nous filons sur Le Chemin. C’est un tout petit pays que nous traversons en partie, car nous tournons à gauche. On commence à ralentir. Serait-on arrivé ? Je regarde ma montre ; il est 1 heure.

Nous avons devant nous un pays qui semble assez important. Nous le laissons sans doute car nous tournons à gauche. Nous arrivons à un carrefour de routes. Nous tournons à droite.

« Halte ! Tout le monde en bas !
– Au revoir les amis ! ».
« Les fourriers* au colonel ! Pas gymnastique ! 5e compagnie ?
– Présent. »

Camions Saurer : embarquement de troupes : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Parcours vers le repos. Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes arrivés. Je vois Gallois, un officier que je ne connais pas, à deux galons, le colonel. Le bataillon se rassemble, les hommes mettent leur fourniment en place ; c’est le remue-ménage habituel où les commandements, les « chuts ! », les cris se succèdent. Le lieutenant nous dicte quelques renseignements sous l’œil sévère du colonel qui ne sait rester immobile, tant il est énervé.

Demeure du colonel, poste de police, bureau du colonel, demeure du chef du 2e bataillon. Nous sommes revenus au temps de paix. Quand je faisais le cantonnement* lors de la retraite, il y avait moins de cérémonies et moins de chinoiseries que cela.

J’apprends donc que le pays est Charmontois ; que le 2e bataillon seulement y cantonne ; que le colonel, son état-major et la C.H.R.* y cantonnent également.

« Vous avez une demi-heure, les fourriers ; dans une demi-heure, les compagnies arriveront pour se placer » nous déclare le lieutenant-colonel de son ton cassant.

En route donc vivement pour le patelin qui se trouve à 800 m. 

En route, Gallois très énervé me dit qu’il y a Charmontois-le-Roi. Au premier logent, le colonel et les 6e, 7e et 8e compagnies ; au second, la 5e : là se trouve le général de division Guillaumat [ci-dessous ] et son état-major.

« Mais où se trouve Charmontois-le-Roi ?
– Par là…, fait Gallois en m’indiquant vaguement la direction.
– Y as-tu été ?
– Non. »
C’est catégorique et cela veut dire « Débrouille-toi ».

Je suis furieux ; mais je suis philosophe et par-dessus le marché très bien avec mon capitaine.

Gallois « m’a possédé », selon l’expression militaire. Ça va bien ; on se retrouvera, mon petit.

Ne sachant rien du topo du pays, j’attends donc tranquillement d’être fixé. J’ai tout loisir de voir le patelin et d’admirer l’allure paysanne des habitants. Qu’est-ce que ce pays nous réserve comme ressources ? Ce n’est certes pas Sainte-Menehould.

J’entends la musique. Je vois le lieutenant-colonel Desplats qui débouche. Au son d’un pas redoublé, les troupes s’avancent. Je regarde tranquillement. La 5e est en tête.

Je vois le lieutenant qui a fait le cantonnement, lieutenant Garousse ; je l’accoste :
« Où doit cantonner la 5e ?
– Dans ce petit pays que vous voyez à 300 m, Charmontois-le-Roi ; la route y conduit.
– Bon ! »

Je me place près du capitaine Aubrun, en tête de la compagnie. La musique s’est arrêtée en jouant toujours. On rend les honneurs au drapeau en marchant. Nous continuons la route et sortons du village. « Tout droit, mon capitaine ». « L’arme à la bretelle. Halte ! »

Nous sommes à l’entrée de Charmontois-le-Roi. En deux mots, j’explique au capitaine la situation, la conduite de l’adjudant de bataillon vis-à-vis de la compagnie et de moi-même. Le capitaine se charge de laver la tête au camarade Gallois.

La compagnie fait donc une bonne pause pendant que je vais faire le cantonnement. Le capitaine en profitera pour leur donner toutes ses prescriptions.

Ce n’est pas le premier cantonnement que je fais : il sera rondement mené. Je vais à la division pour savoir de quoi je dispose. Je vois le sous-lieutenant Dupont, interprète. Il me fait venir le porte-fanion du général, maréchal des logis, qui a fait avec l’officier le cantonnement de la division.

Nous filons vers la première extrémité du village, direction Le Chemin.

En route je vois le débit La Plotte. Nous entrons ; je suis si heureux de boire quelque chose. Je paie une tournée, deux et trois. Nous sortons. Deux granges : deux sections sont logées et bien, car les granges sont énormes et pleines de paille. Deux maisons d’habitation : une chambre pour le capitaine, proprette sans luxe ; c’est le garde champêtre qui habite ici : le capitaine sera bien gardé ; une chambre pour le docteur Veyrat qui s’est recommandé à moi comme faisant partie de la 5e compagnie ; cette chambre servira de salle à manger ; les cuisiniers auront la cuisine ; c’est une excellente femme qui habite ici : le docteur guérira ses rhumatismes.

Il reste l’autre extrémité du village. Nous retournons sur nos pas et ne pouvons résister à la tentation de prendre encore quelque chose chez La Plotte. C’est d’ailleurs la tournée de mon compagnon. Un café ! Je n’y ai mis les pieds depuis le départ de Marville. Je suis déjà en bons termes avec la patronne, Madame La Plotte, à qui je raconte quelques exploits. Je vois là-dedans des gendarmes de la division qui font popote. Je paie une tournée ; me voici déjà camarade avec ces gens-là.

À l’autre extrémité du pays, où nous filons dare-dare, direction Givry-en-Argonne, deux granges. Voilà la compagnie logée.

En un bond, je suis prêt du capitaine, après avoir donné rendez-vous à mon compagnon porte-fanion ce soir chez La Plotte. Il est 4 heures. Je place aussitôt le premier peloton, adjudant Culine, sergent Hilinan ( ?) du côté Givry. Je reviens ensuite vers Gibert et Diat, sergents qui commandent les 3e et 4e sections. Bientôt ils sont placés, ainsi que le capitaine et le docteur Veyrat. Le capitaine est très satisfait.

« Lobbedey vous êtes dégourdi ! Amusez-vous bien, vous êtes libres ! »
Je ne me le fais pas dire deux fois.

Je sors et tombe sur Lannoy.
« Et nous ?
– Ne t’en fais pas. Attends quelques minutes que diable ! »

Henri Robert, bâtonnier des avocats. 1913

J’ai déjà depuis longtemps mon objectif. Je me rends à la dernière maison à la sortie vers Le Chemin, maison de très belle apparence. Je m’adresse à une jeune fille, puis à une seconde jeune fille, puis à la maman. Je parle comme un avocat, tel Henri Robert [1], ou Jaurès [2] à la chambre. J’obtiens un succès fou. Les jeunes filles me cèdent leur chambre et la maman me donne la cuisine pour y faire popote ainsi que la grange à côté si je veux en disposer.

Je cours trouver Lannoy en poussant un cri de triomphe. Nous arrivons tous deux aussitôt en remerciant vivement nos hôtesses tout heureuses de nous voir heureux.

Nous installons donc le bureau de la compagnie dans la chambre où se trouvent un grand et un petit lit. Lannoy et Culine coucheront dans l’un et moi dans l’autre. Mais à demain les affaires sérieuses !

Nous partons ensemble chez La Plotte que Lannoy ne connaît pas encore. En route, je vois Licour, un soldat de mon pays, le brosseur [3] de Lannoy. Je lui indique où se trouve mon fourniment que j’ai laissé pour faire le cantonnement et lui dis de le porter dans ma villa.

Nous entrons chez La Plotte, heureux d’être si bien logés et d’avoir l’expectative d’un bon lit.

Ah ! Tout est déjà rempli de monde qui chante, danse et boit sec. Nous trouvons ici toute la 5e qui fraternise, pendant que les gendarmes eux-mêmes aident à servir à boire car la patronne ne sait où donner de la tête. Je vois Culine, Cattelot, Diat, Jamesse, Maxime Moreau qui chante à tue-tête, Gibert. C’est notre bande. Nous trinquons de multiples fois, avalant vin, café, liqueurs et ne songeant réellement à manger. Nous dressons notre plan de campagne.

Un bureau de compagnie, une chambre où deux lits seront occupés par Culine, Lannoy et moi ; une cuisine où deux cuisiniers feront popote, Levers et Delacensellerie ; la maison d’habitation où nous mangerons en invitant les habitants, le père, la mère, les deux jeunes filles ; la popote se composera de Culine, adjudant, président, de Lannoy, trésorier, de Cattelot, Gibert, Maxime Moreau, Diat, Jamesse et moi. Nous nous cotiserons. Demain à midi, premier repas après installation de nos deux cuistots et présentation des membres. Quant à Licour, Lannoy se l’adjoint définitivement. Pour le logement des membres, ils ont à choisir entre la grange de nos hôtes ou leur cantonnement de section, mais certainement qu’ils trouveront un lit dans un coin ou l’autre.

Et nous chantons, heureux ! Nous régalons Licour qui vient m’annoncer que la commission est faite ; nous faisons venir nos futurs cuistots et bientôt toute la bande, nous faisons un boucan du diable. Que nous sommes heureux !

On ne s’aperçoit pas de l’heure. Maxime Moreau, lui, ne s’était pas aperçu qu’on avait allumé la lampe.

Nous régalons les gendarmes. Nous leur racontons nos exploits. Nous nous présentons à eux les uns les autres. Nous sommes déjà leurs amis. « Vive la gendarmerie », crie-t-on ; ils nous répondent « Vive les poilus ! »

Maxime Moreau est tellement ému qu’il embrasse le pandore [4], son voisin… Culine n’est pas très brillant non plus. Quant à Lannoy, il pérore sans discontinuer et déclare à tout le monde qu’il n’a pas 21 ans et qu’il est sergent major. Gibert dort sur la table. Et moi, je ne me souviens plus très bien de ce qui se passe dans la suite…


[1] Henri Robert : Considéré comme l’un des meilleurs avocats d’Assises de sa génération par ses talents d’orateur, sa réputation lui vaut le surnom de « Maître des maîtres de tous les barreaux ». (Source Wikipédia)

[2] Jean Jaurès : homme politique français (18591914). Parlementaire socialiste, il s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Connu pour être un grand orateur. (Source Wikipédia)

[3] Brosseur : (Vieilli) Soldat attaché à un officier en qualité de domestique. Aujourd’hui, on dit plutôt ordonnance.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/brosseur)

[4] Pandore : (Argot) Gendarme, policier obéissant et passif.
(Source : http://fr.wiktionary.org/wiki/pandore)

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
FRDAFAN83_OL2252064V029_LFRDAFAN83_OL2252064V030_L