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6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement maintenant je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos.

À la rentrée de l’exercice le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2h30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclarent satisfaits d’avoir un bureau à hauteur.

Après son départ nous nous mettons à table. Culine arrive relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section reçois la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng…… Comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui « tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi présentant les armes ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir vous viendrez me saluer chez moi et vous présentez ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure il nous fera théorie comme à de vulgaire 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paressent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect du à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrit soudain « quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtés.

À côté de moi j’ai le capitaine Guepin qui dit « ballot ! Ballot ! Ballot ! » Et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service »
« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service »
« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

A un autre sergent et demande « de quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soient compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers de 1er et 3e bataillon ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et bois sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin gaiement toujours nous rentrons chez nous.

En route Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie était reconduits par Cattelot et moi, car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

5 février

Je suis debout à 6 heures et envoie aussitôt Rogery au capitaine Aubrun pour lui demander ce que doit faire la compagnie.

Le capitaine répond par une note : « À moins d’ordres contraires, exercice tous les jours de 7 heures à 9 heures 30. Rapport à 10 heures. Exercice de 13 heures à 15 heures 30. Travaux de propreté et de nettoyage du cantonnement jusque 17 heures ». Ainsi donc, nous sommes fixés.

Mes amis arrivent. Ils ont à peine avalé le chocolat qu’il leur faut déguerpir pour l’exercice à 7 heures.

Je n’ai pas beaucoup de travail ce matin. J’en profite pour écrire longuement chez moi.

Jamesse s’amène et se faire réprimander par Lannoy : notre ami, c’est « le type qui ne s’en fait pas ». Il est 8 heures, est-ce une heure pour arriver au bureau ? Nous recevons la visite de Mascart qui nous fait savoir que nous relevons le poste de police à 10 heures. Vivement, Rogery part dans la direction prise par la compagnie afin d’informer le capitaine.

Dans la matinée, nous voyons passer sous nos fenêtres, venant de la direction de Sénard et y retournant, le 19e chasseur à cheval, colonel en tête, qui sans doute fait une marche manœuvre. Son passage nous fait passer une demi-heure agréable.

Une autre note me dit d’aller à 10 heures toucher de nouvelles fournitures. J’avertis immédiatement Jacquinot et vois passer Culine furieux d’être de garde avec sa section et de ne pas avoir été averti plus tôt. À qui la faute ? À l’adjudant de bataillon, ni plus ni moins.

Au moment où la compagnie rentre, je pars avec Jacquinot chercher les nouvelles fournitures. Le capitaine à cheval me demande où loge l’adjudant de bataillon. Je lui indique la demeure. Il pique des deux dans cette direction. Gallois va recevoir un nouvel abattage.

Je vois Bourgerie, sergent fourrier, le factotum de Lebeau, officier de détail. Il me sert le premier en bonnets de police de velours de toutes couleurs, pantalons de velours et pantalons bleus et j’hérite par-dessus tout d’une nouvelle douzaine de galoches.

Il est 11 heures. Nous nous mettons à table. On parle de lancer quelques invitations, vu que nous sommes bien installés et pouvons le faire. Nous avons chacun des camarades particuliers que nous inviterons chacun leur tour. C’est accepté de tous. Culine est malheureusement absent ; mais sûrement qu’il sera de notre avis. Levers part porter sa pitance à notre ami qui est de garde depuis 10 heures. Lannoy me dit que le capitaine lui fit des observations au sujet de la tenue des hommes qui aurait pu être meilleure. Culine d’une voix assez haute lui a répondu que ce n’est pas en avertissant à 9 heures qu’on est de garde à 10, après avoir éreinté les hommes durant 2 heures, qu’on obtient quelque chose. Il n’a pas peur Culine et des deux, je crois que le capitaine céderait le premier, car la première section de la compagnie c’est la section Culine. C’était comme dans le bois de la Gruerie : y avait-il un mauvais coin, dur à tenir… Culine !

Nous décidons d’inviter le sergent Marie pour demain soir ; c’est un vieux brave qui mérite une certaine condescendance de notre part.

L’après-midi se passe tranquille avec une visite du capitaine pendant que la compagnie est à l’exercice. Nous lui montrons une note du colonel disant que, les compagnies ayant touché des boutons, les hommes coudront une seconde rangée de boutons à leur capote bleue. Le capitaine appelle cela des chinoiseries et il a raison. Je lui rends compte également des fournitures touchées. Je reçois ordre de distribuer les calots et de garder le reste comme en-cas.

Au retour de la compagnie à 3 heures 30, je distribue donc mes bonnets de police par sections, et bientôt tous les poilus se baladent heureux de leur nouvelle coiffure.

« À moins d’ordres contraires, départ de la compagnie demain à 6 heures 30 pour service en campagne ». Nous avertissons nos amis et tous ensemble, il est près de 5 heures, nous filons chez La Plotte.

En route, je rencontre, oh surprise ! un de mes excellents amis de Lille, exdocteur des facultés, médecin auxiliaire au 3e génie qui a pris notre place dans Charmontois-le-Roi. Nous prenons l’apéritif ensemble et durant une heure, aussi heureux l’un que l’autre, nous parlons de Lille, des environs, de nos amis communs. Quelle joie de se retrouver ! Nous nous étions entrevus une minute le long d’une route lors de la marche en avant qui suivit la Marne. Il connaît le débit de Madame La Plotte et certes à placé son dévolu aussitôt sur lui, car il y a installé son poste de secours et sa salle de visite. Ainsi le café est sa propriété.

Nous prenons ensemble quelques verres de vin blanc et rentrons vers 7 heures, nous donnant rendez-vous un de ces jours. Lannoy a vu Culine qui est de notre avis pour les invitations. Marie est invité. Il accepte. Demain soir il y aura donc une petite fête. Levers n’oubliera pas de donner un bon rhum à notre maman Azéline afin que la bonne vieille dorme comme une marmotte.

Mascart vient du bataillon nous apporter quelques notes ; en particulier celle-ci, « Demain, à 2 heures, dans l’église de Charmontois-l’Abbé, réunion des officiers et sous-officiers ».

Rogery fait communiquer la note au capitaine et aux officiers. Nous nous couchons vers 10 heures.

4 février

Aujourd’hui, grand branle-bas comme chaque jour de revue. Je me lève. Mon bras est rétabli et j’en suis heureux. Mes amis ne tardent pas à surgir, avides de chocolat.

Culine, vers 8 heures, nous amène son type, un homme de sa section, Carbillet, avec force chinoiseries et salamalecs. Oui, il est beau et on l’admire. « Avec ça, le colon en aura plein la vue », s’écrie Culine toujours amusant. Le capitaine ne tarde pas à s’amener. Lui aussi admire. C’est bien. La 5e sera digne de son renom.

À 9 heures, la compagnie rassemblée, le capitaine la passe en revue. Il constate que les capotes ne sont pas pareilles. Je l’accompagne dans son inspection. Tout est assez bien. Pourtant il y a de vieilles capotes, des reprises mal faites. Est-ce possible qu’on nous ennuie avec ça ! Ce qu’il y a de plus beau, ce sont les marmites toutes neuves qu’on vient de toucher et qui sont sur les sacs. « Cela donne un beau coup d’œil » me dit le capitaine. Pourtant les capotes bleues n’ont qu’une rangée de boutons : je fais remarquer aussitôt au capitaine que ce fut l’ordre du colonel. Très bien ! Nous pouvon s rompre par sections. Le capitaine est en moitié satisfait seulement. Il nous fait une réunion de gradés dans le bureau. Là, il nous demande plus de bonne volonté dans le service. Il nous parle de la tenue des hommes, du salut, des sorties le soir, des cafés consignés, de l’exercice, etc. Réellement, on se croirait en temps de paix. Enfin, à propos de la tenue, il s’embrouille un peu dans l’uniformité et le sous-lieutenant Alinat lui fait remarquer avec juste raison qu’on ne peut pas changer une capote bleu foncé en bleu clair.

Le capitaine lui lance un œil et qui signifie : Mon petit, tu auras ton abattage tout à l’heure. Mais Culine arrive et le capitaine lui demande ce qu’a dit le colonel. « Mon capitaine, le colonel a déclaré qu’il casserait des adjudants des 6,7 et 8e. Arrivé près de moi, il a déclaré « Vous êtes de la 5e ?», « Ça se voit !» et il est parti. Du coup, le capitaine rit de bon cœur, heureux et aussitôt prononce « Vous êtes libres ». Un bruissement d’ailes ; la place est vide.

« Eh bien ! Si les cafés sont consignés, » déclare Culine, « cela ne m’empêchera pas de boire l’apéritif chez le maréchal ; venez-vous ? ». Comme un seul homme, nous suivons. Nous prenons naturellement le chemin détourné et entrons dans les cuisines où nous vidons quelques verres qui nous mettent le cœur en gaieté. Maxime surtout est très gai et probablement que ce soir, il s’écrira « La rrr’vue, elle était un peu là ! ».

Nous déjeunons de bon cœur. Mais après le repas, nous devons nous cirer de nouveau. Enfin 2 heures 45. Nous sommes alignés dans la rue d’une façon impeccable, les sections à leur intervalle réglementaire, chefs de section devant le front de leur section, chef de demi-section à deux pas derrière leur demi-section.

« Présentez armes ! » Le colonel arrive, serre la main du capitaine, jette un coup d’œil et s’en va satisfait en disant « C’est la 5e !… »

Le capitaine, tour à tour ahuri et heureux, oublie de nous faire reposer les armes et crie « À droite par quatre… Rompez vos rangs… »

Il n’y est plus, le brave, et nous filons tous en rigolant, heureux un peu nous-mêmes. Nous voici tous réunis chez La Plotte. On y boit sec, on trinque, on chante. On raconte aux gendarmes la revue à la Desplats. Il est près de 8 heures quand nous rentrons pour le dîner. Celui-ci compte parmi nos meilleurs ! On se sépare très tard après un amusement effréné. Maxime couche avec moi, car il ne pourrait jamais rejoindre son lit. Quant à Gilbert, il est mûr pour le violon.

Nous n’avons pas eu d’ordre du bataillon aujourd’hui. Sans doute exercice demain. Nous verrons. Lannoy me souhaite le bonsoir en riant tandis que Maxime ronfle comme un sonneur. Pauvre mère Azéline, elle en voit de grises avec nous !

31 janvier

Nous sommes réveillés à 5 heures et obligés de nous lever, car les hommes du génie ne vont pas tarder à se lever et il ne faut pas que nous soyons vus. On s’habille donc rapidement et enfila travers champs par le même chemin que la veille.

La chambre de la mère Azéline donne dans la nôtre. La maison se compose de 3 pièces, une cuisine de campagne, une grande salle que nous occupons avec une fenêtre donnant sur la rue, pavée de carreaux rouges, avec une immense table, quelques chaises, une grande armoire garde-robe, et deux commodes ; la 3e pièce de même style que la place que nous occupons est un peu plus petite, c’est la chambre de la patronne ; cette pièce donne dans la nôtre. Sur le pas de la porte se trouvent deux couvercles en bois bouchant la cave de la maison.

Nous examinons tout cela aussitôt arrivés, tandis que la brave vieille est déjà au coin du feu et que Delacensellerie nous sert le chocolat.

Licour nous astique, tandis que nos amis font irruption et se débarbouillent dans la cuisine. On boit le chocolat dont la maison a sa part et chacun s’en va où ses occupations l’appellent.

Nous faisons notre travail de bureau. Licour procède à une dernière installation. Il est si bien avec la maman qu’il obtient de s’installer dans sa chambre à coucher.

Le résultat obtenu est merveilleux. La place est tombée entièrement entre nos mains.

Vers 7h30 nous recevons la visite du capitaine Aubrun en tenue qui est satisfait de nous voir installés et déclare n’avoir eu aucune difficulté de la part du génie pour garder son logis. Nous irons donc lui communiquer les ordres à Charmontois-le-Roi.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour aujourd’hui aménagement complet des granges dans le style des granges de Charmontois-le-Roi. Pas d’exercice. Demain matin, revues des armes, de la tenue et du cantonnement par le capitaine à 9 heures.

Nos amis reviennent après son départ. On leur communique les ordres de notre commandant de compagnie.

Il est 10 heures. Nous mangerons à midi, et invitons nos cuisiniers à nous faire un repas royal. Nous partons en bande à la messe. À l’Évangile notre aumônier divisionnaire fait un beau sermon. La foule remplit l’église trop petite. Pendant l’office Girard un de mes amis joue un morceau de violon ; le violon de Madame La Plotte.

Après l’office, nous apprenons fortuitement que les officiers du bataillon sont partis en automobile passer la journée à Bar-le-Duc. Lannoy en effet est interpellé par le sous-lieutenant Alinat qui lui dit qu’il remplace le capitaine. Lannoy nous annonce aussitôt la nouvelle.

Nous nous rendons au café de Charmontois-l’Abbé, tenu par un maréchal-ferrant. Culine connaît le coin et la façon d’y entrer par le derrière des habitations. Il est collé et quoique les cafés soient consignés nous entrons dans les cuisines et trinquons avec quelques amis, tels que Charbonneau, le sergent major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], le chef armurier etc….

Nous filons ensuite chez La Plotte où nous sommes reçus en libérateurs. Les gendarmes s’ennuyaient. On paie tournées sur tournées. Nous sommes invités à revenir l’après-midi : de grands cœurs nous acceptons.

Nous rentrons gaiement et rencontrons en route le colonel Desplats que nous saluons et qui nous dévisage d’un air féroce. Diable ! Que manigance-il encore celui-là !

Nous faisons un dîner pantagruélique arrosé d’un vin blanc que Levers s’en fut chercher chez le maréchal-ferrant. Au milieu du repas la mère Azéline s’en va au coin de son feu, elle préfère manger là, car nous sommes trop jeunes pour ces les oreilles.

Nous recevons la visite de Mascart. On lit les notes. Demain vaccination anti typhoïdique* pour la seconde fois : sur les livrets individuels il faut marquer la vaccination de chaque individu. Examen délivré après demain par le major Mialaret. Demain à 8 heures, nouveau lot de capotes, vestes, tuniques, pantalons, chemises. Ceci très bien. Je me promets déjà de changer ma vieille capote, et de me procurer une tunique. Autre note : nous toucherons des pantalons bleus à passer au-dessus de nos pantalons, afin que la tenue soit uniforme dans le régiment. Bien. Rompez !

Vers 3 heures nous filons dire bonjour aux Adam. Nous y trouvons nos amis hier soir : les sergents du génie. On parle, on jase. Le génie nous régale. On accepte joyeusement dans les cuisines Culine voit les jeunes filles et déclare que nous ne prendrons plus la chambre pour ne pas froisser le génie. Ainsi dit ainsi fait. Les braves gens sont désolés que nous nous logions plus chez eux. Nous filons dans le coin Culine. Au loin nous entendons la musique qui doit jouer devant la demeure du colonel. Lannoy nous dit qu’à partir d’aujourd’hui elle jouera chaque après-midi.

Nous décidons d’aller chez La Plotte ce soir. Plus d’un d’entre nous et gai outre mesure. Nous faisons une partie de cartes chez le fermier de Charmontois-le-Roi qui nous reçoit toujours si bien. On sabre quelques bouteilles et nous quittons gaiement.

Chez La Plotte, nous trouvons un vieux sergent colonial de nos amis, que nous surnommons « Bibi », l’adjudant Vannier et quelques amis de la 8e dont ils font tous partie. Bibi il nous raconte son odyssée : il fait baptiser. Nous ignorions cela complètement. Oui, il s’est fait baptiser dimanche dernier. Jamais il n’avait été baptisé et ne connaissait un mot de religion. Il alla trouver le curé qui lui apprit les choses essentielles, avertit l’aumônier de la division et dimanche dernier dans la plus stricte intimité il baptisa le catéchumène qui communia ensuite.

L’adjudant Vannier, son grand ami, qu’il avait conseillé en bons camarades fut parrain la sœur du curé marraine.

Notre camarade Bibi se déclare très heureux. Ce matin encore il a communié et s’attend à être confirmé : mais ici pas d’évêque ; il faut donc remettre la cérémonie a plus tard.

Le plus rigolo, et que, le soir du baptême la bande « Bibi » un peu gaie faisait du chahut après l’extinction des feux. Oh ! Stupeur ! Le colonel Desplats tomba en plein milieu de la réunion, distribua 8 jours de prison à chaque membre et promis à Vannier de le casser de son grade.

« Vannier, vous le parrain, vous devriez avoir honte de donner le mauvais exemple à votre filleul ! Quant à toi le baptisé disparais vivement d’ici et va te coucher ; je ne veux pas te punir le soir de ton baptême ». Cela doit être raconté par Bibi pour avoir tout le sel voulu. Notre ami de ce jour se déclare « copain avec le colon ».

Le plus amusant de l’histoire c’est qu’il dit avoir « chopé le filou ». Il couche chez sa marraine et mange à sa table.

« Dommage » fait-il « qu’on ne peut se faire baptiser plusieurs fois, sinon je me ferais rebaptiser à la prochaine occasion ».

Bibi est-il sincère ? Est-ce du bluff ? Toujours est-il qu’il nous paie une tournée et nous fait bien rire.

6h30 zone, c’est lors de rentrer chez maman Azéline. Nous y trouvons nos cuisiniers qui se sont mis en frais pour nous faire un succulent repas. C’est dimanche, nous sablons le champagne afin de fêter notre nouvelle installation et c’est gaiement que nous nous quittons pour dormir. La nuit sera certainement exquise..

30 janvier

Cantonnement dans Charmontois-l’Abbé

Nous sommes au bureau quand vers 9 heures Mascart s’amène et nous annonce, ô stupeur, que nous devrons déménager et nous installer, toute la 5e compagnie, à Charmontois-l’Abbé.

À Charmontois-le-Roi, dans notre cantonnement*, le génie vient s’installer ; à nous de décamper pour lui faire place. Tout ceci me regarde. Je cours trouver le capitaine. Il n’y a qu’à se soumettre. J’ai trois heures pour faire un nouveau cantonnement. La compagnie va recevoir les ordres de déménager à midi.

Je file donc à Charmontois-l’Abbé et me rends aussitôt voir l’adjudant de bataillon Gallois. Ce qu’il est mou, ce brave ami ! Enfin après bien des tergiversations, j’ai un cantonnement nettement délimité qui fut en partie inoccupé et dont l’autre moitié a été vidée des compagnies occupantes qui se sont resserrées. Cela demandait un quart d’heure et m’a pris une heure.

Je cours et trotte jusque midi. Mon cantonnement n’est pas fini car je me heurte à un tas de gens qui se disent chez eux, poilus* installés depuis l’arrivée et qui jugent bien ennuyeux de décamper.

Enfin j’ai quatre granges : les quatre sections sont donc logées, c’est un résultat. L’ennui pour les braves poilus est qu’ils ont quitté des granges aménagées par eux en salon, pour des granges chaumières ; tout est donc à recommencer, et cela malgré tout ne plaît pas outre mesure. J’eus une discussion avec un fermier qui ne voulait loger personne : je l’indique au capitaine qui dit l’avoir à l’œil.

Je ne mange pas, car j’ai mon métier à cœur. Je cherche des logements pour mes officiers. Après bien des ennuis, j’obtiens enfin une chambre dans une maison proprette. Deux sous-officiers y couchaient. Je les expulse sans plus de façon et loge les sous-lieutenants Alinat et d’Ornant.

Je pars à Charmontois-le-Roi, vois ces messieurs à table et déclare au capitaine qu’il n’y a certainement rien de potable pour lui. Très heureux de sa chambre ici, il décide de rester cantonné à Charmontois-le-Roi avec le docteur Veyrat son vis-à-vis et de garder également avec lui sa popote.

Il peut être une heure, je vais voir la famille Adam ; je vois Lannoy et lui dit que je cherche toujours et trouverai dussé-je mettre même les habitants hors de chez eux ; je suis bien « hors de moi ».

Je vois Jaquinot à qui je dis d’amener ce qui lui reste en magasin à l’autre village. Je vais chercher un magasin. Ce magasin je le trouve sans trop de mal dans une espèce d’atelier de menuiserie qui se trouve sur le bord de la route. J’ai pour cela une discussion épique avec une vieille catachrèse [1] ; menaces, larmes, insultes, rien n’y fait, je suis intransigeant. Jaquinot arrive avec sa voiture et s’installe tranquillement tandis que la vieille tournaille comme une panthère autour de lui.

Les sous-lieutenants s’amènent aussi et je leur indique leur logement. Je commence à respirer. Il est 2 heures et voici cinq heures que je suis en route. C’est à devenir fou quand il faut faire feu de tout et souvent de rien.

Reste l’installation d’un bureau et de notre petite popote*. Ici c’est du roman.

Je décide de tirer parti de la colère de la propriétaire de mon magasin qui se plaint amèrement d’avoir à loger. Je lui dis que tout le monde doit payer son écot [2]. Ce n’est pas long à venir, le renseignement discret. Elle me cite un tas de gens qui ne logent personne, me montre des maisons et en particulier la maison d’une vieille voisine ennemie qui se trouve en face. La maison est d’assez belle apparence ; je la croyais occupée par des hommes de la C.H.R.* « Détrompez-vous ; c’est la plus avare et la plus riche du village ; elle habite seule et ne veut jamais loger ». C’est tout ce que je devais savoir.

Je me rends donc aussitôt chez ma riche propriétaire. Je passe derrière l’habitation et pousse le loquet d’une porte. J’aperçois une cuisine de campagne spacieuse ; un très petit feu au fond. Je ne puis en voir plus. Une femme qui ressemble aux trois furies réunies s’est élancée comme une folle brandissant un balai et poussant des cris sauvages. Je me retrouve dehors, la porte au nez.

Ah, ah ! Il faudra faire un siège en règle. Je rentre donc à Charmontois-le-Roi. Je vais chez Adam et reviens bientôt avec les cuisiniers armés de leurs armes (les marmites) et une partie de notre bande.

« Vouloir, c’est pouvoir ». Il est près de 3 heures. À 4 heures, nous serons maitres de la place. Nous nous arrêtons non loin de la demeure et faisons colloque. Nous décidons que : je rentre et coûte que coûte et fais face à l’ennemi : tenir ou mourir, ne pas se replier.

Dix minutes après Culine qui a du talent pour se concilier les grâces des vieilles gens (rappelons-nous le père Louis et le père Thomas de Florent) entre à son tour. Il engage des pourparlers.

Une demi-heure après Levers et Delacensellerie, nos cuisiniers, arrivent s’installent bien tranquillement sans s’occuper de ce que l’ennemi leur dit.

Le reste de la bande ne fait irruption que sur le cri « Aux armes ».

Je fais un long détour et comme un bandit m’introduis furtivement dans la cuisine, fermant la porte rapidement derrière moi. J’y suis, j’y reste. La vieille femme a été surprise par mon intrusion. Quand elle se ressaisit, il est trop tard ; je suis assis sur une chaise basse près du misérable feu et engage la conversation. On me répond par des menaces, puis survient un flot de larmes. Je reste inébranlable. Il fait froid, je viens me chauffer et ne demande rien.

J’ai devant moi une misérable vieille recroquevillée sur elle-même, les mains sur quelques brindilles qui flambent à peine et un couvet [3] sous les jupes, à la mode d’autrefois. Cependant, mon succès s’accentue, car elle commence à parler du malheur des temps, des boches qui lors de l’invasion lui ont tout pris, de ses rhumatismes, de sa solitude. Je profite de ce mot pour faire un dithyrambe [4] sur le contact d’une popote de sous-officiers qui pour rien vous nourrit, vous chauffe et même à l’occasion vous indemnise.

Culine survient en se frottant les mains et criant « qu’il fait froid ». Il vient directement sur la brave vieille et lui tend la main en s’informant de sa santé. Il la plaint de toute son âme d’être ainsi seule et abandonnée, lui dit qu’il lui fera porter du bois et qu’il chargera ses cuisiniers de lui faire un bon thé au rhum bien chaud. La vieille ne réussit à placer un mot. Elle regarde mon camarade d’un air ahuri. Celui-ci déjà lui frappe sur l’épaule, lui demande son âge, lui jure ses grands dieux qu’elle paraît beaucoup plus jeune, qu’en la voyant il croit voir sa grand-mère qu’il aime tant et qu’il désespère de revoir, etc., etc.…

Sans façon il ouvre une porte qui donne dans une grande salle. La vieille s’élance sur lui. Il la prend dans ses bras, l’air peiné, et la reconduit à sa chaise, en la réprimandant de se mettre dans des états pareils qui lui font tort à sa santé.

J’engage la conversation avec Culine et tous deux nous déplorons le manque de popote dans la maison. « Madame serait si heureuse ». Culine se lève noble et fier et déclare qu’il veut le bien de celle qu’il considère comme une grand-mère. Malgré ses protestations ils veulent lui rendre service. Elle est seule, elle aura du monde. Elle n’a pas de bois, on lui en donnera. On la nourrira, on soignera ses rhumatismes. La brave femme ne sait si elle doit se juger heureuse ou non qu’on lui porte un tel intérêt. Elle n’a pas beaucoup le temps d’y songer. Nos cuisiniers arrivent ne pouvant s’empêcher de rire. Il est 3h30. L’action a été menée rapidement.

La brave femme mange une tartine beurrée que Levers lui a coupée incontinent et la forcée d’accepter, tandis que Delacensellerie fait du café. Et quand Lannoy rentre avec ses cahiers, il trouve la mère Azéline, c’est le nom de notre nouvelle propriétaire, en grande conversation avec nos deux cuisiniers à qui elle sourit car ils lui promettent le confort moderne.

Avec quelques difficultés, nous entrons dans la vaste pièce entrevue par Culine. Notre grand-mère nous recommande la propreté, le plus grand soin, un ordre sérieux, etc.… Etc.… On lui promet tout. Ce que nous voyons de plus clair, c’est que nous nous installons.

Et le soir tombe. Assis tranquillement, fumant ma cigarette, je me repose sur la position conquise, tandis que toute la bande arrivée un à un discrètement par intervalles se presse autour de la bonne maman et qu’un feu énorme monte dans le foyer.

Nos cuisiniers vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Ils descendent les plats, décrochent les marmites de la maison, vont et viennent. Et quand la vieille élève une protestation, ils lui ordonnent de se chauffer et de ne s’occuper de rien. « À votre âge, on se laisse soigner » déclare noblement Levers.

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Legris

Vers 5 heures je me rends chez le capitaine Aubrun pour lui rendre compte que tout est installé ; section, bureau, magasin etc.… Je rentre chez La Plotte où je trouve notre bande qui boit à la santé de la mère Azéline. Nous trouvons ici le chef de musique Legris accompagné d’un de mes amis, Girard de Paris, grand musicien. Madame a un violon et le chef de musique parle si bien qu’il obtient. On rit beaucoup.

Vers 6h30 nous rentrons à Charmontois-l’Abbé.

Réellement nos cuisiniers nous font honneur. Nous trouvons une table dressée dans la grande salle. Rien n’y manque. Nos poilus ont dévalisé la mère Azéline qui est déjà assise à la place d’honneur.

Nous nous mettons à table au milieu d’une rigolade générale. À présent il n’y a plus qu’une chose à obtenir, c’est d’allumer du feu dans la pièce que nous occupons. Cela aux dires de la maman est impossible car la cheminée est bouchée.

On se quitte à 8h30 après avoir fêté notre propriétaire tout heureuse qui dort sur la table.

Dans la pièce il y a un lit immense. Lannoy et moi en héritons. Jamesse nous a quittés à 8 heures pour se rendre chez le maire assez aimable pour lui faire profiter de la chambre laissée vacante par sa mère. Le veinard, il est choyé.

Quant aux autres, un vaste grenier rempli de bonne paille leur sert de refuge.

Nous sommes obligés de coucher la mère Azéline qui n’est pas habituée à nos libations. Quel fou rire !

Nous quittons la maison Azéline par un beau clair de lune et filons à travers champs vers la maison Adam. Lannoy et Culine me disent, chose que j’ignorais, que les demoiselles nous ont gardé nos lits. Nous passerons donc nos nuits là-bas.

Nous arrivons et trouvons des sous-officiers du génie occupés à faire popote. On cause avec eux et nous disons bonjour à nos amis Adam. Ils ont déclaré qu’ils n’avaient pas de chambre, nous disent-ils, une demi-heure après, quand nos camarades du génie sont partis se coucher. Ils ont dû accepter quand même la popote des sous-officiers et le bureau de la compagnie qui s’est installée dans la maison d’habitation.

Nous nous couchons, mais nous décidons que ce sera la dernière fois. Nous ennuyons plutôt de braves gens, nous sommes éloignés de notre cantonnement, nous en sommes en dehors et n’avons pas le droit de loger ici. De plus si nos amis du génie ont vent de l’affaire, des ennuis pourraient nous être causés.


[1] catachrèse : Il s’agit sans doute ici d’une erreur de vocabulaire. Catachrèse n’a évidemment aucun sens ici (fig. de style !). Le mot qui conviendrait le mieux est cacochyme !

[2] écot : Quote-part incombant à chacun, dans une dépense commune : Payer son écot.

[3] Couvet : pot plein de feu et de cendres 

[4] dithyrambe : Louange enthousiaste et, le plus souvent, démesurée, exagérée ; panégyrique.

27 janvier

De bonne heure, debout ! Vivement le débarbouillage !

Cela nous remet en place depuis que chaque jour nous pouvons normalement procéder à notre toilette. La vermine a complètement disparu.

Licour dévoué et heureux d’être exempt de service lave le linge et s’occupe de toutes les questions matérielles comme un volontaire modèle : j’y ai retrouvé tout le linge reçu à Florent et heureux suis-je de pouvoir être propre.

Après le chocolat, je pars avec Jaquinot et ma voiture à l’officier de détails. J’arrive dans Charmontois-l’Abbé en grand équipage et voit Bourgerie, un ami d’antan de Sedan, sergents fourriers à la C.H.R.* qui dit me servir aussitôt, heureux de se débarrasser de sa camelote le plus vite possible.

Pendant qu’on me sert je vois pour la première fois des aspirants qui viennent d’arriver. L’un de et chef de poste de police : Boutollot affecté à la 7e compagnie.

J’inscris donc que tout ce que je reçois et bientôt brodequins, chemises, chaussettes, caleçons s’entassent pêle-mêle dans la voiture. Jaquotte [1 Jacquinot ?] qui flânait depuis deux jours aura du travail à ranger tout cela.

Nous touchons jusqu’à du fil, des aiguilles, du galon etc.… Je file avec toute ma marchandise. Au passage les gendarmes me saluent, riant de me voir marchand de nouveautés.

À ma rentrée je rends compte à Gallois par écrit de ce que j’ai touché et envoie Jamesse avec ceci le chargeant également de monter le magasin.

Il est 10 heures. Je vois revenir la compagnie de l’exercice sous le commandement du capitaine Aubrun à cheval. Celui-ci descend et vient nous trouver.

Lannoy par lire le rapport. Je demande au capitaine de supprimer l’exercice de l’après-midi pour les distributions d’effets. Accepté. Je cours rejoindre Lannoy. Donc cet après-midi section par section à intervalle d’une demi-heure, distributions à partir de 2 heures, gradés présents.

Nous prenons notre repas à 11 heures, un peu plus tranquilles que la veille. Mascart vient cependant nous harceler au café. C’est une note du colonel qui déclare que les galons doivent être placés sur les manches de telle façon, suit le modèle, et non à la capote et à la tunique entre le 2e et le 3e bouton selon les ordres d’antan du colonel Rémond. Bon !

Le galon doit avoir 0,09m et les galons rouges sont remplacés par des noirs.

Je reçois un peu de courrier. J’ai toujours de bonnes lettres de ma famille, mais depuis hier seulement. Une seconde lettre aujourd’hui avec une carte de mon camarade le sergent Noël qui est en traitement et se dispose à rejoindre bientôt le dépôt. Le courrier avec notre déplacement à eu quelque retard. À présent tout est normal.

Je passe mon après-midi au magasin ou ayant en main l’état du manquant par section je procède aux distributions. Je reçois la visite du sous-lieutenant d’Ornant qui timidement vient essayer une paire de souliers.

Enfin à 4 heures mon magasin est vidé, et tout le monde n’est pas servi loin de là.

À mon retour je trouve le capitaine Aubrun au bureau. Celui-ci fait demain du service en campagne ; 7 heures, rentrée 10 heures. L’après-midi revu à 3 heures des capotes nouvellement galonnées. Repos pour le reste de la compagnie. Aussitôt le capitaine parti, nous bouclons tout et filons chez La Plotte. Nos amis n’y sont pas. Nous continuons, entrant en passant à l’épicerie, vers le coin de Culine. Nous y rencontrons nos amis occupés à jouer aux cartes. On s’attable, on raconte l’affaire des galons, du service en campagne pour demain et on trinque à la victoire.

Gaiement nous rentrons chez nous. Il fait un froid de canard. Depuis notre arrivée ici, il gèle à pierre fendre.

La soirée se passe gaiement et se termine par quelques chansonnettes.


[1] Jaquotte : s’agit-il d’un surnom donné à Jaquinot ou d’une erreur de nom ? Toujours est-il qu’aux dates du 26, 27 et 28 janvier le nom Jaquotte est rayé dans le cahier et remplacé par Jaquinot. Sauf ici dans une phrase ! S’agit-il d’un oubli de correction de la part d ‘Émile Lobbedey ?

26 janvier

Je me lève à 6 heures, car j’ai à préparer un état non terminé hier qu’on viendra certainement me réclamer.

À 8 heures, je suis chez le docteur Veyrat. Nos quatre camarades de la popote, Diat, Cattelot, Gibert et Culine, m’amènent leur section qui doit se faire piquer. Pas mal de monde manque, cuisiniers, ordonnances, conducteurs. Pour couper court à tout, je passe les noms de ces derniers et moi-même j’échappe au docteur. Mais celui-ci a compté et vérifie mon cahier. C’est partie remise ; on repassera cet après-midi à 2 heures. Entendu.

Au rapport à 10 heures, Lannoy appelle les noms de ceux qui n’ont pas passé et déclare que ne pas venir, c’est encourir quatre jours. Jusqu’à la soupe, je commence l’état des marmites, plats, etc… et m’y plonge jusqu’au cou. Vraiment la journée est chargée.

Nous mangeons rapidement ce matin. Nos amis ont leur revue à 3 heures, boutons et cheveux. Ils ont hâte de stimuler les hommes et vérifier le tout.

Pour 2 heures, aide de Jamesse, j’ai terminé le fameux état des marmites. Mon second porte cela au bataillon et obtient congé pour l’après-midi.

Je passe mon temps avec le docteur qui pique les bras avec plaisir. J’y passe moi-même. Seuls Culine et Lannoy échappent au contrôle.

Je reçois de nouvelles notes de Mascart, mais n’ai pas le temps de m’en occuper car je reçois le capitaine Aubrun qui vient voir Lannoy au sujet [de l’]ordinaire et me dit de l’accompagner à la revue. Tout se passe bien : les hommes sont propres. Une visite dans les granges donne satisfaction. Mais que de capotes, de pantalons déchirés ! D’hommes qui n’ont qu’une chemise, etc… Attendons les fournitures qu’on nous a promises.

Je rentre voir ce que Mascart m’a apporté. Demain à 8 heures, je dois toucher des effets chez l’officier de détail à Charmontois-l’Abbé. J’appelle Jaquinot, mon « garde magot », et le charge de se procurer une bagnole, à laquelle sera attelé le cheval de la voiture de compagnie avec son conducteur. À demain à 8 heures !

Il est 5 heures 30. Je cours rejoindre ma clique chez La Plotte où déjà les joyeux drilles sont attablés.

Nous rentrons tranquillement à 7 heures et recevons la visite de Brillant avec de nouvelles notes. Décidément, le colonel Desplats pond souvent. Cette fois c’est un dithyrambe sur la tenue, la façon de saluer, les heures d’exercices, la sortie dans le village après 5 heures. Brillant nous dit que le colonel est fou, qu’il a déjà flanqué des jours de prison à tort et à travers et cassé caporaux et sergents. À Charmontois-l’Abbé, c’est le régime de la terreur. Heureux sommes-nous d’être à l’abri du « matamore » [1]. Lannoy va voir le capitaine qui, lui aussi, a ajouté quelque chose à lire demain au rapport. Décidément, pour du repos, c’est plutôt le régime de l’embêtement. Les habitants eux-mêmes ont pitié de nous. Enfin zut et flûte ! Chantons et buvons ! À demain les affaires sérieuses !


[1] matamore : Littéraire. Faux brave, homme qui se vante d’exploits imaginaires.