Archives par étiquette : Levers

31 janvier

Nous sommes réveillés à 5 heures et obligés de nous lever, car les hommes du génie ne vont pas tarder à se lever et il ne faut pas que nous soyons vus. On s’habille donc rapidement et enfila travers champs par le même chemin que la veille.

La chambre de la mère Azéline donne dans la nôtre. La maison se compose de 3 pièces, une cuisine de campagne, une grande salle que nous occupons avec une fenêtre donnant sur la rue, pavée de carreaux rouges, avec une immense table, quelques chaises, une grande armoire garde-robe, et deux commodes ; la 3e pièce de même style que la place que nous occupons est un peu plus petite, c’est la chambre de la patronne ; cette pièce donne dans la nôtre. Sur le pas de la porte se trouvent deux couvercles en bois bouchant la cave de la maison.

Nous examinons tout cela aussitôt arrivés, tandis que la brave vieille est déjà au coin du feu et que Delacensellerie nous sert le chocolat.

Licour nous astique, tandis que nos amis font irruption et se débarbouillent dans la cuisine. On boit le chocolat dont la maison a sa part et chacun s’en va où ses occupations l’appellent.

Nous faisons notre travail de bureau. Licour procède à une dernière installation. Il est si bien avec la maman qu’il obtient de s’installer dans sa chambre à coucher.

Le résultat obtenu est merveilleux. La place est tombée entièrement entre nos mains.

Vers 7h30 nous recevons la visite du capitaine Aubrun en tenue qui est satisfait de nous voir installés et déclare n’avoir eu aucune difficulté de la part du génie pour garder son logis. Nous irons donc lui communiquer les ordres à Charmontois-le-Roi.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour aujourd’hui aménagement complet des granges dans le style des granges de Charmontois-le-Roi. Pas d’exercice. Demain matin, revues des armes, de la tenue et du cantonnement par le capitaine à 9 heures.

Nos amis reviennent après son départ. On leur communique les ordres de notre commandant de compagnie.

Il est 10 heures. Nous mangerons à midi, et invitons nos cuisiniers à nous faire un repas royal. Nous partons en bande à la messe. À l’Évangile notre aumônier divisionnaire fait un beau sermon. La foule remplit l’église trop petite. Pendant l’office Girard un de mes amis joue un morceau de violon ; le violon de Madame La Plotte.

Après l’office, nous apprenons fortuitement que les officiers du bataillon sont partis en automobile passer la journée à Bar-le-Duc. Lannoy en effet est interpellé par le sous-lieutenant Alinat qui lui dit qu’il remplace le capitaine. Lannoy nous annonce aussitôt la nouvelle.

Nous nous rendons au café de Charmontois-l’Abbé, tenu par un maréchal-ferrant. Culine connaît le coin et la façon d’y entrer par le derrière des habitations. Il est collé et quoique les cafés soient consignés nous entrons dans les cuisines et trinquons avec quelques amis, tels que Charbonneau, le sergent major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], le chef armurier etc….

Nous filons ensuite chez La Plotte où nous sommes reçus en libérateurs. Les gendarmes s’ennuyaient. On paie tournées sur tournées. Nous sommes invités à revenir l’après-midi : de grands cœurs nous acceptons.

Nous rentrons gaiement et rencontrons en route le colonel Desplats que nous saluons et qui nous dévisage d’un air féroce. Diable ! Que manigance-il encore celui-là !

Nous faisons un dîner pantagruélique arrosé d’un vin blanc que Levers s’en fut chercher chez le maréchal-ferrant. Au milieu du repas la mère Azéline s’en va au coin de son feu, elle préfère manger là, car nous sommes trop jeunes pour ces les oreilles.

Nous recevons la visite de Mascart. On lit les notes. Demain vaccination anti typhoïdique* pour la seconde fois : sur les livrets individuels il faut marquer la vaccination de chaque individu. Examen délivré après demain par le major Mialaret. Demain à 8 heures, nouveau lot de capotes, vestes, tuniques, pantalons, chemises. Ceci très bien. Je me promets déjà de changer ma vieille capote, et de me procurer une tunique. Autre note : nous toucherons des pantalons bleus à passer au-dessus de nos pantalons, afin que la tenue soit uniforme dans le régiment. Bien. Rompez !

Vers 3 heures nous filons dire bonjour aux Adam. Nous y trouvons nos amis hier soir : les sergents du génie. On parle, on jase. Le génie nous régale. On accepte joyeusement dans les cuisines Culine voit les jeunes filles et déclare que nous ne prendrons plus la chambre pour ne pas froisser le génie. Ainsi dit ainsi fait. Les braves gens sont désolés que nous nous logions plus chez eux. Nous filons dans le coin Culine. Au loin nous entendons la musique qui doit jouer devant la demeure du colonel. Lannoy nous dit qu’à partir d’aujourd’hui elle jouera chaque après-midi.

Nous décidons d’aller chez La Plotte ce soir. Plus d’un d’entre nous et gai outre mesure. Nous faisons une partie de cartes chez le fermier de Charmontois-le-Roi qui nous reçoit toujours si bien. On sabre quelques bouteilles et nous quittons gaiement.

Chez La Plotte, nous trouvons un vieux sergent colonial de nos amis, que nous surnommons « Bibi », l’adjudant Vannier et quelques amis de la 8e dont ils font tous partie. Bibi il nous raconte son odyssée : il fait baptiser. Nous ignorions cela complètement. Oui, il s’est fait baptiser dimanche dernier. Jamais il n’avait été baptisé et ne connaissait un mot de religion. Il alla trouver le curé qui lui apprit les choses essentielles, avertit l’aumônier de la division et dimanche dernier dans la plus stricte intimité il baptisa le catéchumène qui communia ensuite.

L’adjudant Vannier, son grand ami, qu’il avait conseillé en bons camarades fut parrain la sœur du curé marraine.

Notre camarade Bibi se déclare très heureux. Ce matin encore il a communié et s’attend à être confirmé : mais ici pas d’évêque ; il faut donc remettre la cérémonie a plus tard.

Le plus rigolo, et que, le soir du baptême la bande « Bibi » un peu gaie faisait du chahut après l’extinction des feux. Oh ! Stupeur ! Le colonel Desplats tomba en plein milieu de la réunion, distribua 8 jours de prison à chaque membre et promis à Vannier de le casser de son grade.

« Vannier, vous le parrain, vous devriez avoir honte de donner le mauvais exemple à votre filleul ! Quant à toi le baptisé disparais vivement d’ici et va te coucher ; je ne veux pas te punir le soir de ton baptême ». Cela doit être raconté par Bibi pour avoir tout le sel voulu. Notre ami de ce jour se déclare « copain avec le colon ».

Le plus amusant de l’histoire c’est qu’il dit avoir « chopé le filou ». Il couche chez sa marraine et mange à sa table.

« Dommage » fait-il « qu’on ne peut se faire baptiser plusieurs fois, sinon je me ferais rebaptiser à la prochaine occasion ».

Bibi est-il sincère ? Est-ce du bluff ? Toujours est-il qu’il nous paie une tournée et nous fait bien rire.

6h30 zone, c’est lors de rentrer chez maman Azéline. Nous y trouvons nos cuisiniers qui se sont mis en frais pour nous faire un succulent repas. C’est dimanche, nous sablons le champagne afin de fêter notre nouvelle installation et c’est gaiement que nous nous quittons pour dormir. La nuit sera certainement exquise..

30 janvier

Cantonnement dans Charmontois-l’Abbé

Nous sommes au bureau quand vers 9 heures Mascart s’amène et nous annonce, ô stupeur, que nous devrons déménager et nous installer, toute la 5e compagnie, à Charmontois-l’Abbé.

À Charmontois-le-Roi, dans notre cantonnement*, le génie vient s’installer ; à nous de décamper pour lui faire place. Tout ceci me regarde. Je cours trouver le capitaine. Il n’y a qu’à se soumettre. J’ai trois heures pour faire un nouveau cantonnement. La compagnie va recevoir les ordres de déménager à midi.

Je file donc à Charmontois-l’Abbé et me rends aussitôt voir l’adjudant de bataillon Gallois. Ce qu’il est mou, ce brave ami ! Enfin après bien des tergiversations, j’ai un cantonnement nettement délimité qui fut en partie inoccupé et dont l’autre moitié a été vidée des compagnies occupantes qui se sont resserrées. Cela demandait un quart d’heure et m’a pris une heure.

Je cours et trotte jusque midi. Mon cantonnement n’est pas fini car je me heurte à un tas de gens qui se disent chez eux, poilus* installés depuis l’arrivée et qui jugent bien ennuyeux de décamper.

Enfin j’ai quatre granges : les quatre sections sont donc logées, c’est un résultat. L’ennui pour les braves poilus est qu’ils ont quitté des granges aménagées par eux en salon, pour des granges chaumières ; tout est donc à recommencer, et cela malgré tout ne plaît pas outre mesure. J’eus une discussion avec un fermier qui ne voulait loger personne : je l’indique au capitaine qui dit l’avoir à l’œil.

Je ne mange pas, car j’ai mon métier à cœur. Je cherche des logements pour mes officiers. Après bien des ennuis, j’obtiens enfin une chambre dans une maison proprette. Deux sous-officiers y couchaient. Je les expulse sans plus de façon et loge les sous-lieutenants Alinat et d’Ornant.

Je pars à Charmontois-le-Roi, vois ces messieurs à table et déclare au capitaine qu’il n’y a certainement rien de potable pour lui. Très heureux de sa chambre ici, il décide de rester cantonné à Charmontois-le-Roi avec le docteur Veyrat son vis-à-vis et de garder également avec lui sa popote.

Il peut être une heure, je vais voir la famille Adam ; je vois Lannoy et lui dit que je cherche toujours et trouverai dussé-je mettre même les habitants hors de chez eux ; je suis bien « hors de moi ».

Je vois Jaquinot à qui je dis d’amener ce qui lui reste en magasin à l’autre village. Je vais chercher un magasin. Ce magasin je le trouve sans trop de mal dans une espèce d’atelier de menuiserie qui se trouve sur le bord de la route. J’ai pour cela une discussion épique avec une vieille catachrèse [1] ; menaces, larmes, insultes, rien n’y fait, je suis intransigeant. Jaquinot arrive avec sa voiture et s’installe tranquillement tandis que la vieille tournaille comme une panthère autour de lui.

Les sous-lieutenants s’amènent aussi et je leur indique leur logement. Je commence à respirer. Il est 2 heures et voici cinq heures que je suis en route. C’est à devenir fou quand il faut faire feu de tout et souvent de rien.

Reste l’installation d’un bureau et de notre petite popote*. Ici c’est du roman.

Je décide de tirer parti de la colère de la propriétaire de mon magasin qui se plaint amèrement d’avoir à loger. Je lui dis que tout le monde doit payer son écot [2]. Ce n’est pas long à venir, le renseignement discret. Elle me cite un tas de gens qui ne logent personne, me montre des maisons et en particulier la maison d’une vieille voisine ennemie qui se trouve en face. La maison est d’assez belle apparence ; je la croyais occupée par des hommes de la C.H.R.* « Détrompez-vous ; c’est la plus avare et la plus riche du village ; elle habite seule et ne veut jamais loger ». C’est tout ce que je devais savoir.

Je me rends donc aussitôt chez ma riche propriétaire. Je passe derrière l’habitation et pousse le loquet d’une porte. J’aperçois une cuisine de campagne spacieuse ; un très petit feu au fond. Je ne puis en voir plus. Une femme qui ressemble aux trois furies réunies s’est élancée comme une folle brandissant un balai et poussant des cris sauvages. Je me retrouve dehors, la porte au nez.

Ah, ah ! Il faudra faire un siège en règle. Je rentre donc à Charmontois-le-Roi. Je vais chez Adam et reviens bientôt avec les cuisiniers armés de leurs armes (les marmites) et une partie de notre bande.

« Vouloir, c’est pouvoir ». Il est près de 3 heures. À 4 heures, nous serons maitres de la place. Nous nous arrêtons non loin de la demeure et faisons colloque. Nous décidons que : je rentre et coûte que coûte et fais face à l’ennemi : tenir ou mourir, ne pas se replier.

Dix minutes après Culine qui a du talent pour se concilier les grâces des vieilles gens (rappelons-nous le père Louis et le père Thomas de Florent) entre à son tour. Il engage des pourparlers.

Une demi-heure après Levers et Delacensellerie, nos cuisiniers, arrivent s’installent bien tranquillement sans s’occuper de ce que l’ennemi leur dit.

Le reste de la bande ne fait irruption que sur le cri « Aux armes ».

Je fais un long détour et comme un bandit m’introduis furtivement dans la cuisine, fermant la porte rapidement derrière moi. J’y suis, j’y reste. La vieille femme a été surprise par mon intrusion. Quand elle se ressaisit, il est trop tard ; je suis assis sur une chaise basse près du misérable feu et engage la conversation. On me répond par des menaces, puis survient un flot de larmes. Je reste inébranlable. Il fait froid, je viens me chauffer et ne demande rien.

J’ai devant moi une misérable vieille recroquevillée sur elle-même, les mains sur quelques brindilles qui flambent à peine et un couvet [3] sous les jupes, à la mode d’autrefois. Cependant, mon succès s’accentue, car elle commence à parler du malheur des temps, des boches qui lors de l’invasion lui ont tout pris, de ses rhumatismes, de sa solitude. Je profite de ce mot pour faire un dithyrambe [4] sur le contact d’une popote de sous-officiers qui pour rien vous nourrit, vous chauffe et même à l’occasion vous indemnise.

Culine survient en se frottant les mains et criant « qu’il fait froid ». Il vient directement sur la brave vieille et lui tend la main en s’informant de sa santé. Il la plaint de toute son âme d’être ainsi seule et abandonnée, lui dit qu’il lui fera porter du bois et qu’il chargera ses cuisiniers de lui faire un bon thé au rhum bien chaud. La vieille ne réussit à placer un mot. Elle regarde mon camarade d’un air ahuri. Celui-ci déjà lui frappe sur l’épaule, lui demande son âge, lui jure ses grands dieux qu’elle paraît beaucoup plus jeune, qu’en la voyant il croit voir sa grand-mère qu’il aime tant et qu’il désespère de revoir, etc., etc.…

Sans façon il ouvre une porte qui donne dans une grande salle. La vieille s’élance sur lui. Il la prend dans ses bras, l’air peiné, et la reconduit à sa chaise, en la réprimandant de se mettre dans des états pareils qui lui font tort à sa santé.

J’engage la conversation avec Culine et tous deux nous déplorons le manque de popote dans la maison. « Madame serait si heureuse ». Culine se lève noble et fier et déclare qu’il veut le bien de celle qu’il considère comme une grand-mère. Malgré ses protestations ils veulent lui rendre service. Elle est seule, elle aura du monde. Elle n’a pas de bois, on lui en donnera. On la nourrira, on soignera ses rhumatismes. La brave femme ne sait si elle doit se juger heureuse ou non qu’on lui porte un tel intérêt. Elle n’a pas beaucoup le temps d’y songer. Nos cuisiniers arrivent ne pouvant s’empêcher de rire. Il est 3h30. L’action a été menée rapidement.

La brave femme mange une tartine beurrée que Levers lui a coupée incontinent et la forcée d’accepter, tandis que Delacensellerie fait du café. Et quand Lannoy rentre avec ses cahiers, il trouve la mère Azéline, c’est le nom de notre nouvelle propriétaire, en grande conversation avec nos deux cuisiniers à qui elle sourit car ils lui promettent le confort moderne.

Avec quelques difficultés, nous entrons dans la vaste pièce entrevue par Culine. Notre grand-mère nous recommande la propreté, le plus grand soin, un ordre sérieux, etc.… Etc.… On lui promet tout. Ce que nous voyons de plus clair, c’est que nous nous installons.

Et le soir tombe. Assis tranquillement, fumant ma cigarette, je me repose sur la position conquise, tandis que toute la bande arrivée un à un discrètement par intervalles se presse autour de la bonne maman et qu’un feu énorme monte dans le foyer.

Nos cuisiniers vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Ils descendent les plats, décrochent les marmites de la maison, vont et viennent. Et quand la vieille élève une protestation, ils lui ordonnent de se chauffer et de ne s’occuper de rien. « À votre âge, on se laisse soigner » déclare noblement Levers.

http://artet.chez.com/legris.jpg

Legris

Vers 5 heures je me rends chez le capitaine Aubrun pour lui rendre compte que tout est installé ; section, bureau, magasin etc.… Je rentre chez La Plotte où je trouve notre bande qui boit à la santé de la mère Azéline. Nous trouvons ici le chef de musique Legris accompagné d’un de mes amis, Girard de Paris, grand musicien. Madame a un violon et le chef de musique parle si bien qu’il obtient. On rit beaucoup.

Vers 6h30 nous rentrons à Charmontois-l’Abbé.

Réellement nos cuisiniers nous font honneur. Nous trouvons une table dressée dans la grande salle. Rien n’y manque. Nos poilus ont dévalisé la mère Azéline qui est déjà assise à la place d’honneur.

Nous nous mettons à table au milieu d’une rigolade générale. À présent il n’y a plus qu’une chose à obtenir, c’est d’allumer du feu dans la pièce que nous occupons. Cela aux dires de la maman est impossible car la cheminée est bouchée.

On se quitte à 8h30 après avoir fêté notre propriétaire tout heureuse qui dort sur la table.

Dans la pièce il y a un lit immense. Lannoy et moi en héritons. Jamesse nous a quittés à 8 heures pour se rendre chez le maire assez aimable pour lui faire profiter de la chambre laissée vacante par sa mère. Le veinard, il est choyé.

Quant aux autres, un vaste grenier rempli de bonne paille leur sert de refuge.

Nous sommes obligés de coucher la mère Azéline qui n’est pas habituée à nos libations. Quel fou rire !

Nous quittons la maison Azéline par un beau clair de lune et filons à travers champs vers la maison Adam. Lannoy et Culine me disent, chose que j’ignorais, que les demoiselles nous ont gardé nos lits. Nous passerons donc nos nuits là-bas.

Nous arrivons et trouvons des sous-officiers du génie occupés à faire popote. On cause avec eux et nous disons bonjour à nos amis Adam. Ils ont déclaré qu’ils n’avaient pas de chambre, nous disent-ils, une demi-heure après, quand nos camarades du génie sont partis se coucher. Ils ont dû accepter quand même la popote des sous-officiers et le bureau de la compagnie qui s’est installée dans la maison d’habitation.

Nous nous couchons, mais nous décidons que ce sera la dernière fois. Nous ennuyons plutôt de braves gens, nous sommes éloignés de notre cantonnement, nous en sommes en dehors et n’avons pas le droit de loger ici. De plus si nos amis du génie ont vent de l’affaire, des ennuis pourraient nous être causés.


[1] catachrèse : Il s’agit sans doute ici d’une erreur de vocabulaire. Catachrèse n’a évidemment aucun sens ici (fig. de style !). Le mot qui conviendrait le mieux est cacochyme !

[2] écot : Quote-part incombant à chacun, dans une dépense commune : Payer son écot.

[3] Couvet : pot plein de feu et de cendres 

[4] dithyrambe : Louange enthousiaste et, le plus souvent, démesurée, exagérée ; panégyrique.

20 janvier

Installation dans Charmontois-le-Roi

Nous n’avons pas profité de nos lits cette nuit, car nous nous réveillons dans une grange, gelés, à peine couverts, vers 7 heures du matin. Nous sommes aussitôt debout, un peu fatigués certes par la séance de la veille.

Tous ensemble, nous nous rendons compte de la situation. Nous sommes avec la section Gibert dans la grange qui lui sert de cantonnement. Comment sommes-nous ici ? Mystère.

En tous cas, Lannoy et moi, nous partons au bureau. Nous nous excusons près des jeunes filles qui rient beaucoup de notre odyssée. Licour est couché dans la chambre. On le réveille et on s’installe. Les braves gens nous offrent du café, que l’on accepte avec reconnaissance.

Il peut être 8 heures quand nos nouveaux cuisiniers s’amènent. On les présente, ils sont bien reçus et prennent position dans l’arrière-cuisine et se préparent à nous faire un bon dîner.

Successivement, Culine, Cattelot, Gibert, Diat et Jamesse s’amènent et Maxime, surtout Maxime, qui fait la désolation de Culine : « Cet enfant-là ne sera jamais bon à rien ». Il ne reste pas longtemps pour ne pas encombrer la maison et on se dit à 11 heures pour le premier repas en famille. Ils partent voir leur section car il faut procéder à l’installation.

Vers 10 heures, alors que Lannoy et moi étions occupés à nous débarbouiller, le capitaine Aubrun s’amène. Il nous dicte quelques notes au sujet de la propreté, du nettoyage et de l’installation dans les granges. Avant son départ, je lui exprime mon désir de rester à la compagnie aider Lannoy au bureau comme fourrier, plutôt que faire l’agent de liaison. Aussitôt dit, aussitôt accepté : le capitaine fait un mot pour le capitaine Sénéchal, lui disant qu’il me garde et me remplace momentanément par le soldat Brillant que nous appellerons de ce jour par dérision « Aristide » [1]. Nous appelons l’homme en question qui s’en va avec le mot rejoindre Mascart à la liaison du bataillon à Charmontois-l’Abbé. Quant à Pignol, rentré de la liaison du colonel, il est à la veille de passer caporal. Je suis donc tranquille et heureux de mon pied de nez à l’ami Gallois qui ne pourra plus se décharger sur moi de ce qui l’ennuie ; c’est lui rendre la monnaie de sa pièce d’hier.

En attendant la soupe, je m’occupe à placer un poste à chaque issue du village, vers Le Chemin et vers Givry-en-Argonne ainsi qu’un poste de police non loin du PC du général de division dans une grange. Chaque poste aux issues comprendra, pour 24 heures, un caporal et quatre hommes ; le poste de police, une demi-section commandée par un sergent ; relève chaque jour à 10 heures.

Notre premier repas à table en tête-à-tête avec nos propriétaires nous semble délicieux. Nous sommes admirablement servis par Levers, Delacensellerie et Licour. Toute la séance du repas, nous racontons l’odyssée du bois de la Gruerie dont nos têtes sont encore pleines. Les braves gens nous racontent, eux, le séjour des boches à Charmontois. Nous sommes ici chez Monsieur Adam, conseiller municipal qui a, lui aussi, un fils à la guerre, artilleur. Vers midi, nous recevons la visite de Mascart qui nous apporte des notes du colonel sur l’installation des compagnies. Il indique les heures de lever : 6 heures, de coucher : 8 heures, 9 heures et extinction des feux, soupe 11 heures et 17 heures.

L’installation se fait merveilleusement. Les hommes travaillent d’arrache-pied. Les granges, si cela continue, vont devenir des salons, avec le sol balayé, des râteliers d’armes, des couchettes en paille.

Nos amis préfèrent coucher dans la paille avec leurs hommes ; c’est préférable d’ailleurs.

On se quitte vers 1 heure, se donnant rendez-vous à 5 heures chez La Plotte ; dîner du soir à 7 heures.

Je passe l’après-midi à ranger un peu mon fourniment avec Licour qui est mon brosseur* en même temps que celui de Lannoy. Ce dernier le baptise « tailleur, exempt de tout service ».

Je copie les consignes des postes de police que je fais signer au capitaine Aubrun. Jamesse fait de grandes étiquettes afin de les coller sur les granges. À mon retour, je m’occupe à trouver une grange pour installer un séchoir et un local que je vais intituler « magasin » car il n’est pas douteux que nous recevrons des fournitures. À la tête du magasin encore vide, j’installe un brave poilu, Jacquinot, qui sera le « garde-magasin », que j’ai connu dans l’active et qui faisait trembler les caporaux.

Enfin, il ne me reste plus qu’à aménager un salon de coiffure et trouver un tondeur : un coiffeur serait du luxe. L’installation sera alors moderne et rien ne laissera à désirer. Mais je laisse cela à demain car 5 heures approchent et le débit La Plotte a tant de charmes…

Je vais donc rapidement coller mes consignes aux différents postes et viens rejoindre Lannoy qui range ses cahiers. Journée finie. Installation presque achevée. Vive la joie !

alt=Description de cette image, également commentée ci-aprèsNous nous retrouvons tous autour de la même table qu’hier soir. On trinque de nouveau avec les gendarmes qui ne nous ménagent pas les plaisanteries au sujet de notre aventure d’hier. On boit des choses qu’on n’a pas bues depuis la guerre : une grenadine, un Cointreau, un Byrrh [2], etc… On fait connaissance avec le patron.

Quant à la patronne, c’est l’amabilité en personne. Il y a aussi un brave homme des pays envahis qui loge là et sert de garçon de café.

Nous sommes bien sages ce soir et à 7 heures, nous nous mettons à table. Nos propriétaires sont heureux d’avoir toute cette famille autour d’eux.

À 9 heures, fatigués, tous nous nous séparons avec la volonté et la conviction de faire une nuit excellente.

 


Image illustrative de l'article Aristide Briand

A. Briand

[1] « Aristide » : surnom donné qui fait allusion ici à Aristide Briand puisque le nom de famille du soldat est Brillant.
En 1915, Aristide Briand était président du Conseil, titre donné à l’époque au Premier ministre.

[2] Byrrh : c’est un vin d’apéritif français créé à Thuir en 1866.