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[1] Ordinaire : Cantine militaire où les soldats prennent leurs repas.

10 octobre – Chapitre II

Bois de la Gruerie, secteur Bagatelle, Pavillon

Un seau d’eau froide sur la tête ne m’aurait pas refroidi davantage. Que faire ? Chercher et tout en cherchant ne pas s’éloigner pour ne pas se perdre, car le bois est grand. Sacré Girardin !

J’attends que la relève du 120e soit terminée. Il peut être 2 heures du matin que déposant mon sac contre un arbre, je pars vers le PC du colonel, la lune daignant heureusement donner quelque lumière.

La fusillade crépite toujours. J’arrive à la clairière, les balles sifflent en grande quantité. Je suis obligé de me coucher et passe un mauvais quart d’heure.

M’orientant avec soin, je traverse la clairière et arrivant à l’extrémité opposée, j’entends des voix. Je crie « Qui vive ? ». C’était Girardin qui s’était perdu, avait échoué là et attendait le petit jour pour se remettre en marche.

Il peut être 4 heures du matin. Heureux, fier de l’avoir trouvé, je l’amène au PC du bataillon et de là vers la 5e compagnie, du moins son emplacement approximatif. Vraiment ma bonne étoile me sert, car j’arrive à destination. Le capitaine me regarde d’un bon œil, mais celui qu’il lança à son officier…

Le plus clair dans l’affaire, c’est que je rentre à 5 heures 30 du matin. Les camarades dorment ; les bons gourbis* sont pris ; il reste une misérable cahute. Pour y entrer, il faut se coucher à terre et ramper l’arrière en avant. Le gourbi tient lieu et place pour un occupant et tout au plus deux. Philosophe, je m’installe. Mes camarades sont égoïstes, un point c’est tout.

Au petit jour, mon camarade Huvenois, fourrier* de la 6e, qui vient de sa compagnie, se place avec moi. Nous dormons.

Vers midi, je communique une note au capitaine ; je prends un agent de liaison* auxiliaire, Garcia.

Trois compagnies sont en ligne. La 6e est en réserve au PC du colonel. Tous les deux jours, une compagnie sera relevée par une autre. Vers le soir, Gauthier, René l’agent de liaison mitrailleur et un fourrier partent à La Harazée afin de toucher nos vivres, de les préparer et de les rapporter au petit jour.

Gallica-CuisineChaque compagnie, également avec le caporal d’ordinaire*, envoie ses cuisiniers.

Le temps, sans être beau, est sec. C’est un avantage avec tous ces jours de pluie.

17 septembre

Le jour se lève. Il fait un froid de canard. On décide de faire du feu. Chacun se plaint aussi du manque de ravitaillement.

Nous recevons un mot du colonel disant d’envoyer les cuisiniers avec un sergent major et les caporaux d’ordinaire* ainsi que des hommes de corvée pour toucher les vivres. Les hommes de corvée amèneront le vin, le pain, etc… Les cuisiniers prépareront les vivres et les monteront.

Lannoy, de la 5e compagnie, part comme sergent major. Il commence à pleuvoir. C’est réellement de la malchance.

Après tout le défilé des cuistots, etc., ce sont ceux du 120e qui passent. Cela nous distrait un peu. Ceux-ci nous disent que notre feu amènera des obus. On rit.

Quelques obus tombent de temps en temps mais loin de nous, en plein bois.

Le capitaine Aubrun, de la 5e, envoie notes sur notes au sujet de son manque de liaison avec la 6e dont il accuse le capitaine commandant Claire de mauvaise volonté, de peur, etc., disant qu’il ne répond de rien et signalera le capitaine Claire au commandement.

Après avoir tergiversé avec Claire et Aubrun par écrit, Sénéchal, vers 11 heures se décide à boucher le trou par un peloton de la 8e compagnie. Mais Aubrun et Claire ont brisé leur amitié ; ils s’en voudront à mort.

Vers midi, la pluie cesse. Cela suffit d’ailleurs amplement, nous sommes percés et ne sentons plus notre estomac. C’est un jeûne de trente-six heures au moins.

L’après-midi se passe à tâcher de rallumer du feu et à se sécher. Je communique quelques ordres. Le capitaine est toujours au même endroit. Il souffre beaucoup du froid, de la faim et de la soif. Je vois aussi le sous-lieutenant Simon qui se trouve près de la section* de mitrailleuses en embuscade. section_mitraill3Le capitaine me dit de me coucher quand je suis près de lui, car les balles sifflent à tout bout de champ.

Dans mes pérégrinations à travers bois, je m’attends toujours à rencontrer un boche. Aussi, j’ai mon arme prête à faire feu.

Le soir tombe sans changement. Nous coupons des branches afin de faire une espèce d’abri de feuillage. La pluie arrive sur ces entrefaites, une pluie désagréable au possible certes, nous étions à moitié secs et voici de nouveau que nous sommes percés.

On se met sous le feuillage, on se couvre de son mieux. L’eau tombe toujours et c’est l’obscurité complète.

11 septembre

Colonel Blondin du 91e, commandant la brigade.
Lieutenant-colonel Saget, blessé grièvement.

On dit que le colonel du 91e prend le commandement de la brigade. Le colonel Rémond reprend le 147e et garde le lieutenant-colonel Saget comme adjoint.

L’artillerie ennemie est beaucoup moins tenace que la nôtre. Elle tire assez peu.

Je vais communiquer un ordre au village. Je ne le reconnais plus. Grand nombre de maisons sont démolies, l’incendie a fait le reste. Beaucoup d’animaux de basse-cour se dandinent. Quelques maisons sont encore debout, ouvertes et pillées. Je rentre dans plusieurs. Je prends quelques mouchoirs de poche et un cache-nez. Dans une cave, je trouve un petit pot de graisse que je prends pour du beurre. Heureux, je le fourre dans ma musette et rentre, chargé de fruits.

Je rejoins notre meule et fais distribution de fruits. Je goutte la graisse et n’ai que le temps de la jeter loin de moi. C’est ignoble.

La journée est bien calme. Les caporaux d’ordinaire* des compagnies amènent chacun un porc pris, abandonné. Il est mis à mort sur place et dépecé. On le fera cuire la nuit. C’est fête.

Je vois la compagnie. Vraiment, le bois est bien organisé. Des tranchées* sont faites de tous côtés. Les hommes s’y trouvent blottis dans la paille, pas mal. Tout le monde est content. Chacun est reposé et le ravitaillement s’opère bien.

Gallica-Tranchée10

Extrait de “La Grande Guerre par les artistes” p. 31 – par Hermann-Paul.

La nuit tombe de nouveau. La journée, à part les tirs de notre artillerie, a été très calme.

Nous restons toujours sur nos positions.

Dans l’après-midi, nous apprenons que le lieutenant–colonel Saget a été blessé grièvement à la tête par éclat d’obus dans Thiéblemont.

 

23 août

Nous partons à 2 heures. Beaucoup n’ont pas dormi. On dit qu’il faut se presser. Peu ou pas de pause. Quelques-uns ronchonnent, trouvant que c’est exagéré. Il y a des retardataires, des traînards. On s’arrête enfin au passage d’un général de brigade qui fait faire une pause d’une demi-heure. Tout le monde dort aussitôt.

À 8 heures du matin, nous débouchons sur une place plantée d’arbres où sont rassemblés un grand nombre de caissons d’artillerie attelés. C’est Gérouville.
CP-Gerouville230814On dépasse le village et prend position à l’ouest, dans des champs de pommes de terre.

Aussitôt ordre d’allumer des feux. On fait cuire des pommes de terre. Le caporal d’ordinaire* trouve au village du café et du vin ; pas d’autres choses. Le repas est délicieux ; jamais je n’ai mangé de meilleur appétit.

Il fait beau soleil. Tout le monde dort. À midi, nous changeons de position. On dit que des uhlans* sont signalés. Dissimulés au ras d’une crête, on reste en position d’attente jusque 14 heures.

Nous rentrons dans le village et formons les faisceaux* sur la place. On en profite pour envahir les boutiques. Il n’y a plus rien.

havresacIl est 15 heures quand nous mettons sac au dos. Quelques-uns ont jeté leur sac ; ils doivent ne plus savoir le porter. [Lire encadré]

Nous arrivons peu de temps après dans un bois, au nord du village.

Les voitures de ravitaillement se trouvent à la lisière de ce bois. C’est un cri de joie.

On fait une forte halte. Puis, les outils à la main, fusil à l’épaule, chaque bataillon part à un emplacement choisi faire des tranchées* qui seront occupées la nuit par des avant-postes. Les cuisiniers restent pour toucher et préparer les vivres.

On rentre à 18 heures. Il fait encore grand jour. On mange d’excellent appétit. Un aéroplane* ennemi passe au-dessus de nous à une faible hauteur. Tout le monde tire, mais personne ne l’atteint.Gallica-tirAvion
On croit reposer dans le bois. La soupe mangée, on repart et, par une route presque impraticable, on arrive dans un village qu’on dit Margny.

Bellefontaine-carteEMIl est 21 heures. Le cantonnement* est rapidement fait et chacun se couche dans les granges, heureux d’avoir un peu de paille.

À 22 heures, le caporal d’ordinaire annonce que les voitures de ravitaillement sont là et appelle des hommes de corvée*. Personne ne bouge : tout le monde est exténué.

Une heure après, alerte : sac au dos. On quitte. Je vois le caporal d’ordinaire affolé de devoir abandonner ses denrées et de n’avoir pas eu une minute de sommeil.

Il fait nuit noire, on bute, car on marche en somnolent. À la pause, tout le monde se couche et dort. Au moment de repartir, il faut réveiller les hommes à coups de pied.

03 août

Ce matin, réveil à 4 heures. Départ sans sac. Le caporal d’ordinaire [1] et les cuisiniers restent ; ils apporteront la soupe du matin.
C’est donc qu’on rentre ce soir. Tant mieux ! On se trouve si bien ici. Nous filons par la route de Montmédy. On arrive sur une crête après avoir dépassé quelques-uns qui déjà font des tranchées face à l’est : le Luxembourg. Travail en plein soleil. On se met en manches de chemise. Bientôt la crête n’est qu’un vaste chantier. On creuse une tranchée [2] modèle, on chante, on sifflote.

Soldats d'infanterie creusant des tranchées

Soldats d’infanterie creusant des tranchées [2] – 1914

Vraiment, le champ de tir est merveilleux : on verra l’ennemi arriver de loin.
La soupe, excellent ! Travailler donne de l’appétit !


[1] Ordinaire : Cantine militaire où les soldats prennent leurs repas.

[2] Tranchée : Fossé, creusé à proximité des lignes ennemies, permettant la circulation des troupes et le tir à couvert.

02 août – Marville

Mobilisation (voir topo Tome I)affMobilis

Dimanche. La mobilisation [1] est donc sonnée.

Pas de travaux aujourd’hui. C’est le repos au cantonnement [2]. Hier tout le monde s’est installé et a travaillé à l’aménagement.

Chacun se rend devant l’affiche apposée à la porte de la mairie.
CP-MobilisationLectOn s’échange ses im­pressions. C’est la guerre, de l’avis de beaucoup. Quelques-uns croient à un simple exercice ou à une démonstration ; on ne les écoute pas, on les traite même de poltrons [3]. Vraiment, le cantonnement* est agréable. La vie du troupier en campagne plait. Le ravitaillement se fait très bien. La viande et les vivres sont distribués l’après-midi. Il est assez pittoresque de voir les caporaux d’ordinaire [4] se démener avec leurs hommes de corvée*, qui armé de sacs, qui d’une brouette, un autre d’une petite voiturette.

Chaque escouade [5] a son cuisinier. Ceux-ci, à un endroit fixé par compagnie, font la popote, entrent chez l’habitant sympathique, lui empruntent quelque chose qu’ils oublient de rapporter. D’où quelques petites discussions !
C’est l’heure de la soupe ! Chacun prend sa gamelle ; on mange en plein air ; le rata [6] est excellent ; on boit du vin, ce qu’on ne touche pas au quartier ; le café, le « jus », est fameux.

Les habitants paraissent contents. Le village a de l’animation. Les troupiers sont disciplinés, pleins de santé, un peu bluffeurs : « Ah ! Les boches ! On les aura ! ». Chacun a confiance.

Non seulement les officiers, les sous-officiers ont facilement trouvé un lit. Et le soir, après l’appel, c’est un bout de conversation avec l’hôte aimable : on parle de la guerre, des chances de succès, persuadés que tout ira facilement et que le Rhin franchi, c’est l’Alsace libérée et la paix… en mars comme en 70 [7]. Les hommes ont de la paille à volonté, une vaste grange bien close. Il y fait chaud. On est au mois d’août d’ailleurs.

Plan Émile Lobbedey

Plan de Marville par Émile Lobbedey (ici réorienté vers le Nord)

Source : J.M.O. [4] du 147e régiment d'infanterie (26 N 695/10 - J.M.O. 1er août-15 octobre 1914) http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Source : J.M.O. [8] du 147e régiment d’infanterie [9] (26 N 695/10 – J.M.O. 1er août-15 octobre 1914)
http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Près de Marville, se trouve un village qui y touche : Saint-Jean. Le 3e bataillon y est installé. J’y vois les frères Lotthé de Bailleul.

 


[1] Mobilisation : Mise sur pied de guerre des forces militaires d’un pays par le rappel dans les armées de tous ceux qui sont désignés pour y servir en temps de paix.

[2] Cantonnement : Désigne à la fois le lieu où sont stationnés les troupes hors des lignes, et la situation de celles-ci. En ce sens, c’est un synonyme partiel de « repos ». Les cantonnements sont le plus souvent des villages légèrement en arrière du front ; ils peuvent aussi être provisoires et faits de tentes ou de baraques Adrian. Le verbe « cantonner » désigne le fait d’être ou de s’installer au cantonnement.

[3] Poltron : Qui manque de courage, qui agit avec lâcheté.

[4] Ordinaire : Cantine militaire où les soldats prennent leurs repas.

[5] Escouade : Autrefois, petit groupe de soldats commandé par un gradé.

[6] Rata : Initialement, abréviation de ratatouille ; désigne dans l’argot des combattants un ragoût de pommes de terre ou de haricots, ou plus généralement un ragoût quelconque.

[7] Texte peu compréhensible. Lire les commentaires (ci-dessous) pour une interprétation possible.

[8]  J.M.O. : Journal des et opérations des corps de troupe.

[9] Infanterie : C’est l’ensemble des unités militaires devant combattre à pied, le soldat étant appelé fantassin.

 


Revue de presse du 2 août 1914.
Au lendemain de l’appel à la mobilisation générale, qu’écrivaient les journaux de l’époque ?
-> Lire l’article de LIBÉRATION du 02 août 2014