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8 janvier

Relève au bois de la Gruerie

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

La journée se passe assez tranquille comme une vraie journée de repos. On s’attend bientôt au départ. Il n’a pas plu depuis quelques jours, nous espérons donc un temps clément.

On parle depuis quelque temps d’un long repos à l’arrière. C’est tellement beau qu’on n’ose espérer une belle chose. En tout cas, cela ne nous empêchera pas de revoir le bois, une fois encore.

Gallois reçoit dans la matinée la visite d’un adjudant du 120e de ses amis. L’air pédant du Monsieur ne me plaît que médiocrement. Je vais voir le capitaine Aubrun qui se plaint prêt de moi du manque de cadres : un adjudant et trois sergents, chef de section, Gibert, Diat qui a succédé à Vaucher et un 3e que je ne connais que médiocrement.

Je vois également Culine et Lannoy qui s’est levé tard et part rendre compte de sa gestion au capitaine. Culine et moi parlons popote* sous-officiers. Il me dit avoir coupé court à tout, car on n’arrivait pas à s’entendre. Certains voulaient à peine verser quelque monnaie qui ne suffisait pas à améliorer l’ordinaire d’une façon potable. C’était ensuite de petites jalousies, des discussions, mesquineries enfin qui sont l’opposé de la camaraderie. Ils ont donc formé un petit comité Lannoy, Gibert, Maxime Moreau, Cattelot et lui, et prennent leurs repas chez le père Thomas, toujours très heureux de les posséder. Je suis entièrement de son avis et tient parti pour leur popote, heureux après tout d’être en dehors de deux clans qui ne vont pas tarder à se former.

Les nominations paraissent : Bonnet, Badelet, Patelet sont nommés sergents.

Je rentre à la popote du bataillon pour déjeuner. Tout se passe comme d’habitude. Je reçois la visite de Lannoy qui m’apporte une lampe électrique et différentes petites choses que je lui avais commandées.

L’après-midi vers 3h00 une note annonce le départ à 5 heures pour la Harazée. Je me rends avec Gallois et Jombart rendre visite au capitaine Sénéchal et voir en même temps le curé de Florent afin de lui remettre l’argent pour les messes de Carpentier. On a décidé de garder 10 Fr. pour l’achat d’une couronne. Jombart devra la faire acheter par le personnel du ravitaillement. Il se charge de tout.

Nous trouvons le capitaine Sénéchal levé dans une pièce avec le brave curé. Je remets la monnaie devant lui au prêtre ; aussitôt il ajoute une pièce de 5 Fr.

Le curé et lui sont tout émus. Puis notre chef nous annonce qu’à son grand regret il reste à Florent à cette période de tranchées, ordre du docteur. Nous serons donc sous les ordres du capitaine Claire.

Vers 5 heures nous partons par l’itinéraire connu vers le bois de la Gruerie. En route le capitaine Claire nous fait dire à nos commandants de compagnie qu’on cantonne dans le village. Il peut être 7h30 quand nous y arrivons sans ennui après avoir traversé la cote 211 et la Placardelle désolée.

CP-LaHarazee2À la Harazée les cantonnements* sont indiqués rapidement et la 5e compagnie se place dans une vaste maison, de belle apparence et riche à l’intérieur. Les pièces sont dans un désordre effrayant : tout est cassé et abîmé. Je vois encore la section Culine se placer dans le salon dont les tapis sont couverts de paille et les meubles en miettes. Un lustre est encore en partie accroché au plafond ; la glace de la cheminée est cassée ; les vitres ont été remplacées par du carton. C’est une désolation. Je vais trouver le capitaine qui s’est réfugié dans un petit boudoir assez coquet et bien conservé : sans doute parce que les officiers seuls s’y sont succédé. Nous sommes ici en cantonnement d’alerte ; les hommes ne doivent pas s’éloigner et rester équipés.

Il fait nuit noire. Pourtant il y a tant de lumières qui se promènent, les cuistots font leur popote, qu’on y voit clair comme dans le jour. Je rejoins la liaison qui n’a aucun local. Réellement nous avons une andouille d’adjudant de bataillon.

Fauteuil voltaire

Je cherche et trouve non loin du PC du capitaine Claire une chambre occupée par des gens du 120e qui vont s’en aller. Je m’installe quand même attendant la sortie de ces gens. Un fauteuil voltaire* dernier vestige sans doute du mobilier me tend les bras. Je l’occupe aussitôt et n’en bouge plus de peur de perdre ma bonne place. Toute la nuit les cuisiniers font popote. Ils partent au petit jour. J’appelle Gauthier qui m’est reconnaissant de leur avoir procuré un coin, tandis que les autres toute la nuit se promènent en plein air, victimes de l’incurie Gallois. Celui-ci s’est installé avec les cuisiniers du capitaine Claire sans se préoccuper autrement de sa liaison.

7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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