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13 janvier

De bonne heure nous sommes réveillés en sursaut. C’est le commandant Desplats qui pousse des cris de paon. Reconnaissant sa voix, je me blottis dans mon coin n’ayant garde de me montrer.

J’assiste par une ouverture de l’abri à une scène épique. L’adjudant Gallois sort ainsi que quelques-uns d’entre nous. Le chef de corps le traite de tous les noms, lui dit qu’il manque d’autorité, qu’il lui enlèvera ses galons et le remettra sergent. Tout cela, parce qu’il y a de la boue sur le chemin ainsi que quelques détritus : vieilles loques et morceaux de papier. Le capitaine Claire sort et dit à Gallois : « vous commanderez aux troupes de 2e ligne une corvée. Du coup le commandant attrape Claire à son tour et lui dit des choses désagréables. Quant à Gallois, lui-même doit se mettre à l’œuvre avec la liaison « et que ce soit fait quand je repasserai ! ». Ainsi nous quitte notre stratège qui file vers la 5e.

Gallois est consterné et ne sait où donner de la tête. Claire est furieux. Quant à nous, aussitôt dit aussitôt fait, armés de pelles nous enlevons la boue, ramassons des tas d’ordures etc.… Comme c’est intéressant. Vraiment notre chef de corps n’est pas commode.

Gauthier et Jombart s’amènent sur ces entrefaites et rient de bon cœur de nous voir. N’empêche que nous faisons la pause postant un de nous en sentinelle* pour jeter le cri d’alarme à l’arrivée de notre ami. Nous buvons la « gnole* » en attendant que le « jus » soit chaud.

Le cri d’alarme retentit. Chacun est aussitôt à l’œuvre et dignement notre Desplats passe heureux sans aucun doute de nous voir patauger dans la boue.

À ce métier-là on se fatigue. Aussi y-a-t-il des défaillances et bientôt les agents de liaison* en second seuls travaillent sous l’œil de Gallois qui n’ose rentrer dans son trou.

Enfin il n’y a plus personne, sinon une sentinelle qui doit nous avertir aussitôt que notre chef de corps est en vue. Chacun garde une pelle ou une pioche à portée de sa main. C’est tout juste si nous ne faisons pas un exercice d’alerte.

11 heures arrive. Une note nous est apportée. Le commandant Desplats veut avoir près de lui quatre agents de compagnie, simples soldats, à sa disposition comme liaison. L’ordre est aussitôt communiqué aux compagnies ; quant à moi je joue tête ou pile [1] : qui se rendra au PC du colonel, Mascart ou Pignol ? Le sort tombe sur Pignol qui file aussitôt. J’ai donc Mascart ici avec moi de ce fait, Pignol au colonel et Boulanger à la brigade.

Dans l’après-midi après le repas préparé par Gauthier je me rends au PC du capitaine Aubrun. Je vois mes amis en tranchées, Culine, Cattelot, Maxence Moreau. Quant à Gibert, il occupe le plus mauvais coin, un coin d’où il ne peut communiquer de jour car le boyau est pris d’enfilade. On annonce la mort de Girard [2], de Paris, un de nos camarades ex élève caporal. Son odyssée est triste. Sachant que les cuisiniers sont arrivés et attendant depuis plusieurs jours une lettre des siens, malgré la défense de Gibert, chef de section, il risque le boyau* dangereux et passe indemne. En rentrant à son poste, la lettre en main, tout heureux, il est touché d’une balle au front.

Je rends compte au capitaine de ma gestion, affectation de Pignol au colonel. Le capitaine voit avec satisfaction les jours diminuer : « encore 100 heures » me dit-il. Le secteur est assez calme, mais il faut veiller, malgré les bombes qui de temps en temps font trembler la terre et démolissent le parapet [3].

Le capitaine me raconte la visite du commandant Desplats qui arriva chez lui seul comme un ouragan. Puis il reçut la visite du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie. Celle-ci se trouve face un ouvrage boche fortifié qu’on appelle « l’ouvrage Blanloeil ». Le commandant voudrait voir la 6e prendre l’ouvrage ; il a promis la Croix à l’officier. Ce dernier en rit, car ce serait une folie d’attaquer et envoyer à la mort sans aucun succès 250 hommes avec le risque au surplus de voir prendre par l’ennemi la tranchée de départ. Le capitaine a un sourire qui en dit long.

Je rentre à mon poste manquant de près une bombe qui m’abrutit durant 5 minutes. Culine gentil me donne un quart de « gnole » qui me remet. Non loin du poste que nous occupons je vois nos quatre agents de liaison près du colonel dont Pignol, occupé à piocher sur le layon. Je m’arrête et Pignol me regardant d’un air désolé dit que le commandant Desplats leur fait creuser une petite tranchée pour barrer la route. Enfin l’ordre c’est l’ordre. Je n’ai rien à y voir et rentre à mon gourbi* où Mascart prépare la popote* du soir.

Il peut être 5 heures. J’assiste au départ de Jombart et Gauthier. Vers 6 heures, je suis appelé par Gallois qui me donne une ronde à faire de 3 heures à 5 heures du matin. Cela me plaît.

Le soir est tombé. Chacun se retire dans sa Kania*. On mange. Aucune fusillade n’est entendue. Le calme continuera espérons-le. La soirée se passe à causer du long repos. Serait-ce vrai ?


[1] tête ou pile : signifie sans doute jouer à pile ou face, vient du latin

[2] Girard : il s’agit sans doute de Fernand Camille GIRARD dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre (en dehors du jour de décès : le 15 au lieu du 13 janvier selon Émile Lobbedey).Fiche MDH-archives_F380258R

[3] Parapet : Rebord de la tranchée qui fait face à la tranchée adverse. Il constitue à la fois une protection (renforcée par des barbelés et des sacs de sable) et un obstacle à escalader lors des attaques ou des départs pour patrouilles et coups de main. Une des règles primordiales de la guerre des tranchées consiste à ne rien exposer à l’adversaire au-dessus du parapet.

 

12 janvier

Après une nuit excellente, je me trouve retapé, presque sec. Je tousse affreusement, c’est entendu, mais du café chaud aura raison d’un simple accident.

Gauthier et Jombart arrivent vers 9 heures suivis des cuisiniers des 5, 6 et 7e. Ceux de la 8e sont obligés de venir de nuit. Nous buvons aussitôt l’eau-de-vie pour nous donner des forces. On attise un peu le feu et bientôt un bon quart* de café suit la direction de l’eau-de-vie.

2mxr3h0Jombart m’apporte des lettres de chez moi, une lettre de ma mère, une lettre de ma famille, une autre du sergent Noël qui est soigné dans l’intérieur. Tout cela me distrait et me fait oublier un peu la dure vie que nous menons. Un colis m’est remis : il me vient du vicaire de la ville, Monsieur Danès [1], grand ami ; cigares et cigarettes me font un sensible plaisir. Je ferme immédiatement dédaignant du coup le vulgaire tabac du poilu* à 15 centimes le paquet.

Après le repas du matin, la fumée bleue de mon cigare me fait entrevoir les tours et le beffroi du pays.

Le temps s’est remis au beau. Le soleil brille de nouveau, soleil d’hiver bien pâle il est vrai qui ne chauffe guère, mais le foyer dont Pignol surveille l’intensité en vrai chauffeur y supplée amplement. Je suis à présent complètement sec, mais ma capote et mon pantalon sont littéralement couverts de boue. Qu’importe ! C’est le métier qui veut ça mais où est le temps où on avait un faux-col impeccable ! Quant au secteur, sans être bon, [il] est pourtant assez calme, du moins ici. Les boches cependant peuvent toujours nous réserver des surprises. Du moins, il ne cesse de nous envoyer des rafales d’obus !

Dans l’après-midi je vais à la campagne. À un endroit, l’adjudant Culine m’empêche de passer, car un coin de tranchées est évacué, les bombes pleuvent dru. Il me faut quand même passer et rapidement je traverse la zone dangereuse. Je trouve le capitaine au fond de son trou, et [il] se chauffe avec du charbon de bois. Je cause avec lui. Il sait qu’il doit être ici 7 jours. Le coin est mauvais. Aussi me dit-il « encore 5 jours ! » Mystérieusement il m’annonce que c’est bien décidé. Nous allons avoir un grand repos. Nous irons du côté de Sainte-Menehould pour un mois. Tout ceci m’enchante et je rentre traversant indemne de nouveau la zone des bombes que Culine lui-même revolver au poing surveille en cas où l’ennemi qui se trouve à 25 m tenterait un coup de main. J’annonce la bonne nouvelle de ce fameux repos à Gallois qui reste sceptique, tandis que mes 2 agents de liaison* du coup entonnent un vieux refrain populaire.

Le soir tombe. Au fond journée calme. Je vais causer un peu avec Sauvage et Menneval. Un peu plus loin c’est le gourbi* de Paradis et de Garnier : ceux-ci se plaignent de la difficulté à communiquer même la nuit avec la 8e compagnie.

Gallois m’appelle. Le système de rondes va recommencer. Quel ennui ! Enfin on verra bien. Du moins j’ai le plaisir de constater que je garde le statu quo cette nuit. Gallois par contre doit en faire une. Il me demande Pignol pour l’accompagner : j’accepte.

Il part donc, trichant d’une heure. Il est 8 heures du soir. Je lui conseille de voir les 5e et 7e et de laisser 6 et 8 à part.

Je fume attendant le retour de Pignol qui reparais en rigolant quoique le visage rempli de boue. On a du mal à distinguer les yeux, la bouche et le nez. Un fou rire me prend. Le malheureux garçon s’est aplati. Mais il a bon caractère et rit lui-même. Il se rend pour se débarbouiller à 25 m au ruisseau qui traverse le chemin. Je m’étends et m’endors en riant encore.


[1] Danès : abbé Danès, vicaire à Bergues comme en témoigne sa carte postale envoyée à Émile Lobbedey en avril 1915.

abbéDanès04-1915

11 janvier

Bois de la Gruerie – 10e séjour

La nuit n’est pas fameuse. Il n’y a pas de feu dans l’abri. Impossible de s’allonger. L’eau coule à la longue par gouttelettes et s’infiltre à l’intérieur. Je n’ai ni sacs ni couvertures, ayant laissé le tout à la garde de Pignol, mon agent de liaison*. Je n’ai rien à me mettre sous la dent. En un mot, je suis abruti et malade. Quel métier que celui de la guerre. Nuit longue et affreuse !

Enfin il est écrit que tout passe, mêmes les nuits blanches. Le petit jour nous arrive quand même. Je sors pour voir ce que fait le temps : il ne pleut plus, tandis qu’à l’intérieur l’eau s’infiltre toujours et commence à former de petites mares.

Je suis appelé par le capitaine Claire qui me dit de prendre un second agent de liaison et de me débrouiller car nous passerons la journée ici. Bonne et mauvaise nouvelle ! Je vais donc à la compagnie chercher le compte rendu du matin et ramène avec moi Mascart, jeune soldat de sa classe 1913, qui fut mon voisin de chambre quand j’étais caporal. À la compagnie, à part quelques bombes qui tombent juste, quelques ripostes énergiques, la matinée a l’air de s’annoncer calme. Nous rejoignons l’abri si peu confortable et j’envoie mon homme du PC du bataillon disant de chercher dans ma musette de me rapporter de quoi calmer ma faim. Le brave garçon tarde un peu, mais m’apporte dans un bidon deux quarts* de café chaud. Je suis si heureux que je manque de l’embrasser ; ce garçon s’est révélé, il est débrouillard ; son avenir est fait, il restera agent de liaison. Je mange donc une boîte de pâté et du pain et fait une chère de roi.

La matinée se passe assez tranquille. Quelques obus sifflent au-dessus de nous, auquel les 75 répondent aimablement par des éclatements terribles «Giiii…Paff… . Giiii…Paff… ». Des bombes également veulent nous saluer ; on leur répond aimablement aussi, et c’est ainsi une petite lutte de 10 minutes, un repos d’une heure et ça recommence. C’est ce qui s’appelle un « secteur empoisonnant » ou à tout instant du jour et de la nuit il faut être en éveil.

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Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Avec cela, la pluie a transformé les parapets en paquets de boues, les tranchées en torrents et les occupants en troglodytes.

Je me demande ce qui nécessite la présence du capitaine commandant ici. Ce que je vois de clair, c’est que je ne suis pas logé, que je n’ai rien sous la main et que je claque des dents. Sauvage dort paisiblement, anéanti par le sommeil : il a de la chance, car dormir c’est oublier.

Vers une heure, croirait-on, un rayon de soleil filtre à travers la couverture boueuse qui bouche l’entrée et sert de portière. (Une portière en bleu ou en rose, en tulle ou en mousseline, reverra-t-on jamais cela !). Je suis si heureux, que je réveille Sauvage qui ronfle et nous sortons aussitôt. Le capitaine Claire me voit et m’envoie porter une note au capitaine Aubrun.

AlbumLaGruerie (7)

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Il descend au PC du bataillon et me dit de rentrer au bas de la cote le rejoindre et rejoindre la liaison : nouvelle attendue par mois avec impatience et bienvenue certes. Le commandant de la 5e est averti que le téléphone est ici et qu’il peut communiquer avec le PC du bataillon et avec le commandant Desplats. Je m’acquitte rapidement de ma commission et descend la cote boueuse par le boyau*, vrai torrent, ou on enfonce dans l’eau jusqu’à mi-jambe, suivi du fidèle Mascart.

J’arrive au gourbi* où Pignol fait un feu d’enfer. La première chose dont je m’occupe et manger ; la seconde me sécher. Je retrouve René qui est colocataire comme la fois dernière et consolide en ce moment le toit à fin d’empêcher l’eau de filtrer. Mascart s’installe avec nous. Nous serons donc à 4. Quant à moi, me voici à présent loti de 2 agents de liaison ; je décide d’en profiter. On ne me verra pas beaucoup là-haut.

L’après-midi est ensoleillée. C’est un plaisir. Mais je n’y prends garde tout occupé à rester le dos au feu.

On emménage le gourbi afin qu’il nous donne toutes les commodités possibles. Les obus nous donnent quelques émotions. Il tombe à 50 m de nous dans un ravin et nous avons tout loisir d’admirer les énormes gerbes d’eau et de boue résultant de l’explosion : c’est d’ailleurs le seul résultat qu’obtiennent les boches. J’observe notre position : nous sommes un peu à flanc de coteau et à l’abri je crois grâce à la projectoire [1] de l’obus.

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Un peu séché, un gros rhume dans la poitrine, je sors vers le soir et visite les abris environnants où se trouvent Sauvage et Menneval ensemble, Gallois et l’agent de liaison de la 7e. Je dis au revoir à Jombart qui suivi de Gauthier rentre à la Harazée pour revenir demain matin.

J’assiste également au tir rapide de quelques batteries alpines de 65. Les petits obus passent au-dessus de nos têtes avec la rapidité du canon revolver.

Je rentre près du bon feu, tandis que Mascart et Pignol qui s’entendent comme larrons en foire font mijoter le rata qu’on ne tarde pas à avaler.

Et là-dessus, « bonne nuit, j’ai besoin de sommeil et compte sur vous deux s’il y avait quelque chose ».

Je m’étends dans un coin sur un peu de paille et m’endors aussitôt. Les boches peuvent bombarder, je ne me dérangerai pas.


 [1] Projectoire : Synonyme de trajectoire. 

10 janvier

Relève au bois de la Gruerie

La nuit s’est passée calme. Nous restons couchés tard. Il est près de 8 heures quand on se décide à se lever. Gauthier fait le café et chacun remonte son sac et son fourniment.

Quelques shrapnells* boches saluent notre réveil, mais cela ne nous empêche pas de boire tranquillement notre café.

La journée se passe tranquille comme la veille. Il fait horriblement chaud dans notre pièce et bien souvent je sors prendre l’air.

Je vais voir le capitaine Aubrun avec qui se trouve le sous-lieutenant Vals commandant la 8e compagnie. Ceux-ci me disent que très probablement nous relèverons ce soir à Fontaine Madame. Le mauvais coin encore une fois, zut ! Si ça continue nous y resterons tous.

En effet dans l’après-midi une note confirme leurs dires. Nous relevons un bataillon du 120e dans la nuit. Le temps est assez propice, mais la nuit il fait une obscurité profonde : pas le moindre clair de lune.

Vers 6 heures, nous partons suivons le capitaine Claire qui commande le bataillon tandis que les compagnies se rassemblent pour prendre la route connue ; petit layon ignoble, à flanc de coteau, vrai cloaque.

Il est inutile de dépeindre la marche, ce qui d’ailleurs sera difficile ; elle est comme toutes les ballades de relève dans le bois : plus que dégoûtante. Il pleut même cette fois afin d’ajouter au charme de la promenade. Nous parcourons près de 1500 m et arrivons au PC du bataillon que je connais. J’installe aussitôt mon fourniment dans mon ancien gourbi* où se trouvent des agents de liaison du 120e et laisse Pignol gardant tout ceci en lui disant de ne s’occuper de rien au sujet la compagnie.

J’attends donc le passage de celle-ci sous la pluie, m’abritant tant bien que mal avec l’agent de liaison du 120e de la compagnie à relever. Quant au capitaine Claire il a poussé plus haut, car le commandant du 120e s’est placé avec un commandant de compagnie plus près la première ligne. Sans doute craignait-il une attaque et a-t-il fait comme le capitaine Sénéchal dans les journées des 30 et 31 décembre. Tout cela me dit que le coin n’est pas meilleur.

Gallois décide de s’installer ici avec nous à moins que des ordres contraires n’arrivent de la part de notre commandant.

Je suis bien mouillé quand la 5e compagnie s’amène la première. Je file donc en tête suivie du capitaine Aubrun. Nous tournons à droite du carrefour. Il a cessé de pleuvoir : c’est de bon augure. Après avoir pataugé dans un espèce d’étang de boue qui nous a pris jusqu’à mi-jambe, nous montons sur un layon une cote assez forte. Bientôt le layon se continue en boyau étroit qui nous amène au PC ou se trouve le capitaine Claire à 50 m de la crête. Là on s’arrête longuement pendant que le capitaine Aubrun confère avec les officiers qui se trouvent dans l’abri.

Nous repartons ensuite après que personnellement je me sois assuré que les 4 sections suivaient. Heureux sommes-nous que les boches n’aient pas l’idée de tirer, sinon ce serait une belle boucherie dans un groupe comme le nôtre stationnant ainsi. Nous continuons donc l’ascension et après un dédale incroyable nous aboutissons au PC de la compagnie à relever tandis que les sections se placent j’ignore comment car ce n’est pas chose facile. En tout cas mon rôle consiste à suivre le capitaine pour reconnaître son PC et rendre compte au chef de bataillon une fois la relève terminée. Je suis donc le capitaine dans l’abri car en dehors il pleut. L’abri est très médiocre. Nous y trouvons un officier du 120e avec qui le capitaine pérore.

Je m’approche du feu qui s’éteint et le capitaine me demande de souffler pour le rallumer en attendant de rentrer quand la compagnie aura relevé et sera placée. Je suis très content de me chauffer un peu. Au-dehors le temps est détestable. Nous sommes ici à 25 m des boches, dit le lieutenant du 120 ; on n’y prend garde. Le gourbi du moins ne laisse pas percer l’eau, c’est déjà un avantage.

Soudain une voix furieuse arrive. C’est le capitaine Claire qui tonne et rentre mouillé et boueux parmi nous. Il m’aperçoit, m’attrape littéralement disant que je ne suis où je dois être, qu’il n’avait personne pour le conduire, que j’aurais dû rentrer plutôt que me chauffer, que j’étais son agent de liaison et non celui du capitaine Aubrun, qu’il me défend de répondre et qu’il me flanque 8 jours d’arrêts de rigueur. En un mot il exhale une bile monstre. Quant à moi je courbe la tête sous l’avalanche. Si je m’attendais à celle-là… J’attends donc que tout se calme ; n’empêche que j’ai le cœur gros, car j’ai la conviction de faire tout mon devoir sans aucune restriction. Pendant ce temps le sous-lieutenant carrière qui commande la 7e compagnie veut se placer avec le capitaine Aubrun. La 7e compagnie est en soutien derrière la 5e.

Enfin au moment de quitter, après une longue conversation sur la tactique à suivre, le capitaine Aubrun prend ma défense. Claire qui est un bon garçon sourit. La colère est passée. Nous filons donc parmi les poilus recevant l’ondée, glissant, butant, montant parfois sur le parapet, recevant même des injures de types a qui nous écrasons les pieds. Nous ne voyons pas à 2 pas, tellement l’obscurité est profonde. Nous recevons des bombes qui éclatent à 25 m de nous et la lueur de l’éclatement est sinistre. Je suis mon chef rapidement à pas de loup, les mains dans la boue du parapet… Enfin nous arrivons à une descente. C’est la descente rapide, on glisse sur le dos, on se ramasse ; des balles sifflent, en baisse la tête, et toujours la pluie qui nous coule dans le dos ; un trou d’obus, je m’y aplatis et le capitaine doit me tendre la main ; je suis trempé jusqu’à la poitrine.

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Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Voici un peu de lumière, c’est l’abri du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie : le sous-lieutenant de Monclin est resté à Florent malade. Nous rentrons vivement, mais dans quel état suis-je ? Je reste dans un coin, boueux et trempé, pendant que le capitaine Claire donne ses instructions au lieutenant. Le gourbi est petit et peu profond encombré en outre de 2 téléphonistes qui communiquent par téléphone avec le poste du commandant Desplats, chef de secteur. Le capitaine Claire décide de rester ici et me dit de me caser à côté restant à sa disposition. Je suis donc en quête d’un gourbi qu’enfin je trouve en manquant de faire connaissance avec un second trou d’obus. Je rencontre Sauvage qui cherche le capitaine Claire. N’écoutant que mon bon cœur, toujours sous la pluie, je conduis mon camarade qui se plaint de l’état des choses qui certes n’est pas amusant.

J’attends un instant. Lui aussi doit se caser avec moi ; nous trouvons ensemble le gourbi, de tout à l’heure, éclairé par une bougie où se trouvent des mitrailleurs. Il nous faut une petite place ; il ne pleut pas à l’intérieur. Nous nous accroupissons, nous sommes à sec. Je crois que je vais laisser ma peau ici ; cette fois je suis trop mouillé et toute la nuit je vais grelotter, avec une bonne fluxion de poitrine pour résultat.

Impossible de s’allonger ; d’ailleurs inutile de songer à dormir, mouillés et couverts de boue comme nous sommes, car sauvage n’est pas plus beau que moi.

Peu à peu cependant mes idées se rassemblent, je cause avec mon camarade. La 7e est ici à côté à gauche et en arrière de la 5e, en 2e ligne. La 6e est à droite à l’ouvrage Blanloeil, puisque son commandant de compagnie est notre voisin. J’en conclus que la 8e se trouve aux emplacements occupés au premier séjour (voir topo Fontaine Madame) sans doute une partie de ces emplacements est-elle occupée par du 120e qui aura desserré à droite prenant les emplacements de la 6e et une partie de la 5e.

Quant aux 5, 6 et 7e compagnies, ce sont les plus exposées, car les tranchées ennemies touchent les leurs. Il est tout naturel de ce fait que pour la première nuit le capitaine Claire reste ici à proximité avec le commandant de la 6e compagnie nous gardant nous les agents de liaison de 5 et 7. Ce raisonnement déductif nous fait durant une heure oubliée nos misères. J’espère cependant qu’il nous sera donné au petit jour de rejoindre le PC de bataillon avec le capitaine qui se décidera à descendre.

9 janvier – Chapitre X

Chapitre X – Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame
Séjour à la Harazée – voir topo tome I

Fauteuil voltaire

Enfin au petit jour la place est déblayée. Gauthier et moi, faisons l’inventaire de notre héritage : une pièce de 10 m de long sur 5 de large ; une commode ; une table ; 4 chaises, un voltaire*, un foyer où on pourra faire popote.

La liaison ne tarde pas à rappliquer chez nous et chacun s’installe comme il peut. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. Gallois arrive à son tour et j’ai une nouvelle discussion avec lui, car je l’accuse de n’avoir pas fait son service.

Nous sommes là-dedans à 12 : Gallois, adjudant, Menneval, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers, Paradis, Verleene, caporaux fourriers René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Pignol, Garnier et un homme de la 7e agents de liaison en second.

Enfin plus on est de fous, plus on rit, dit-on. C’est peut-être vrai car à notre misère de logement, on supplée par une grande gaieté.

Je garde cependant le fauteuil comme propriété personnelle, c’est ce qu’il y a de plus confortable.

Nous faisons popote*, jouons aux cartes l’après-midi, écrivons aux nôtres, recevons la visite du vaguemestre* et passons la journée assez péniblement.

Vers 5 heures nous assistons à un spectacle assez grandiose. Les voitures de ravitaillement arrivent sur la route de Vienne le château – la Harazée quand des sifflements d’obus se font entendre. Les obus éclatent en gerbes noires, ce sont des obus percutants*, à 25 m à droite et à gauche de la route avec un bruit terrifiant.

Les voitures au galop des chevaux passent, tandis que les obus tombent toujours. Sans doute l’ennemi grâce à un ballon observatoire ou un taube [1] sait-il quelque chose, de l’heure d’arrivée de nos voitures. En tout cas, celles-ci arrivent dans le village au triple galop.

02555 - Ballon d'observation allemand - Guerre mondiale 14-On se réfugie dans les caves croyant à un bombardement du village. Il n’en est rien.

Une heure après les distributions commencent et les hommes du ravitaillement me disent avoir passé une belle minute d’indicible émotion. Les obus boches ont d’ailleurs été lancés en pure perte, car tout est intact, hommes, chevaux et matériel.

Le soir tombe. Nous aidons Gauthier à faire la cuisine. Nous mangeons et comme on ne part pas aux bois, nous nous installons pour la nuit. Je décide d’occuper le fauteuil. C’est encore la meilleure place. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. N’empêche qu’on dormira bien et dans le fauteuil les pieds sur une chaise, je ne serai pas le dernier.


[1] Taube : Avion autrichien monoplan à ailes et queue de pigeon employé dès 1912 à des fins militaires.

7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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5 janvier

Départ pour Lachalade

Nous nous levons vers 8 heures sans nous presser. Gallois à ronfler comme une marmotte ; il était vraiment fatigué après son travail de la veille, le renforcement des barreaux d’échelle.

Après avoir bu le café, je me rends au bureau de l’officier payeur afin de causer un peu avec mes amis Verley et Toulouse, les secrétaires. Je passe avec eux une heure agréable.

Il peut être 9h30 quand je rentre au PC du bataillon. Un cri m’accueille : « on s’en va ». Déjà chacun est occupé à s’équiper. Je me dépêche, heureux d’apprendre par Pignol que la 5e compagnie est avertie.

Où allons-nous ? À Lachalade. J’ai entendu causer de ce coin mais ne le connaît pas.

Un quart d’heure après nous partions. C’est ce qu’on peut appeler un départ rapide. Nous sommes sous les ordres du capitaine Claire ; le capitaine Sénéchal malade et une foulure au talon garde la chambre. Le sous-lieutenant de Monclin commande la 6e compagnie.

Le temps et brumeux mais non pluvieux. On peut même espérer un peu de soleil. Par contre les routes sont d’un boueux ! Nous filons vers un petit pays appelé le Claon que nous ne tardons pas à apercevoir du haut d’une haute colline que nous descendons. Arrivé au Claon nous tournons à gauche pointant sur le village de Lachalade, situé à 4 km. Après une pause, vers 10h30, nous tombons sur une agglomération de maisons dont l’entrée nous est interdite par un brave territorial qui croise la baïonnette comme si nous étions dangereux. La route que nous avons suivie et celle de la Harazée, four de Paris, Lachalade, le Claon, le Neufour, les Islettes.

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d'Argonne. Passage de troupes devant l'abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) - 1915.12 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Carrefour de La Croix de Pierre : chemin des Romains, forêt d’Argonne. Passage de troupes devant l’abri de Courson (un blockhaus qui porte le nom du lieutenant Courson) – 1915.12 ©Ministère de la Culture

Les compagnies prennent des positions d’attente indiquée par le capitaine Claire qui un instant a conféré avec l’état-major du général Gouraud installé dans le village.
(Voir topo [ci-dessous] Lachalade tome VI)

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

TopoTVI-LaChalade

Topo Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Le général de brigade Gouraud a son poste de commandement ici, il commande une division marocaine qui occupe le plateau de Bolante et à laquelle sont adjoints des Garibaldiens [1].

Le général Gouraud accompagné d'officiers d'Etat Major : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1

Le général Gouraud accompagné d’officiers d’Etat Major – 1916

Quand les compagnies sont installées, nous nous abritons nous-mêmes derrière la maison d’habitation d’une immense ferme dans laquelle se trouve le général et son état-major. On dit même que le colonel Garibaldi est ici. Des obus tombent de temps en temps non loin de nous et malgré tout, cela nous émeut un peu, car nous ne connaissons aucunement le coin.

Peu à peu cependant on s’enhardit et on circule sur la route, aux alentours de l’église qui est toute proche, ne s’occupant plus des obus qui tombent çà et là sans aucune précision. Nous sommes ici d’ailleurs à 4 km des tranchées de première ligne. Derrière nous abritée dans les bois se trouve de l’artillerie lourde dont les pièces tonnent sans discontinuer et font un vacarme assourdissant.

Ricciotti Garibaldi

Nos officiers sont dans une maison sise sur la route où nos brancardiers ont installé un poste de secours. Ces messieurs ne tardent pas à circuler également. Je vois les capitaines Claire et Aubrun, les lieutenants Vals, Carrière, de Monclin : c’est tout ce que nous avons d’officiers au bataillon ; c’est maigre certes.

Une heure après notre arrivée, vers 11h30, un cortège d’officiers passe, ayant à sa tête le général Gouraud et le colonel Riciotti Garibaldi, formé d’officiers d’état-major de tous grades. Le cortège se rend à l’église. Nos officiers suivent et je suis également et me place dans un coin. Une messe est célébrée, un prêtre aumônier est à l’autel. L’église est complètement nue : les vitraux sont percés ; il y a même un trou dans le toit.

Non loin de l’autel, sont placés côte à côte sur les dalles 4 cercueils et 12 cadavres de soldats dans des attitudes plus ou moins rigides. Le saint sacrifice se célèbre au milieu de l’assistance silencieuse sans un chant, sans un bruit. C’est lugubre, c’est funèbre, c’est grandiose. On entend le canon qui tonnent ; quelques sifflements d’obus ennemis suivis d’éclatement. Personne ne bouge et Dieu descend sur l’autel pour saluer ces braves étendus près de nous qui sont morts en héros.

La messe terminée, on emmène sur des brancards une à une les dépouilles. Le prêtre sort suivi de 2 brancardiers qui le servent.

Toute l’assistance le suit. À 50 m nous arrivons dans un cimetière militaire ou plusieurs fosses sont creusées. Les prières sont dites, les fosses bénies. J’ai tout loisir pendant qu’on descend les cadavres, d’admirer Gouraud et son entourage, Ricciotti Garibaldi et son frère capitaine. Quand la funèbre besogne est terminée, le général s’avance et dit quelques mots, saluant les officiers garibaldiens et les braves qui trouvent ici leur dernière demeure, et souhaitant que le sang si pur des héros de Garibaldi ne soit pas sans effet mais la semence de la victoire. Gouraud à la voix assurée, une voix mâle qui va au cœur, et une prestance qui en impose. Chacun l’admire, on le sent.

On se sépare. Nous rejoignons notre poste. Le temps se passe dans l’attente assis sur son sac, sans pluie heureusement. Les obus tombent de temps en temps. Ils ne sont pas précis et ne nous occasionnent pas de pertes.

Vers 2 heures, j’apprends qu’un obus est tombé près de la 5e compagnie qui se trouve à 250 m en position à flanc de coteau. Le sergent Vaucher est blessé à la tête par un éclat et se trouve en ce moment au poste de secours. Je vais le voir ; il n’a rien de grave et le blessé me cause, couché sur la paille, la tête bandée, en attendant qu’une automobile l’enlève.

Le capitaine Claire appelle sa liaison vers 3 heures. Nous cantonnons ici ce soir. Devant nous, il y a, à 300 m, le gros de l’agglomération. Nous accompagnons notre chef qui nous indique ce que nous avons à nous partager d’habitations, particulièrement de caves entre les 4 compagnies. Ainsi dit, ainsi fait. Une heure après les compagnies arrivent et s’installent. Ce n’est pas select, loin de là : genre Placardelle en ce moment ; maisons trouées, maisons démolies, intérieurs dévalisés et dans un désordre et une malpropreté repoussante. Je me rappelle que le capitaine Aubrun quand je lui ai montré son logis fut pris d’un haut-le-cœur immédiat est dû sortir.

Enfin les hommes se placent dans les caves, les cuisiniers partent au ravitaillement sur la route à 600 m du village et les officiers s’installent dans une cuisine malpropre sur une chaise boiteuse près d’un vieux poêle à demi démoli qui chauffe tant bien que mal, à la lueur d’une bougie, tandis que les cuistots sont affairés à relaver des assiettes, des plats qu’ils ont trouvé çà et là, à chercher du bois (vieux morceaux de portes et d’armoires) et à préparer un semblant de dîner.

Quant à moi qui puis disposer, je rejoins la liaison qui s’est installée dans une maison voisine de celle occupée par le capitaine Claire. Cette maison n’est autre que l’école du village. Il fait noir ; je remets la visite au lendemain. Gauthier est dans une pièce où il fait un feu d’enfer, très occupé à faire cuire un vieux morceau de viande (bidoche) amener de Florent. Il ne va pas au ravitaillement pour ne pas retarder le repas et aucun de nous n’est partisan d’y allé à sa place. On se contentera de notre pain d’hier et nous avons du café en quantité très suffisante. Je m’installe donc dans une pièce chauffée avec l’idée d’y coucher. Les plus froussards vont dormir dans la cave. Tant mieux, nous aurons d’autant plus de place pour nous remuer.

Avant de manger, je vais dans l’obscurité communiquer une note au capitaine Aubrun : nous sommes en réserve. Il faut donc dormir équipé et se tenir prêt à toute éventualité !

Les obus sifflent toujours au-dessus de nos têtes. Pourvu qu’il ne prenne pas l’idée aux boches de bombarder le village. Ce ne serait pas des plus gai.

Il fait nuit noire ; il ne pleut pas ; je rentre, mange rapidement et me couche, tandis qu’à l’extérieur ce sont des allées et venues incessantes de cuistots qui reviennent du ravitaillement.


[1] Les GaribaldiensDès l’été 1914, bien que leur pays ne soit pas entré dans le conflit, des immigrés italiens se sont engagés comme volontaires dans l’armée française. Le 5 novembre 1914, a été constitué au sein de la Légion étrangère, le 4e régiment de marche, qui a pris le nom de « Régiment des Garibaldiens » en souvenir de GARIBALDI, grande figure de l’indépendance italienne venu combattre aux côtés des Français lors de la guerre de 1870. Six des petits-fils de Giuseppe GARIBALDI ont combattu dans ce régiment qui fut dissous en mars 1915…
Extraits du site : http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/lieux/1GM_CA/cimetieres/italiens/bligny.htm

Des photos de quelques Garibaldiens sont visibles ici : http://argonne1418.com/2010/08/23/les-garibaldiens-photos-depoque/

Pour en savoir plus : https://largonnealheure1418.wordpress.com/category/garibaldiens/les-hommes/