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[1] Popote : Dans l’argot des combattants, désigne à la fois la cuisine roulante, et le fait de cuisiner. Par extension, la popote est la réunion des personnes qui mangent en commun.

22 septembre

Les hommes vaquent aux travaux de couture, font du feu, du café, des compotes de fruits. Mais toujours le manque de tabac se fait sentir.

Je communique les ordres au capitaine. Celui-ci me dit de me mettre au courant de la comptabilité car, d’un moment à l’autre, je puis être appelé à passer sergent major.

Je me dispute avec Lannoy rempli de lui-même et se croyant très intelligent, vu son galon de sergent major. Il me bêche [1], je le sens, près du capitaine, jaloux de mon poste de liaison et peut-être même de l’amitié du capitaine pour moi. Enfin, il me fait donner un quart* de café, vu que je lui en ai donné un à la sortie de La Harazée. Je prends le parti dorénavant de le frayer le moins possible. Rapports de réserve et c’est tout.

J’apprends que le sergent Culine, en récompense de sa bravoure, est nommé adjudant. C’est un brave en effet !

Nous passons l’après-midi à construire un abri de feuillage, faisons quantité de café, on en a été tant privé ! Cuire des pommes de terre, etc… Le long stationnement nous repose et la popote* nous repose l’esprit.

CP-AbriLa liaison s’augmente du cycliste de la 8e compagnie, Caillet (Coulet ?), que le capitaine Sénéchal prend avec lui.

Elle compte donc De Juniac, adjudant de bataillon, garçon charmant qui a beaucoup voyagé, d’excellente famille, d’une trentaine d’années, Huvennois, Gallois, Carpentier avec qui je suis assez lié, et moi, sergents fourriers* des 6e, 7e, 8e et 5e compagnies, Jacques, maréchal des logis de liaison de réserve, ayant sa famille près de Longwy, aimable camarade également, les deux cyclistes Crespel et Caillez, le clairon Gauthier et l’ordonnance du capitaine Sénéchal.

Le capitaine Claire vient nous dire bonjour et nous fait rire en disant que Miette, son caporal d’ordinaire, est toujours derrière lui, prêt à ramasser les bouts de cigarettes qu’il jette.

Le temps se maintient beau. Nous réussissons le matin à avoir un peu de lait. Nous faisons griller du pain et mangeons nos grillades avec du café au lait.

Mes nuits sont excellentes. On commence à se refaire et l’esprit est reposé. Je suis un peu mieux car j’ai du linge propre ce matin. Vraiment, c’est à croire que l’existence a encore du bon. Il faudra également que je me mette en campagne pour trouver une veste. Il y a longtemps que ma veste de mobilisation a disparu avec mon sac.

22 septembre – Suite

Cette nuit, vers minuit, nous avons été réveillés en sursaut. On entend des cris et une immense lueur apparaît. Une aile de bâtiment de la ferme brûle entièrement. On reste ahuris. On est bientôt à porter de l’eau et à faire la chaîne, tandis que les sapeurs du régiment sont sur les toits et séparent le bâtiment des bâtiments voisins.

Vers 3 heures, tout est éteint. Nous nous recouchons, heureux que notre grenier soit intact.

Le matin, nous entendons, en cherchant un bidon de lait, les jérémiades de la fermière. Nous en avons vu tant à Sermaize, Pargny et autres lieux, que cela nous laisse indifférents.

LampeTempete

Lampe d’escouade ou lampe tempête.

Je vois le capitaine Sénéchal qui me dit que le feu a été occasionné certainement par une lanterne d’escouade. Tout le bâtiment est détruit mais il n’y a aucune perte d’hommes. Les fermiers seront dédommagés.

Ordre à partir d’aujourd’hui d’abandonner tout trophée boche, excepté les ustensiles. Force m’est donc d’abandonner mon sac. J’ai réussi à la ferme à acheter un peu de linge, mouchoir, serviette, chaussettes. Je mets le tout dans la musette en attendant de trouver un sac français. Que d’ennuis !

Nous repartons vers 9 heures à notre position de l’avant-veille. Avant le départ, j’assiste à l’achat d’une vache par un officier d’approvisionnement. C’est rapidement fait : 400 Francs comptant, ou 450 payés après la guerre. C’est tout. Enlevé. Content ou non, il faut se contenter.

Nous passons notre journée comme la veille, mais rentrons un peu plus tôt. Le temps a été un peu pluvieux.

J’ai revu le capitaine Aubrun. Le sous-lieutenant Simon prend la place d’officier payeur en remplacement du lieutenant Girardin qui prend sa place à la 5e compagnie. Le capitaine Aubrun se plaint devant moi plus que tout cela s’est fait à son insu. Il conseille également au sous-lieutenant de réserve Lambert de demander sa titularisation afin de passer dans l’active et d’être officier de carrière. Mais qui sait ce que l’avenir nous réserve à tous ?

Vers le soir, je vais au village de Vienne-la-Ville. Je n’ai pas de succès près du boulanger.CP-VienneLaVilleJ’apprends à mon retour que le capitaine Sénéchal passe capitaine adjoint au colonel. Le capitaine adjoint Jeannelle passe commandant et chef du 2e bataillon. Les capitaines Dazy et Vasson, commandant les 1er et 3e bataillons, reçoivent également le quatrième galon. Heureux, je trouve un sac. Je recommence une nouvelle bonne nuit dans le foin.


[1] Bêcher : Avoir un comportement distant voire hautain avec quelqu’un.

19 septembre

Relève* des tranchées*

La nuit fut calme. Il ne pleut plus. On réussit de nouveau à faire du café. Sur ces entrefaites, on amène un pauvre blessé qui grelotte de froid. On lui donne un quart* de café et je tire mon cache-nez pris à Thiéblemont, en déchire un bout et lui entoure le cou.

Le blessé amené hier est mort.

Je vais communiquer au capitaine Aubrun qui est furieux de ce que la relève n’est pas encore faite.

En passant, j’ai un nouveau quart de café du petit poste qui a, lui aussi, fait du feu.

Enfin vers 10 heures, le soleil donne, arrivent des officiers du 72e pour nous relever. Gallica-Argonne-InfantIl y a des tergiversations. Les premiers que j’amène vers le 5e disent que ce ne sont pas eux qui doivent relever cette compagnie. On revient près du capitaine Sénéchal près de qui nous trouvons un commandant du 72e. Tout de même, deux officiers du 72e me suivent pour reconnaître les portions (?) [1].

Je suis fourbu d’aller et venir. Le capitaine Aubrun, furieux, reçoit, bien mal les successeurs. Cependant les troupes du 72e arrivent et la relève s’opère.

Je vois le pauvre Leromain étendu sur un brancard. La compagnie va l’amener avec elle puisque les brancardiers n’en ont pas voulu.

Je pars retrouver la liaison. Celle-ci est déjà partie. Je suis des mulets de mitrailleuses et arrive à rejoindre le capitaine Sénéchal.

Il peut être 2 heures de l’après-midi quand nous traversons La Harazée. Je ne sais comment nous y sommes arrivés, ni à travers quel dédale de bois.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous sommes couverts de boue.

Gallica-Infant-boue
On fait la pause à la sortie du village sur la route qui mène à Vienne-le-Château, près du pont. On fait immédiatement du feu et du café !

Bientôt, le bataillon arrive par fractions. Je vais chercher dans les champs des pommes de terre qu’on fera cuire sous la cendre.

La 5e compagnie arrive. Tout le monde fait la pause. Je vois passer sur une civière le corps du sous-lieutenant Pécheur [2]. Lannoy, sergent major de la 5e, vient demander du café ! Gallois, fourrier* de la 7e, rechigne. Ils se disputent. Je fais la paix et donne un quart de café à mon malheureux camarade.

Les troupes sont exténuées. Songez à un jeûne de quatre jours, à part quelques biscuits et une boîte de conserve. Pas de boisson, l’eau de pluie recueillie comment.

De l’eau durant des heures entières, sans la moindre façon de s’abriter. Une attaque repoussée, etc… Tout cela ajouté à des marches et des contremarches depuis le 15 août, avec la démoralisation d’une retraite* dont on se rappelle toutes les péripéties tragiques.

Enfin nous allons au repos [3], dit-on. C’est la première fois que nous entendons causer depuis les hostilités.

Nous filons bientôt après que les hommes ont pu faire du café. Nous passons à Vienne-le-Château où nous remontrons pas mal d’artillerie. Le soleil luit depuis ce matin. Il nous réchauffe et nous voyons un village où nous tombent des obus dont on entend très bien l’éclatement. C’est Saint-Thomas.

Suite du 19 septembre

Nous sommes bientôt dans une ferme appelée la Renarde. Les alentours sont boueux, on y est arrivé à travers champs par un chemin de terre. Plusieurs caissons d’artillerie sont arrêtés aux alentours. On s’arrête un instant, puis on procède au cantonnement.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le bataillon doit y loger en entier. Il peut être 7 heures quand les troupes commencent à s’y tasser. La liaison est logée sur un grenier avec celle de la 5e compagnie et le sergent Major Lannoy. Il y a un peu de paille.

Avec Gauthier et Crespel, je fais ma cuisine. Les autres sont trop fatigués et préfèrent dormir aussitôt.

Nous faisons popote* en plein air avec des moyens de fortune et je réussis à manger quelque chose de chaud.

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La Renarde, juillet 1915 – France. Section photographique des Armées (1915-1920) – BDIC

On dit que deux soldats de la 5e, Delattre et Lesaint, doivent passer devant un conseil de guerre [4] du régiment, présidé par le commandant Jeannelle et formé du sous-lieutenant Simon, du lieutenant Péquin rapporteur, etc. Le sergent Gibert s’est chargé de la défense. Delattre et Lesaint sont accusés d’abandon de poste alors qu’ils étaient sentinelles [5] doubles à la lisière du bois. Ils avaient quitté leur poste pour s’abriter dans la tranchée ; et c’est un peu grâce à eux que l’ennemi à l’attaque du 18 a pu s’infiltrer sur le flanc des 5e et 8e compagnies.

La nuit est délicieuse. C’est compréhensible après quatre nuits passées dans l’eau.

 


[1] Texte peu compréhensible.

[2] Pécheur Il s’agit sans doute de Jules Pêcheur, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (17 sept. au lieu de 19), semble correspondre.Fiche MDH-archives_I670303R
[3] Repos
: Situation des troupes combattantes qui ne sont pas affectées aux lignes. Le terme est souvent trompeur car le repos est généralement émaillé d’exercices, de manœuvres et de cérémonies (défilés, prises d’armes, etc.) qui ne permettent pas réellement aux combattants de se reposer. Pour désigner le repos véritable accordé aux unités durement engagées est créée durant la guerre l’expression « Grand repos ».

[4] Conseil de guerre : Tribunal militaire prévu par le Code de Justice Militaire de 1857, destiné à juger les crimes et délits commis par des militaires. Il est formé de cinq juges, tous officiers, et ses séances, publiques, durent généralement moins d’une journée. Il existe des Conseils de Guerre d’Armée, de Corps d’Armée, de Division et de Place. Au début de la guerre sont mis en place des Conseils de guerre spéciaux improprement nommés « cours martiales ».

[5] Sentinelles : Soldat qui fait le guet pour la garde d’un camp, d’une place, d’un palais, etc.

14 septembre

Dans la nuit, il y a alerte. Nous restons équipés une heure, prêts à partir. Nous pouvons bientôt nous recoucher. Il pleut toujours ; nous sommes mouillés et grelottons de froid.

Enfin, au petit jour, nous partons vers Saint-Jean-de-Possesse.

Toute la nuit, ce fut un passage d’artillerie. CP-artillerie_montee_routeCe matin encore, à notre départ, beaucoup de caissons sont arrêtés. La pluie a cessé. Mais nous n’avons pas fait quelques kilomètres qu’elle reprend de plus belle. Nous traversons Vernancourt. Nous sommes tellement trempés que cela nous fait presque rire.

Tout est au plus détrempé. Nous faisons une pause sous la pluie qui ne cesse de tomber. Je réussis quand même à allumer une cigarette grâce à un sac que j’ai trouvé au passage à Vernancourt et dont j’ai couvert mes épaules. Fumer à présent me console, mais le tabac est rare et ma provision s’épuise.

Bientôt, après avoir traversé Saint-Jean-de-Possesse, nous sommes sur une route plus grande et mieux faite. À Saint-Jean, nous avons fait une longue pause ; je suis entré dans une maison le long de laquelle on s’abritait ; un homme seul y était. Il me donne une poire, c’est tout ce qui lui reste. Les boches ont tout pris. Ils sont partis hier soir à 6 heures. La pluie tombe toujours, c’est à crever.

Bientôt pourtant, il peut être 9 heures, nous avons une éclaircie. Il est 10 heures quand nous passons à Possesse. Rien à trouver, tout a été saccagé ou pris. On commence à avoir l’estomac dans les talons, car le ravitaillement a fait défaut hier soir. Cela commence à devenir le même système qu’à la retraite.

Nous continuons sur Saint-Mard. Pleins de courage, on marche ; la pluie a cessé et le temps s’éclaircit, tant mieux !

Nous arrivons vers 11 heures et demie à Saint-Mard. A l’ouest du village, nous faisons une grande halte. Un paysan déclare au capitaine Sénéchal qu’il donne ses prunes encore sur les arbres aux soldats. Accepté. On en abat. Il n’en reste bientôt plus. La liaison, grâce à Gauthier, le clairon, allume du feu et bientôt nous mangeons une excellente compote de prunes. On se repose au soleil. Un papier nous arrive avec des nominations. De Juniac est nommé adjudant du bataillon.

Marcher nous réchauffe et nous marchons avec ardeur. Vers 2 heures et demie, nous arrivons à Givry-en-Argonne. Nous nous arrêtons près de la ligne de chemin de fer. Le soleil donne. Nous faisons une grande halte qui servira à nous reposer.

Une demi-heure après, nous nous remettons en marche. Nous traversons le village assez conséquent et qui a été respecté. Les habitants sont sur le pas de leur porte et nous regardent passer.

On dit qu’on fait en ce moment du pain au pays. Un rassemblement de gens se trouve vis-à-vis d’une maison.

Défense formelle de quitter les rangs. On n’ose.

600 mètres au-dessus du village, Crespel le cycliste arrive avec un pain tout chaud. Il donne la moitié à la liaison. On partage. Chacun a un petit bout qu’il mange avec avidité.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous traversons bientôt La Neuville-aux-bois. Au centre du village, sur le bord de la route à gauche, assis sur une chaise, fumant la pipe, le général de division Rabier nous regarde passer. On défile crânement en rectifiant la position.

Il continue à faire beau. Le terrain sèche et nous aussi. Nous faisons une pause à la sortie du village.

Bientôt, en route, mais on commence à être fatigués. Heureusement que la route est bonne.

Voici le Vieil Dampierre où nous avons cantonné quelques heures à la retraite. On fait la pause. Nous voyons le curé qui nous fait un petit récit. Les boches, à leur arrivée, ont fait ouvrir l’église et l’ont fait monter devant eux au clocher. Il a logé des officiers au presbytère, en particulier un colonel allemand. Le soir, il les a entendus discuter à haute voix et nerveusement. Toute la nuit, le colonel s’est promené dans la chambre et ne s’est pas couché. Au petit jour, ils sont partis mais dans quel état. Des troupeaux arrivaient trempés, pleins de boue, déprimés, sans rien sur le dos, ni armes, ni sacs, ni équipement. Sur la route, artillerie, cavalerie, infanterie filaient, mélangées. Ce n’était qu’une fuite éperdue. Durant leur séjour, les boches ont saccagé toutes les habitations abandonnées, ne respectant qu’à peine celles dont les habitants étaient restés.

Un convoi de prisonniers passe, conduit par des gendarmes. On les regarde curieusement. Il y en a une centaine.

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Convoi de prisonniers allemands, pendant la grande offensive de Champagne.

Nous repartons bientôt. Le temps est splendide. Il fait sec. Il peut être 4 heures et demie. En route, je retrouve la borne kilométrique qui a frappé mon attention, « Vitry-le-François, 44 km ½ ».

Bientôt, nous arrivons sur une hauteur et voyons devant nous, à près de 4 km, des éclatements de shrapnels*.

On continue et, à 2 km de là, le régiment prend des positions dans les champs à droite et à gauche de la route. La liaison s’installe à droite le long d’une haie. Va-t-on bivouaquer là ?

On voit un tas d’artillerie et même quelques éléments d’autres régiments. On attend. Défense de s’éloigner pour quoi que ce soit. Le soir tombe. Enfin, vers 7 heures, le campement est formé. Nous partons sur Élise [Daucourt]. Nous sommes fourbus.

Nous arrivons bientôt dans le village. Nous rentrons sous une porte de grange, à droite à l’entrée du village, où nous subissons un long stationnement. Je vais immédiatement voir dans quelques demeures, tâchant de trouver quelque chose à me mettre sous la dent. Les allemands sont partis dans la nuit, emportant tout. Je retourne sous la grange et me couche sur le sol, me serrant contre mes camarades qui sont déjà assoupis. Il fait un froid de loup et nous sommes à peine secs.

Vers 8 heures et demie, nous faisons rapidement le cantonnement*. Une heure après, le régiment arrivait, suivi du ravitaillement. Vivement, tout le monde se place. Ce n’est pas facile car les bougies et les lanternes font défaut. La popote* se fait en plein air, et bientôt, je puis avaler un bout de viande plus ou moins cuite. Je vais voir les cuisiniers des officiers qui me donnent un bon quart* de café dans la cuisine de la ferme où j’ai logé les officiers et leur popote. Il peut être 11 heures quand je m’étends dans le foin avec la liaison du commandant. Qu’il fait bon dormir ! Nos effets se sont séchés sur notre dos, nous nous blottissons les uns contre les autres pour nous réchauffer.


13 septembre – Chapitre V La poursuite

Dans la nuit, je communique au sergent major Lannoy l’ordre de départ pour 3 heures du matin. Il couche avec la liaison dans une étable.

À, je vais prendre le jus à la ferme où tout le monde est sur pied et les cuisiniers ont déjà allumé du feu : le café est bientôt prêt. Le capitaine tonne parce qu’il n’a pas été averti par sa liaison de l’ordre de départ.

Cafe-popoteLe temps est maussade. La pluie a cessé de tomber, mais les routes sont boueuses et les terrains détrempés.

En route, il recommence à pleuvoir un peu. Le capitaine Sénéchal se dit malade. Le colonel et son état-major nous dépassent.

Vers 6 heures, nous passons dans un village où se trouve rassemblé beaucoup d’artillerie. Ce doit être Serupt. Nous faisons des minutes de pause et repartons en tournant à droite. Le village, pas plus que Saint-Vrain, ne nous semble pas démoli.

Bientôt, c’est un autre village qui a bien souffert, Saint-Lumier. Nous continuons la route à la même vitesse que pendant la retraite, mais avec cette différence que nous sommes plus dispos et plus contents : on poursuit l’ennemi.

Il est 8 heures du matin. Bientôt le bruit circule qu’il y a un cadavre boche sur la route. En effet, bientôt, nous le rencontrons, étendu près du fossé.

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Cadavre allemand entre Villeroy et Neufmontiers – 1914

Nous rencontrons ensuite un artilleur qui déclare que nous verrons quelque chose plus loin.

En effet, bientôt, le long de la route, nous voyons une tranchée, puis deux, trois et plusieurs remplies de cadavres français et allemands mêlés.

Je vois un français et un boche, morts tous deux, s’étant mutuellement et en même temps enfilés à la baïonnette ; ils ont gardé la position de la garde et tiennent chacun leur fusil.

Tout le long de la route, cela continue ainsi. Les fossés, tous les 15 mètres, montrent un ou deux cadavres, amis ou ennemis.

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Cadavres allemands sur les champs de bataille de la Marne, près d’Etrepilly (C) Paris – Musée de l’Armée

Dans les champs, ce ne sont que nombreuses tâches, soit vertes (allemand), soit rouges (français), le tout faisant un mélange indéfinissable et horrible à voir.

Soudain, nous montons une colline. Presqu’à la crête, sur la gauche de la route, je vois une section de cinquante français, alignés par quatre, le fusil entre les mains, baïonnette au canon dans la position couchée. On dirait qu’ils dorment ; ils sont tous tués ; fauchés ont-ils sans doute été par une mitrailleuse.

CP-Maurupt4-0914Nous descendons vers un gros village. Ce sont encore des champs entiers où nous voyons des cadavres ennemis en très grand nombre, ainsi que beaucoup de chevaux tués et des caissons d’artillerie abandonnés.

Nous traversons le village de Maurupt. Un soleil d’été s’est levé. La route est sèche. Dans le village, nous voyons des fils téléphoniques coupés, des poteaux abattus et sur la place, une quantité d’obus non tirés, obus boches sans doute, et de douilles. Le village est entièrement démoli.

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CP-Maurupt2-0914
Nous faisons la pause et constatons qu’à part quelques murs encore debout, tout est rasé.

Des civils et des infirmiers militaires sont occupés à terrasser. Nous en voyons d’autres qui circulent avec des brancards, transportant des cadavres.

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Anonyme, La relève des cadavres et des blessés sur les champs de bataille de la Marne. Sept. 1914

Le long du mur d’une maison, nous trouvons un boche assis sur une chaise, occupé de plumer un poulet. Il est mort, asphyxié sans doute, et a gardé sa position.

Nous continuons notre route. Il peut être 11 heures.

Au sortir du village, nous faisons un coude à gauche. A droite, nous avons un talus. Au pied de ce talus, nous ne voyons que des cadavres français ; beaucoup sont tout noircis par la fumée d’obus ; beaucoup présentent d’horribles blessures.CP-Maurupt7-0914
Le long de la route, nous voyons quelques chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable.CP-Maurupt3-0914
À gauche, d’immenses pâturages s’étendent, parsemés de boqueteaux : ce sont encore quantité de cadavres tombés dans la position de combat.

Nous apercevons quelques cadavres boches. En route, je ramasse un sac de soldat allemand. Il remplacera celui que j’ai perdu.

Tout cela nous donne, à chefs et soldats, de fortes émotions.

Vers midi, nous arrivons à Pargny-sur-Saulx.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous arrêtons assez longuement à l’entrée du pays. Une maison est ouverte. Je rentre par la cour et le jardin de derrière. Tout est au plus sale ; les boches ont fait leurs besoins partout. Dans l’intérieur de la maison, c’est le plus grand désordre. Dans un bureau, tout est saccagé et quantité de papiers jonchent le sol. Dans une autre pièce, les sièges sont cassés et une magnifique armoire à glace a été enfoncée à coups de bottes, des débris de glace jonchent le sol partout. Dans une troisième pièce, le linge jonche le sol, mêlé avec de belles robes, de grands manteaux et des chapeaux de femmes souillés et piétinés. Je trouve une paire de bas potables, je les mets au-dessus de mes chaussettes trouées. Pas de linge d’homme. Je me demande si un jour je saurai résoudre le problème de changer de linge avec une seule chemise pour toute fortune et il commence pourtant à être temps car je la porte depuis le 15 août. Dans la cuisine, quelques-uns font cuire des fruits, ayant réussi à allumer le feu. Je m’approprie un petit bouteiller boche que je place dans mon sac. L’aspect du pays est lamentable. Il ne reste rien que des murs calcinés. Nous traversons une rue entière : ce ne sont que murs noircis par l’incendie, rien n’a échappé.

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Pargny-sur-Saulx, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne » – Gervais Courtellemont – 1915 (?)

Une chose qui me frappe et me restera toujours devant les yeux, est une poupée, les bras ouverts, qui est suspendue à une fenêtre du premier ; l’établissement est vaste ; et a l’air de nous regarder tristement passer. Comment est-elle là ? Ironie de boche ou ironie du sort.

Nous traversons bientôt [la] Saulx. Une auto est arrêtée près du pont, démolie. Près du pont, à droite, se trouve une maison d’automobiles qui a échappé à l’incendie mais qui est littéralement dévastée et saccagée.

Nous faisons halte à nouveau. Il est 1 heure de l’après-midi.

Le temps se maintient beau.

Dans l’après-midi, nous repartons et voyons bientôt des caissons d’artillerie en assez grandes quantités, abandonnés dans les champs. Dans un champ, à droite de la route, nous voyons des tables et quantité de chaises. Un peu plus loin, nous faisons halte près d’un bois, attendant de repartir. Bientôt, on appelle le campement des trois bataillons. Je pars en tête.

Nous montons une côte et arrivons bientôt dans un village que nous traversons. Beaucoup de gens du pays sont aux portes, ils nous saluent. Nous continuons vers Bettancourt-la-Longue où nous devons cantonner. Le village passé doit être Alliancelles.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il peut être 5 heures quand nous arrivons. On s’installe dans un pré, sur la gauche, à l’entrée du village. Il commence à pleuvoir. On attend longtemps et nous nous mettons à l’abri. Bientôt, le cantonnement* est fait : je loge la compagnie dans une vaste grange de ferme, la popote* des officiers, le capitaine dans la maison d’habitation avec le lieutenant Lambert. Simon et Pécheux, dans une maison en face. Les habitants s’excusent, les allemands ont pillé pas mal. Ils sont partis la nuit précédente. Il ne cesse de pleuvoir, c’est un temps de bourrasque.

Bientôt, la compagnie est installée. La liaison, nous avons trouvé une modeste maison chaumière où habitent deux vieux qui n’ont plus rien et qui nous racontent quelques atrocités, toujours viols, commis au passage de l’ennemi. Nous partageons ce qui nous reste, un peu de café et quelques pommes de terre. Dehors, une pluie diluvienne ne cesse de tomber. On mange les pommes de terre, prend le café sans sucre. Heureusement que le feu de bois brûle bien et qu’il fait chaud. Je m’endors au coin du feu sur la table, en attendant le ravitaillement qui n’arrive pas. De guerre lasse, je pars dans la grange avoisinante où Jacques a trouvé un coin. On s’endort dans la paille, mais il fait froid. Quel temps !

Je songe aux miens. Jamais de lettres. J’écris de temps en temps une carte, un bout de papier. Cela arrivera-t-il ?

6 septembre

Vers 8 heures, nous sommes réveillés. La nuit a été excellente. C’est drôle, nous sommes presque reposés. Je porte quelques notes au capitaine : l’une d’elles me comble de joie car elle dit que le régiment cantonne ici. Je me lave ; quel bonheur. La maison d’habitation qui touche notre petite grange est proprette. Nous y entrons et la dame aimable nous donne vin, confitures, fruits, pain. C’est fête de nouveau. Qu’il fait bon se reposer toute une journée ! Le village est Cheminon-la-Vieille.

Nos sacs sont arrivés en partie seulement. Quelques chariots ont sans doute fait fausse route. C’est une grande ombre au tableau. Je ne retrouve pas le mien dans le fouillis inextricable du déchargement. Et la lampe pigeon* que j’avais si bien enveloppée ; vraiment elle ne m’a pas porté bonheur. Cela fait la quatrième fois que je perds mon sac. C’est à désespérer. Et où est le ravitaillement ? Dieu sait.

Je prends le parti d’acheter ce que je puis trouver : des pommes et du pain.

Soudain un ordre : départ à 11 heures.06-09-14

Que c’est dur pour démarrer !
Les jambes sont ankylosées ! Et on devait rester ici toute la journée ! C’est à ne plus rien croire.

Je n’ai donc plus de sac ! Plus de linge ! Rien, à part quelques pommes et un bout de pain dans ma musette.

Où allons-nous ? Jamais je n’aurais cru qu’on pouvait mener une vie si dure. Je n’ai pas changé de linge depuis Chevières [le 31 août]. Dieu sait dans quel état de malpropreté je suis.

Nous passons vers 2 heures à Scrupt, je crois. Le temps est splendide. À 4 heures, nouveau village : Heiltz [-le-Hutier].

Enfin, vers le soir, nous sommes dans un gros village : Thiéblemont [-Farémont]. On y trouve d’autres troupes mais, ce qui est mieux, le ravitaillement. Le train de combat et les voitures régimentaires sont là également.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il peut être 6 heures du soir. L’étape n’a pas été trop longue.

Le bataillon se place à la sortie nord du village. On allume des feux, les cuisiniers font la popote* et des bouteilles de vin fin et d’eau de vie arrivent, que de bons camarades ont déjà trouvées dans des caves de maisons abandonnées.Gallica-Cuisine3

Vers 10 heures, nous partons à 4 km dans le village de Favresse. Nous couchons dans une grange.

Depuis ce matin, j’ai des démangeaisons insupportables. Qu’est-ce ?


Parcours de la retraite du 147e RI, du 28 août au 06 septembre 1914

Parcours de la retraite du 147e RI, du 28 août au 06 septembre 1914

1er septembre

Repos à Chevières, près Grandpré

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

On se réveille tout étonnés qu’il soit grand jour. Il est 9 heures. Quoi ! Un repos ? Quelle chance !

À 10 heures, l’aumônier de la division dit une messe dans la petite église. On peut se confesser. La majorité d’entre nous s’y rendent.Gallica-messe2
L’après-midi, beaucoup vont se baigner et laver leur linge dans un petit étang. Quel délice ! Je fais comme tous et change de linge, l’unique chemise que j’ai pu mettre dans le coffre de la voiture de compagnie.

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Camp de la Croix-Gentin entre Vienne-la-Ville, la Chalade et Moiremont : lavage du linge – 1915.07.27 ©Ministère de la Culture (France) – Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine – Diffusion RMN

Un renfort de réservistes est là. La compagnie revient à son effectif de guerre.

On mange en popote* midi et soir. Nous sommes heureux ! On fait la sieste ! Les fatigues sont déjà oubliées ?

Je suis nommé sergent fourrier*, Lannoy passe sergent major en remplacement de Monchy nommé adjudant à la 7e compagnie. Le capitaine aurait préféré garder Monchy. Je vais donc faire partie de la liaison du bataillon. Jamesse prend ma place de caporal fourrier. Un nouvel adjudant, en sergent major promu, part à la 5e compagnie.

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Général Gérard

Dans la soirée, sur la place, je vois le général Gérard commandant notre corps, le 2e C.A., venu en auto, conférer avec le général de brigade Lejaille qui loge dans le village.

Je serre la main à des habitants de Marville qui ont fui l’invasion, les personnes chez qui le commandant Saget et ses officiers tenaient popote.

31 août

À 4 heures, je suis réveillé par mon fidèle Carbonnier qui a dormi dans la grange destinée à la compagnie ; il m’est reconnaissant de ne pas l’avoir signalé.

Le régiment part. J’attends la compagnie sur la route, elle passe se repliant. Nous filons sur Grandpré. On arrête un long convoi de chevaux et voitures, chariots, civils qui fuient l’invasion. Nous devons à tout prix passer devant.

Belgian_refugees_1914

Réfugiés belges fuyant les Allemands avec leurs chevaux de trait, en 1914.

Il est 7 heures. La marche est lente. Nous traversons un village, le Morthomme. Dans le village, nous passons devant le général de division Rabier qui nous demande le nom de notre chef de bataillon : commandant Saget.

Halte ! Puis nous repartons.

Nous arrivons à Grandpré vers 11 heures. Temps très beau.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Après une pause, nous partons dans une direction inconnue. Nous traversons un pont au-dessus d’une rivière : c’est l’Aire, dit-on.

31 août (suite)

À 1 km du bourg, nous faisons halte sur le bord de la route. Le 91e d’infanterie passe : je salue un de mes amis sous-lieutenant de réserve, ancien du 147e, Weil de Sedan.

Le cantonnement à Chevières, petit village sans grande ressource.

Lannoy le fait vivement. Peu de place. On s’installe tant bien que mal. Il est 4 heures. Une maison d’habitation est abandonnée. On y fait la popote* de sous-officiers. Le ravitaillement arrive. On mange. Nous couchons sur la paille dans une pièce. On peut se déchausser.

Gallica-ReposPaille