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7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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21 octobre

Nous sommes une vraie famille. De Juniac est l’ancien, le père. Il y a ensuite les quatre fourriers*, Carpentier, Gallois, Huvenois et moi. Gauthier est clairon et cuisinier avec René, l’agent de liaison* de mitrailleuses. Puis viennent les deux cyclistes Crespel et Caillez. Jacques, le maréchal des logis de liaison, fait partie à présent de la suite du colonel.

Dans la matinée, je vais saluer mes amis Verley et Toulouse, secrétaires du trésorier. On parle du pays et cela nous fait plaisir de l’évoquer. Je fais connaissance d’un sergent âgé qui a été affecté avec eux. De retour, je rencontre dans la rue un monsieur de Sedan avec qui j’avais lié connaissance, Bourgerie. Il est arrivé simple soldat réserviste et est affecté comme cycliste et la liaison du colonel.

La journée se passe tranquillement, agrémentée de tartes que nous apporte encore De Juniac qu’on dédommage de ses frais.

À la compagnie, en reçoit des pantalons de velours, ainsi que des souliers. Je reçois une nouvelle paire de brodequins et un pantalon [1]. Cela me comble de joie et la bonne aubaine échoit à chacun d’entre nous à la liaison. C’est une vraie fête.

Mes jambières [1] étaient hors d’usage et les amis étant dans mon cas, nous nous taillons des bandes molletières [2] dans une vieille couverture.

Le soir, nous étions neufs.

Mais bientôt, il peut être 7 heures : alerte. Le commandant nous fait dire que dans 10 minutes, tout le monde doit être rassemblé, prêt à partir. Nous communiquons et revenons nous équiper en hâte, rouler nos couvertures, monter nos sacs, etc…

Puis nous attendons l’ordre de départ.

Nous allons dire qu’on peut former les faisceaux.Gallica-bivouac3 Et deux heures après, tout était terminé. On ne part pas, c’est un simple exercice, dû au général Rabier [3] qui se trouve à Florent, notre général de division. Quelle joie de pouvoir défaire son sac et s’étendre sur la bonne paille !


[1] Consulter le site : http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-habit.htm pour voir les principales composantes de l’uniforme.

[2]  Bandes molletières : Élément de l’équipement des fantassins français, constitué d’une bande en drap de laine enroulée autour du mollet.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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14 septembre

Dans la nuit, il y a alerte. Nous restons équipés une heure, prêts à partir. Nous pouvons bientôt nous recoucher. Il pleut toujours ; nous sommes mouillés et grelottons de froid.

Enfin, au petit jour, nous partons vers Saint-Jean-de-Possesse.

Toute la nuit, ce fut un passage d’artillerie. CP-artillerie_montee_routeCe matin encore, à notre départ, beaucoup de caissons sont arrêtés. La pluie a cessé. Mais nous n’avons pas fait quelques kilomètres qu’elle reprend de plus belle. Nous traversons Vernancourt. Nous sommes tellement trempés que cela nous fait presque rire.

Tout est au plus détrempé. Nous faisons une pause sous la pluie qui ne cesse de tomber. Je réussis quand même à allumer une cigarette grâce à un sac que j’ai trouvé au passage à Vernancourt et dont j’ai couvert mes épaules. Fumer à présent me console, mais le tabac est rare et ma provision s’épuise.

Bientôt, après avoir traversé Saint-Jean-de-Possesse, nous sommes sur une route plus grande et mieux faite. À Saint-Jean, nous avons fait une longue pause ; je suis entré dans une maison le long de laquelle on s’abritait ; un homme seul y était. Il me donne une poire, c’est tout ce qui lui reste. Les boches ont tout pris. Ils sont partis hier soir à 6 heures. La pluie tombe toujours, c’est à crever.

Bientôt pourtant, il peut être 9 heures, nous avons une éclaircie. Il est 10 heures quand nous passons à Possesse. Rien à trouver, tout a été saccagé ou pris. On commence à avoir l’estomac dans les talons, car le ravitaillement a fait défaut hier soir. Cela commence à devenir le même système qu’à la retraite.

Nous continuons sur Saint-Mard. Pleins de courage, on marche ; la pluie a cessé et le temps s’éclaircit, tant mieux !

Nous arrivons vers 11 heures et demie à Saint-Mard. A l’ouest du village, nous faisons une grande halte. Un paysan déclare au capitaine Sénéchal qu’il donne ses prunes encore sur les arbres aux soldats. Accepté. On en abat. Il n’en reste bientôt plus. La liaison, grâce à Gauthier, le clairon, allume du feu et bientôt nous mangeons une excellente compote de prunes. On se repose au soleil. Un papier nous arrive avec des nominations. De Juniac est nommé adjudant du bataillon.

Marcher nous réchauffe et nous marchons avec ardeur. Vers 2 heures et demie, nous arrivons à Givry-en-Argonne. Nous nous arrêtons près de la ligne de chemin de fer. Le soleil donne. Nous faisons une grande halte qui servira à nous reposer.

Une demi-heure après, nous nous remettons en marche. Nous traversons le village assez conséquent et qui a été respecté. Les habitants sont sur le pas de leur porte et nous regardent passer.

On dit qu’on fait en ce moment du pain au pays. Un rassemblement de gens se trouve vis-à-vis d’une maison.

Défense formelle de quitter les rangs. On n’ose.

600 mètres au-dessus du village, Crespel le cycliste arrive avec un pain tout chaud. Il donne la moitié à la liaison. On partage. Chacun a un petit bout qu’il mange avec avidité.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous traversons bientôt La Neuville-aux-bois. Au centre du village, sur le bord de la route à gauche, assis sur une chaise, fumant la pipe, le général de division Rabier nous regarde passer. On défile crânement en rectifiant la position.

Il continue à faire beau. Le terrain sèche et nous aussi. Nous faisons une pause à la sortie du village.

Bientôt, en route, mais on commence à être fatigués. Heureusement que la route est bonne.

Voici le Vieil Dampierre où nous avons cantonné quelques heures à la retraite. On fait la pause. Nous voyons le curé qui nous fait un petit récit. Les boches, à leur arrivée, ont fait ouvrir l’église et l’ont fait monter devant eux au clocher. Il a logé des officiers au presbytère, en particulier un colonel allemand. Le soir, il les a entendus discuter à haute voix et nerveusement. Toute la nuit, le colonel s’est promené dans la chambre et ne s’est pas couché. Au petit jour, ils sont partis mais dans quel état. Des troupeaux arrivaient trempés, pleins de boue, déprimés, sans rien sur le dos, ni armes, ni sacs, ni équipement. Sur la route, artillerie, cavalerie, infanterie filaient, mélangées. Ce n’était qu’une fuite éperdue. Durant leur séjour, les boches ont saccagé toutes les habitations abandonnées, ne respectant qu’à peine celles dont les habitants étaient restés.

Un convoi de prisonniers passe, conduit par des gendarmes. On les regarde curieusement. Il y en a une centaine.

Gallica-PrisonniersAll2

Convoi de prisonniers allemands, pendant la grande offensive de Champagne.

Nous repartons bientôt. Le temps est splendide. Il fait sec. Il peut être 4 heures et demie. En route, je retrouve la borne kilométrique qui a frappé mon attention, « Vitry-le-François, 44 km ½ ».

Bientôt, nous arrivons sur une hauteur et voyons devant nous, à près de 4 km, des éclatements de shrapnels*.

On continue et, à 2 km de là, le régiment prend des positions dans les champs à droite et à gauche de la route. La liaison s’installe à droite le long d’une haie. Va-t-on bivouaquer là ?

On voit un tas d’artillerie et même quelques éléments d’autres régiments. On attend. Défense de s’éloigner pour quoi que ce soit. Le soir tombe. Enfin, vers 7 heures, le campement est formé. Nous partons sur Élise [Daucourt]. Nous sommes fourbus.

Nous arrivons bientôt dans le village. Nous rentrons sous une porte de grange, à droite à l’entrée du village, où nous subissons un long stationnement. Je vais immédiatement voir dans quelques demeures, tâchant de trouver quelque chose à me mettre sous la dent. Les allemands sont partis dans la nuit, emportant tout. Je retourne sous la grange et me couche sur le sol, me serrant contre mes camarades qui sont déjà assoupis. Il fait un froid de loup et nous sommes à peine secs.

Vers 8 heures et demie, nous faisons rapidement le cantonnement*. Une heure après, le régiment arrivait, suivi du ravitaillement. Vivement, tout le monde se place. Ce n’est pas facile car les bougies et les lanternes font défaut. La popote* se fait en plein air, et bientôt, je puis avaler un bout de viande plus ou moins cuite. Je vais voir les cuisiniers des officiers qui me donnent un bon quart* de café dans la cuisine de la ferme où j’ai logé les officiers et leur popote. Il peut être 11 heures quand je m’étends dans le foin avec la liaison du commandant. Qu’il fait bon dormir ! Nos effets se sont séchés sur notre dos, nous nous blottissons les uns contre les autres pour nous réchauffer.


4 septembre

Nous partons de bon matin. Jamais de nouvelles de chez nous. Cela commence à peser à tout le monde.

On est un peu démoralisés par la retraite [1]. Enfin nous avons eu le ravitaillement et avons quelque chose pour aujourd’hui. Heureux celui qui a pu conserver son sac jusqu’à ce jour ! On l’apprécie pour s’asseoir, se coucher, y mettre un peu d’affaires à soi, etc…

Nous tombons sur une grand-route. En route, on dit que le commandant Saget est passé lieutenant-colonel. Le temps est beau et la marche normale.

Malheureusement pour faire, un peu plus loin nous dépassent le général Rabier et sa suite. Il trouve que nous n’allons pas assez vite et attrape le colonel Rémond qui part en hâte au galop.

Je vois une borne kilométrique : Vitry-le-François 44 km.

Il est 7 heures de l’après-midi quand nous arrivons au Vieil-Dampierre.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Je fais le cantonnement* et si peu de choses.

TomeII

Couverture du deuxième cahier intitulé Tome II

4 septembre (suite)

J’ai la gauche de la route où se trouve une seule ferme près de la route. Celles plus loin ne m’appartiennent pas. Dans la maison, je loge les officiers, dans les granges la troupe. Le fermier seul reste ; il part demain. Il donne tout pour [que] cela ne serve pas aux boches. On fait la cuisine de la compagnie dans la cour. Le ravitaillement nous est parvenu.Gallica-Cuisine6Je reçois du vaguemestre*, au moment où je bois du lait à la porte de l’étable, un mot de la maison avec un mandat de 30 frs. La lettre porte le cachet de séjour à Laon.

Lampe pigeon

Lampe pigeon

Je prends dans la ferme une petite lampe pigeon que je mets soigneusement dans mon sac. Elle pourra toujours me servir.

Je m’endors dans le foin, tirant mes souliers. Je suis toujours avec la liaison du bataillon. Nous sommes dérangés quatre fois la nuit pour porter des ordres. Dans le foin, avec nous se trouvent des fugitifs civils, femmes et enfants. Cela fait peine à voir.

 


[1] Retraite : Marche en arrière d’une armée qui ne peut se maintenir sur ses positions.

31 août

À 4 heures, je suis réveillé par mon fidèle Carbonnier qui a dormi dans la grange destinée à la compagnie ; il m’est reconnaissant de ne pas l’avoir signalé.

Le régiment part. J’attends la compagnie sur la route, elle passe se repliant. Nous filons sur Grandpré. On arrête un long convoi de chevaux et voitures, chariots, civils qui fuient l’invasion. Nous devons à tout prix passer devant.

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Réfugiés belges fuyant les Allemands avec leurs chevaux de trait, en 1914.

Il est 7 heures. La marche est lente. Nous traversons un village, le Morthomme. Dans le village, nous passons devant le général de division Rabier qui nous demande le nom de notre chef de bataillon : commandant Saget.

Halte ! Puis nous repartons.

Nous arrivons à Grandpré vers 11 heures. Temps très beau.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Après une pause, nous partons dans une direction inconnue. Nous traversons un pont au-dessus d’une rivière : c’est l’Aire, dit-on.

31 août (suite)

À 1 km du bourg, nous faisons halte sur le bord de la route. Le 91e d’infanterie passe : je salue un de mes amis sous-lieutenant de réserve, ancien du 147e, Weil de Sedan.

Le cantonnement à Chevières, petit village sans grande ressource.

Lannoy le fait vivement. Peu de place. On s’installe tant bien que mal. Il est 4 heures. Une maison d’habitation est abandonnée. On y fait la popote* de sous-officiers. Le ravitaillement arrive. On mange. Nous couchons sur la paille dans une pièce. On peut se déchausser.

Gallica-ReposPaille

28 août

Yoncq [1] – Beaumont  (voir topo Tome III)

Nous passons la nuit aux aguets, blottis dans notre paille. Vers 2 heures, nous partons et après 800 mètres à travers champs en silence, tombons sur une route assez fréquentée.

La nuit est obscure, les attelages sont sans lumière et de temps à autre, dans les fossés, nous entendons des plaintes de blessés étendus. Nous sommes sur la route de Laneuville à Beaumont. Nous tournons le dos à la Meuse.

À 5 heures, nous faisons halte dans un grand pré afin de faire le café. Le ravitaillement est là ; les distributions commencent.

Le lieutenant De la Maisonneuve me dit que nous sommes réserves d’armée.

Vers 6 heures, des coups de feu sont entendus. D’une crête distante de 1000 mètres, nous voyons accourir quelques isolés.

Aussitôt nous prenons position de combat, déployés en tirailleurs*. Les hommes font des passages dans les haies. On arrête les quelques fuyards qui arrivent sur nous.

Ceux-ci déclarent, affolés, que leurs régiments n’existent plus, que les boches arrivent, etc…

Non loin de nous, les batteries de 75 se mettent à cracher. Nous partons déployés en tirailleurs vers la crête qui se trouve à 1000 mètres. Il est 7 heures.

Le 3e bataillon, à notre gauche, se lance à l’assaut du village de Yoncq situé à 1200 mètres.

Les balles sifflent. Les obus percutants à enclenche arrivent près de nous.

Par bonds, nous arrivons à la crête. Le lieutenant nous a fait mettre deux fois à genou, en nous disant ensuite « Vous voyez bien que personne n’est touché ».

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.

Plan établi par Émile Lobbedey ; ci-dessous : carte d’état-major correspondante.Plan28-08-14CartEM

Nous traversons la crête à vive allure. Aussitôt nous recevons des balles en plus grande quantité et plus précises. Des obus éclatent tout près de nous.

Yonck

Carte postale représentant la charge du 147° Régiment d’Infanterie à Yoncq.

Nous avons quelques hommes qui tombent, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper.

Blum est blessé à l’épaule. Il part.Blesse

À mi-côte, nous arrivons dans de petites tranchées occupées par le 128e d’infanterie. Nous renforçons la ligne. Le chef de bataillon se trouve près de nous. Le lieutenant, radieux, se lève pour aller lui serrer la main, avec le mépris le plus complet du danger. Il est frappé d’une balle au front et tombe sans crier ouf !

Mon camarade de combat tombe à mes côtés. Il a une balle dans la cuisse et souffre horriblement. Je le prends sur mon dos, abandonnant mon sac.

Je traverse la crête rapidement, sous balles et obus, et, après d’émouvantes péripéties, une course d’une heure à travers champs, j’arrive avec mon fardeau près d’une ambulance en plein air. Mon homme sera sauvé.

Il est 10 heures. Il fait un temps splendide. Je repars et passe devant le général de division Rabier qui, avec son état-major, est assis contre le talus d’une route.

En route, je rencontre Berquet, un autre ami, qui peut à peine avancer. Je le panse et l’amène sur mon dos comme le précédent.Blesse-23145362

De la crête, des fuyards reviennent. Le colonel Rémond et son capitaine adjoint Jeannelle s’élancent à cheval et, sabre au clair, leur font faire demi-tour.

Quelques-uns sont rassemblés et, sous les ordres du lieutenant téléphoniste De Majembost [Ardant du Masjambost ? Cité le 16 octobre], forment une section qui part par bonds dans la direction du village de Yoncq.

Je longe un ruisseau ; je remplis mon bidon d’eau. Je suis interpellé par le lieutenant Lebeau, porte-drapeau, qui me demande comment ça va là-haut. Je lui dis que tout va bien.

J’arrive à la crête et rencontre le capitaine Jeannelle qui me dit de me mettre à la disposition du commandant Saget de mon bataillon. Je pars dans la direction donnée. Il est midi.

Je rencontre le sergent fourrier de la compagnie, Lannois, qui me dit que l’ordre de repli vient d’être donné, qu’un obus est tombé sur le commandant et la liaison et que tout le monde est tué. Nous partons et filons à travers champs. On se désaltère au ruisseau. Nous tombons sur une route couverte de batteries d’artillerie qui partent et de blessés à pied. 

Près de la route, à l’ambulance en plein air, nous voyons le commandant Dumont [2] du 3e bataillon. Il a chargé à la tête de son bataillon et pris le village de Yoncq. On dit que les rues étaient jonchées de cadavres ennemis. Le commandant est blessé grièvement. Il va mourir.

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Le Chef de bataillon Auguste DUMONT (1865 – 1914) – SOURCE : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/06/30/30144043.html

À un carrefour, nous demandons à un chasseur à cheval la route à suivre. Il nous l’indique. Nous voyons à une borne : Sommauthe 5 km.

En route, nous rencontrons des troupes qui viennent vers l’ennemi, des automobilistes, etc…

De chaque côté c’est un bois, sans doute toujours la forêt de Dieulet.

À l’approche du village, je rencontre une voiture tapissière [3] où se trouvent les secrétaires du trésorier, Toulouse et Veley, mes amis. Désolé sur le sort de la compagnie que je crois pulvérisée, aux dires de Lannoy le sergent fourrier*, je pleure.

À Sommauthe, toutes les voitures régimentaires sont là. Le village est très animé.

Le capitaine Aubrun arrive bientôt à cheval avec une centaine d’hommes. Il descend dans une maison sur la place et pleure devant moi sur le sort de la compagnie et sur les officiers tués, Pougin [4], Stevenin [5]. Le sous-lieutenant Lambert est encore là, mais l’adjudant Simon doit être tué.

On forme les faisceaux* sur la rue. Le ravitaillement arrive, les distributions ne se feront que le soir. Il est 5 heures et le temps est superbe.

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Charles GABRIEL, 23 ans, avant son départ pour la Grande Guerre. Photographié par son frère François.

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À 6 heures, nous nous mettons à la lisière du village dans un pré.

Une heure après, nous formons les faisceaux derrière l’église. On allume du feu, on touche les distributions. Nous mangeons d’excellent appétit en parlant de la fameuse journée et déplorant nos pertes.

Des chariots passent avec des blessés.

J’y vois Benaud, blessé à la jambe, Gabriel [6] , à la tête, Berquet que j’ai sauvé.

On couche dehors en alerte. Je m’étends le long du feu qui s’éteint. Il fait froid.

 

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Correspondance de Charles GABRIEL qui veut rassurer sa mère sur sa blessure

 


[1] Yonck : il existe d’autres récits de ces combats par des hommes du 147è RI
(Source : http://147ri.canalblog.com/)
-> Le 28 août 1914 raconté par Georges HUBIN
-> Le 28 août 1914 raconté par Paul RICADAT
-> Le 28 août 1914 raconté par Ernest REPESSÉ

[2] commandant Dumont :  Il s’agit de DUMONT Auguste, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M140402R
[3] Voiture tapissière : sorte de voiture légère, ouverte de tous côtés, qui servait principalement aux tapissiers pour transporter des meubles, des tapis, etc., et qu’on employait aussi pour divers autres usages.

[4] Pougin :  Il s’agit de POUGIN DE LA MAISONNEUVE Pierre, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDHarchives_M260909R

[5] Stevenin :  Il s’agit de STEVENIN Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/08/29/30475602.htmlFicheMDHarchives_K040633R

[6] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire ci-dessous.
Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier certains de ses documents.