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7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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4 janvier

Après une bonne nuit, je passe toute la matinée à écrire aux miens les péripéties des combats du 31 décembre et la disparition de mon cousin. Je descends à la 8e compagnie et interroge deux rescapés, les seules, de la section de Brésillon. Ceux-ci me racontent qu’arrivé devant la tranchée allemande aux fils de fer barbelés, mon cousin avec sa demie section se coucha, tâchant d’avancer en rampant. Une bombe le blessa à la bouche et quand on se replia, vu l’impossibilité d’avancer, le sergent Lobbedey ne se releva pas. À son tour l’ennemi à cet endroit contre-attaqua et prit quelques éléments de tranchées. Le lendemain le 1er d’infanterie reprit les éléments perdus. Aucun cadavre, aucun blessé ne fut revu : l’ennemi avait tout enlevé la nuit. J’en suis donc à des conjectures au sujet de mon brave parent ?

Vers 10 heures, Gallois vient m’annoncer que le commandant Desplats rentre au 128e et que le colonel de Bonneville lui succède dans le commandement du régiment.

À table, vers midi, je propose qu’on se cotise pour faire dire quelques prières pour Jean Carpentier. À l’unanimité c’est accepté. Je fais la quête et ramasse une trentaine de francs. Je décide donc d’aller trouver le curé de Florent et de lui demander de dire ou faire dire 15 messes pour mon pauvre ami défunt.

L’après-midi se passe tranquillement. Je suis assez heureux, car l’adjudant Culine m’a procuré un bon soldat comme brosseur. Je n’ai donc à m’occuper de rien. De plus la chambre est un intérieur qui me plaît et où je passe la majeure partie de la journée. Je reçois la visite du vaguemestre* Renaudin qui m’apporte quelques lettres et deux colis l’un à mon adresse l’autre à celle de mon cousin. Le colis pour moi m’est envoyé par Madame Parenty [1], notre grande amie de famille : friandises en quantité qui font ma joie. Quant au colis de mon malheureux cousin, je la garde avertissant les miens. Je leur adresse d’ailleurs, également ma chanson sur la Gruerie : je suis trop attristé pour songer encore à la chanter.

Vers 3 heures un énorme détachement composé en partie de classe 1915 arrive dans notre rue ; il est reparti par compagnies. Les 7e et 8e reçoivent presque tout le contingent.

Florent-APD0000552Quelques nouveaux gradés sont là également, tous sous-officiers ; un seul adjudant, Vieux colonial médaillé et retraité : l’adjudant Renaud qui passe à la 6e compagnie. Ainsi le bataillon est un peu remis sur pied mais ce n’est pas fameux, loin de là.

Le soir tombe, je rentre dans notre habitation et nous ne tardons pas à nous mettre à table. Gauthier comme toujours fait une excellente popote*. Puis nous montons, Gallois, Jombart et moi, afin de nous étendre le plus vite possible.


[1] Parenty : famille originaire de Calais, ils sont de bons amis de la famille Lobbedey, comme le montre cette carte postale datée de 1908, ci-dessous.

FamillePARENTY-Calais

30 novembre

Aujourd’hui, Courquin nous quitte dans la matinée car sa compagnie est assez éloignée et le capitaine Claire exige sa présence près de lui, laissant le caporal fourrier* Legueil près du capitaine Sénéchal, avec nous.

Carpentier et moi qui faisons une bonne paire d’amis, visitons le château et ses dépendances. Nous voyons des écuries en quantité, des serres, des pavillons et faisons un tour dans le parc qui s’étend bien loin. Mais tout est déjà dévasté, aussi bien le parc qui est couvert de tranchées que les bâtiments qui sont abîmés par le passage des troupes. Serres, pavillons, écuries, tout est rempli de troupes.sablon-28-011

L’extérieur du château lui-même fait pitié. Je crois cependant que l’intérieur est respecté, vu qu’il est toujours occupé par l’autorité supérieure.

Un cimetière militaire est tout à côté d’ici. Nous y allons et prions sur la tombe du lieutenant Lambert que nous trouvons parmi beaucoup d’autres. Nous assistons même à l’enterrement d’un soldat roulé dans sa toile de tente : un aumônier préside à la simple et funèbre cérémonie.

enterrement3Le temps est brumeux. Dans l’après-midi, nous recevons la visite de Renaudin, le vaguemestre*, qui nous apporte des foules de lettres. Puis, c’est le défilé des cuisiniers qui viennent des compagnies et se rendent à la Harazée pour les distributions des vivres.

Quand les voitures de ravitaillement arrivent, nous nous précipitons pour être servis, allant tous, afin de nous entraider.Lieu:Saint Crepin aux Bois - Description:GUERRE 1914-15 - OFFEMO

Les journées sont longues malgré cela. Nous passons notre temps ici à écrire à nos familles et à bayer aux corneilles.

À 5 heures, il fait nuit. Nous mangeons dans notre chambre, le fameux cabinet noir, vers 5 heures 30. Pris de gaieté, nous chantons sous la direction de Carpentier qui fait le pitre, jouons aux enfants. Que voulez-vous, il faut bien se distraire ! Cela nous amène agréablement à 9 heures du soir, après que nous avons bu tout le vin et toute l’eau-de-vie. C’est une de nos plus agréables soirées.

27 novembre

Le temps n’est pas à la pluie. Nous sommes cependant en plein dégel et les terrains sont détrempés.

Nous sommes à présent tout reposés et attendons tranquillement le moment de repartir.

Le courrier arrive régulièrement l’après-midi avec le vaguemestre* Renaudin. Ce sont toujours des montagnes de lettres et de colis.

Dans la journée, je vais voir la popote* des sous-officiers de la compagnie. Dans l’établissement voisin se trouve le poste de secours. Je dis bonjour à quelques connaissances. Au premier étage se trouve un vieux piano. J’y joue quelques morceaux. VienneLeChateau-APZ0000661ACela me distrait. Je n’avais plus vu une touche depuis Marville où je jouais parfois un air sur le piano qui se trouvait à l’école.

Nous continuons ce soir la séance d’hier. Décidément le vent est à la gaieté. Très tard nous nous couchons. L’ordre de relever n’arrive pas. Nous nous réjouissons.

Je couche toujours avec Carpentier sur le sommier du lit tandis que les autres s’étendent sur les paillasses et matelas par terre. Tout cela est dans un état répugnant. Rien d’étonnant que la vermine ait toujours le dernier mot.

20 novembre

Huvenois nous quitte aujourd’hui, remplacé par Courquin. Celui-ci ne fait pas l’affaire du capitaine Claire. Huvenois est destiné à recevoir les galons de sergent major ; le caporal fourrier Legneil reste.

Au petit jour, avec les cuisiniers, arrive le courageux de Juniac. Le capitaine Sénéchal le renvoie aussitôt.

Dans la journée, nous recevons plusieurs visites de la liaison ; on va se dire bonjour de gourbi à gourbi*. Le temps se maintient beau et le secteur est relativement calme.

Le vaguemestre* Renaudin m’apporte un mot de ma mère, lettre recommandée datée du 20 août. Cela me fait rire. Aussi je la renvoie chez moi. La lettre n’a mis que trois mois pour m’arriver. Heureusement qu’elle était recommandée.

 

18 octobre

Relève de tranchées

Nous rentrons au petit jour. Il a encore plu la nuit. Les terrains sont détrempés et on glisse à tout instant. La journée est encore agrémentée de quelques obus.

Je vois à plusieurs reprises le lieutenant Péquin qui loge avec le capitaine Sénéchal.

Je vois aussi mon cousin Louis qui est en réserve non loin de moi. Ni l’un ni l’autre n’avons de nouvelles des nôtres.

Hier soir, nous avons touché de nouveau du tabac. On passe sa journée à fumer. Vers 5 heures de l’après-midi, nous recevons l’ordre de relève*. Il commence à être temps. Chacun était fatigué.

Bientôt, l’adjudant de bataillon et les quatre fourriers*, suivis de notre clairon cuisinier Gauthier, nous partons faire le cantonnement à Florent.

Il fait déjà nuit noire. Heureusement nous connaissons un peu la route à travers bois et Gauthier la connaît très bien. Le temps et brumeux. Il a plu. On glisse. De guerre lasse, après un certain parcours et des chutes nombreuses, nous allumons une lanterne que nous avons avec nous. On se suit à la queue l’un de l’autre. Plusieurs fois, des officiers rencontrés nous ordonnent d’éteindre notre bougie. Nous allons attirer des obus, dit-on. On rallume chaque fois un peu plus loin.

Enfin, après une marche impossible à décrire, on descend une pente glissante où sont stationnées des troupes qui, elles aussi, protestent contre la lumière. De guerre lasse, nous l’éteignons. Je prends une bûche dans la descente. Il peut être 8 heures. Nous sommes dans La Harazée.

On continue et à la sortie nous faisons une longue pause qui nous semble délicieuse car on n’en peut plus. Nous quittons pour nous appuyer une forte côte du haut de laquelle nous apercevons toutes les lumières de La Harazée. Des batteries d’artillerie y sont installées.

Gallica-batterie On file clopin-clopant. La route fait un serpentin. Nous arrivons dans une autre agglomération que nous ne connaissons pas. C’est la Placardelle. Beaucoup de monde y circule et c’est un brouhaha indescriptible. Nous faisons de nouveau la pause à la sortie. C’est à croire que nous ne pourrons aller plus loin.
Un cycliste arrive et bute contre nous.Gallica-Vaguemestre On va s’invectiver quand on reconnaît la vaguemestre* Renaudin qui vient à la rencontre du bataillon. On lui dit qu’il peut attendre toute la nuit car le bataillon n’est pas près d’arriver. Il se charge donc de retourner et de nous conduire à Florent, village que nous ne connaissons pas. Il peut être 10 heures du soir.

Bientôt, c’est une nouvelle côte qu’il faut passer rapidement, car les balles y sifflent. Cela nous laisse froids, on en a vu bien d’autres. D’ailleurs impossible d’aller plus vite, on n’en peut plus.

On fait la pause de nouveau, désespérant d’atteindre jamais le contournement. Il y a encore 6 km à faire, on repart. Pour me distraire, je compte les pas, heureux de rapprocher petit à petit.

Gallica-ArtillerieConvoiNous rencontrons des convois d’artillerie en quantité. Il ne pleut pas mais il a plu et les terrains sont boueux. De chaque côté de la route, c’est un bois. On désespère d’en voir la fin.

Enfin, après deux heures de marche et de multiples pauses espacées de 500 en 500 mètres, nous atteignons notre but. On tourne à gauche et une sentinelle*, 100 mètres plus loin, nous arrête. De Juniac a le mot heureusement et nous passons.

On voit ou plutôt on devine les premières maisons. On tourne à droite, voici une rue qu’on monte, guidés toujours par Renaudin et nous arrivons bientôt sur la Grand-Place.

Arrivés, cri de joie ! Mais le cantonnement* est à faire !