Archives par étiquette : Rigault

12 octobre

Au petit jour, nous partons armés de nos bagages. Il peut être 4 heures 30 et le brouillard est intense. Quelques balles sifflent toujours. Mais l’habitude est prise, on n’y prend garde.

Nous dépassons quelques cuisiniers d’escouade* qui se reposent. Ils sont chargés pis que des mulets.

Gallica-CuisiniersChacun porte au moins dix bidons, autour du corps une corde autour de laquelle sont enfilés sept ou huit pains, et aux deux mains, un bouteillon rempli l’un de viande, l’autre de légumes.

Enfin, le long de la route, c’est un défilé de ces gens qui filent vers la fraction.

Rigault147RINous arrivons au PC vers 6 heures 30 et aussitôt on distribue. Nous apprenons une heure après que le capitaine Rigault [1] est en train d’expirer d’une balle au ventre. Il l’a reçue en traversant une clairière. Le lieutenant Régnier prend le commandement de la compagnie.

Le capitaine Sénéchal décide que chaque soir, un fourrier* accompagnera les cuisiniers à La Harazée, touchera les vivres de la liaison et s’occupera du bon ordre chez les cuisiniers du bataillon.

Nous descendrons donc une nuit sur quatre. De plus, un agent de liaison* nous est adjoint : je vais donc demander Garcia au capitaine.

Je lui annonce que ce soir, la 6e compagnie le relève.

Vers 4 heures, j’accompagne le capitaine Claire près du mien afin qu’il puisse reconnaître les emplacements. La plus haute courtoisie règne. Je commence à espérer que bientôt l’éponge passera.

La relève* de la compagnie se passe bien. Nous touchons des correspondances militaires, cartes postales ; je vais les porter au sergent major Lannoy et trouve la compagnie au PC du colonel, installée dans de petits gourbis.

Le soir, dans notre modeste gourbi*, je fais du feu. Mon camarade Huvenois est parti à La Harazée. Il fait chaud et malgré la fusillade je m’endors tranquille.

 


[1] Rigault : Il s’agit de RIGAULT Marie Joseph, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui (en dehors de la date de décès du 18 oct. au lieu de 12) semble correspondre.
Plus d’informations : http://147ri.canalblog.com/archives/2009/02/14/12470041.html

FicheMDHarchives_M271041R

11 octobre

Les nuits sont bonnes malgré le froid. Tous les soirs, à la tombée de la nuit, nous a dit le 120, c’est une fusillade incessante de part et d’autre. Les boches tirent et nous leur répondons. En effet, hier soir, c’était à se demander ce qui se passait.

Je vais communiquer au capitaine Aubrun par un petit boyau [1]. Je le trouve assez bien installé dans un gourbi*. Je lui demande de recommander aux hommes de tirer moins. C’est une consommation fantastique de munitions.

À mon retour, il peut être 7 heures, je trouve nos cuisiniers de retour avec Carpentier. Chacun va à la distribution qui est bientôt faite.

On passe sa journée dans le gourbi qu’on emménage. Nous installons un petit foyer qu’on allumera la nuit. Nous pouvons faire un peu de chocolat.

En face de notre petit gourbi, s’en trouve un grand où sont entassés des amis de la liaison. Chacun s’ingénie à faire du feu pour la nuit car il fait froid d’abord et manger chaud est le souhait d’un chacun.

Le capitaine Sénéchal est installé non loin. Souvent, le capitaine Rigault passe et repasse. Il est trop franc et chacun déclare que, s’il continue, il recevra un mauvais coup. Le temps se maintient beau et vers le soir, je descends avec les cuisiniers vers La Harazée comme fourrier* afin de toucher les vivres.

La route se passe bien. Nous arrivons vers 8 heures dans le petit village abandonné. C’est une grande affluence de cuisiniers et caporaux armés de bougies et lanternes. Nous nous installons dans une maison abandonnée. Les voitures de ravitaillement arrivent et je vais chercher nos rations avec René.

Gallica-VoitRavitailJe rencontre Jean Lotthé, sergent à la 11e compagnie, venu avec les cuisiniers. Il va bien et nous nous souhaitons bonne chance.

De là, nous faisons popote* ; nous mangeons chaud et bientôt, près du feu, dans la maison défoncée, nous nous endormons, roulés dans notre couverture.


[1] Boyau : Un boyau est une voie de communication entre deux lignes de tranchées. C’est par les boyaux que « montent » et « descendent » les unités lors des relèves , non sans problèmes, dus à l’étroitesse du boyau qui peut empêcher les files d’hommes de se croiser, et aux ramifications multiples qui font s’égarer les unités.

 

27 septembre

Couverture du cinquième cahier intitulé Tome IV

Couverture du quatrième cahier intitulé Tome IV

J’ai reçu pour la première fois une lettre depuis un mois. C’est M. René Parenty, lieutenant au 8e territorial, qui m’envoie ses vœux.

Dans la matinée, je m’amuse à réparer les dommages causés par la guerre à mes effets grâce à du fil et des aiguilles prêtés par mon ami Gallois.

entretienUniforme

Deux soldats du 14e régiment du train des équipages militaires entretiennent leur équipement.

Nous commençons à nous habituer au coin et à notre régime. On mange chaud à minuit, froid le jour. On dort peu la nuit, on somnole l’après-midi. On s’abrite vers midi, car il y a menace d’obus. Le grand avantage que j’apprécie est qu’on peut se laver. La température est basse la nuit ; tous les matins nous avons les pieds gelés.

Au petit jour, j’ai communiqué deux fois à bicyclette sur la route grâce au brouillard. Le capitaine Rigault se promenait aux avant-postes, couvert d’une couverture blanche. Le capitaine Aubrun l’a traité de fou. Certainement que s’il continue il se fera tuer.

Vers 11 heures, nous subissons un bombardement terrible et assez précis. Les obus tombent très près de nous. Nos batteries ripostent ; or elles tirent trop court et leurs obus tombent sur nous.

Le cycliste Caillez, au risque d’être tué cent fois, enfourche sa bécane et part vers nos batteries. Il nous semble bientôt qu’elles cessent de tirer. En retour, les boches continuent.

Quelques hommes des compagnies voisines, 5e et 7e, arrivent, affolés, près de nous. Nous avons quelques morts à déplorer. Les obus tombent très près de nous. L’un d’eux tombe sur la route en face de notre abri. Les éclats sont projetés sur les parois.

Il y a accalmie vers 1 heure et demie. Enfin vers 3 heures, on se décide à sortir.

Une note arrive du colonel disant d’envoyer tel et tel soldat à la division pour recevoir une récompense. À la 5e compagnie, il y a Masson, 2e classe. C’est un brave qui, à de maintes reprises, a bien fait et même fait plus que son devoir. Il va recevoir la médaille militaire.

Je vais communiquer au capitaine. Celui-ci ne peut communiquer de jour avec la section Culine sinon il risque de faire tuer l’agent de liaison. Je repars dire cela au commandant. Il faut quand même ; j’ignore d’ailleurs pourquoi.

C’est pourquoi le capitaine envoie Férot un excellent petit soldat. Il l’envoie à la mort, me dit-il. 10 minutes après, Masson s’amène couvert de poussière, pâle, sans képi et sans armes, avec un mot de l’adjudant Culine. Il est arrivé en rampant sous les balles et a rencontré le corps de Férot [1] tué. Des obus ont complètement bouleversé la tranchée : il reste onze hommes. Tranchee-bouleverseePlusieurs ont été enterrés dont l’un d’eux, ami de Masson, qui arrive en bégayant, il a presque perdu la notion des choses et a réussi à passer à travers les balles. Culine déclare garder sa position. Le caporal Backhausen [2] de Sedan, un de mes amis, est tué.

Je pars rendre compte au commandant. Masson a bien gagné de nouveau sa médaille.

À part son artillerie, l’ennemi est calme. Le soir, la compagnie part à ses emplacements de réserve, laissant la 7e compagnie en ligne.

Le commandant lui fait dire de prendre les emplacements en A (voir topo [ci-dessous]).

topoTIII

Plan dessiné par Émile Lobbedey (en couverture du Tome III)

Il faudra chercher. Le capitaine envoie des patrouilles. Enfin vers 9 heures, tout est installé et je puis quitter la 5e pour réintégrer mon logis près du commandant. La liaison s’installe dans l’abri voisin. Il y a un gai luron parmi eux, le soldat Paradis. Le lieutenant Péquin est avec nous.

La 8e compagnie est en réserve en B (voir topo), ayant laissé la 6e en première ligne.


[1] Pérot ou Férot : Pas de certitude quant à la lecture du nom de famille.Ferot

S’agit-il alors de Jules FÉROT ? Dont le lieu de décès pourrait convenir, mais pas la date plus tardive. Voir fiche Mémoire des Hommes.
Le seul Pérot du 147e RI est décédé en janvier 1915.
FicheMDHarchives_E790597R

[2] Backhausen :  Il s’agit sans doute de Marcel François Backhausen, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (29 sept. au lieu de 27), semble correspondre.

FicheMDH-archives_B420109R

26 septembre

Au très petit jour, nous sommes réveillés en sursaut par une fusillade intense. La relève* des compagnies du bataillon commençait à se faire.

Aussitôt, je pars vers le capitaine Aubrun. Je traverse rapidement le boqueteau à gauche de la route dans lequel se trouve une portion de la compagnie dans les tranchées* face à Melzicourt. Je vois les hommes tirer. Des balles sifflent à mes oreilles. Enfin j’arrive au capitaine. Celui-ci me donne un instant ses jumelles. Gallica-Argonne-Observ2Je vois à 1200 mètres une ferme désolée, d’où sortent quantité de boches dont les uns arrivent sur nous, les autres sur le bois d’Haulzy. Le capitaine déclare que nous n’avons qu’à tirer pour tuer le plus de monde, n’ayant rien à craindre à cause de l’Aisne qui nous sépare. Quant au bois d’Haulzy, c’est une autre question.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

La 7e compagnie renforce les lignes et bientôt Rigault rejoint Aubrun.

Je rends compte au commandant pour revenir bientôt après, malgré les rafales d’obus.

J’assiste des tranchées à un spectacle inoubliable : les coloniaux qui tenaient le bois d’Haulzy, ayant laissé approcher l’ennemi, déclenchent tout à coup un feu infernal à en juger par le nombre de boches qui tombent et la fusillade qui crépite. Tout ceci se passe à 800 mètres de moi. Aussitôt après, nous entendons des cris : ce sont les coloniaux qui contre-attaquent à la baïonnette et enfilent les boches survivants qui, les bras levés, se rendent.

Gallica-Argonne-chargeDu coup, l’ennemi, qui voulait avancer sur nous et qui se tenait sous notre feu commençant des tranchées, rebrousse chemin en hâte vers la ferme où il est aux prises avec les coloniaux qui les repoussent.

Il peut être 8 heures quand notre artillerie tire sur la ferme. On est aux aguets et on voit des fuyards quitter les décombres. On tire à 1000 mètres sur eux. Tout le monde tire en rigolant et le capitaine fait le coup de feu comme nous.

Je suis à peine rentré au PC du commandant pour lui rendre compte que nous recevons des obus en quantité. Nous en avons jusque midi. C’est le tir des représailles. Nous n’avons pas encore eu de pertes jusqu’ici.

Jamais après-midi n’a été aussi calme.

Le soir tombe mais il n’y a pas de relève*. Toutes les compagnies doivent rester en ligne en cas de nouvelle tentative de l’ennemi.

Les cuisiniers partent quand même, comme à l’habitude.

25 septembre

Cette nuit, vers minuit, nos cuisiniers sont arrivés. On s’est mis immédiatement à manger le riz au sucre afin de ne pas le laisser refroidir. Pour aujourd’hui, nous avons chacun une boîte de conserve et une miche de pain ainsi qu’un quart* de vin et de café. Nous sommes heureux ; si nous avions toujours cela !

Les nuits sont excessivement froides. Quelques ordres ou notes à communiquer. On dort quand même un peu, malgré le froid, mais on se réveille transis.

Un petit ruisseau coule à gauche de la route. Je suis le capitaine Rigault qui va s’y laver. Je fais comme lui. toiletteRiviereJamais de lettre des miens. Le silence commence à nous peser à tous car personne ne reçoit rien.Les boches nous bombardent vers midi comme hier. C’est à croire qu’ils ont des heures fixes. Il est difficile de mettre le nez dehors l’après-midi, car les obus tombent tout près avec un fracas épouvantable.

Gallica-cagna2Nous nous serrons les uns contre les autres et ne disons mot tandis que le commandant fume tranquillement sa pipe. Le capitaine Rigault est brave ; il sort entre les rafales pour voir lui-même sa compagnie. Il faut souvent l’en empêcher.

L’accalmie se fait vers 3 heures. Le commandant nous fait sortir pour aérer notre logis où nous sommes entassés comme des lapins.

Je vois mon cousin Louis qui dit avoir reçu une lettre du 12. Tout le monde va bien.

Quant à moi, je suis sans nouvelles depuis un mois.

Demain matin, la 7e compagnie va remplacer la 5e et la 6e la 8e.

24 septembre – Deuxième partie : L’Argonne

TomeIII

Couverture du troisième cahier intitulé Tome III

Deuxième partie – Chapitre I Servon–Melzicourt
(Voir topo fin du Tome III)

La nuit s’est passée à veiller et à communiquer des ordres. Vers le matin, on somnole un peu, mais au petit jour, nous partons tous et battons la semelle tellement il fait froid.

Gallica-caganLa cagna* que nous occupons a peut-être 10 mètres de longueur, le long du talus, sur 2 mètres 50 de largeur.Un peu de paille jonche le sol. Quatre couvertures sont l’héritage du 51e. Nous sommes là-dedans, le commandant au fond et vers la sortie, successivement, De Juniac, Gallois, Carpentier, l’agent mitrailleur René, les deux cyclistes, le clairon, Huvenois et moi près de l’entrée. Cela m’a valu une couverture que je partage avec Huvenois. Le maréchal des logis est resté à l’arrière, près du colonel, avec les éclaireurs montés.

Le commandant nous explique l’organisation car nous sommes ici sur la défensive pour quelques jours.

Deux compagnies en 1ère ligne, 5e et 8e, à gauche et à droite de la route (voir topo) ; deux compagnies en réserve, 7e et 6e, la première près de nous, la seconde un peu à l’arrière (voir topo [ci-dessous]).

topoTIII

Plan (orienté vers le Nord) dessiné par Émile Lobbedey (en couverture du Tome III)

PlanJMO240914

Source : J.M.O. [1] du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/10 – J.M.O. 1er août-15 octobre 1914) http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Relève* tous les trois ou quatre jours, la 5e par la 7e, la 8e par la 6e.

Quant à la nourriture, corvée de cuisiniers et hommes de corvée chaque soir avec le caporal d’ordonnance et le caporal fourrier, par compagnie, séparément. Les cuisiniers feront la popote* à Saint-Thomas et l’amèneront la nuit.

Le temps est beau. On se chauffe au soleil. La situation est calme, à part quelques coups de feu de temps en temps.

Dans la journée, nous recevons quelques obus qui éclatent très près et nous font réintégrer notre cagna rapidement. Celle-ci n’a aucune solidité et ne peut nous protéger que des éclats, mais se trouvant posée contre un talus élevé et à pic, il y a des chances pour que l’obus ne puisse nous atteindre.

Dans l’après-midi, le capitaine Rigault, de la 7e compagnie, vient chercher refuge près du commandant. Il n’a pas de Kasba [2]. Sa liaison de compagnie s’installe dans le petit abri voisin du nôtre.

Le soir, les cuisiniers s’en vont. Le clairon Gauthier, René, l’agent de liaison mitrailleur, et le cycliste Crespel partent pour faire notre popote. Le fourrier* Carpentier accepte de les accompagner chaque soir. Le commandant partagera simplement nos repas. C’est le plus capable et le plus charmant des chefs. Avec lui, c’est pour nous la tranquillité d’âme, car on sent qu’il ne se départit jamais du plus grand calme et on sent qu’il tient sa troupe en main et connaît son affaire à fond.

La troupe parle beaucoup aujourd’hui du jour de la libération de la classe 1911 manquée.


[1] J.M.O. : Journal des marches et opérations des corps de troupe

[2]Kasba (casbah, kasbah ou qasaba) : En Afrique du Nord, citadelle et palais d’un souverain, parties hautes et fortifiées d’une ville. Dans le langage populaire il indique une maison, ici, il est synonyme de cagna.

10 septembre

Les nuits sont bonnes derrière la meule. Mes démangeaisons ont disparu. Nous sommes reposés et marchons plus facilement. Jacques nous apporte des fruits du village. Nous sommes presque heureux. Le capitaine est très bon pour nous.

La chance est à nous. Peu de pertes pour le moment. Les bois ne sont pas visés ou mal repérés et l’ennemi ne songe pas à notre meule de paille.

Notre artillerie tire énormément et le tir est très bon, dit-on. Les boches répondent avec acharnement.

Gallica-Argonne-ObservÀ 200 mètres devant nous, un homme de la 7e compagnie est observateur sur un arbre et admire, précise, rectifie le tir.

Dans l’après-midi, un lieutenant de l’artillerie coloniale vient au galop vers nous. Le capitaine Rigault est près de nous : ils se reconnaissent, camarades d’école.

Le lieutenant d’artillerie monte à l’arbre près de l’homme de la 7e. Ils sont sans doute vus car un shrapnel* éclate près d’eux. On est dans l’angoisse. Une heure après, l’officier revient la main un peu enveloppée. Tous deux ont été légèrement atteints et sont restés observer.

Le repérage est fait. Il repart au galop vers ses batteries.

À quelques km, nous voyons un clocher de village. Nous entendons des ronronnements d’obus. On voit le clocher recevoir deux obus. Au troisième, il tombe.

CP-Vauclerc1914Peu après, des flammes s’élèvent. Le village doit être Vauclerc.

La nuit tombe à nouveau. Même situation que la veille.