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22 août

Bellefontaine (voir topo Tome II)

La nuit fut calme. À 4 heures, debout. Nous nous rassemblons sur une petite place. Vers 6 heures, nous voyons les habitants. Ceux-ci nous offrent pas mal de choses, café, lait, œufs, etc… et jusqu’à de l’huile pour graisser nos fusils.

Vingt minutes après, une grêle de balles tombe sur les toits dont les tuiles dégringolent.

Un rapport de petit poste aux issues déclare au capitaine Aubrun que des cavaliers sont venus jusqu’à l’entrée du village et ont fait demi-tour. Le brouillard intense a empêché de voir s’ils étaient amis ou ennemis. Ce devaient être des uhlans* certes, car le village reçoit à présent des balles de tous côtés ; on tire du bois qui surplombe le village.

Nous sommes en plein brouillard. Dans une direction, face à l’est je crois, on tire et la fusillade crépite.

Soudain arrive à cheval le capitaine adjoint au colonel, Jeannelle, qui dit avoir passé à travers les balles. Peu après, on se replie vivement par des petits chemins, guidés par des civils. Sans doute craint-on d’être cernés.

Il est 8 heures : nous arrivons à travers champs à Meix-devant-Virton.
On fait halte et forme les faisceaux.

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Carte postale de soldats du 147e RI – Extraite du site http://europeana1914-1918.eu

Il fait beau. Le brouillard s’est levé. Sur la grand-route, on voit défiler quantité de troupes. Un café est ouvert : à la porte on sert du café ; on en boit deux, trois, quatre bols ; rien à payer.
Vers 10 heures, nous repartons à travers champs dans la direction de Robelmont. On s’arrête à mi-côte, le long d’un talus. On fait la carapace : voici des obus. Ils éclatent à 600 mètres de nous, non loin des maisons du village. Ce sont des obus percutants [1] « de gros noirs » ; c’est la première fois que nous les voyons. On est un peu ému. Le lieutenant reste debout et chacun dit qu’il n’a pas peur.
Soudain, nous nous replions dans la direction du cimetière. Nous passons au pas de course dans les rues du village qui est mort. On continue sur la route sans s’arrêter. À 1000 mètres, des mitrailleuses ennemies doivent être dissimulées car des balles sifflent à nos oreilles. Le pas de course continue ; on n’en peut plus. Nous dépassons un convoi de ravitaillement d’artillerie arrêté : les artilleurs nous donnent de l’eau.

À midi, nous sommes en vue d’un village. On dit que c’est Bellefontaine. On s’arrête dans un pré, attendant les autres compagnies. On se repose couchés.
Les retardataires arrivent. On cite quelques blessés ; on dit le capitaine de la 7e compagnie, De Lannurien, blessé ; Fournier Raoul [2], de Paris, un de mes amis, de ma classe, télémétreur de mitrailleuse, tué ; le télémètre est perdu.
Ceux qui ont un bout de pain le mangent. Puis on voit passer des chariots de paysans remplis de blessés ; des chasseurs et du 120e d’infanterie.

Ramassage des blessés dans des chariots

Ramassage des blessés dans des chariots

À 13 heures, nous passons dans le village. On en profite pour remplir ses bidons d’eau. J’y vois mon cousin Louis, sergent à la 8e compagnie : on se serre la main en se souhaitant bonne chance.

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Bellefontaine, plan dessiné [3] par Émile Lobbedey.

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières /Longwy

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières – Longwy

Peu après, nous sommes à la lisière du village. Une batterie de 75 crache sans discontinuer. C’est assourdissant.

On est un peu ému. La compagnie s’étend en tirailleurs dans les champs à la sortie du village. On se couche et ne bouge plus.

Quelques obus ennemis arrivent, peu précis, mais dans le village. Bientôt on se replie et chaque section prend une autre position, qui derrière un mur, qui derrière une haie, etc… Je communique une note au capitaine Jeannelle qui parle au général de brigade Lejaille*. Celui-ci me félicite sur une bonne ruine.

À 6 heures, je suis près du chef de bataillon Saget. Le capitaine d’artillerie chef des 75 se trouve dans le clocher et fait savoir que l’ennemi se replie. On se remet en tirailleurs [4] aussitôt. On procède par bonds. Ne pas tirer, car des chasseurs à pied sont devant nous.

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Assaut infanterie française, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

On fait près de 2 km ainsi à travers champs. On n’en peut plus. On traverse une route. Nous ne recevons ni balles ni obus.

Baïonnette au canon ! On continue encore 1500 mètres ! infanterie-baionnette

Puis on s’arrête dans un champ de blé coupé. Les bottes sont dressées, on se couvre en avant par des petits postes et des patrouilles. meules

On étend la paille. Il commence à faire nuit : on va bivouaquer. Il ne pleut pas et la température est assez douce.

Nous n’avons rencontré personne devant nous. Cependant les patrouilleurs amènent des casques, fusils, etc… Le sergent Rozay, de Sedan, nous amène un blessé allemand. C’est un wurtembergeois que le sergent Gibert, de Paris, interroge. Père de famille ; il ne nous apprend rien sur la stratégie ennemie.

Dans toute la campagne, ce ne sont que des cris de blessés. C’est triste. Les patrouilleurs amènent plusieurs blessés français, en particulier un capitaine du 120e, blessé du matin, qui se plaint d’une balle dans le poumon et qui déclare que beaucoup furent achevés par les boches. Ceux-ci, jusque midi, nous ont fait reculer mais furent repoussés à leur tour dans l’après-midi. Par miracle, faisant le mort, il a échappé.

À l’horizon, on voit quatre incendies, sans doute quatre villages [5] que les boches incendient. C’est lugubre.

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Ethe en flammes, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

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Nuit du 22 au 23 août

Vers 22 heures, alors qu’on commençait à somnoler, la fatigue aidant, la compagnie quitte sa position. Nous arrivons par une nuit noire à la lisière d’un village qu’on dit Tintigny. Une partie du village flambe et de ce fait, on se voit comme en plein jour. Nous nous installons derrière une haie. Pas de ravitaillement ce soir. Ceux qui ne sont pas de garde aux avant-postes peuvent dormir.

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Carte postale – Le village de Tintigny après l’incendie

Heureusement que le temps est clément ; cependant il fait froid et pas de paille dans les champs avoisinants. On n’ose d’ailleurs s’éloigner beaucoup. Une corvée part au village afin de chercher de l’eau.

Beaucoup, malgré la fatigue, veulent en faire partie, espérant trouver quelque chose chez l’habitant. Tout est malheureusement dévasté ; mais l’eau arrive.

On mange un biscuit. Personne ne ronchonne ; il semble que chacun a la haine du boche et voudra lui faire payer les privations de ce soir. On est content malgré tout ; on les a repoussés cet après-midi.

 


[1] Percutants : Type d’obus qui éclate lors du contact avec le sol.

[2] Fournier Raoul voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDH-archives_E960707R

[3] On notera une erreur de localisation avec une inversion entre Jamoignes et Tintigny

[4] Tirailleurs : Progresser « en tirailleurs » : cette expression signifie qu’il faut prendre de grandes distances entre chaque homme et progresser en utilisant le terrain. Cela permet grâce à cette dispersion de se protéger, de se camoufler et de diminuer les pertes sous les tirs d’artillerie.

[5] Dont peut-être Ethe, peint ci-dessus par Nestor Outer, qui se trouve à environ 5 km de Tintigny.


Voir en vidéo : La bataille des frontières
(Extrait du journal télévisé de France 2, daté du 11 novembre 2013)

21 août 1914 – Chapitre II Belgique

À 2 heures du matin, debout. Les cuisiniers ont vite fait le café, en route !

Nous passons à Irè-le-Sec où nous défilons au port d’armes devant notre général de division, Robien.

                      

On s’arrête une heure. Commence un semblant de cantonnement*. Contre-ordre, nous repartons. On en a profité pour se restaurer un peu : quoique le village ait peu de ressources et ait déjà eu des troupes.

Le régiment file vers Montmédy. À 10 heures, nous sommes arrêtés sur la place de la ville, Montmédy haut. Une boulangerie pâtisserie est ouverte : en cinq minutes, tout est acheté. Les moins favorisés, arrivés après l’assaut, vont dans les maisons particulières ; beaucoup reviennent avec du pain, des fruits ou un pot de confiture. La population est très sympathique. Après la pause, en avant !

À midi, grande halte dans un pré. Nous sommes tout près de la frontière belge.

Soudain une auto arrive ; en sort le père de Blum, un de nos amis. Il voit son fils cinq minutes ; celui-ci nous amène quantité de bonnes choses. L’auto repart. Pendant le repas, nous voyons des troupes défiler devant nous, artillerie, infanterie, chasseurs à pied. Nous voyons les 75 de Mangiennes ; on les avait déjà dépassés en chemin ; avec leurs inscriptions « le vengeur » « crache la mort ! ». On acclame les artilleurs. Tout cela nous donne toute confiance dans le succès.

Nous filons vers la frontière belge. Au passage du poteau, on présente les armes, enthousiastes et bien décidés.Gallica-Infant-frontiereLe campement nous devance bientôt ; nous venons de faire près de 25 km ; on apprend la chose avec satisfaction.

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Extrait de la carte d’état major de Longwy.

À 15 heures, nous arrivons à Villers-la-Loue, premier village belge. Le cantonnement* y est fait. On se place, mais défense formelle de se déséquiper et d’allumer du feu.

De plus, ne pas stationner dans les rues ! Nous voyons des chasseurs à cheval avec leurs officiers qui rentrent de reconnaissance. Ils ne nous apprennent rien de nouveau, mais on sent qu’on approche de l’ennemi. À la sortie du village, par une route à gauche de l’église, dans la direction de l’ennemi, on aperçoit une crête située à 5 km.

À 4 heures de l’après-midi, un orage violent éclate, suivi d’une pluie torrentielle. On se réfugie dans les maisons. Je réussis à acheter un bol de lait et deux œufs. Du tabac, il n’y en a plus. Les gens sont harcelés par la troupe, ils n’ont plus rien.

À 18 heures, arrivent les voitures de ravitaillement. On commence les distributions. Il faut se presser, on va repartir.

À 19 heures, à la nuit, on quitte Villers-la-Loue. La pluie a cessé, heureusement. Beaucoup de vivres n’ont pu être distribués et sont abandonnés.

Carte postale Villers la Loue

Carte postale Villers la Loue

On ne sait où on va. On reçoit l’ordre en route de mettre baïonnette au canon D’abord, la marche est rapide et beaucoup de fractions, n’ayant de liaison établie, ont peine à suivre. Ensuite, ce sont sans cesse des haltes, des heurts et des à-coups.

Enfin vers 11 heures du soir, le 2e bataillon arrive dans un autre village. Tout est calme. Quant à nous, le plus grand silence ; on se couche dans les rues, aux écoutes.

Notre section, la section Pougin de la Maisonneuve, prend la garde à une issue, deux hommes et un gradé.

On frappe à une maison qui s’ouvre : un homme et deux femmes, dont une jeune fille, nous ouvrent deux granges. On s’étend, le fusil entre les mains. Le civil nous offre quelques tartines beurrées. On les mange affamés ; nous n’avions rien dans notre musette. Le lieutenant entre dans l’habitation et demande un siège. Nous devons rester en éveil autant que possible, prêts à bondir en cas d’alerte. Le civil nous dit que nous sommes à Robelmont et que depuis trois jours des uhlans* viennent faire boire leurs chevaux dans une mare située en face de la maison. Ils remontent ensuite non loin, dans un bois surplombant le village.

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Carte postale Robelmont

Harassés nous dormons. Nous avons eu un programme fourni ce jour.