Archives par étiquette : Rogery

15 février

Visite au village de Sommeilles

À 5 heures, je suis réveillé par nos cuisiniers qui allument le feu. Licour me demande s’il marche ; je lui dis que oui et il bougonne. Bientôt le plus grand remue-ménage existe dans la maison. Chacun se prépare hâtivement pour le rassemblement. Nous avalons le chocolat, prenons un bout de pain et une boîte de pâté dans notre musette, du vin dans les bidons et en route.

Je rejoins la liaison du bataillon et nous voici bientôt au point de rassemblement.

Les compagnies et le capitaine Sénéchal ne tardent pas à arriver. Il est 6 heures 30. Après une pause d’un quart d’heure, nous partons.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous filons dans la direction de Belval, où nous nous arrêtons dix minutes, puis nous enfonçons dans la forêt de Belnone. Après avoir fait une marche fatigante dans des layons à travers bois, nous tombons sur une grand-route. Nous nous arrêtons. Le capitaine Sénéchal fait colloque avec les commandants de compagnie. Je vois aussi de près le capitaine de la 7e, Crouzette, récemment arrivé, tandis que le sous-lieutenant Carrière était remplacé par le sous-lieutenant Blachon et repartait au 3e bataillon. J’entends la manœuvre. Il faut se placer à la lisière du bois. Puis à une heure donnée par le chef de bataillon qui a eu l’heure du colonel, 9h45, les compagnies sortiront simultanément du bois, en ligne de section par quatre. Devant nous à cet instant se trouvera une petite crête, derrière cette crête le village de Sommeilles. L’objectif est la prise du village.

L’heure donnée au régiment est 9h45. À 7 heures les douze compagnies échelonnées dans le bois à la lisière sortiront.

Aussitôt les compagnies prennent leurs positions, les sections à 25 m, les compagnies à 100 m, l’une de l’autre. Quant au chef de bataillon et à la liaison qui le suit, nous partons par la route à la lisière du bois. J’ai entendu la manœuvre qui n’est autre que celle des Allemands quand ils prirent Sommeilles au petit jour lors de la retraite française qui précéda la Marne. Cela m’intéresse.

À 9h45, la manœuvre commence. Elle réussit pleinement. À plusieurs reprises je vais porter des ordres au sous-lieutenant Alinat qui a pris le commandement de la compagnie, le capitaine Aubrun supposé blessé.

Au haut de la cote se trouve le lieutenant-colonel Desplats avec son état-major. Il regarde la manœuvre. Soudain le clairon sonne la fin et chaque compagnie revient sur la route. Nous faisons la pause à l’entrée du village, le bataillon termine de se placer en colonnes par quatre.

Puis les officiers se rendent près du colonel pour la critique. Je vois le village. Il n’est plus que ruines et ressemble tout à fait à Favresse, Pagny-sur-Saulx et autres pays que nous traversâmes lors de la poursuite.

La pause est terminée et musique en tête nous entrons dans le village. Sur la place où tout est décombres jusqu’à l’église et la mairie, chaque bataillon se forme en colonne double. J’aperçois un de mes amis le sergent Delor récemment promu sous-lieutenant.

Quelques habitants, une vingtaine sont là et nous regardent. Le colonel s’amène à cheval et se place au milieu du régiment formé en triangle face à la mairie. Pendant ce temps on nous distribue des prospectus polycopiés avec l’histoire des heures mortelles vécues par le village qui fut incendié par l’ennemi, dont les habitants furent odieusement maltraités et cela parce que les troupes françaises en se repliant avaient livré combat à la lisière du bois de Belnone. Puis le drapeau se place sur le perron de la mairie qui est resté. Le silence règne profond. Le colonel fait placer les habitants du pays au pied du perron sous le drapeau.

« Présentez vos armes ! Au drapeau ! »

Nous présentons les armes. Les clairons sonnent aux champs. Le colonel tire son épée, puis s’adressant aux habitants il les félicite d’être revenus dans leur terroir dévasté mais qu’ils soient sûrs que nous les vengerons ; « quant à vous » nous dit-il, en se tournant vers nous, « vous vous souviendrez de Sommeilles à l’heure du combat ».

Puis notre chef serre la main des paysans. Musique en tête, nous partons. Cette cérémonie si simple, mais si émouvante me restera longtemps gravée dans la mémoire.

Nous reprenons la route de Charmontois. À Belval, nous passons musique en tête et musique en tête nous rentrons à Charmontois. Il est 2 heures de l’après-midi.

Je rentre au bureau après avoir quitté la liaison. Je trouve le capitaine Aubrun qui donne repos complet.

Je passe donc l’après-midi assis à me reposer. Mes amis en font autant et on casse la croûte en attendant le repas du soir.

La soirée se passe à se décrotter et se remettre de la marche qui était assez jolie comme longueur. J’écris chez moi envoyant l’odyssée de Sommeilles que je désire garder en souvenir. À 8 heures après un repas qui nous a restaurés, car nous avions grand faim, nous recevons la visite de Mascart.

Celui-ci nous annonce qu’il y a une nouvelle marche demain et qu’il en sera ainsi durant cinq jours. Une telle nouvelle ressemble pour nous à une douche d’eau froide. Comment encore ?

En effet. Demain à midi départ du bataillon. Rassemblement du régiment au sud du village de Le Chemin. Manœuvre. Marche dans le feu de l’artillerie, puis de l’infanterie, assaut du village.

Rogery part voir le capitaine Aubrun et revient avec des ordres précis. Rassemblement à 11h30, départ pour le point de rassemblement du bataillon 11h45. Tout le monde marche même [les] cuisiniers excepté le sergent major. Lannoy est heureux. Repos demain matin. Tout cela nous incite à nous coucher et à réfléchir. Ces marches sentent le départ prochain. Malgré tout cette pensée nous rend mélancolique.

14 février

Je me lève tard. Ce n’est qu’à 8 heures que les premiers de la bande apparaissent. On boit le chocolat et nous nous astiquons comme chaque dimanche pour assister à la messe. Nous y allons à 10 heures. L’église comme toujours est comble. À la sortie, le capitaine Aubrun appelle Lannoy, Culine et Gibert, tandis que le capitaine Sénéchal assiste à l’entretien. Je suis trop loin pour entendre quelque chose. En tout cas, cela se termine par des rires. Tout est donc bien qui finit bien.

En effet, le capitaine s’est montré bon père et après une petite semonce, car il devinait bien où était son adjudant, il renvoyait tout le monde absous !

Culine qui conserve cependant une dent contre Lannoy n’en démord pas qu’il lui a manqué de camaraderie.

Nous partons ensuite dire bonjour au débit La Plotte où nous prenons l’apéritif. Nous causons avec les gendarmes qui nous disent avoir de bonnes nouvelles du Nord. Nous avançons. Tant mieux, ce n’est pas trop tôt.

Nous faisons un bon repas. Culine nous dit que la classe 1915 va arriver fin février. On parle aussi d’un départ prochain. Il est vrai que voici déjà un bout de temps que nous sommes ici.

Après le repas, je me rends dans la ferme occupée par la section Gibert où je sais trouver le sergent fourrier Bourgerie qui prend ses repas. J’ai un renseignement à lui demander au sujet des fournitures touchées. Je suis reçu aimablement. On m’offre cigares, café, liqueurs et je passe une bonne partie de l’après-midi avec le sergent-major Charbonneau, le tambour major Roussel, le sergent téléphoniste Gabriel. Roussel me raconte que le chef de musique Legris a obtenu une permission de deux jours pour Paris dans le but (?) d’acheter des instruments de musique (!!!).

Je quitte la petite réunion vers 3 heures. Au bureau, je ne trouve que Rogery. Je passe donc un moment à écrire aux miens. Vers 4 heures, je file chez La Plotte croyant y trouver ma bande. Je ne rencontre que Jamesse qui s’y trouve avec le maire de Charmontois dont je fais la connaissance et avec qui je passe deux heures agréables à causer.

Mon ami et le maire s’en vont. Ils sont bientôt remplacés par une partie de notre bande, Lannoy, Cattelot et Gibert, qui sont très gais. Nous vidons quelques tournées et rentrons chez la mère Azéline où la soirée se prolonge très tard.

Nous recevons vers 8 heures. À table, Diat nous raconte une petite algarade qu’il eut la veille avec son chef de section, Mimile, qui voulait lui en imposer. Diat répondit que vis-à-vis de lui, il ne serait jamais qu’un bleu. Loin de se fâcher, l’officier rit de bon cœur et offrit un paquet de cigarettes à son sergent.

L’ami Aristide arrive et nous fait lire la note du colonel : demain rassemblement du régiment à 8 heures au sud de Belval. Marche manœuvre sur Sommeilles. Rentrée probable, 13 heures. Se munir d’un repas froid.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Puis nous lisons la note du chef de bataillon : rassemblement du bataillon route de Sénard à 6 heures 30. Départ 6 heures 45.

Rogery va donc voir le capitaine Aubrun. Celui-ci était rentré de peu de Bar-le-Duc. Notre agent de liaison revient avec les ordres : rassemblement de la compagnie à 6 heures 15 ; départ pour le rassemblement du bataillon 6 heures 20. Tout le monde présent sans exception. Quant au repas froid, cela regarde les cuisiniers d’escouade.

Rogery part donc communiquer ses ordres au chef de demi-section. Le brave garçon rentre quand nous nous séparons. Il est fatigué me dit-il. Rien d’étonnant.

9 février

La journée est comme les autres. Exercice le matin, travail de bureau pour moi, rapport à 10 heures.

Au repas de 11 heures, je rassemble des demandes de chefs de section au sujet des képis. J’invite donc les hommes à se rendre ici, selon l’habitude, afin que Lannoy signe le papier les autorisant à demander un képi au magasin. Mes amis se chargent de le faire savoir à leurs poilus.

kepi143Les képis à présent sont bleus. Je tiens à mon képi rouge et ne veux le changer. On taquine Culine qui n’a pas encore de képi d’adjudant, pas plus qu’il n’a voulu de capote neuve : il nous répond qu’il a l’âme du poilu* et qu’il veut en garder la carcasse.

C’est d’ailleurs ce que, dernièrement, il répondit au capitaine.

À la fin du repas, Brillant nous apporte quelques notes, en particulier celles-ci : 1o établir des propositions pour citations ; ceci ne nous intéresse que médiocrement, mais c’est l’occasion d’une sortie pour Culine qui déclare que le capitaine ne propose jamais personne. C’est un peu vrai. 2o la compagnie, pour la troisième fois, passera à 14 heures cet après-midi à la piqûre anti-typhoïdique* ; c’est encore l’occasion d’une sortie de la part des Culine qui déclare que les docteurs nous empoisonnent. Décidément il est de mauvaise humeur aujourd’hui.

Rogery part communiquer le tout au capitaine. Bientôt nous recevons réponse : pas d’exercice cet après-midi. Pour les citations, le capitaine s’en charge. Bon !

Nous quittons la table. Pour ne pas avoir d’ennuis, je fais rassembler la compagnie aussitôt, en envoyant Rogery crier partout rassemblement des sections. Je puis donc en toute tranquillité procéder à l’appel grâce à mon contrôle nominatif, faire venir les cuisiniers et à 13 heures 30 avoir mon monde au complet. Après avoir averti mes poilus que toute absence vaudra huit jours de prison, je les conduis à l’infirmerie située près du bureau du colonel.

Je passe deux heures dans l’atmosphère surchauffée de la salle. J’inscris chaque nom et arrive ainsi à avoir fait passer tout le monde. Pour récompense, je suis piqué, mais j’ai la satisfaction de voir piquer Gibert et Cattelot qui me paient ainsi leurs petites chines de ces jours derniers au sujet de mon bras. Je les verrai eux aussi demain.

Je rentre au bureau en disant à Lannoy qu’il a de la chance de passer chaque fois au travers. Naturellement il me remercie, c’est bien le moins qu’il puisse faire.

Il est 4 heures ; nous recevons la visite du capitaine qui vient nous demander s’il n’y a rien de nouveau. Il s’est chargé des citations. Nous ne savons donc pas qui est proposé. Mystère ? Le capitaine s’en va. Il parle du cochon avant de partir et demande si les hommes ont été contents, s’il était bon ? Naturellement nous répondons par l’affirmative. Nous rions quand il est parti ; le cochon, nous n’y pensions plus ! On fait venir Delbarre qui nous raconte qu’il fut tué ce matin et [qu’il] nous a fait donner nos parts à nos cuisiniers. On lui réclame des saucisses et du boudin qu’il nous promet.

Mon bras me fait bien mal. Je me mets, fiévreux, au coin du feu et ne bouge plus. Je ne sors pas ce soir. Réellement, le vaccin me fait de l’effet.

Nous nous mettons à table à 7 heures quand Mascart s’amène, disant que demain il y a tir à Passavant pour le 2e bataillon. Rassemblement à Le Chemin avec les autres bataillons pour la remise de décorations aux commandant Vasson et capitaines de Lannurien et Sénéchal.

Départ 8 heures. Rentrée dans l’après-midi. Repas sur le terrain.

Aussitôt Rogery part communiquer la note au capitaine. J’adresse une demande d’exemption. Je me fais porter malade à cause de ma vaccination d’aujourd’hui. Il revient une heure après à la fin du repas.

Rassemblement de la compagnie à 7 heures 45. Départ 8 heures. Tenue de campagne complète. Les cuisiniers emporteront de quoi faire du café et popote*. Tout le monde présent sans exception.

Mon exemption est accordée, c’est ce que je vois de plus clair. Mon bras d’ailleurs me fait bien mal.

Nous nous couchons à 9 heures. Je constate que Gibert et Cattelot ne sont pas brillants et ne remuent pas le bras piqué sans raison. Je ne dis rien mais cela me fait sourire.

Je ne sais fermer l’œil car j’ai une fièvre de cheval. Lannoy, avant d’aller se coucher, fait sa situation de prise d’armes. Il laisse Licour à ma disposition. Mais toute la compagnie marchera puisqu’il doit marcher lui-même, ce qui n’a pas l’air de l’enchanter outre mesure.

8 février

À 6 heures, nous entendons le clairon. Debout ! Les cuisiniers ont déjà le chocolat prêt et Licour astique les affaires de l’un et de l’autre.

À 7 heures, selon l’habitude, chacun part à l’exercice. Nous recevons la visite de Brillant : il me faut ce matin à 9 heures aller chercher des fournitures à l’officier de détail. Voilà ma matinée occupée. J’avertis Jacquinot pour qu’il se tienne prêt et me rends chez Verley et Toulouse que je trouve encore couchés. Je leur dis que « C’est une honte » et les invite pour ce soir au nom de la popote*. Ils acceptent de grand cœur et seront prêts à 5 heures pour l’apéritif.

À 9 heures, je suis chez l’officier de détail et touche quantité de képis et quelques paires de souliers. J’entasse tout cela dans le magasin. J’assiste au retour de l’exercice de la compagnie. Réellement, elle a belle allure et on ne croirait pas que là-dedans la majorité sont des réservistes.

Le capitaine vient au bureau. Il nous montre, en criant, à Lannoy et à moi un papier du colonel Rémond, actuellement général de brigade, notre ex-colonel. Celui-ci le félicite et lui annonce qu’il est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Notre cher capitaine est aux anges. Nul doute qu’aujourd’hui, la nouvelle paraîtra à l’ordre du régiment.

Du coup, Lannoy demande au capitaine un cochon pour la compagnie. On compulse le cahier d’ordinaire sur lequel le capitaine a toujours l’œil fixé car il tient à son boni [1] comme à la prunelle de ses yeux. Puis d’un noble geste, il offre le cochon. On le remercie vivement. Delbarre et Massy sont aussitôt avisés de la bonne nouvelle : ils vont chercher l’animal.

10 heures, je vais lire le rapport qui ne contient rien d’intéressant quand Lannoy arrive avec la décision du jour signée du colonel. Les capitaines Claire et Aubrun sont nommés chevaliers de la Légion d’honneur, avec une citation presque identique qui a trait aux séjours dans la Gruerie du 16 au 19 septembre derniers et à l’attaque ennemie qui fut brillamment repoussée par la compagnie. Et dire que ces jours-là, Claire et Aubrun s’en voulaient à mort ! Je lis la chose à la compagnie dans la grange de la section Alinat et déclare aux poilus que le capitaine leur offre un cochon. C’est un enthousiasme général.

Après quoi, je rentre à la popote et nous nous mettons à table. J’annonce que ce soir, Verley et Toulouse sont des nôtres. Aussitôt, les cuisiniers sont chargés d’acheter ce qu’il faut et de nous faire quelque chose de convenable. Tous, nous espérons que le capitaine nous paiera le champagne, grâce à sa décoration. Au sujet de la citation, les avis sont un peu partagés. Mais on n’insiste pas. Culine cependant déclare qu’il aurait bien fait de faire citer quelques-uns d’entre nous qui lui ont fait gagner sa croix.

Au milieu du repas, Delbarre vient annoncer au sergent-major que le cochon est trouvé. Il indique le prix. Lannoy l’envoie à Charmontois-le-Roi s’entendre avec le capitaine.

À 1 heure, chacun part à l’exercice de nouveau tandis que je me plonge dans les paperasses.

Dans l’après-midi, je reçois des lettres de chez moi, ainsi qu’une lettre de Monsieur Roger de Marville, mon ancien hôte d’antan. Je lui avais écrit, ayant eu son adresse de son cousin, le sergent Prestat [2], vaguemestre*. Le brave homme est à Châlons-sur-Marne. Son jeune fils est engagé comme artilleur à Rennes. Il a quitté Marville à l’arrivée des Allemands avec son fils, laissant femme, filles et biens. Heureux est-il de m’annoncer qu’il a des nouvelles du pays : sa femme lui a écrit que Marville était respecté, le Kronprinz et l’empereur son père par la suite y ayant été bien accueillis et ayant promis de sauvegarder les habitants. La famille Roger loge des officiers qui se conduisent très bien. Tout ceci m’intéresse au plus haut point, car je songe souvent à Marville au temps où nous grillions de nous cogner avec les boches.

Enfin le soir tombe et Lannoy et moi, bouclons nos cahiers. C’est l’heure de la détente. Nos amis, revenus de l’exercice de l’après-midi, sont déjà chez La Plotte. Nous prenons Verley et Toulouse au passage et filons vivement là-bas amenant avec nous Jamesse que Rogery remplace. En route, nous rencontrons le colonel qui nous arrête, examine galons et dit à Jamesse qu’il devra les placer mieux que cela car ils vont s’effilocher. On salue.

Après une bonne heure passée ensemble au coin du feu avec les gendarmes, nous rentrons dîner, par un temps froid mais toujours sec.

La soirée se passe cordialement autour de notre table familiale. On jase, on parle, on rit beaucoup. Enfin on se quitte vers 11 heures après avoir épuisé notre répertoire de chansonnettes. Je me couche et hérite encore de Maxime et de Jamesse. Je ne puis les loger tous deux. Jamesse décide donc, en tant que plus jeune, d’aller coucher dans la paille avec ses couvertures. Maxime d’ailleurs n’a pas attendu cette décision pour dormir profondément.

Lannoy de son côté déclare dormir beaucoup mieux dans le foin que dans un lit. J’en suis content car je suis propriétaire du plumard de cette façon. Enfin, à 11 heures 30, toutes lumières éteintes, le calme [le] plus profond régnait, mais la table non desservie en disait long sur les libations de la soirée.

 

 


 

[1] boni : Somme qui excède la dépense faite ou l’emploi de fonds projeté.

[2] Prestat : Plus d’informations sur le Blog du 147e RI : http://147ri.canalblog.com/archives/2015/12/23/33093572.html

7 février

Je me réveille à 6 heures 30. Personne ne bouge. J’appelle Rogery et lui dis d’aller réveiller tout le monde. Il ne faut oublier qu’à 7 heures, il y a exercice.

Bientôt, un à un chacun s’amène. Quelles têtes ! Seigneur ! Culine a soif, soif. Il boit un litre d’eau.

Nos cuisiniers ont oublié l’heure eux aussi. Aussi mes amis partent-ils sans chocolat. Gibert réclame à boire. Il n’y a plus que de l’eau dans la maison ; la cave a été vidée hier soir (!!!).

Enfin, nous sommes pardonnables. Nous venons de faire cinq mois de guerre complets, et nous avons l’expectative de reprendre le harnais bientôt.

Les camarades ne tardent pas à revenir heureux. C’est dimanche aujourd’hui ; pas d’exercice. Personne ne le savait… Nous pouvons donc prendre le chocolat en toute tranquillité.

On s’astique donc, afin de se préparer pour la messe de 10 heures. Culine va se recoucher et Jamesse reprend lui aussi le somme interrompu.

À 10 heures, je vais à l’église avec toute la bande, excepté Culine qui dort toujours. Nous assistons à l’office dit par notre aumônier qui prononce un sermon. Un peu de musique se fait entendre. Beaucoup de monde assiste à l’office, l’église est remplie.

Après la messe, nous nous rendons prendre l’apéritif chez le maréchal-ferrant. On y rencontre des tas d’amis, entre autres Charbonneau, le sergent-major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], qui doit être un pilier du café.

De retour chez la mère Azéline, nous trouvons Culine qui est redevenu lui-même. Rogery nous annonce que le sous-lieutenant Alinat est venu voir s’il n’y avait rien de nouveau. Le capitaine Aubrun est parti avec des amis passer la journée à Sainte-Menehould.

Nous nous mettons à table et mangeons gaiement en nous remémorant la bonne soirée de la veille. Pendant le repas, Mascart nous apporte quelques notes. On lit un ordre du jour du lieutenant-colonel Desplats à la mémoire d’un sous-lieutenant du 147e tombé au champ d’honneur, le sous-lieutenant Ardant du Masjambost de Limoges [1], tombé dans le bois de la Gruerie le 15 octobre 1914 ; un officier allemand, l’adversaire de notre camarade, Otto Brauer, a écrit au père, Monsieur de Masjambost, pour lui dire qu’il a recueilli le dernier soupir de son fils et qu’il peut être fier de son enfant car il a forcé l’admiration de ses ennemis eux-mêmes ; l’officier allemand ne peut s’empêcher de rendre hommage à temps de bravoure. Le colonel fait ensuite un dithyrambe*, nous disant d’être digne de nos aînés. Nous haussons les épaules. Notre écusson n’est-il pas garant de notre courage ? Et notre passé ne répond-il pas pour l’avenir ?

Nous quittons la table et nous rendons à Charmontois-le-Roi dans la famille Adam. Nous arrivons au milieu du café de nos camarades du génie qui aussitôt nous convient et nous prenons le café avec eux. Vers 4 heures, nous quittons pour nous rendre chez les amis de l’adjudant Culine où nous passons toute la soirée à vider quelques bonnes bouteilles de bière venues de Sainte-Menehould et à jouer aux cartes.324_001

Il est 7 heures quand nous rentrons à la popote. On parle à table de laisser de nouvelles invitations et il est décidé que demain ou après-demain nous convierons à notre festin Verley et Toulouse, secrétaires de l’officier payeur.

La soirée se passe gentiment ; mais à 9 heures, tout le monde est couché.


[1] Ardant du Masjambost : voir ci-après la fiche Mémoire des Hommes

FicheMDHarchives_B240748R

5 février

Je suis debout à 6 heures et envoie aussitôt Rogery au capitaine Aubrun pour lui demander ce que doit faire la compagnie.

Le capitaine répond par une note : « À moins d’ordres contraires, exercice tous les jours de 7 heures à 9 heures 30. Rapport à 10 heures. Exercice de 13 heures à 15 heures 30. Travaux de propreté et de nettoyage du cantonnement jusque 17 heures ». Ainsi donc, nous sommes fixés.

Mes amis arrivent. Ils ont à peine avalé le chocolat qu’il leur faut déguerpir pour l’exercice à 7 heures.

Je n’ai pas beaucoup de travail ce matin. J’en profite pour écrire longuement chez moi.

Jamesse s’amène et se faire réprimander par Lannoy : notre ami, c’est « le type qui ne s’en fait pas ». Il est 8 heures, est-ce une heure pour arriver au bureau ? Nous recevons la visite de Mascart qui nous fait savoir que nous relevons le poste de police à 10 heures. Vivement, Rogery part dans la direction prise par la compagnie afin d’informer le capitaine.

Dans la matinée, nous voyons passer sous nos fenêtres, venant de la direction de Sénard et y retournant, le 19e chasseur à cheval, colonel en tête, qui sans doute fait une marche manœuvre. Son passage nous fait passer une demi-heure agréable.

Une autre note me dit d’aller à 10 heures toucher de nouvelles fournitures. J’avertis immédiatement Jacquinot et vois passer Culine furieux d’être de garde avec sa section et de ne pas avoir été averti plus tôt. À qui la faute ? À l’adjudant de bataillon, ni plus ni moins.

Au moment où la compagnie rentre, je pars avec Jacquinot chercher les nouvelles fournitures. Le capitaine à cheval me demande où loge l’adjudant de bataillon. Je lui indique la demeure. Il pique des deux dans cette direction. Gallois va recevoir un nouvel abattage.

Je vois Bourgerie, sergent fourrier, le factotum de Lebeau, officier de détail. Il me sert le premier en bonnets de police de velours de toutes couleurs, pantalons de velours et pantalons bleus et j’hérite par-dessus tout d’une nouvelle douzaine de galoches.

Il est 11 heures. Nous nous mettons à table. On parle de lancer quelques invitations, vu que nous sommes bien installés et pouvons le faire. Nous avons chacun des camarades particuliers que nous inviterons chacun leur tour. C’est accepté de tous. Culine est malheureusement absent ; mais sûrement qu’il sera de notre avis. Levers part porter sa pitance à notre ami qui est de garde depuis 10 heures. Lannoy me dit que le capitaine lui fit des observations au sujet de la tenue des hommes qui aurait pu être meilleure. Culine d’une voix assez haute lui a répondu que ce n’est pas en avertissant à 9 heures qu’on est de garde à 10, après avoir éreinté les hommes durant 2 heures, qu’on obtient quelque chose. Il n’a pas peur Culine et des deux, je crois que le capitaine céderait le premier, car la première section de la compagnie c’est la section Culine. C’était comme dans le bois de la Gruerie : y avait-il un mauvais coin, dur à tenir… Culine !

Nous décidons d’inviter le sergent Marie pour demain soir ; c’est un vieux brave qui mérite une certaine condescendance de notre part.

L’après-midi se passe tranquille avec une visite du capitaine pendant que la compagnie est à l’exercice. Nous lui montrons une note du colonel disant que, les compagnies ayant touché des boutons, les hommes coudront une seconde rangée de boutons à leur capote bleue. Le capitaine appelle cela des chinoiseries et il a raison. Je lui rends compte également des fournitures touchées. Je reçois ordre de distribuer les calots et de garder le reste comme en-cas.

Au retour de la compagnie à 3 heures 30, je distribue donc mes bonnets de police par sections, et bientôt tous les poilus se baladent heureux de leur nouvelle coiffure.

« À moins d’ordres contraires, départ de la compagnie demain à 6 heures 30 pour service en campagne ». Nous avertissons nos amis et tous ensemble, il est près de 5 heures, nous filons chez La Plotte.

En route, je rencontre, oh surprise ! un de mes excellents amis de Lille, exdocteur des facultés, médecin auxiliaire au 3e génie qui a pris notre place dans Charmontois-le-Roi. Nous prenons l’apéritif ensemble et durant une heure, aussi heureux l’un que l’autre, nous parlons de Lille, des environs, de nos amis communs. Quelle joie de se retrouver ! Nous nous étions entrevus une minute le long d’une route lors de la marche en avant qui suivit la Marne. Il connaît le débit de Madame La Plotte et certes à placé son dévolu aussitôt sur lui, car il y a installé son poste de secours et sa salle de visite. Ainsi le café est sa propriété.

Nous prenons ensemble quelques verres de vin blanc et rentrons vers 7 heures, nous donnant rendez-vous un de ces jours. Lannoy a vu Culine qui est de notre avis pour les invitations. Marie est invité. Il accepte. Demain soir il y aura donc une petite fête. Levers n’oubliera pas de donner un bon rhum à notre maman Azéline afin que la bonne vieille dorme comme une marmotte.

Mascart vient du bataillon nous apporter quelques notes ; en particulier celle-ci, « Demain, à 2 heures, dans l’église de Charmontois-l’Abbé, réunion des officiers et sous-officiers ».

Rogery fait communiquer la note au capitaine et aux officiers. Nous nous couchons vers 10 heures.

3 février

Nous nous levons tôt ; le capitaine sans doute viendra avant le départ. Lannoy d’ailleurs doit faire la situation de prise d’armes.

Je m’habille rapidement et suis bientôt prêt à partir, imité par Jamesse qui arrive en coup de vent. Nous buvons rapidement le chocolat et rejoignons la 4e section. La compagnie s’en va.

Il est 5 heures. Nous partons par Charmontois-le-Roi, passons devant la maison Adam et filons vers Le Chemin, village situé à 4 km. Nous faisons une courte pause avant d’y arriver. Le temps est sec, il a gelé ; il fait bon marcher. Nous repartons : arrivés dans Le Chemin nous tournons à droite et faisons 3 km sur cette route. Nous arrivons ensuite à une intersection et prenons à droite vers Passavant.

Nous sommes arrivés car nous prenons à travers champs. Devant nous, nous avons un coteau. On s’arrête à 500 m du coteau et nous faisons la pause.

Le capitaine fait sortir les hommes au cor de chasse dans l’active, pendant que quelques hommes avec un sous-officier partent près des silhouettes afin de faire les marqueurs.

Section par section les hommes tirent sur silhouettes debout, puis à genoux. Pendant ce temps je prends le commandement de l’équipe des tireurs d’élite et fait une petite manœuvre.

C’est notre tour enfin. Quelques-uns d’entre nous font un tir de « perroquets » en montant dans les arbres. Une équipe tire ses huit cartouches à 400 m en trois bancs [?] successifs à genoux.

J’en fais partie et suis assez heureux pour faire trois rigodons.

La séance a duré 1h30. Pause d’une demi-heure. Nous rentrons comme nous sommes venus par le même itinéraire. Nous entrons dans Charmontois vers 11 heures, heure prévue.

Je rentre au bureau avec mes amis et nous ne tardons pas à nous mettre à table car nous avons gagné appétit.

Cet après-midi repos et petites revues de sections. En somme c’est la tranquillité.

À table nous sommes d’accord pour dire que Passavant est horriblement loin, pour un champ de tir. Il y a sûrement 8 km. Licour en particulier nous fait rire, car il est vanné. Dans son patois français flamand, il dit à Lannoy que la prochaine fois il devra l’exempter.

Nous recevons encore la visite Delbarre qui vient s’arranger pour quelques questions d’ordinaire. Lannoy lui promet le cochon demandé si souvent.

Dans l’après-midi, tandis que Jamesse va chercher au poste de secours les livrets individuels portés hier, je vais dire bonjour à mes amis Toulouse et Verley, secrétaires trésoriers qui se trouvent mes voisins. Je passe avec eux une heure à causer du pays si souvent l’objet d’incursions de Taube*. La famille de Toulouse est à Gravelines : la proximité de l’habitation située [à deux] pas de la gare de Dunkerque lui fait craindre des représailles.

En rentrant au bureau je trouve Brillant qui apporte quelques notes du bataillon. Demain après-midi, grande revue du bataillon par le colonel Desplats : chaque compagnie devant son cantonnement, tenue de campagne, pantalon bleu ; uniformité de tenue rigoureuse ; 5e compagnie : 15 heures. Demain matin chaque adjudant de compagnie présentera à 9 heures au colonel un homme type de la compagnie en tenue de campagne : sac, toile de tente et couverture roulée en fer à cheval, piquets de tente etc.…

Rogery va trouver le capitaine et ne tarde pas à rentrer. Le capitaine a la frousse. Quartier consigné ce soir, occupation du reste de l’après-midi à se préparer à la revue. Revue demain matin à 9 heures par le commandant de compagnie dans la tenue prescrite par le colonel. Tout le monde présent ; aucune exemption. L’adjudant Culine se présentera avec un homme de son choix au commandant de compagnie à 8 heures etc. etc. etc.…

Et voilà, il n’y a plus qu’à astiquer et réastiquer de nouveau. Nous sommes revenus au quartier en temps de paix.

Licour se charge pour nous, Lannoy et moi, de monter tout à hauteur. Lannoy l’exempte de la revue. La situation de prise d’armes sera juste quand même. Pendant la revue il se cachera au grenier. Le brave garçon en signe de reconnaissance astique avec ardeur.

Imagerie d'Epinal. Genre supérieur (hors groupes). Le 152e poilus, 1914-1915 : [estampe] / par Hansi - 1Quartier consigné : nous ne sortons pas ce soir. Cela nous peine. De ce fait nous mangeons plus tôt. À 6h30 nous sommes à table et comme chaque soir nous [nous] distrayons entre nous. On parle beaucoup de la revue de demain : la tenue ne sera pas uniforme, car les capotes neuves sont bleu ciel, les anciennes bleu foncé et les neuves sont en très petit nombre. Enfin, ne cherchons pas à comprendre.

Ce soir j’hérite du lit seul. Lannoy préfère aller se coucher dans le foin : il prétend qu’il y a de la vermine dans le lit. Très bien ! Je serai plus tranquille. Quant à la vermine, je suis sûr qu’il n’y en a pas. Enfin toujours content, je me vois seul dans le plumard. C’est un avantage. Jamesse s’en va à 8 heures. Bonsoir ! Et bientôt bonsoir à tous ; à 9 heures, lumières éteintes, nous étions couchés.