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12 janvier

Après une nuit excellente, je me trouve retapé, presque sec. Je tousse affreusement, c’est entendu, mais du café chaud aura raison d’un simple accident.

Gauthier et Jombart arrivent vers 9 heures suivis des cuisiniers des 5, 6 et 7e. Ceux de la 8e sont obligés de venir de nuit. Nous buvons aussitôt l’eau-de-vie pour nous donner des forces. On attise un peu le feu et bientôt un bon quart* de café suit la direction de l’eau-de-vie.

2mxr3h0Jombart m’apporte des lettres de chez moi, une lettre de ma mère, une lettre de ma famille, une autre du sergent Noël qui est soigné dans l’intérieur. Tout cela me distrait et me fait oublier un peu la dure vie que nous menons. Un colis m’est remis : il me vient du vicaire de la ville, Monsieur Danès [1], grand ami ; cigares et cigarettes me font un sensible plaisir. Je ferme immédiatement dédaignant du coup le vulgaire tabac du poilu* à 15 centimes le paquet.

Après le repas du matin, la fumée bleue de mon cigare me fait entrevoir les tours et le beffroi du pays.

Le temps s’est remis au beau. Le soleil brille de nouveau, soleil d’hiver bien pâle il est vrai qui ne chauffe guère, mais le foyer dont Pignol surveille l’intensité en vrai chauffeur y supplée amplement. Je suis à présent complètement sec, mais ma capote et mon pantalon sont littéralement couverts de boue. Qu’importe ! C’est le métier qui veut ça mais où est le temps où on avait un faux-col impeccable ! Quant au secteur, sans être bon, [il] est pourtant assez calme, du moins ici. Les boches cependant peuvent toujours nous réserver des surprises. Du moins, il ne cesse de nous envoyer des rafales d’obus !

Dans l’après-midi je vais à la campagne. À un endroit, l’adjudant Culine m’empêche de passer, car un coin de tranchées est évacué, les bombes pleuvent dru. Il me faut quand même passer et rapidement je traverse la zone dangereuse. Je trouve le capitaine au fond de son trou, et [il] se chauffe avec du charbon de bois. Je cause avec lui. Il sait qu’il doit être ici 7 jours. Le coin est mauvais. Aussi me dit-il « encore 5 jours ! » Mystérieusement il m’annonce que c’est bien décidé. Nous allons avoir un grand repos. Nous irons du côté de Sainte-Menehould pour un mois. Tout ceci m’enchante et je rentre traversant indemne de nouveau la zone des bombes que Culine lui-même revolver au poing surveille en cas où l’ennemi qui se trouve à 25 m tenterait un coup de main. J’annonce la bonne nouvelle de ce fameux repos à Gallois qui reste sceptique, tandis que mes 2 agents de liaison* du coup entonnent un vieux refrain populaire.

Le soir tombe. Au fond journée calme. Je vais causer un peu avec Sauvage et Menneval. Un peu plus loin c’est le gourbi* de Paradis et de Garnier : ceux-ci se plaignent de la difficulté à communiquer même la nuit avec la 8e compagnie.

Gallois m’appelle. Le système de rondes va recommencer. Quel ennui ! Enfin on verra bien. Du moins j’ai le plaisir de constater que je garde le statu quo cette nuit. Gallois par contre doit en faire une. Il me demande Pignol pour l’accompagner : j’accepte.

Il part donc, trichant d’une heure. Il est 8 heures du soir. Je lui conseille de voir les 5e et 7e et de laisser 6 et 8 à part.

Je fume attendant le retour de Pignol qui reparais en rigolant quoique le visage rempli de boue. On a du mal à distinguer les yeux, la bouche et le nez. Un fou rire me prend. Le malheureux garçon s’est aplati. Mais il a bon caractère et rit lui-même. Il se rend pour se débarbouiller à 25 m au ruisseau qui traverse le chemin. Je m’étends et m’endors en riant encore.


[1] Danès : abbé Danès, vicaire à Bergues comme en témoigne sa carte postale envoyée à Émile Lobbedey en avril 1915.

abbéDanès04-1915

7 janvier

Mais le lendemain matin, vers 8 heures, tandis que posément je me débarbouillais, un gendarme arrive accompagné de Gallois et de la bonne femme d’hier soir. Celui-ci constate qu’il n’y a aucun dégât, mais nous prie de quitter les lieux, car nous ne sommes que sous-officiers et la chambre doit être fermée.

Je n’y comprends rien à tout ce qu’il dit. Ce que je vois de plus clair, c’est qu’il faut décamper et que résister serait risquée une sanction.

Je quitte donc et descends dans l’escalier furieux contre cette femme que nous défendons de nos poitrines somme toute et qui, je le souhaitais à ce moment, auraient dû avoir affaire à l’ennemi pour la dresser un peu.

Enfin il faut avaler la salive dans ces cas-là, et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Je m’installe donc au rez-de-chaussée près de mon agent de liaison* Pignol. Je coucherai sur la paille, voilà tout. À un peu de confort, plus ou moins près… Ici c’est le nécessaire qu’il faut, le luxe est du superflu.

Je vais raconter la blague à quelques sous-officiers de la compagnie. L’adjudant Culine me force aussitôt, le charmant garçon, à venir loger dans sa chambre. J’accepte avec joie et installe mes bagages et mon fourniment près du sien et de celui de Lannoy sergent major. « Cette nuit » disent-ils « on mettra un matelas sur le parquet et le tour sera joué, chacun dormira bien ». Nous parlons du père Thomas, celui chez qui ils font popote et qui coupent les cheveux des Florentais et des poilus* avec un brio incomparable ; Culine a une façon de l’imiter qui fait rire aux larmes quand au milieu d’une coupe de cheveux il s’arrête pour discuter avec feu pour annoncer par exemple que des batteries japonaises sont à Florent ou qu’une grande offensive va se produire en Alsace le printemps prochain ou que Joffre a manqué d’être victime d’un attentat ou qu’on a arrêté à Florent deux espions qui faisaient des signaux, le tout suivi toujours du sempiternel « oui, Messieurs c’est comme je vous le dis ! ». Et une chose qui n’est pas à négliger, c’est que le père Louis trinque volontiers et qu’ensuite le soir autour de la table ce sont des conversations gaies ; on peut en juger par les rentrées tardives de mes amis qui rejoignent leur home bien après l’extinction des feux. Quant au père Louis, le propriétaire de la chambre, c’est un excellent homme, qui vit seul sourd comme un vieux pot est à qui la vieillesse a un peu obscurci les idées. Lui aussi estime beaucoup la dive bouteille et de ce fait Culine à son arrivée lui a arraché des larmes quand il la régalé « d’un vieux verre d’eau-de-vie » qui n’était autre que la « gnôle [1] » du poilu. De ce fait, après récidive, il est excessivement bien avec « le patron », comme il l’appelle, et jouit d’une liberté d’allure complète dans la maison. Sacré Culine ! Camarade aussi charmant, et loustic aussi fin que soldat brave et apprécié.

Lannoy est parti vers 8h30 en voiture à Sainte-Menehould afin de faire quelques achats pour la compagnie : il en profitera pour nous rapporter différentes choses qu’on ne peut se procurer ; lampes électriques en particulier, car il n’y a rien de plus désagréable que marcher dans l’obscurité et comme toujours se planquer dans un trou d’obus rempli d’eau, buté contre une soquette [2] ou glisser 10 m sur le dos. Personnellement nous envions le bon dîner à l’hôtel qu’il va se payer à notre santé.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Après avoir avalé le fond d’un litre de rhum dont Culine aimablement me régale, je rentre à la liaison du bataillon à temps pour le repas. J’annonce gaiement à Gallois que j’ai un logis ; je lui en veux de ne pas se servir de ses galons d’adjudant pour exiger certaines choses auxquelles il a droit et de se laisser traiter souvent comme un manant. Adjudant de bataillon, que diable, pas le poste de tout monde. Il eut fallu traiter aussi de Juniac, son prédécesseur ; il se serait mis dans une belle colère. À table j’apprends que le général Rabier [3] quitte notre division et se trouvent remplacés à notre tête par le général de division Guillaumat*. Quant au commandant Desplats, il reprend le commandement du régiment, le colonel de Bonneville quitte pour raisons de santé. Voilà des nouvelles importantes.

Dans l’après-midi nous recevons la visite du vaguemestre* Renaudin qui nous apporte comme toujours quantité de missives.

À 4 heures sur la place de Florent, notre musique donne une audition réussie. Le général de division nouveau venu et sur le seuil de sa demeure avec son état-major. Il est petit, trapu, le visage calme, même souriant ; il donne l’impression d’un homme de sang-froid, de réflexion, sur de lui-même. Le commandant Desplats se trouve parmi la foule des poilus à qui il cause ; petit comme il est, on aperçoit à peine les 4 galons du képi. À chaque morceau, il applaudit frénétiquement particulièrement les tambours et clairons qu’il interpelle. Quand la Marseillaise est terminée, il serre la main du chef de musique, Monsieur Legris.871_001

Le temps est toujours sombre, mais il ne pleut pas. Le soir tombe. Le repas se prolonge, vrai repas de famille. Vers 8 heures, l’adjudant Renaud nouveau venu de la 6e suivi de l’adjudant Drion de la même compagnie passe parmi nous et monte au premier. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces messieurs aux dires de Gallois occupent la chambre que nous venons de quitter ce matin. Furieux et n’y comprenant rien sinon l’imbécillité de notre adjudant de bataillon, je sors et vais me coucher chez le père Louis. J’y trouve Lannoy de retour de Sainte-Menehould, couché. Le pauvre garçon me dit d’une langue un peu éraillée qu’il a fait un excellent dîner.

Quant à Culine qui arrive une heure après, il rit aux larmes de voir le sergent Major dans un tel état. C’est pour nous une demi-heure de fou rire.


[1] Gnôle (Gniole, Gniaule) : Alcool fort, de tout type, consommé par les combattants.

[2] soquette : sens peu compréhensible du mot et ici de la phrase.

[3] Général Rabier : il s’agit de Charles Anselme Adolphe RABIER, dont le fichier LEONORE nous apporte quelques précisions. Vois ci-dessous :
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6 décembre

Aujourd’hui dimanche, Saint-Nicolas, nous nous promettons pour le soir une petite fête agrémentée d’une forte amélioration d’ordinaire.

Dans la matinée, un renfort arrive, composé en grande partie de jeunes soldats de la classe 1914. Le capitaine réunit dans la rue les nouveaux venus et leur adresse un petit speech auquel j’assiste. Je remarque Noël qui est caporal et un vieux brave de 50 ans, engagé volontaire, le caporal Marie que le capitaine félicite et cite à notre admiration de tous.

Je vais avec Carpentier à la grand-messe de 10 heures où l’aumônier divisionnaire qui chante la messe, fait à l’Évangile un magistral discours. 92493890Un mes amis, musicien brancardier, joue quelques morceaux de violon, accompagné à l’harmonica par le chef de musique, Monsieur Legris. Le sous-lieutenant Simon, de sa belle voix, chante également deux partitions.

À la sortie, je vois mon cousin Louis que j’accompagne à la popote où il m’offre un quart* de vin, « le pinard » réglementaire.

À midi, à table, ayant mis chacun la quote-part que j’ai versée, je mange à la popote* de mes amis sous-officiers de la compagnie. Ils ont une grande pièce, deux tables, deux bancs et un foyer. Elle leur sert de salle à manger et de salon de lecture. Je m’y amuse médiocrement et préfère de beaucoup la table de la liaison. D’ailleurs, notre popote est de beaucoup supérieure à la leur : j’ai toujours dit que Gauthier était un cuisinier hors-ligne.

Caillez est parti le matin en bicyclette à Sainte-Menehould pour le compte du capitaine Sénéchal. Il rentre l’après-midi et rapporte quelques bricoles, canifs, glaces, pipes, porte-cigarettes, blagues à tabac. Nous lui achetons tout.

Vers le soir, une note du colonel exprime le désir que des artistes qui se sentent un certain talent composent une chanson sur notre vie dans l’Argonne. Sollicité par mes camarades de l’entourage, je promets de tâcher de composer quelque chose.

Courquin nous quitte aujourd’hui. Il rend ses baguettes pour passer chef de section* et espère passer plus tard à la section des pionniers du régiment. On fêtera ses adieux en même temps que la Saint-Nicolas. Le caporal Menneval doit passer sergent fourrier tandis que Legueil reste caporal fourrier. Huvenois est nommé sergent major à la 6e compagnie.

Le soir, vers 6 heures, nous nous mettons à table, décidés à fêter dignement Saint-Nicolas. Tout se passe bien. À 10 heures, nous sommes encore à table : chacun y a été de sa ou de ses chansons et Pignol et Carpentier font merveille.

Enfin, quand tout est bu et mangé, on se décide à s’étendre pour reposer, car bientôt les tranchées* vont faire entendre leur appel.

La famille se compose actuellement de Gallois, sergent major, qui fait fonction d’adjudant et attend sa nomination, de Carpentier et moi, sergents fourriers* des 8e et 5e compagnies, Legueil et Jombart, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, Cailliez et Crespel, cyclistes, Gauthier, clairon cuisinier, René, agent de liaison de mitrailleuses, des agents de liaison en second des 5e et 7e, Pignol et Frappé ( ?). Quant à Jacques, maréchal des logis de liaison près le chef de bataillon, il fait partie de notre société au repos. Lors des séjours aux tranchées, il est à la Grange aux bois avec les ordonnances et les chevaux des officiers du bataillon. C’est donc une véritable famille où malgré une note discordante, d’ailleurs peu fréquente, tout le monde s’entend parfaitement.

9 octobre

Relève au Bois de la Gruerie

Hier soir au ravitaillement, nous avons touché pour la première fois du chocolat.
C’est délicieux ! Et ce matin, on en fait pour le déjeuner. Tout nous est nouveau, et tout nous semble bon.

Dans la matinée, Renaudin, vaguemestre*, apporte des colis à distribuer aux compagnies. Mon cousin Louis en reçoit quatre. Je les lui porte, heureux pour lui. Il a du chocolat qu’il partage avec moi. Nous avons les larmes aux yeux de contentement. Je place ma petite réserve de chocolat dans mon sac.

Le cycliste Caillez alla hier à Sainte-Menehould. Il nous a apporté des canifs [1]. On commence à se monter petit à petit.

On annonce le départ pour le soir. Cela nous donne froid. On était bien ici et après quinze jours de tranchées*, on espérait avoir encore quelques jours de repos.

Dans l’après-midi, je vais communiquer une note au capitaine Claire de la 6e compagnie. J’ai un peu la crainte de quelques représailles. Je le trouve dans un pavillon, occupé à jouer aux cartes avec ses officiers. Il est charmant pour moi. Je le trouve donc moins terrible qu’on le dit.

Mon cousin m’apporte Le Nord Maritime de Dunkerque du 26 septembre. Le colis a donc mis 12 jours pour arriver. C’est une joie pour moi de lire un journal du pays ; car plus d’une fois, sans nouvelles, il m’a semblé être un pauvre exilé.

Vers le soir, avant le départ, le vaguemestre m’apporte un paquet de lettres pour la compagnie. J’y trouve une lettre pour moi et un mandat qui certes est le bienvenu.

Nous apprenons en même temps que le commandant Jeannelle est malade. Le médecin major de 1ère Cl., Mialaret, du régiment est venu le voir et lui a défendu de nous suivre. Le capitaine Sénéchal reprend donc momentanément le commandant du bataillon.

Vers 6 heures 30 nous partons, ayant eu le temps de voir arriver les fourriers* d’un bataillon du 120e qui nous succède ici.

Avant de quitter, nous avions touché une dizaine de couvertures par compagnie. C’est peu, mais bientôt on en touchera d’autres, dit-on. J’ai pour mon compte personnel la couverture du gourbi* devant Servon. Je ne l’abandonnerais pas pour un empire.

C’est de nouveau la marche à travers champs. Le temps a été beau ces derniers jours. Le terrain est sec et le clair de lune aidant, la marche est assez rapide.

Nous tombons bientôt sur une route qui, vers 9 heures du soir, nous amène au village de La Harazée.

CP-LaHarazee3Après une bonne pause, nous prenons une route montante à travers bois. Le capitaine Rigault est en tête de notre caravane avec le capitaine Sénéchal. Il fait sombre et on ne voit pas à deux pas devant soi. Parfois une balle perdue vient s’aplatir près de nous contre un arbre. On fait bientôt une nouvelle pause afin de savoir si tout le monde suit. En effet, en colonne par deux et en silence.

Nous repartons, butant aux souches, enfonçant parfois dans un trou d’obus rempli d’eau, nous baissant instinctivement quand une balle siffle. De guerre lasse, le capitaine Rigault, n’y voyant rien, fait fonctionner sa lampe électrique malgré les hauts cris du capitaine Sénéchal qui déclare qu’on va se faire repérer.

J’apprends que nous devons relever le 120e.

Plusieurs d’entre nous butent contre une souche et tombent. Chaque fois, malgré tout, ce sont des rires en sourdine.

Combien de temps marchons-nous ainsi, clopin-clopant et tâtonnant dans l’obscurité ? Je l’ignore, mais depuis longtemps je désespère d’arriver, car le capitaine Rigault qui a assumé la charge de nous conduire, n’a pas l’air très fixé sur le chemin à suivre.

Nous arrivons à une carrière que nous traversons, obligés cependant de nous coucher maintes et maintes fois car les balles sifflent nombreuses et on entend distinctement la fusillade qui crépite.

Enfin une large pause ! Nous sommes au poste du colonel ! Il est certainement 11 heures du soir.

Nous continuons 600 mètres et rencontrons du monde. Nous sommes arrivés au PC du bataillon. Les compagnies suivent vaille que vaille. C’est la 7e, la 8e, enfin la 5e. La 6e reste en réserve au PC du colonel. Je suis la compagnie qui est conduite à son emplacement par un agent de liaison*. À mi-route, le capitaine me dit que le lieutenant Girardin et sa section* a disparu et que je dois me mettre à sa recherche.


[1] Canif : petit couteau de poche, dont la lame se replie dans le manche.canif

15 septembre

Nous quittons au petit jour et reprenons la grand-route de Vitry-le-François vers Sainte-Ménéhould. Le temps est gris, il pluvine un peu. La troupe recommence à sentir les mêmes fatigues qu’au moment de la retraite. Depuis longtemps nous portons le sac, ne voulant pas le confier à des chariots, avec neuf chances sur dix de ne plus le revoir.

Beaucoup ont un sac boche et en majeure partie, tout le monde a un sac.
Mais que contient-il [1] ? Peu de linge certes ; quelques provisions bien maigres peut-être. Enfin, on a un sac qui est comme un ami, son chez soi, dans la dure vie que nous menons. De plus, c’est commode, cela vous sert d’oreiller la nuit et de siège dans les pauses et les grands stationnements.

Nous revoyons bientôt des endroits qui nous reviennent à la mémoire, en particulier la gare de Sainte-Ménéhould et le pont que nous traversons.

CP-SteMenehould-pontExtrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous faisons la pause. Il peut être 8 heures et demie. Nous repartons bientôt et traversons la ville.

À l’entrée d’une rue, des jeunes filles ont leur tablier rempli de fruits.

En deux minutes, c’est distribué. Un peu plus loin, nous passons devant un établissement d’éducation hospice ; les bonnes sœurs sont à la porte avec des paniers remplis de tranches de bon pain. La séance recommence. En deux minutes, c’est enlevé. Je leur dis de songer à la queue de la colonne qui n’a jamais rien.

Nous sommes dépourvus de tabac depuis deux jours. Le cycliste file dans toutes les directions. Il nous rejoint à la sortie de la ville, bredouille. Les débits sont fermés et deux ouverts étaient vides. Cela pèse beaucoup aux fumeurs.

Nous faisons une longue pause à la sortie. Il peut être 10 heures. La ville commence à s’animer ; à notre passage, en battant en retraite, c’étaient le deuil et la mort. A défaut de tabac, nous avons quelques bouteilles de vin ; on les boit avec le bout de pain des bonnes sœurs et les fruits des habitants.

Il est midi quand nous repartons. Nous filons vers on ne sait où. Toujours en avant ! Il y a quelque temps, c’était la fuite éperdue.

À différentes reprises, nous faisons de longues pauses. On dirait que l’ennemi est proche. Nous arrivons bientôt à La Neuville-au-Pont que nous traversons sans nous arrêter.

Des patrouilles* circulent en tous sens.Gallica-patrouille

Nous avons à gauche un petit bois qui est fouillé ( ?). Nous faisons une nouvelle pause durant laquelle une patrouille amène un boche qui peut à peine se tenir debout.

PrisonnierAlld Il déclare au sergent Gibert, interprète, qu’il a été abandonné là ce matin. On lui prend ses armes, des boutons, etc. Il se laisse faire en souriant et a l’air d’être content. C’est une « bonne patte ». On l’amène avec nous. Les boches ont, pour protéger le canon de leur fusil de la pluie, un petit système posé sur le bout du canon. EmboutFusilAlldLe chapeau de cet appareil peut s’ouvrir pour tirer.

C’est la première fois que nous voyons cela et le boche en souriant nous montre le système.

Bientôt, nous nous arrêtons longuement. Le soir va tomber. On se demande ce qu’on va faire.

Enfin, nous partons, fourriers* ensemble, vers un village distant de 4 km afin d’y faire le cantonnement*. Des troupes y sont déjà. Il peut être 8 heures. À la mairie, on a quelques indications sur le coin désigné par l’état-major pour nous.

Vers 9 heures, une lanterne à la main, je reçois la compagnie sur la route. Tout le monde s’installe. Il pleut un peu. Pas de ravitaillement. Le village doit être Vienne-la-Ville.CP-VienneLaVille4


[1] Le Havresac et son contenu : en savoir plus à cette adresse http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-equipement.htm#havresac

 

5 septembre

Nous quittons dans la nuit. Il peut être 3 heures du matin.

Pour la première fois, des chariots sont prêts, conduits par des gens du pays réquisitionnés afin de transporter les havresacs [1]. Nous sommes des plus heureux de la décision prise.

La marche est rapide aussi. Chacun commence à être blasé. Fini les marches en colonnes par quatre, bien alignées. C’est un véritable troupeau de gens qui boitent, en regardant le sol et fixant d’un œil désespéré l’horizon. La vue d’un village donne parfois un faible espoir, une grand’halte, peut-être le cantonnement*. Mais on a déjà éprouvé tant de désillusions… Chacun est blasé.

Nous traversons rapidement un village. Il est aussi mort que les autres. À part quelques habitants, tout le monde est parti, fuyant devant l’ennemi. C’est ? .

Nous sommes sur la route de Vitry-le-François. Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Givry-en-Argonne.

Bientôt nous rencontrons un grand convoi de chevaux, blessés ou malades, conduits par quelques chasseurs à cheval.chevauxBlessesNous faisons la pause. Un chasseur nous dit que les chevaux sont conduits en Bretagne pour être retapés et qu’ils proviennent des combats de Belgique. Ils ont été débarqués à Sainte-Menehould. Nous poursuivons notre route, avec le vif désir de croquer quelques fruits que nous voyons, mais toujours défense d’y toucher.

La route devient longue. Pas étonnant qu’on nous ait dispensés de nos havresacs. Nous filons donc vers Vitry-le-François.

Il est 8 heures, le soleil est brûlant. On fait la pause dans un petit pays qu’on appelle Saint-Mard. Je rentre dans une demeure où je prends ce qui reste de mieux : un bout de fromage et quelques pommes que les habitants, deux bons vieux, me donnent pour 0,50.

Nous continuons notre marche rapide. Au milieu du village, l’adjudant Simon, promu sous-lieutenant, rencontre le lieutenant Werner à cheval. Celui-ci le félicite de la main.

Soudain nous obliquons à gauche. On quitte donc la route de Vitry-le-François. Je vois Bar-le-Duc sur les bornes kilométriques.

C’est à croire que nous sommes fous de filer ainsi, car jamais nous n’avons été agrippés aux boches.

Vers 11 heures, nous arrivons à Nettancourt où nous faisons une petite pause. Nous obliquons un peu plus loin à gauche. Vers midi, nouvelle pause, nouveau village, Vroil. On continue encore, il fait chaud, il faut bien pourtant que nous fassions grand’halte. On dit que c’est au prochain village.

Il est 13 heures quand nous arrivons dans un petit village que les bornes avaient peu à peu rapproché de nous. C’est Bettancourt-la-Longue.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

On va y faire sans doute le cantonnement* car nous avons bien fait 25 km déjà. A droite du centre du bourg, se trouve une petite hauteur. On s’y installe. Ceux qui ont quelque chose à faire cuire peuvent faire du feu.

Beaucoup de fruits ; malgré la défense, on chipe quelques pommes. Le soleil est brûlant et, à l’ombre, on s’assoupit. Nous sommes fatigués car on a bien fait une vingtaine de kilomètres.

16795255Il peut être 3 heures de l’après-midi quand un grand rassemblement se forme. On amène un uhlan* qui vient d’être pris blessé. Nous l’apercevons à peine, il est emmené. Une demi-heure après, nous quittons à la hâte nos emplacements. Nous suivons une route, puis nous enfonçons dans les champs jusqu’à un verger qui se trouve sur une petite colline. Nous dépassons celle-ci et nous arrêtons sur le flanc opposé, divisés par petits paquets, aux aguets, avec sentinelle* double à la crête.

On se demande ce qu’on fait. Certains disent que la cavalerie ennemie est derrière nous, d’où le uhlan prisonnier.

Insouciants, beaucoup simulent un besoin pressant et reviennent les poches remplies de prunes.

Le temps est splendide. Il fait chaud. Nous nous replions peu après et arrivons près d’un village.

Ce village doit être Raucourt [-sur-Ornain]. On se cache dans les fossés longeant la route : nous sommes toujours avec le commandant Saget. Les compagnies occupent les lisières du village : la mienne, la 5e, se trouve dans plusieurs jardins, cachée derrière des haies.

Nous voyons soudain des pelotons de chasseurs à cheval aller et venir le long de la route.

Dragons

Reconnaissance de Cavalerie Cuirassier, arbres hachés par l’artillerie – (France ou Belgique) 1914

Il peut être 5 heures et demie quand une auto arrive au centre du village où nous nous tenons avec le commandant. Le général Lejaille*, commandant la brigade, en descend. Le colonel Rémond le reçoit ; ils parlent. Peu après, l’auto repart avec le général assis près du chauffeur et j’entends le brigadier dire en riant au colonel, « Vous voyez, je suis passé agent de liaison* ».

Le crépuscule commence. Nous partons en hâte. Cela devient inquiétant et très fatigant. Pourtant, tout a été calme et aucun coup de feu n’a été entendu.

Nous avons espoir que le cantonnement est tout près. Nous passons un pont sur une petite rivière, l’Ornain. On marche, au début, avec énergie.

Mais il est 8 heures et toujours rien. A peine une pause de quelques minutes et on repart. La nuit est noire, on ne voit aucune borne kilométrique, c’est désespérant.

Enfin vers 9 heures, des lumières. Le commandant que nous suivons est de beaucoup en avance sur la colonne du bataillon. Nous arrivons dans une agglomération extraordinaire. Nous rencontrons des troupes de toutes espèces. Ceci joint à une grande obscurité nous abrutit et nous enlève une partie de notre bon sens. Nous n’avons qu’une idée, ne pas nous perdre, et nous ne pensons plus au bataillon qui nous suit à plus d’un kilomètre.

Nous passons une voie ferrée et, à la faible lueur des lumières, nous voyons quelques cheminées d’usines.

Puis nous passons un assez grand pont au-dessus d’une rivière dont les eaux roulent avec fracas, « le Saulx », nous dit le commandant. La ville est Sermaize-les-Bains.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous entrons par les rues obstruées d’hommes, de chevaux et de véhicules. Soudain, je vois un café ouvert. Je ne puis résister à la spontanéité de mon geste. Avant d’y songer, je suis au comptoir. C’est un débit de tabac où on donne à boire. Je commande à la hâte une grenadine. J’étais suant, soufflant, rendu ; j’avale à la hâte la boisson et ne songe même pas à acheter des cigarettes.

Je cours dans la direction suivie par la liaison. C’est une rue montante. Heureusement je tombe dans la compagnie de tête du bataillon, la 5e compagnie, la mienne, je ne suis pas perdu.

On continue à marcher ; tout le monde est à bout. Enfin la pause !

Je suis près du capitaine qui tombe presque de cheval.

Il sonne à la porte d’une riche maison, dans le genre d’un château, et j’entends le colloque.

Le capitaine, affamé, demande à la jeune dame qui ouvre, sans doute la jeune fille de la maison, quelque chose par charité. La dame lui apporte deux œufs crus et un crouton de pain, n’ayant que cela. Elle lui demande en retour ce qu’elle doit faire avec sa vieille mère.

Le capitaine lui répond de filer le soir même. C’est son merci.

Nous repartons bientôt. Il est 10 heures du soir au moins. Réellement, c’est à perdre la tête que marcher ainsi continuellement. Après 1 km de marche, nous nous arrêtons. Je retrouve la liaison et le commandant. Celui-ci nous dit qu’on bivouaque ici.

J’avise un fossé et m’y installe sans m’occuper du reste. Je suis à bout.

Une demi-heure après, je suis réveillé par Jacques, le maréchal des logis de liaison. On va plus loin.

Comme des automates on repart. Je m’accroche à l’étrier du cheval du maréchal des logis. Le commandant nous entraîne, nous disant de marcher vite afin de devancer la colonne et de pouvoir faire parfois la pause.

À chacun des kilomètres parcourus, nous nous arrêtons trois minutes. C’est pour se coucher aussitôt sur le bord de la route.

Celle-ci nous semble longue. Combien de parcours avons-nous fait aujourd’hui ? Je l’ignore.

Mais nous sommes partis vers 3 heures ce matin ; il est minuit ; nous sommes encore en route.

Il est près d’1 heure du matin quand nous arrivons dans un petit pays. On s’installe où on peut, ouvrant les granges, les écuries, les maisons, malgré les protestations des habitants qui dormaient paisiblement.

La liaison couche dans une petite grange pleine de paille. On ne s’occupe de rien, on s’étend équipés, on dort aussitôt.

Pour cette fois, chacun a fait son cantonnement* soi-même.


[1] Havresac : Sac se portant sur le dos, contenant l’équipement du fantassin en campagne ou en manœuvre.

havresac1. Havresac contenant les effets personnels du soldat (linge, produits d’hygiène, etc.).
2. Paire de brodequins de rechange, dotés d’une épaisse semelle cloutée.
3. Tente de toile que les soldats prennent souvent l’habitude d’utiliser comme un vêtement imperméable qu’ils disposent par-dessus leur capote.
4. Piquets et sardines.
5. Hache à main.
6. Couverture de campement.
7. Gamelle individuelle.
8. Seau en toile.

Source : http://crdp.ac-amiens.fr/pensa/1_2_case3.php


Pour en savoir plus sur l’équipement du fantassin : http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-equipement.htm

 

3 septembre

Passage à Sainte-Ménéhould

Nous partons dans la nuit, j’ignore l’heure. Moitié réveillé, moitié dormant, on marche sans penser. Où est-on ? Où va-t-on ? Peu nous importe. Ce que nous savons, c’est qu’on ne dort pas, ne mange pas, ne se bat pas et marche tout le temps. Il faut avoir le caractère bien fait pour avaler sa salive sans rien dire et le cœur solide pour conserver toute sa lucidité.CP-VienneLaVille936_001

L’aube se lève. Nous faisons grand’halte à la sortie d’un gros bourg. C’est Vienne-la-Ville, dit-on. Nous avons eu grand mal pour y entrer. Il a fallu passer à travers champs car une autre C.A. en bouchait l’entrée. Pour la première fois, je vois un aumônier militaire [1] à cheval, à trois galons.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Défense formelle du capitaine de manger du fruit sinon conseil de guerre.

Nous pouvons faire du feu. Les rares escouades* à qui il reste du café en font. On envie ceux qui peuvent boire du café chaud.

Je m’introduis dans une maison malgré toute défense et réussis à manger une omelette de deux œufs et boire du café. Cela me coûte 2 francs, mais je suis heureux comme un prince. Je rejoins la troupe stationnée et tout se passe bien. Au moins, mon estomac est un peu calmé.

Devant nous passent plusieurs régiments, les 101e, 102e, 103e. On dit qu’ils embarquent à Sainte-Menehould pour Paris. Ils sont bien fatigués aussi. La jalousie parle ; on dit que ce sont toujours les mêmes qui ne font rien.

Nous repartons clopin-clopant. Le temps est pluvieux. Il peut être 7 heures. C’est de nouveau la marche forcée. La route est bonne heureusement. On voit du pays après tout, mais au prix de fatigues incroyables.

Il peut être 11 heures. La pluie a cessé de tomber. Nous sommes sur la place de Sainte-Ménéhould que nous traversons sans nous arrêter. Tout ou presque tout est fermé.
CP-SteMenehould14Quelques rares privilégiés peuvent se lancer dans un débit de tabac. Il n’y a malheureusement plus que du papier à cigarettes.

Jamesse, mon caporal fourrier*, réussit à acheter quelques bouteilles de vin. On les fourre dans les musettes. C’est une aubaine.

Nous voici non loin de la voie ferrée. Il y a une côte à monter et un pont qui se trouve au-dessus de la voie ferrée. Au haut de la côte, nous faisons une pause et pouvons assister à l’embarquement de troupes que nous jalousons. Nous surplombons la gare qui se trouve à droite.CP-SteMenehould-gare

faisaceaux-35708228Le campement repart bientôt. J’en fais partie. Un soleil de plomb vient de se montrer. À 2 kilomètres, nous formons les faisceaux* dans un pré où de grands arbres donnent de l’ombre. On est heureux de pouvoir s’étendre ; beaucoup dorment. Tous, nous éprouvons de grandes difficultés à marcher.

Bientôt les fourriers sont appelés. Il est 3 heures de l’après-midi. Le cantonnement* est fait quand le régiment arrive. Nous sommes à Verrières.

Je rejoins la compagnie. Le capitaine Aubrun est descendu de son cheval et déjà occupé à dormir dans une grange avoisinante.

J’ai retenu un lit pour moi ; j’invite mon cousin Louis à le partager. Le sergent major Lannoy apprend cela et vient me dire que le capitaine a déclaré qu’il fallait un bureau de compagnie et qu’il avait exigé que lui, sergent major, eût le lit. Je n’insiste pas. Le procédé n’est pas flatteur. Louis et moi coucherons sur le grenier dans de la paille.

Nous mangeons du pain et buvons quelques bols de lait, mon cousin et moi, et nous couchons aussitôt. Il peut être 7 heures. Les gens sont très aimables pour nous et désapprouvent l’égoïste Lannoy.


[1] Aumônier militaire : ecclésiastique attaché à l’armée pour y assurer le service religieux et l’instruction religieuse.