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13 septembre – Chapitre V La poursuite

Dans la nuit, je communique au sergent major Lannoy l’ordre de départ pour 3 heures du matin. Il couche avec la liaison dans une étable.

À, je vais prendre le jus à la ferme où tout le monde est sur pied et les cuisiniers ont déjà allumé du feu : le café est bientôt prêt. Le capitaine tonne parce qu’il n’a pas été averti par sa liaison de l’ordre de départ.

Cafe-popoteLe temps est maussade. La pluie a cessé de tomber, mais les routes sont boueuses et les terrains détrempés.

En route, il recommence à pleuvoir un peu. Le capitaine Sénéchal se dit malade. Le colonel et son état-major nous dépassent.

Vers 6 heures, nous passons dans un village où se trouve rassemblé beaucoup d’artillerie. Ce doit être Serupt. Nous faisons des minutes de pause et repartons en tournant à droite. Le village, pas plus que Saint-Vrain, ne nous semble pas démoli.

Bientôt, c’est un autre village qui a bien souffert, Saint-Lumier. Nous continuons la route à la même vitesse que pendant la retraite, mais avec cette différence que nous sommes plus dispos et plus contents : on poursuit l’ennemi.

Il est 8 heures du matin. Bientôt le bruit circule qu’il y a un cadavre boche sur la route. En effet, bientôt, nous le rencontrons, étendu près du fossé.

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Cadavre allemand entre Villeroy et Neufmontiers – 1914

Nous rencontrons ensuite un artilleur qui déclare que nous verrons quelque chose plus loin.

En effet, bientôt, le long de la route, nous voyons une tranchée, puis deux, trois et plusieurs remplies de cadavres français et allemands mêlés.

Je vois un français et un boche, morts tous deux, s’étant mutuellement et en même temps enfilés à la baïonnette ; ils ont gardé la position de la garde et tiennent chacun leur fusil.

Tout le long de la route, cela continue ainsi. Les fossés, tous les 15 mètres, montrent un ou deux cadavres, amis ou ennemis.

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Cadavres allemands sur les champs de bataille de la Marne, près d’Etrepilly (C) Paris – Musée de l’Armée

Dans les champs, ce ne sont que nombreuses tâches, soit vertes (allemand), soit rouges (français), le tout faisant un mélange indéfinissable et horrible à voir.

Soudain, nous montons une colline. Presqu’à la crête, sur la gauche de la route, je vois une section de cinquante français, alignés par quatre, le fusil entre les mains, baïonnette au canon dans la position couchée. On dirait qu’ils dorment ; ils sont tous tués ; fauchés ont-ils sans doute été par une mitrailleuse.

CP-Maurupt4-0914Nous descendons vers un gros village. Ce sont encore des champs entiers où nous voyons des cadavres ennemis en très grand nombre, ainsi que beaucoup de chevaux tués et des caissons d’artillerie abandonnés.

Nous traversons le village de Maurupt. Un soleil d’été s’est levé. La route est sèche. Dans le village, nous voyons des fils téléphoniques coupés, des poteaux abattus et sur la place, une quantité d’obus non tirés, obus boches sans doute, et de douilles. Le village est entièrement démoli.

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Nous faisons la pause et constatons qu’à part quelques murs encore debout, tout est rasé.

Des civils et des infirmiers militaires sont occupés à terrasser. Nous en voyons d’autres qui circulent avec des brancards, transportant des cadavres.

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Anonyme, La relève des cadavres et des blessés sur les champs de bataille de la Marne. Sept. 1914

Le long du mur d’une maison, nous trouvons un boche assis sur une chaise, occupé de plumer un poulet. Il est mort, asphyxié sans doute, et a gardé sa position.

Nous continuons notre route. Il peut être 11 heures.

Au sortir du village, nous faisons un coude à gauche. A droite, nous avons un talus. Au pied de ce talus, nous ne voyons que des cadavres français ; beaucoup sont tout noircis par la fumée d’obus ; beaucoup présentent d’horribles blessures.CP-Maurupt7-0914
Le long de la route, nous voyons quelques chevaux morts qui dégagent une odeur insupportable.CP-Maurupt3-0914
À gauche, d’immenses pâturages s’étendent, parsemés de boqueteaux : ce sont encore quantité de cadavres tombés dans la position de combat.

Nous apercevons quelques cadavres boches. En route, je ramasse un sac de soldat allemand. Il remplacera celui que j’ai perdu.

Tout cela nous donne, à chefs et soldats, de fortes émotions.

Vers midi, nous arrivons à Pargny-sur-Saulx.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous arrêtons assez longuement à l’entrée du pays. Une maison est ouverte. Je rentre par la cour et le jardin de derrière. Tout est au plus sale ; les boches ont fait leurs besoins partout. Dans l’intérieur de la maison, c’est le plus grand désordre. Dans un bureau, tout est saccagé et quantité de papiers jonchent le sol. Dans une autre pièce, les sièges sont cassés et une magnifique armoire à glace a été enfoncée à coups de bottes, des débris de glace jonchent le sol partout. Dans une troisième pièce, le linge jonche le sol, mêlé avec de belles robes, de grands manteaux et des chapeaux de femmes souillés et piétinés. Je trouve une paire de bas potables, je les mets au-dessus de mes chaussettes trouées. Pas de linge d’homme. Je me demande si un jour je saurai résoudre le problème de changer de linge avec une seule chemise pour toute fortune et il commence pourtant à être temps car je la porte depuis le 15 août. Dans la cuisine, quelques-uns font cuire des fruits, ayant réussi à allumer le feu. Je m’approprie un petit bouteiller boche que je place dans mon sac. L’aspect du pays est lamentable. Il ne reste rien que des murs calcinés. Nous traversons une rue entière : ce ne sont que murs noircis par l’incendie, rien n’a échappé.

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Pargny-sur-Saulx, images extraites de « Les champs de bataille de la Marne » – Gervais Courtellemont – 1915 (?)

Une chose qui me frappe et me restera toujours devant les yeux, est une poupée, les bras ouverts, qui est suspendue à une fenêtre du premier ; l’établissement est vaste ; et a l’air de nous regarder tristement passer. Comment est-elle là ? Ironie de boche ou ironie du sort.

Nous traversons bientôt [la] Saulx. Une auto est arrêtée près du pont, démolie. Près du pont, à droite, se trouve une maison d’automobiles qui a échappé à l’incendie mais qui est littéralement dévastée et saccagée.

Nous faisons halte à nouveau. Il est 1 heure de l’après-midi.

Le temps se maintient beau.

Dans l’après-midi, nous repartons et voyons bientôt des caissons d’artillerie en assez grandes quantités, abandonnés dans les champs. Dans un champ, à droite de la route, nous voyons des tables et quantité de chaises. Un peu plus loin, nous faisons halte près d’un bois, attendant de repartir. Bientôt, on appelle le campement des trois bataillons. Je pars en tête.

Nous montons une côte et arrivons bientôt dans un village que nous traversons. Beaucoup de gens du pays sont aux portes, ils nous saluent. Nous continuons vers Bettancourt-la-Longue où nous devons cantonner. Le village passé doit être Alliancelles.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Il peut être 5 heures quand nous arrivons. On s’installe dans un pré, sur la gauche, à l’entrée du village. Il commence à pleuvoir. On attend longtemps et nous nous mettons à l’abri. Bientôt, le cantonnement* est fait : je loge la compagnie dans une vaste grange de ferme, la popote* des officiers, le capitaine dans la maison d’habitation avec le lieutenant Lambert. Simon et Pécheux, dans une maison en face. Les habitants s’excusent, les allemands ont pillé pas mal. Ils sont partis la nuit précédente. Il ne cesse de pleuvoir, c’est un temps de bourrasque.

Bientôt, la compagnie est installée. La liaison, nous avons trouvé une modeste maison chaumière où habitent deux vieux qui n’ont plus rien et qui nous racontent quelques atrocités, toujours viols, commis au passage de l’ennemi. Nous partageons ce qui nous reste, un peu de café et quelques pommes de terre. Dehors, une pluie diluvienne ne cesse de tomber. On mange les pommes de terre, prend le café sans sucre. Heureusement que le feu de bois brûle bien et qu’il fait chaud. Je m’endors au coin du feu sur la table, en attendant le ravitaillement qui n’arrive pas. De guerre lasse, je pars dans la grange avoisinante où Jacques a trouvé un coin. On s’endort dans la paille, mais il fait froid. Quel temps !

Je songe aux miens. Jamais de lettres. J’écris de temps en temps une carte, un bout de papier. Cela arrivera-t-il ?

5 septembre

Nous quittons dans la nuit. Il peut être 3 heures du matin.

Pour la première fois, des chariots sont prêts, conduits par des gens du pays réquisitionnés afin de transporter les havresacs [1]. Nous sommes des plus heureux de la décision prise.

La marche est rapide aussi. Chacun commence à être blasé. Fini les marches en colonnes par quatre, bien alignées. C’est un véritable troupeau de gens qui boitent, en regardant le sol et fixant d’un œil désespéré l’horizon. La vue d’un village donne parfois un faible espoir, une grand’halte, peut-être le cantonnement*. Mais on a déjà éprouvé tant de désillusions… Chacun est blasé.

Nous traversons rapidement un village. Il est aussi mort que les autres. À part quelques habitants, tout le monde est parti, fuyant devant l’ennemi. C’est ? .

Nous sommes sur la route de Vitry-le-François. Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Givry-en-Argonne.

Bientôt nous rencontrons un grand convoi de chevaux, blessés ou malades, conduits par quelques chasseurs à cheval.chevauxBlessesNous faisons la pause. Un chasseur nous dit que les chevaux sont conduits en Bretagne pour être retapés et qu’ils proviennent des combats de Belgique. Ils ont été débarqués à Sainte-Menehould. Nous poursuivons notre route, avec le vif désir de croquer quelques fruits que nous voyons, mais toujours défense d’y toucher.

La route devient longue. Pas étonnant qu’on nous ait dispensés de nos havresacs. Nous filons donc vers Vitry-le-François.

Il est 8 heures, le soleil est brûlant. On fait la pause dans un petit pays qu’on appelle Saint-Mard. Je rentre dans une demeure où je prends ce qui reste de mieux : un bout de fromage et quelques pommes que les habitants, deux bons vieux, me donnent pour 0,50.

Nous continuons notre marche rapide. Au milieu du village, l’adjudant Simon, promu sous-lieutenant, rencontre le lieutenant Werner à cheval. Celui-ci le félicite de la main.

Soudain nous obliquons à gauche. On quitte donc la route de Vitry-le-François. Je vois Bar-le-Duc sur les bornes kilométriques.

C’est à croire que nous sommes fous de filer ainsi, car jamais nous n’avons été agrippés aux boches.

Vers 11 heures, nous arrivons à Nettancourt où nous faisons une petite pause. Nous obliquons un peu plus loin à gauche. Vers midi, nouvelle pause, nouveau village, Vroil. On continue encore, il fait chaud, il faut bien pourtant que nous fassions grand’halte. On dit que c’est au prochain village.

Il est 13 heures quand nous arrivons dans un petit village que les bornes avaient peu à peu rapproché de nous. C’est Bettancourt-la-Longue.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

On va y faire sans doute le cantonnement* car nous avons bien fait 25 km déjà. A droite du centre du bourg, se trouve une petite hauteur. On s’y installe. Ceux qui ont quelque chose à faire cuire peuvent faire du feu.

Beaucoup de fruits ; malgré la défense, on chipe quelques pommes. Le soleil est brûlant et, à l’ombre, on s’assoupit. Nous sommes fatigués car on a bien fait une vingtaine de kilomètres.

16795255Il peut être 3 heures de l’après-midi quand un grand rassemblement se forme. On amène un uhlan* qui vient d’être pris blessé. Nous l’apercevons à peine, il est emmené. Une demi-heure après, nous quittons à la hâte nos emplacements. Nous suivons une route, puis nous enfonçons dans les champs jusqu’à un verger qui se trouve sur une petite colline. Nous dépassons celle-ci et nous arrêtons sur le flanc opposé, divisés par petits paquets, aux aguets, avec sentinelle* double à la crête.

On se demande ce qu’on fait. Certains disent que la cavalerie ennemie est derrière nous, d’où le uhlan prisonnier.

Insouciants, beaucoup simulent un besoin pressant et reviennent les poches remplies de prunes.

Le temps est splendide. Il fait chaud. Nous nous replions peu après et arrivons près d’un village.

Ce village doit être Raucourt [-sur-Ornain]. On se cache dans les fossés longeant la route : nous sommes toujours avec le commandant Saget. Les compagnies occupent les lisières du village : la mienne, la 5e, se trouve dans plusieurs jardins, cachée derrière des haies.

Nous voyons soudain des pelotons de chasseurs à cheval aller et venir le long de la route.

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Reconnaissance de Cavalerie Cuirassier, arbres hachés par l’artillerie – (France ou Belgique) 1914

Il peut être 5 heures et demie quand une auto arrive au centre du village où nous nous tenons avec le commandant. Le général Lejaille*, commandant la brigade, en descend. Le colonel Rémond le reçoit ; ils parlent. Peu après, l’auto repart avec le général assis près du chauffeur et j’entends le brigadier dire en riant au colonel, « Vous voyez, je suis passé agent de liaison* ».

Le crépuscule commence. Nous partons en hâte. Cela devient inquiétant et très fatigant. Pourtant, tout a été calme et aucun coup de feu n’a été entendu.

Nous avons espoir que le cantonnement est tout près. Nous passons un pont sur une petite rivière, l’Ornain. On marche, au début, avec énergie.

Mais il est 8 heures et toujours rien. A peine une pause de quelques minutes et on repart. La nuit est noire, on ne voit aucune borne kilométrique, c’est désespérant.

Enfin vers 9 heures, des lumières. Le commandant que nous suivons est de beaucoup en avance sur la colonne du bataillon. Nous arrivons dans une agglomération extraordinaire. Nous rencontrons des troupes de toutes espèces. Ceci joint à une grande obscurité nous abrutit et nous enlève une partie de notre bon sens. Nous n’avons qu’une idée, ne pas nous perdre, et nous ne pensons plus au bataillon qui nous suit à plus d’un kilomètre.

Nous passons une voie ferrée et, à la faible lueur des lumières, nous voyons quelques cheminées d’usines.

Puis nous passons un assez grand pont au-dessus d’une rivière dont les eaux roulent avec fracas, « le Saulx », nous dit le commandant. La ville est Sermaize-les-Bains.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous entrons par les rues obstruées d’hommes, de chevaux et de véhicules. Soudain, je vois un café ouvert. Je ne puis résister à la spontanéité de mon geste. Avant d’y songer, je suis au comptoir. C’est un débit de tabac où on donne à boire. Je commande à la hâte une grenadine. J’étais suant, soufflant, rendu ; j’avale à la hâte la boisson et ne songe même pas à acheter des cigarettes.

Je cours dans la direction suivie par la liaison. C’est une rue montante. Heureusement je tombe dans la compagnie de tête du bataillon, la 5e compagnie, la mienne, je ne suis pas perdu.

On continue à marcher ; tout le monde est à bout. Enfin la pause !

Je suis près du capitaine qui tombe presque de cheval.

Il sonne à la porte d’une riche maison, dans le genre d’un château, et j’entends le colloque.

Le capitaine, affamé, demande à la jeune dame qui ouvre, sans doute la jeune fille de la maison, quelque chose par charité. La dame lui apporte deux œufs crus et un crouton de pain, n’ayant que cela. Elle lui demande en retour ce qu’elle doit faire avec sa vieille mère.

Le capitaine lui répond de filer le soir même. C’est son merci.

Nous repartons bientôt. Il est 10 heures du soir au moins. Réellement, c’est à perdre la tête que marcher ainsi continuellement. Après 1 km de marche, nous nous arrêtons. Je retrouve la liaison et le commandant. Celui-ci nous dit qu’on bivouaque ici.

J’avise un fossé et m’y installe sans m’occuper du reste. Je suis à bout.

Une demi-heure après, je suis réveillé par Jacques, le maréchal des logis de liaison. On va plus loin.

Comme des automates on repart. Je m’accroche à l’étrier du cheval du maréchal des logis. Le commandant nous entraîne, nous disant de marcher vite afin de devancer la colonne et de pouvoir faire parfois la pause.

À chacun des kilomètres parcourus, nous nous arrêtons trois minutes. C’est pour se coucher aussitôt sur le bord de la route.

Celle-ci nous semble longue. Combien de parcours avons-nous fait aujourd’hui ? Je l’ignore.

Mais nous sommes partis vers 3 heures ce matin ; il est minuit ; nous sommes encore en route.

Il est près d’1 heure du matin quand nous arrivons dans un petit pays. On s’installe où on peut, ouvrant les granges, les écuries, les maisons, malgré les protestations des habitants qui dormaient paisiblement.

La liaison couche dans une petite grange pleine de paille. On ne s’occupe de rien, on s’étend équipés, on dort aussitôt.

Pour cette fois, chacun a fait son cantonnement* soi-même.


[1] Havresac : Sac se portant sur le dos, contenant l’équipement du fantassin en campagne ou en manœuvre.

havresac1. Havresac contenant les effets personnels du soldat (linge, produits d’hygiène, etc.).
2. Paire de brodequins de rechange, dotés d’une épaisse semelle cloutée.
3. Tente de toile que les soldats prennent souvent l’habitude d’utiliser comme un vêtement imperméable qu’ils disposent par-dessus leur capote.
4. Piquets et sardines.
5. Hache à main.
6. Couverture de campement.
7. Gamelle individuelle.
8. Seau en toile.

Source : http://crdp.ac-amiens.fr/pensa/1_2_case3.php


Pour en savoir plus sur l’équipement du fantassin : http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-equipement.htm