Archives par étiquette : Sauvage

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

17 janvier

Relève* des tranchées.

Au petit jour vers 6 heures je me rends comme la veille près le capitaine Claire pour le compte rendu du matin. Il me manque celui de la 8e. Paradis, le caporal fourrier, ne tarde pas à me l’apporter. Il se plaint que par là on a de la boue jusqu’aux cuisses.

Mascart dans notre abri fait un grand feu pour sécher nos couvertures qui durant la nuit ont reçu de l’eau et qui sont trempées.

Gauthier ne tarde pas à s’amener. Il est toujours le bienvenu. Jombart nous annonce que nous serons relevés ce soir ; il le tient de l’adjudant du ravitaillement Cousinard. Celui-ci a reçu ordre de ne pas amener le ravitaillement ce soir à la Harazée.

Je vais immédiatement donner « le tuyau » au capitaine Claire. Ce doit être vrai, car nous en sommes au septième jour de tranchées. Le capitaine Claire appelle Legueil qui passera probablement sergent fourrier* à la 6e compagnie. Un agent de liaison* lui est adjoint, Verleene.

La liaison se transforme petit à petit. Nous avons Gallois, adjudant de bataillon, Jombart, Sauvage et moi sergents fourriers, Legueil et Paradis caporaux fourriers, Mascart, Verleene, Frappé et Garnier, agents de liaison, les deux cyclistes Caillez et Crespel, René le mitrailleur et Gauthier notre sympathique cuisinier. Legueil ne tardera pas à avoir les baguettes de sergent fourrier et Verleene sans doute celles de caporal.

Les cuisiniers des 5e, 6e et 7e compagnies passent. Je salue l’adjudant Culine qui revient. Il ne peut rester inactif à la Harazée et préfère les tranchées. Je l’admire.

Gallois ne tarde pas à rentrer. Il préfère son poste à celui de chef de section.

Vers midi une note assez longue à copier nous arrive. Le lieutenant-colonel Desplats salue le régiment à la tête duquel il est placé définitivement. La relève aura lieu ce soir. Les commandants de compagnie resteront jusqu’au lendemain matin. Quant aux compagnies elles iront à Florent. Le grand repos a sonné pour nous ; nous irons nous reposer à l’arrière.

Heureux je vais moi-même communiquer la note au capitaine Aubrun tout heureux de n’avoir plus la responsabilité de son coin que durant quelques heures.

Le capitaine Claire vers 5 heures envoie la liaison en second avec Jombart à Florent pour faire le cantonnement. Quant aux fourriers Sauvage, Legueil, Paradis et moi, nous restons jusqu’au lendemain avec les cyclistes et l’agent de liaison de mitrailleuses.

Ainsi dit ainsi fait. Nous nous mettons tous après le départ ensemble dans le plus bel abri, laissons les autres à la disposition de ceux qui viendront nous relever.

À la nuit tombante des officiers arrivent. Ils sont d’un autre corps que le nôtre. Longtemps ils confèrent avec le capitaine Claire puis nous les conduisons au PC de chacun de nos commandants de compagnie. C’est avec un cri de joie que le capitaine Aubrun accueille son successeur. Je descends au PC du bataillon amenant avec moi l’agent de liaison par section. Ce n’est pas facile dans la nuit. Plus d’une fois je fais des chutes et m’aplatis dans l’eau. Mais qu’importe, on est relevé et on va à l’arrière. Quelle chance !

Quand j’arrive, je trouve les agents de liaison du bataillon qui nous relève. Ceux-ci s’installent et m’annoncent que le bataillon n’est pas loin. Il peut être 8 heures du soir.

Une heure après, les éléments de tête arrivent. Je suis appelé par le capitaine Claire qui me donne quelques explications. Je prends avec moi mes agents de liaison des quatre sections qui sont confiées aux quatre chefs de section de la compagnie de relève. Je prends la tête de la colonne et en route !

Vers 10h30 la 5e compagnie passait se dirigeant sur Florent. Quant à moi, ma besogne terminée, je me frottais les mains près du foyer de notre gourbi*, heureux d’avoir fini le premier. Terminé le cauchemar du bois de la Gruerie ! Un repos d’un mois, c’est le rêve ! Jamais je n’aurais espéré cela ! En un mot, que je suis heureux ! Je suis de nouveau rappelé par le capitaine Claire pour conduire une demie compagnie à l’emplacement occupé par le sergent Tercy lors du premier séjour (voir topo tome VI [ci-dessous]) tandis que Sauvage conduit une autre fraction à l’emplacement de la 7e.

TomeVI-planFneMadameAvec bien du mal j’arrive à mon but après m’être cassé le nez sur des éléments du bataillon relevé. Les boyaux de ce côté sont de vrais ruisseaux. Je m’enfonce jusqu’aux genoux. Paradis avait raison de se plaindre.

14 janvier

Je me lève vers 3h30. Il fait encore nuit noire. Je pars seul dédaignant de prendre mon second avec moi bien que cela nous soit permis pour les rondes. Je vois successivement le sous-lieutenant Gout, le capitaine Aubrun et le sous-lieutenant Carrière qui loge avec lui. Quant à la 8e je la juge trop éloignée. Cela m’a pris 3 quarts d’heure. Dans la tranchée, les sentinelles veillaient. Je puis donc mettre en conscience « route faite de 3 heures à 5 heures. Rien à signaler ».

Je m’étends donc près du brave Mascart qui dort comme un bienheureux. Il fait petit jour quand je me réveille.

Nous avons la visite du commandant Desplats, mais il nous trouve sarclant, piochant et son visage exprime la satisfaction. Inutile de dire que la sentinelle* était à son poste et l’avait vu arriver. Il appelle cependant l’adjudant Gallois et lui dit de nous faire poser des fils de fer au carrefour afin de consolider les défenses accessoires qui s’y trouvent déjà. Nous allons donc au PC du secteur qui se trouve à deux pas et ramenons des rouleaux de fil de fer barbelé.

Une autre visite plus agréable est celle de Gauthier autour duquel nous nous rassemblons aussitôt.

Puis nous nous mettons à l’œuvre et déployons le fil de fer. Plusieurs fois il faut risquer de s’enliser pour atteindre tel piquet afin d’y attacher le fil dont les pointes nous piquent les mains. Quant aux quatre martyrs des compagnies détachées au colonel, mon Pignol en tête, ils creusent la tranchée destinée à barrer la route avec un acharnement qui tient du désespoir.

Le commandant repasse, heureux de nous voir nous démener. Quelques minutes après nous rentrons dans nos Kania*, un rouleau de fil de fer à portée de la main prêts à bondir au moindre signal de notre observateur qui est à son poste pour deux heures et sera relevé par l’un d’entre nous.

gayraud-30Le temps est brumeux mais non pluvieux. C’est un avantage. Le capitaine Claire avec son téléphone ne sort pas de son trou.

Vers 10 heures, une mauvaise nouvelle nous parvient : Menneval est blessé à la tête. Peu grièvement, il est vrai, et heureusement. Il file vers le poste de secours qui se trouve sur le layon conduisant à la Harazée. Il fut blessé dans le boyau conduisant aux 5e et 7e et 6e.
À nous de prendre nos précautions quand nous communiquerons.

Jombart me remet au moment du repas une carte de l’ancien sergent Major de la 8e Godin en traitement à Clermont-Ferrand. Il déplore la mort de Jean Carpentier nous avons également aujourd’hui des Bulletins des armées de la République et quelques Echo de l’Argonne notre journal du coin qui est bien intéressant.

N0110075_JPEG_19_19DML'Echo de l'Argonne : le mieux informé de toute la région / gérant D.

L’après-midi je vais voir le capitaine Aubrun et lui porter tous ses papiers qui distraient et font oublier un peu les moments pénibles à passer.

Dans l’après-midi nous avons alerte et les défenses du ravin gagnent quelques fils de plus. Le commandant Desplats arrive escorté de quelques hommes qui portent un cadre rempli de fil de fer barbelé, cadre fait de plusieurs gros rondins. Il s’agit de poser cela sur le layon devant la tranchée qui le barre de façon à en faire une espèce de porte. Les poilus* se mettent à l’œuvre, tandis que le commandant rentre à son gourbi*, ce que nous faisons également en riant d’un air entendu. Nous avons trouvé le bon truc, c’est ce qu’on appelle le système D.

La journée se passe calme. Le soir tombe et entraîne avec lui le départ de nos cuisiniers et de ceux des compagnies. Je vois Jamesse mon caporal fourrier suivi de la longue file de ses cuistots. Quant à nous, nous baissons la toile de tente de l’entrée du gourbi : nous voici chez. Un bon feu flambe au fond de l’abri et on s’accroupit autour en attendant de chauffer la popote*.

La soirée se passe. Nous mangeons et nous couchons. Mascart a mis du bois sur le feu ; celui-ci durera une bonne partie de la nuit.

Mais soudain le cataclysme imprévu cette fois et toujours redouté éclate. Je me réveille : tout le toit est en flammes. Quelle scène ! Aussitôt je saisis mes couvertures sors et monte à flanc de coteau afin de jeter celle-ci sur le foyer d’incendie pour l’étouffer. Mascart et René courent au ruisseau qui se trouve à 20 m, appelant à l’aide toute la liaison, et amènent dans les marmites l’eau qu’ils déversent sur les branches qui flambent. Enfin après vingt voyages, aidés de Paradis et de Sauvage, nous arrivons à éteindre le tout. Quelle émotion !

D’abord la peur d’être repéré par la lueur, puis celle d’attraper une sérieuse algarade [1]. Émotion aussi non moins forte quand nous constatons les dégâts faits à notre demeure. Je suis littéralement désolé. Une bonne partie du toit est consumée ; quant à l’intérieur il est rempli d’eau. Jusque minuit nous travaillons à réinstaller l’intérieur et à le remettre en état. Quant au toit, nous laissons à demain le soin de le reconstituer. Nous nous couchons donc mélancoliques et moi surtout car mes couvertures sont en partie brûlées. Enfin, « quand le vin est tiré, il faut le boire » et « à la guerre comme à la guerre »


[1] algarade : Altercation vive et inattendue avec quelqu’un. (Larousse.fr)

12 janvier

Après une nuit excellente, je me trouve retapé, presque sec. Je tousse affreusement, c’est entendu, mais du café chaud aura raison d’un simple accident.

Gauthier et Jombart arrivent vers 9 heures suivis des cuisiniers des 5, 6 et 7e. Ceux de la 8e sont obligés de venir de nuit. Nous buvons aussitôt l’eau-de-vie pour nous donner des forces. On attise un peu le feu et bientôt un bon quart* de café suit la direction de l’eau-de-vie.

2mxr3h0Jombart m’apporte des lettres de chez moi, une lettre de ma mère, une lettre de ma famille, une autre du sergent Noël qui est soigné dans l’intérieur. Tout cela me distrait et me fait oublier un peu la dure vie que nous menons. Un colis m’est remis : il me vient du vicaire de la ville, Monsieur Danès [1], grand ami ; cigares et cigarettes me font un sensible plaisir. Je ferme immédiatement dédaignant du coup le vulgaire tabac du poilu* à 15 centimes le paquet.

Après le repas du matin, la fumée bleue de mon cigare me fait entrevoir les tours et le beffroi du pays.

Le temps s’est remis au beau. Le soleil brille de nouveau, soleil d’hiver bien pâle il est vrai qui ne chauffe guère, mais le foyer dont Pignol surveille l’intensité en vrai chauffeur y supplée amplement. Je suis à présent complètement sec, mais ma capote et mon pantalon sont littéralement couverts de boue. Qu’importe ! C’est le métier qui veut ça mais où est le temps où on avait un faux-col impeccable ! Quant au secteur, sans être bon, [il] est pourtant assez calme, du moins ici. Les boches cependant peuvent toujours nous réserver des surprises. Du moins, il ne cesse de nous envoyer des rafales d’obus !

Dans l’après-midi je vais à la campagne. À un endroit, l’adjudant Culine m’empêche de passer, car un coin de tranchées est évacué, les bombes pleuvent dru. Il me faut quand même passer et rapidement je traverse la zone dangereuse. Je trouve le capitaine au fond de son trou, et [il] se chauffe avec du charbon de bois. Je cause avec lui. Il sait qu’il doit être ici 7 jours. Le coin est mauvais. Aussi me dit-il « encore 5 jours ! » Mystérieusement il m’annonce que c’est bien décidé. Nous allons avoir un grand repos. Nous irons du côté de Sainte-Menehould pour un mois. Tout ceci m’enchante et je rentre traversant indemne de nouveau la zone des bombes que Culine lui-même revolver au poing surveille en cas où l’ennemi qui se trouve à 25 m tenterait un coup de main. J’annonce la bonne nouvelle de ce fameux repos à Gallois qui reste sceptique, tandis que mes 2 agents de liaison* du coup entonnent un vieux refrain populaire.

Le soir tombe. Au fond journée calme. Je vais causer un peu avec Sauvage et Menneval. Un peu plus loin c’est le gourbi* de Paradis et de Garnier : ceux-ci se plaignent de la difficulté à communiquer même la nuit avec la 8e compagnie.

Gallois m’appelle. Le système de rondes va recommencer. Quel ennui ! Enfin on verra bien. Du moins j’ai le plaisir de constater que je garde le statu quo cette nuit. Gallois par contre doit en faire une. Il me demande Pignol pour l’accompagner : j’accepte.

Il part donc, trichant d’une heure. Il est 8 heures du soir. Je lui conseille de voir les 5e et 7e et de laisser 6 et 8 à part.

Je fume attendant le retour de Pignol qui reparais en rigolant quoique le visage rempli de boue. On a du mal à distinguer les yeux, la bouche et le nez. Un fou rire me prend. Le malheureux garçon s’est aplati. Mais il a bon caractère et rit lui-même. Il se rend pour se débarbouiller à 25 m au ruisseau qui traverse le chemin. Je m’étends et m’endors en riant encore.


[1] Danès : abbé Danès, vicaire à Bergues comme en témoigne sa carte postale envoyée à Émile Lobbedey en avril 1915.

abbéDanès04-1915

10 janvier

Relève au bois de la Gruerie

La nuit s’est passée calme. Nous restons couchés tard. Il est près de 8 heures quand on se décide à se lever. Gauthier fait le café et chacun remonte son sac et son fourniment.

Quelques shrapnells* boches saluent notre réveil, mais cela ne nous empêche pas de boire tranquillement notre café.

La journée se passe tranquille comme la veille. Il fait horriblement chaud dans notre pièce et bien souvent je sors prendre l’air.

Je vais voir le capitaine Aubrun avec qui se trouve le sous-lieutenant Vals commandant la 8e compagnie. Ceux-ci me disent que très probablement nous relèverons ce soir à Fontaine Madame. Le mauvais coin encore une fois, zut ! Si ça continue nous y resterons tous.

En effet dans l’après-midi une note confirme leurs dires. Nous relevons un bataillon du 120e dans la nuit. Le temps est assez propice, mais la nuit il fait une obscurité profonde : pas le moindre clair de lune.

Vers 6 heures, nous partons suivons le capitaine Claire qui commande le bataillon tandis que les compagnies se rassemblent pour prendre la route connue ; petit layon ignoble, à flanc de coteau, vrai cloaque.

Il est inutile de dépeindre la marche, ce qui d’ailleurs sera difficile ; elle est comme toutes les ballades de relève dans le bois : plus que dégoûtante. Il pleut même cette fois afin d’ajouter au charme de la promenade. Nous parcourons près de 1500 m et arrivons au PC du bataillon que je connais. J’installe aussitôt mon fourniment dans mon ancien gourbi* où se trouvent des agents de liaison du 120e et laisse Pignol gardant tout ceci en lui disant de ne s’occuper de rien au sujet la compagnie.

J’attends donc le passage de celle-ci sous la pluie, m’abritant tant bien que mal avec l’agent de liaison du 120e de la compagnie à relever. Quant au capitaine Claire il a poussé plus haut, car le commandant du 120e s’est placé avec un commandant de compagnie plus près la première ligne. Sans doute craignait-il une attaque et a-t-il fait comme le capitaine Sénéchal dans les journées des 30 et 31 décembre. Tout cela me dit que le coin n’est pas meilleur.

Gallois décide de s’installer ici avec nous à moins que des ordres contraires n’arrivent de la part de notre commandant.

Je suis bien mouillé quand la 5e compagnie s’amène la première. Je file donc en tête suivie du capitaine Aubrun. Nous tournons à droite du carrefour. Il a cessé de pleuvoir : c’est de bon augure. Après avoir pataugé dans un espèce d’étang de boue qui nous a pris jusqu’à mi-jambe, nous montons sur un layon une cote assez forte. Bientôt le layon se continue en boyau étroit qui nous amène au PC ou se trouve le capitaine Claire à 50 m de la crête. Là on s’arrête longuement pendant que le capitaine Aubrun confère avec les officiers qui se trouvent dans l’abri.

Nous repartons ensuite après que personnellement je me sois assuré que les 4 sections suivaient. Heureux sommes-nous que les boches n’aient pas l’idée de tirer, sinon ce serait une belle boucherie dans un groupe comme le nôtre stationnant ainsi. Nous continuons donc l’ascension et après un dédale incroyable nous aboutissons au PC de la compagnie à relever tandis que les sections se placent j’ignore comment car ce n’est pas chose facile. En tout cas mon rôle consiste à suivre le capitaine pour reconnaître son PC et rendre compte au chef de bataillon une fois la relève terminée. Je suis donc le capitaine dans l’abri car en dehors il pleut. L’abri est très médiocre. Nous y trouvons un officier du 120e avec qui le capitaine pérore.

Je m’approche du feu qui s’éteint et le capitaine me demande de souffler pour le rallumer en attendant de rentrer quand la compagnie aura relevé et sera placée. Je suis très content de me chauffer un peu. Au-dehors le temps est détestable. Nous sommes ici à 25 m des boches, dit le lieutenant du 120 ; on n’y prend garde. Le gourbi du moins ne laisse pas percer l’eau, c’est déjà un avantage.

Soudain une voix furieuse arrive. C’est le capitaine Claire qui tonne et rentre mouillé et boueux parmi nous. Il m’aperçoit, m’attrape littéralement disant que je ne suis où je dois être, qu’il n’avait personne pour le conduire, que j’aurais dû rentrer plutôt que me chauffer, que j’étais son agent de liaison et non celui du capitaine Aubrun, qu’il me défend de répondre et qu’il me flanque 8 jours d’arrêts de rigueur. En un mot il exhale une bile monstre. Quant à moi je courbe la tête sous l’avalanche. Si je m’attendais à celle-là… J’attends donc que tout se calme ; n’empêche que j’ai le cœur gros, car j’ai la conviction de faire tout mon devoir sans aucune restriction. Pendant ce temps le sous-lieutenant carrière qui commande la 7e compagnie veut se placer avec le capitaine Aubrun. La 7e compagnie est en soutien derrière la 5e.

Enfin au moment de quitter, après une longue conversation sur la tactique à suivre, le capitaine Aubrun prend ma défense. Claire qui est un bon garçon sourit. La colère est passée. Nous filons donc parmi les poilus recevant l’ondée, glissant, butant, montant parfois sur le parapet, recevant même des injures de types a qui nous écrasons les pieds. Nous ne voyons pas à 2 pas, tellement l’obscurité est profonde. Nous recevons des bombes qui éclatent à 25 m de nous et la lueur de l’éclatement est sinistre. Je suis mon chef rapidement à pas de loup, les mains dans la boue du parapet… Enfin nous arrivons à une descente. C’est la descente rapide, on glisse sur le dos, on se ramasse ; des balles sifflent, en baisse la tête, et toujours la pluie qui nous coule dans le dos ; un trou d’obus, je m’y aplatis et le capitaine doit me tendre la main ; je suis trempé jusqu’à la poitrine.

Sans titre 2

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Voici un peu de lumière, c’est l’abri du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie : le sous-lieutenant de Monclin est resté à Florent malade. Nous rentrons vivement, mais dans quel état suis-je ? Je reste dans un coin, boueux et trempé, pendant que le capitaine Claire donne ses instructions au lieutenant. Le gourbi est petit et peu profond encombré en outre de 2 téléphonistes qui communiquent par téléphone avec le poste du commandant Desplats, chef de secteur. Le capitaine Claire décide de rester ici et me dit de me caser à côté restant à sa disposition. Je suis donc en quête d’un gourbi qu’enfin je trouve en manquant de faire connaissance avec un second trou d’obus. Je rencontre Sauvage qui cherche le capitaine Claire. N’écoutant que mon bon cœur, toujours sous la pluie, je conduis mon camarade qui se plaint de l’état des choses qui certes n’est pas amusant.

J’attends un instant. Lui aussi doit se caser avec moi ; nous trouvons ensemble le gourbi, de tout à l’heure, éclairé par une bougie où se trouvent des mitrailleurs. Il nous faut une petite place ; il ne pleut pas à l’intérieur. Nous nous accroupissons, nous sommes à sec. Je crois que je vais laisser ma peau ici ; cette fois je suis trop mouillé et toute la nuit je vais grelotter, avec une bonne fluxion de poitrine pour résultat.

Impossible de s’allonger ; d’ailleurs inutile de songer à dormir, mouillés et couverts de boue comme nous sommes, car sauvage n’est pas plus beau que moi.

Peu à peu cependant mes idées se rassemblent, je cause avec mon camarade. La 7e est ici à côté à gauche et en arrière de la 5e, en 2e ligne. La 6e est à droite à l’ouvrage Blanloeil, puisque son commandant de compagnie est notre voisin. J’en conclus que la 8e se trouve aux emplacements occupés au premier séjour (voir topo Fontaine Madame) sans doute une partie de ces emplacements est-elle occupée par du 120e qui aura desserré à droite prenant les emplacements de la 6e et une partie de la 5e.

Quant aux 5, 6 et 7e compagnies, ce sont les plus exposées, car les tranchées ennemies touchent les leurs. Il est tout naturel de ce fait que pour la première nuit le capitaine Claire reste ici à proximité avec le commandant de la 6e compagnie nous gardant nous les agents de liaison de 5 et 7. Ce raisonnement déductif nous fait durant une heure oubliée nos misères. J’espère cependant qu’il nous sera donné au petit jour de rejoindre le PC de bataillon avec le capitaine qui se décidera à descendre.

9 janvier – Chapitre X

Chapitre X – Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame
Séjour à la Harazée – voir topo tome I

Fauteuil voltaire

Enfin au petit jour la place est déblayée. Gauthier et moi, faisons l’inventaire de notre héritage : une pièce de 10 m de long sur 5 de large ; une commode ; une table ; 4 chaises, un voltaire*, un foyer où on pourra faire popote.

La liaison ne tarde pas à rappliquer chez nous et chacun s’installe comme il peut. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. Gallois arrive à son tour et j’ai une nouvelle discussion avec lui, car je l’accuse de n’avoir pas fait son service.

Nous sommes là-dedans à 12 : Gallois, adjudant, Menneval, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers, Paradis, Verleene, caporaux fourriers René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Pignol, Garnier et un homme de la 7e agents de liaison en second.

Enfin plus on est de fous, plus on rit, dit-on. C’est peut-être vrai car à notre misère de logement, on supplée par une grande gaieté.

Je garde cependant le fauteuil comme propriété personnelle, c’est ce qu’il y a de plus confortable.

Nous faisons popote*, jouons aux cartes l’après-midi, écrivons aux nôtres, recevons la visite du vaguemestre* et passons la journée assez péniblement.

Vers 5 heures nous assistons à un spectacle assez grandiose. Les voitures de ravitaillement arrivent sur la route de Vienne le château – la Harazée quand des sifflements d’obus se font entendre. Les obus éclatent en gerbes noires, ce sont des obus percutants*, à 25 m à droite et à gauche de la route avec un bruit terrifiant.

Les voitures au galop des chevaux passent, tandis que les obus tombent toujours. Sans doute l’ennemi grâce à un ballon observatoire ou un taube [1] sait-il quelque chose, de l’heure d’arrivée de nos voitures. En tout cas, celles-ci arrivent dans le village au triple galop.

02555 - Ballon d'observation allemand - Guerre mondiale 14-On se réfugie dans les caves croyant à un bombardement du village. Il n’en est rien.

Une heure après les distributions commencent et les hommes du ravitaillement me disent avoir passé une belle minute d’indicible émotion. Les obus boches ont d’ailleurs été lancés en pure perte, car tout est intact, hommes, chevaux et matériel.

Le soir tombe. Nous aidons Gauthier à faire la cuisine. Nous mangeons et comme on ne part pas aux bois, nous nous installons pour la nuit. Je décide d’occuper le fauteuil. C’est encore la meilleure place. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. N’empêche qu’on dormira bien et dans le fauteuil les pieds sur une chaise, je ne serai pas le dernier.


[1] Taube : Avion autrichien monoplan à ailes et queue de pigeon employé dès 1912 à des fins militaires.

2 janvier

Relève* des tranchées*

Je me lève tard après avoir constaté toute la matinée que le calme se maintient malgré le jour. Sans doute les boches sont-ils à bout de souffle et les pertes leur donnent-elles à réfléchir. En tout cas, nos pertes sont lourdes également et plus d’un des nôtres qui croyait voir l’année 1915 dont on était si près ne l’aura pas vue : tel le pauvre Louis, mon cousin, dont je pleure la mort, n’ayant aucune confiance qu’ils soit blessé prisonnier. J’attends le repos d’ailleurs pour voir des hommes de la 8e et tâcher d’avoir quelques détails.

Vers 10 heures, le capitaine Sénéchal dit à l’adjudant Gallois que nous serons relevés ce soir. Celui-ci nous annonce la bonne nouvelle : c’est un soulagement général. Nous passons donc une journée meilleure, quoique pluvieuse car la délivrance de ce mauvais coin ne va pas tarder à sonner pour nous.

La majeure partie du temps se passe dans l’abri, car dehors il pleut sans discontinuer. Malgré quelques gouttes qui filtrent çà et là dans le gourbi*, nous sommes quand même à sec.

Le calme continu aussi bien dans l’après-midi que dans la matinée et vers 4 heures il m’est donné de partir avec les 3 autres fourriers, Menneval, Sauvage et Paradis faisant fonction. À part quelques balles et quelques obus qui nous rappellent que 1915 n’a pas encore amené la fin des hostilités, c’est la tranquillité qui suit les grandes batailles. Par contre le chemin est des plus sales, tandis que la pluie fine continue à tomber. Enfin après avoir pataugé sur un parcours de 1500 m, nous arrivons dans la Harazée, par le château. À la Harazée, faisant comme toujours les fonctions d’adjudant de bataillon, je rassemble les caporaux d’ordinaire et les cuisiniers non sans mal et leur crie « rendez-vous à Florent ! ». Je retrouve Gauthier et Jombart, et ensemble nous filons vers la Placardelle. Grâce au clair de lune, nous pouvons nous diriger facilement. Du haut de la côte de la Harazée, les 75 tonnent sans discontinuer. Les obus allemand rappliquent et c’est au pas de course que nous traversons la zone dangereuse.

Batterie de 75 dissimulé APD0000491

Batterie de 75 dissimulée – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Nous voici dans la Placardelle où nous ne nous arrêtons pas, car les obus arrivent également de ce côté. Le village est mort d’ailleurs ; aucune âme qui vive ; et les maisons sont dans un état lamentable ; les obus pleuvent sur le hameau que l’ennemi croit sans doute cantonnement de troupes.

Voici la cote 211 ou quelques balles suivent. Une fois cela passé, on peut se juger sauvé. Alors seulement nous nous décidons à faire une première pause. La pluie a heureusement cessé de tomber. Les cuisiniers nous rejoignent avec le bruit significatif des marmites. Nous repartons aidés toujours du clair de lune ! Une nouvelle pause au parc d’artillerie et nous arrivons. Nous parlons à quelques artilleurs et leur racontons l’odyssée de notre séjour dans le bois ; en retour ils nous disent que de l’artillerie lourde est ici en quantité ; 120 long et court et 155 long. Le 155 tire à 15 km.

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action - 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

batterie 155 APD0000527

Batterie de 155 – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Voici Florent. Une nouvelle pluie nous reçoit. Qu’importe ! Nous sommes tout à la joie d’être arrivés. À l’entrée nous rencontrons un bataillon du 120e, le bataillon qui doit relever le nôtre : nous avons donc bien le temps de faire un cantonnement potable, car le bataillon n’arrivera ici qu’au petit jour. Pourvu que nous ayons une belle rue.

Je me rends au bureau de la place à la mairie.

La fontaine sur la grande place - 1915.11 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, mairie (à gauche) et fontaine (au centre) sur la grande place – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Là on me dit que le cantonnement est déjà fixé et qu’il me faut aller voir le chef de corps du 147 qui se trouvent au point N (voir topo Florent tome IV, l’ancien PC du capitaine Aubrun et du bataillon à l’un de nos séjours ici).Plans Florent

Je m’y rends donc aussitôt suivi de Jombart et des fourriers. Je sonne ; on m’ouvre ; je rentre dans une pièce où se trouvent les secrétaires du colonel, le sergent Pécheur à leur tête. Le capitaine de Lannurien, adjoint au colonel ne tarde pas à arriver d’une chambre à côté. Je le salue, lui demande le cantonnement et lui raconte certaines choses de l’attaque, la mort du lieutenant Régnier, l’État des 7e et 8e compagnies. Il ouvre grand les yeux, car il ne sait rien et va chercher le commandant Desplats. Celui-ci arrive et me demande force détails que je lui donne du mieux que je puis. Il écoute de toutes ses oreilles, abasourdi et furieux déjà que le commandement ne lui ait rien dit, furieux aussi qu’on se soit permis d’abîmer ainsi un de ses bataillons et d’avoir fait tuer ses officiers. À la fin il me serre la main, me traite ainsi que mes amis « de braves » et malgré la pluie sort avec nous pour nous montrer notre cantonnement, « le meilleur du village » dit-il. En effet, c’est la rue Dupuytien [en vert sur le plan]. Le cantonnement est facile à faire puisque nous y avons déjà logé. Le commandant nous invite, comme un vrai père, à nous caser rapidement, à faire du feu etc.…

Il nous demande si cela ira ; on sent que les nouvelles ont suscité chez lui de la pitié pour nous. Sur notre affirmative que tout ira bien, il s’en va.

Les cuisiniers se placent donc aux coins indiqués. Le caporal fourrier Jamesse de la 5e qui est avec les cuisiniers à la Harazée durant les séjours aux tranchées avec le caporal d’ordinaire Delbarre, arrive et fait le cantonnement des officiers et des sections.

Campement militaire : les cuisines - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, campement militaire : les cuisines – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Quant à la liaison du bataillon, je l’installe dans la maison que nous occupions lors de nos séjours dans cette rue. Gauthier fait aussitôt du feu. Je m’installe, attendant, afin de sécher un peu mes effets au coin du foyer. À plusieurs reprises, Jamesse me demande des renseignements : de guerre lasse, je sors et loge les officiers dans les demeures qu’ils ont occupées ; le débit de tabac pour le capitaine, une demeure voisine où se trouve une vieille personne seule pour le sous-lieutenant Vals et la popote. Je profite de ma sortie pour rentrer chez un vieillard qui n’est pas encore couché, le père Louis, connu du quartier pour sa forte surdité : je m’empare d’une chambre où je vais loger l’adjudant Culine et le sergent major Lannoy.

À mon retour au coin du feu, je trouve Jombart qui me dit avoir déniché une chambre pour Gallois et moi. Je vais voir et trouve une chambre vaste et propre avec un large lit et des draps. Pour qu’il n’y ait pas de jaloux, je dis à Jombart de se coucher jusqu’au lendemain matin. À l’arrivée du bataillon Gallois et moi nous lui succéderons. Un lit avec des draps, si coucher déshabillé : une fortune, le bonheur ! La joie, l’expectative me rendrait fou, moi qui n’ai pas eu cela depuis 4 mois. Ainsi dit ainsi fait.

Je rentre donc boire le café préparé par Gauthier, place mes bagages dans un coin car je ne veux apporter tout cela dans la chambre que Gallois, Jombart et moi occuperons en catimini. Puis sur une chaise, près du feu, je somnole attendant le bataillon. Il est 11 heures. Celui-ci n’arrivera jamais ici avant 4 heures.

Le capitaine sénéchal comme toujours est logé au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.