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[1] Uhlan : Cavalier allemand armé d’une lance.

5 septembre

Nous quittons dans la nuit. Il peut être 3 heures du matin.

Pour la première fois, des chariots sont prêts, conduits par des gens du pays réquisitionnés afin de transporter les havresacs [1]. Nous sommes des plus heureux de la décision prise.

La marche est rapide aussi. Chacun commence à être blasé. Fini les marches en colonnes par quatre, bien alignées. C’est un véritable troupeau de gens qui boitent, en regardant le sol et fixant d’un œil désespéré l’horizon. La vue d’un village donne parfois un faible espoir, une grand’halte, peut-être le cantonnement*. Mais on a déjà éprouvé tant de désillusions… Chacun est blasé.

Nous traversons rapidement un village. Il est aussi mort que les autres. À part quelques habitants, tout le monde est parti, fuyant devant l’ennemi. C’est ? .

Nous sommes sur la route de Vitry-le-François. Quelques kilomètres plus loin, nous traversons Givry-en-Argonne.

Bientôt nous rencontrons un grand convoi de chevaux, blessés ou malades, conduits par quelques chasseurs à cheval.chevauxBlessesNous faisons la pause. Un chasseur nous dit que les chevaux sont conduits en Bretagne pour être retapés et qu’ils proviennent des combats de Belgique. Ils ont été débarqués à Sainte-Menehould. Nous poursuivons notre route, avec le vif désir de croquer quelques fruits que nous voyons, mais toujours défense d’y toucher.

La route devient longue. Pas étonnant qu’on nous ait dispensés de nos havresacs. Nous filons donc vers Vitry-le-François.

Il est 8 heures, le soleil est brûlant. On fait la pause dans un petit pays qu’on appelle Saint-Mard. Je rentre dans une demeure où je prends ce qui reste de mieux : un bout de fromage et quelques pommes que les habitants, deux bons vieux, me donnent pour 0,50.

Nous continuons notre marche rapide. Au milieu du village, l’adjudant Simon, promu sous-lieutenant, rencontre le lieutenant Werner à cheval. Celui-ci le félicite de la main.

Soudain nous obliquons à gauche. On quitte donc la route de Vitry-le-François. Je vois Bar-le-Duc sur les bornes kilométriques.

C’est à croire que nous sommes fous de filer ainsi, car jamais nous n’avons été agrippés aux boches.

Vers 11 heures, nous arrivons à Nettancourt où nous faisons une petite pause. Nous obliquons un peu plus loin à gauche. Vers midi, nouvelle pause, nouveau village, Vroil. On continue encore, il fait chaud, il faut bien pourtant que nous fassions grand’halte. On dit que c’est au prochain village.

Il est 13 heures quand nous arrivons dans un petit village que les bornes avaient peu à peu rapproché de nous. C’est Bettancourt-la-Longue.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

On va y faire sans doute le cantonnement* car nous avons bien fait 25 km déjà. A droite du centre du bourg, se trouve une petite hauteur. On s’y installe. Ceux qui ont quelque chose à faire cuire peuvent faire du feu.

Beaucoup de fruits ; malgré la défense, on chipe quelques pommes. Le soleil est brûlant et, à l’ombre, on s’assoupit. Nous sommes fatigués car on a bien fait une vingtaine de kilomètres.

16795255Il peut être 3 heures de l’après-midi quand un grand rassemblement se forme. On amène un uhlan* qui vient d’être pris blessé. Nous l’apercevons à peine, il est emmené. Une demi-heure après, nous quittons à la hâte nos emplacements. Nous suivons une route, puis nous enfonçons dans les champs jusqu’à un verger qui se trouve sur une petite colline. Nous dépassons celle-ci et nous arrêtons sur le flanc opposé, divisés par petits paquets, aux aguets, avec sentinelle* double à la crête.

On se demande ce qu’on fait. Certains disent que la cavalerie ennemie est derrière nous, d’où le uhlan prisonnier.

Insouciants, beaucoup simulent un besoin pressant et reviennent les poches remplies de prunes.

Le temps est splendide. Il fait chaud. Nous nous replions peu après et arrivons près d’un village.

Ce village doit être Raucourt [-sur-Ornain]. On se cache dans les fossés longeant la route : nous sommes toujours avec le commandant Saget. Les compagnies occupent les lisières du village : la mienne, la 5e, se trouve dans plusieurs jardins, cachée derrière des haies.

Nous voyons soudain des pelotons de chasseurs à cheval aller et venir le long de la route.

Dragons

Reconnaissance de Cavalerie Cuirassier, arbres hachés par l’artillerie – (France ou Belgique) 1914

Il peut être 5 heures et demie quand une auto arrive au centre du village où nous nous tenons avec le commandant. Le général Lejaille*, commandant la brigade, en descend. Le colonel Rémond le reçoit ; ils parlent. Peu après, l’auto repart avec le général assis près du chauffeur et j’entends le brigadier dire en riant au colonel, « Vous voyez, je suis passé agent de liaison* ».

Le crépuscule commence. Nous partons en hâte. Cela devient inquiétant et très fatigant. Pourtant, tout a été calme et aucun coup de feu n’a été entendu.

Nous avons espoir que le cantonnement est tout près. Nous passons un pont sur une petite rivière, l’Ornain. On marche, au début, avec énergie.

Mais il est 8 heures et toujours rien. A peine une pause de quelques minutes et on repart. La nuit est noire, on ne voit aucune borne kilométrique, c’est désespérant.

Enfin vers 9 heures, des lumières. Le commandant que nous suivons est de beaucoup en avance sur la colonne du bataillon. Nous arrivons dans une agglomération extraordinaire. Nous rencontrons des troupes de toutes espèces. Ceci joint à une grande obscurité nous abrutit et nous enlève une partie de notre bon sens. Nous n’avons qu’une idée, ne pas nous perdre, et nous ne pensons plus au bataillon qui nous suit à plus d’un kilomètre.

Nous passons une voie ferrée et, à la faible lueur des lumières, nous voyons quelques cheminées d’usines.

Puis nous passons un assez grand pont au-dessus d’une rivière dont les eaux roulent avec fracas, « le Saulx », nous dit le commandant. La ville est Sermaize-les-Bains.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous entrons par les rues obstruées d’hommes, de chevaux et de véhicules. Soudain, je vois un café ouvert. Je ne puis résister à la spontanéité de mon geste. Avant d’y songer, je suis au comptoir. C’est un débit de tabac où on donne à boire. Je commande à la hâte une grenadine. J’étais suant, soufflant, rendu ; j’avale à la hâte la boisson et ne songe même pas à acheter des cigarettes.

Je cours dans la direction suivie par la liaison. C’est une rue montante. Heureusement je tombe dans la compagnie de tête du bataillon, la 5e compagnie, la mienne, je ne suis pas perdu.

On continue à marcher ; tout le monde est à bout. Enfin la pause !

Je suis près du capitaine qui tombe presque de cheval.

Il sonne à la porte d’une riche maison, dans le genre d’un château, et j’entends le colloque.

Le capitaine, affamé, demande à la jeune dame qui ouvre, sans doute la jeune fille de la maison, quelque chose par charité. La dame lui apporte deux œufs crus et un crouton de pain, n’ayant que cela. Elle lui demande en retour ce qu’elle doit faire avec sa vieille mère.

Le capitaine lui répond de filer le soir même. C’est son merci.

Nous repartons bientôt. Il est 10 heures du soir au moins. Réellement, c’est à perdre la tête que marcher ainsi continuellement. Après 1 km de marche, nous nous arrêtons. Je retrouve la liaison et le commandant. Celui-ci nous dit qu’on bivouaque ici.

J’avise un fossé et m’y installe sans m’occuper du reste. Je suis à bout.

Une demi-heure après, je suis réveillé par Jacques, le maréchal des logis de liaison. On va plus loin.

Comme des automates on repart. Je m’accroche à l’étrier du cheval du maréchal des logis. Le commandant nous entraîne, nous disant de marcher vite afin de devancer la colonne et de pouvoir faire parfois la pause.

À chacun des kilomètres parcourus, nous nous arrêtons trois minutes. C’est pour se coucher aussitôt sur le bord de la route.

Celle-ci nous semble longue. Combien de parcours avons-nous fait aujourd’hui ? Je l’ignore.

Mais nous sommes partis vers 3 heures ce matin ; il est minuit ; nous sommes encore en route.

Il est près d’1 heure du matin quand nous arrivons dans un petit pays. On s’installe où on peut, ouvrant les granges, les écuries, les maisons, malgré les protestations des habitants qui dormaient paisiblement.

La liaison couche dans une petite grange pleine de paille. On ne s’occupe de rien, on s’étend équipés, on dort aussitôt.

Pour cette fois, chacun a fait son cantonnement* soi-même.


[1] Havresac : Sac se portant sur le dos, contenant l’équipement du fantassin en campagne ou en manœuvre.

havresac1. Havresac contenant les effets personnels du soldat (linge, produits d’hygiène, etc.).
2. Paire de brodequins de rechange, dotés d’une épaisse semelle cloutée.
3. Tente de toile que les soldats prennent souvent l’habitude d’utiliser comme un vêtement imperméable qu’ils disposent par-dessus leur capote.
4. Piquets et sardines.
5. Hache à main.
6. Couverture de campement.
7. Gamelle individuelle.
8. Seau en toile.

Source : http://crdp.ac-amiens.fr/pensa/1_2_case3.php


Pour en savoir plus sur l’équipement du fantassin : http://www.lesfrancaisaverdun-1916.fr/uniforme-equipement.htm

 

24 août

Au petit jour, nous marchons encore et sommes en pays inconnu. Le bataillon est isolé. Le long de la lisière d’un bois, on fait halte. Des marocains, de l’infanterie coloniale, passent en se traînant plutôt qu’ils ne marchent. Quelques-uns sont blessés. Le commandant nous fait présenter les armes.Gallica-marocainLe soleil se lève. Nous rebroussons chemin. La compagnie s’installe sur une crête qui domine le bois que nous venons de quitter.

On fait des tranchées dans les champs. A 10 heures, nous étions installés ; à part un ou deux guetteurs par section*, tout le monde dort dans la tranchée au soleil.

Gallica-Tranchée6Vers 11 heures, une corvée* d’eau descend vers un village que nous avons à droite, à 2 km en avant de nous. Son nom, je l’ignore.

La corvée ne tarde pas à revenir, affolée et sans eau, disant qu’elle a aperçu des uhlans*.

Le capitaine Aubrun examine la campagne à la jumelle. Au même instant, des balles sifflent à nos oreilles. Nous nous replions au pas de course.

Un de mes amis a le sac troué par une balle. Il en est fier.

Il est 13 heures quand nous atteignons un nouveau village qu’on dit Thonne-le-Long. Après une halte non loin de là, dans un pré où nous mangeons d’excellentes pommes, nous changeons de position et dormons tout l’après-midi dans un bois de sapin.

Vers 5 heures, nous partons. Le temps est splendide.

À peine avons-nous quitté le village que des shrapnels [1] (voir figure) éclatent non loin de nous. On prend à travers champs. Les hommes des sections, armés de cisailles, ouvrent un passage dans les haies, coupent les fils de fer.

La nuit tombe, mais nous sommes en dehors de la zone des obus.

Nous nous retrouvons bientôt sur une grand-route après avoir laissé un petit village qui doit être Avioth. Une pauvre femme, ramenant sa vache, nous y a demandé, éplorée, ce qu’elle doit faire : on ne croit pas à une retraite possible et on lui conseille de rester.

Nous traversons un assez gros village où beaucoup d’automobiles sont stationnées. On s’informe : c’est Thonne-le-Thil.

Il est 11 heures quand, après de multiples pauses, nous atteignons un champ où nous formons les faisceaux*. C’est notre cantonnement* bivouac.Gallica-bivouac2Le ravitaillement est là. Les distributions se font bien et les cuisiniers d’escouade réussissent à préparer quelque chose. On s’endort sur la terre, la capote* sur la tête. Il fait très froid.

Parcours d’Émile Lobbedey et de son régiment du 1er au 24 août 1914

Parcours d’Émile Lobbedey et de son régiment du 1er au 24 août 1914

Shrapnel


[1] Shrapnel : Arme antipersonnel : obus rempli de projectiles, du nom de l’inventeur du minuteur qui provoque l’explosion, le général anglais Henry Shrapnel. L’obus libère 200 à 300 balles de plomb capables de percer un crâne non casqué. Par extension, on appelait aussi shrapnells les éclats d’obus.

 

23 août

Nous partons à 2 heures. Beaucoup n’ont pas dormi. On dit qu’il faut se presser. Peu ou pas de pause. Quelques-uns ronchonnent, trouvant que c’est exagéré. Il y a des retardataires, des traînards. On s’arrête enfin au passage d’un général de brigade qui fait faire une pause d’une demi-heure. Tout le monde dort aussitôt.

À 8 heures du matin, nous débouchons sur une place plantée d’arbres où sont rassemblés un grand nombre de caissons d’artillerie attelés. C’est Gérouville.
CP-Gerouville230814On dépasse le village et prend position à l’ouest, dans des champs de pommes de terre.

Aussitôt ordre d’allumer des feux. On fait cuire des pommes de terre. Le caporal d’ordinaire* trouve au village du café et du vin ; pas d’autres choses. Le repas est délicieux ; jamais je n’ai mangé de meilleur appétit.

Il fait beau soleil. Tout le monde dort. À midi, nous changeons de position. On dit que des uhlans* sont signalés. Dissimulés au ras d’une crête, on reste en position d’attente jusque 14 heures.

Nous rentrons dans le village et formons les faisceaux* sur la place. On en profite pour envahir les boutiques. Il n’y a plus rien.

havresacIl est 15 heures quand nous mettons sac au dos. Quelques-uns ont jeté leur sac ; ils doivent ne plus savoir le porter. [Lire encadré]

Nous arrivons peu de temps après dans un bois, au nord du village.

Les voitures de ravitaillement se trouvent à la lisière de ce bois. C’est un cri de joie.

On fait une forte halte. Puis, les outils à la main, fusil à l’épaule, chaque bataillon part à un emplacement choisi faire des tranchées* qui seront occupées la nuit par des avant-postes. Les cuisiniers restent pour toucher et préparer les vivres.

On rentre à 18 heures. Il fait encore grand jour. On mange d’excellent appétit. Un aéroplane* ennemi passe au-dessus de nous à une faible hauteur. Tout le monde tire, mais personne ne l’atteint.Gallica-tirAvion
On croit reposer dans le bois. La soupe mangée, on repart et, par une route presque impraticable, on arrive dans un village qu’on dit Margny.

Bellefontaine-carteEMIl est 21 heures. Le cantonnement* est rapidement fait et chacun se couche dans les granges, heureux d’avoir un peu de paille.

À 22 heures, le caporal d’ordinaire annonce que les voitures de ravitaillement sont là et appelle des hommes de corvée*. Personne ne bouge : tout le monde est exténué.

Une heure après, alerte : sac au dos. On quitte. Je vois le caporal d’ordinaire affolé de devoir abandonner ses denrées et de n’avoir pas eu une minute de sommeil.

Il fait nuit noire, on bute, car on marche en somnolent. À la pause, tout le monde se couche et dort. Au moment de repartir, il faut réveiller les hommes à coups de pied.

22 août

Bellefontaine (voir topo Tome II)

La nuit fut calme. À 4 heures, debout. Nous nous rassemblons sur une petite place. Vers 6 heures, nous voyons les habitants. Ceux-ci nous offrent pas mal de choses, café, lait, œufs, etc… et jusqu’à de l’huile pour graisser nos fusils.

Vingt minutes après, une grêle de balles tombe sur les toits dont les tuiles dégringolent.

Un rapport de petit poste aux issues déclare au capitaine Aubrun que des cavaliers sont venus jusqu’à l’entrée du village et ont fait demi-tour. Le brouillard intense a empêché de voir s’ils étaient amis ou ennemis. Ce devaient être des uhlans* certes, car le village reçoit à présent des balles de tous côtés ; on tire du bois qui surplombe le village.

Nous sommes en plein brouillard. Dans une direction, face à l’est je crois, on tire et la fusillade crépite.

Soudain arrive à cheval le capitaine adjoint au colonel, Jeannelle, qui dit avoir passé à travers les balles. Peu après, on se replie vivement par des petits chemins, guidés par des civils. Sans doute craint-on d’être cernés.

Il est 8 heures : nous arrivons à travers champs à Meix-devant-Virton.
On fait halte et forme les faisceaux.

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Carte postale de soldats du 147e RI – Extraite du site http://europeana1914-1918.eu

Il fait beau. Le brouillard s’est levé. Sur la grand-route, on voit défiler quantité de troupes. Un café est ouvert : à la porte on sert du café ; on en boit deux, trois, quatre bols ; rien à payer.
Vers 10 heures, nous repartons à travers champs dans la direction de Robelmont. On s’arrête à mi-côte, le long d’un talus. On fait la carapace : voici des obus. Ils éclatent à 600 mètres de nous, non loin des maisons du village. Ce sont des obus percutants [1] « de gros noirs » ; c’est la première fois que nous les voyons. On est un peu ému. Le lieutenant reste debout et chacun dit qu’il n’a pas peur.
Soudain, nous nous replions dans la direction du cimetière. Nous passons au pas de course dans les rues du village qui est mort. On continue sur la route sans s’arrêter. À 1000 mètres, des mitrailleuses ennemies doivent être dissimulées car des balles sifflent à nos oreilles. Le pas de course continue ; on n’en peut plus. Nous dépassons un convoi de ravitaillement d’artillerie arrêté : les artilleurs nous donnent de l’eau.

À midi, nous sommes en vue d’un village. On dit que c’est Bellefontaine. On s’arrête dans un pré, attendant les autres compagnies. On se repose couchés.
Les retardataires arrivent. On cite quelques blessés ; on dit le capitaine de la 7e compagnie, De Lannurien, blessé ; Fournier Raoul [2], de Paris, un de mes amis, de ma classe, télémétreur de mitrailleuse, tué ; le télémètre est perdu.
Ceux qui ont un bout de pain le mangent. Puis on voit passer des chariots de paysans remplis de blessés ; des chasseurs et du 120e d’infanterie.

Ramassage des blessés dans des chariots

Ramassage des blessés dans des chariots

À 13 heures, nous passons dans le village. On en profite pour remplir ses bidons d’eau. J’y vois mon cousin Louis, sergent à la 8e compagnie : on se serre la main en se souhaitant bonne chance.

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Bellefontaine, plan dessiné [3] par Émile Lobbedey.

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières /Longwy

Assemblage extrait des Cartes d’état-major Mézières – Longwy

Peu après, nous sommes à la lisière du village. Une batterie de 75 crache sans discontinuer. C’est assourdissant.

On est un peu ému. La compagnie s’étend en tirailleurs dans les champs à la sortie du village. On se couche et ne bouge plus.

Quelques obus ennemis arrivent, peu précis, mais dans le village. Bientôt on se replie et chaque section prend une autre position, qui derrière un mur, qui derrière une haie, etc… Je communique une note au capitaine Jeannelle qui parle au général de brigade Lejaille*. Celui-ci me félicite sur une bonne ruine.

À 6 heures, je suis près du chef de bataillon Saget. Le capitaine d’artillerie chef des 75 se trouve dans le clocher et fait savoir que l’ennemi se replie. On se remet en tirailleurs [4] aussitôt. On procède par bonds. Ne pas tirer, car des chasseurs à pied sont devant nous.

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Assaut infanterie française, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

On fait près de 2 km ainsi à travers champs. On n’en peut plus. On traverse une route. Nous ne recevons ni balles ni obus.

Baïonnette au canon ! On continue encore 1500 mètres ! infanterie-baionnette

Puis on s’arrête dans un champ de blé coupé. Les bottes sont dressées, on se couvre en avant par des petits postes et des patrouilles. meules

On étend la paille. Il commence à faire nuit : on va bivouaquer. Il ne pleut pas et la température est assez douce.

Nous n’avons rencontré personne devant nous. Cependant les patrouilleurs amènent des casques, fusils, etc… Le sergent Rozay, de Sedan, nous amène un blessé allemand. C’est un wurtembergeois que le sergent Gibert, de Paris, interroge. Père de famille ; il ne nous apprend rien sur la stratégie ennemie.

Dans toute la campagne, ce ne sont que des cris de blessés. C’est triste. Les patrouilleurs amènent plusieurs blessés français, en particulier un capitaine du 120e, blessé du matin, qui se plaint d’une balle dans le poumon et qui déclare que beaucoup furent achevés par les boches. Ceux-ci, jusque midi, nous ont fait reculer mais furent repoussés à leur tour dans l’après-midi. Par miracle, faisant le mort, il a échappé.

À l’horizon, on voit quatre incendies, sans doute quatre villages [5] que les boches incendient. C’est lugubre.

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Ethe en flammes, Nestor OUTER, aquarelliste de Virton, (1865-1930) – Source : http://1914-18.be/2010/01/26/nestor-outer-aquarelliste-de-la-guerre/

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Nuit du 22 au 23 août

Vers 22 heures, alors qu’on commençait à somnoler, la fatigue aidant, la compagnie quitte sa position. Nous arrivons par une nuit noire à la lisière d’un village qu’on dit Tintigny. Une partie du village flambe et de ce fait, on se voit comme en plein jour. Nous nous installons derrière une haie. Pas de ravitaillement ce soir. Ceux qui ne sont pas de garde aux avant-postes peuvent dormir.

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Carte postale – Le village de Tintigny après l’incendie

Heureusement que le temps est clément ; cependant il fait froid et pas de paille dans les champs avoisinants. On n’ose d’ailleurs s’éloigner beaucoup. Une corvée part au village afin de chercher de l’eau.

Beaucoup, malgré la fatigue, veulent en faire partie, espérant trouver quelque chose chez l’habitant. Tout est malheureusement dévasté ; mais l’eau arrive.

On mange un biscuit. Personne ne ronchonne ; il semble que chacun a la haine du boche et voudra lui faire payer les privations de ce soir. On est content malgré tout ; on les a repoussés cet après-midi.

 


[1] Percutants : Type d’obus qui éclate lors du contact avec le sol.

[2] Fournier Raoul voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.FicheMDH-archives_E960707R

[3] On notera une erreur de localisation avec une inversion entre Jamoignes et Tintigny

[4] Tirailleurs : Progresser « en tirailleurs » : cette expression signifie qu’il faut prendre de grandes distances entre chaque homme et progresser en utilisant le terrain. Cela permet grâce à cette dispersion de se protéger, de se camoufler et de diminuer les pertes sous les tirs d’artillerie.

[5] Dont peut-être Ethe, peint ci-dessus par Nestor Outer, qui se trouve à environ 5 km de Tintigny.


Voir en vidéo : La bataille des frontières
(Extrait du journal télévisé de France 2, daté du 11 novembre 2013)

21 août 1914 – Chapitre II Belgique

À 2 heures du matin, debout. Les cuisiniers ont vite fait le café, en route !

Nous passons à Irè-le-Sec où nous défilons au port d’armes devant notre général de division, Robien.

                      

On s’arrête une heure. Commence un semblant de cantonnement*. Contre-ordre, nous repartons. On en a profité pour se restaurer un peu : quoique le village ait peu de ressources et ait déjà eu des troupes.

Le régiment file vers Montmédy. À 10 heures, nous sommes arrêtés sur la place de la ville, Montmédy haut. Une boulangerie pâtisserie est ouverte : en cinq minutes, tout est acheté. Les moins favorisés, arrivés après l’assaut, vont dans les maisons particulières ; beaucoup reviennent avec du pain, des fruits ou un pot de confiture. La population est très sympathique. Après la pause, en avant !

À midi, grande halte dans un pré. Nous sommes tout près de la frontière belge.

Soudain une auto arrive ; en sort le père de Blum, un de nos amis. Il voit son fils cinq minutes ; celui-ci nous amène quantité de bonnes choses. L’auto repart. Pendant le repas, nous voyons des troupes défiler devant nous, artillerie, infanterie, chasseurs à pied. Nous voyons les 75 de Mangiennes ; on les avait déjà dépassés en chemin ; avec leurs inscriptions « le vengeur » « crache la mort ! ». On acclame les artilleurs. Tout cela nous donne toute confiance dans le succès.

Nous filons vers la frontière belge. Au passage du poteau, on présente les armes, enthousiastes et bien décidés.Gallica-Infant-frontiereLe campement nous devance bientôt ; nous venons de faire près de 25 km ; on apprend la chose avec satisfaction.

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Extrait de la carte d’état major de Longwy.

À 15 heures, nous arrivons à Villers-la-Loue, premier village belge. Le cantonnement* y est fait. On se place, mais défense formelle de se déséquiper et d’allumer du feu.

De plus, ne pas stationner dans les rues ! Nous voyons des chasseurs à cheval avec leurs officiers qui rentrent de reconnaissance. Ils ne nous apprennent rien de nouveau, mais on sent qu’on approche de l’ennemi. À la sortie du village, par une route à gauche de l’église, dans la direction de l’ennemi, on aperçoit une crête située à 5 km.

À 4 heures de l’après-midi, un orage violent éclate, suivi d’une pluie torrentielle. On se réfugie dans les maisons. Je réussis à acheter un bol de lait et deux œufs. Du tabac, il n’y en a plus. Les gens sont harcelés par la troupe, ils n’ont plus rien.

À 18 heures, arrivent les voitures de ravitaillement. On commence les distributions. Il faut se presser, on va repartir.

À 19 heures, à la nuit, on quitte Villers-la-Loue. La pluie a cessé, heureusement. Beaucoup de vivres n’ont pu être distribués et sont abandonnés.

Carte postale Villers la Loue

Carte postale Villers la Loue

On ne sait où on va. On reçoit l’ordre en route de mettre baïonnette au canon D’abord, la marche est rapide et beaucoup de fractions, n’ayant de liaison établie, ont peine à suivre. Ensuite, ce sont sans cesse des haltes, des heurts et des à-coups.

Enfin vers 11 heures du soir, le 2e bataillon arrive dans un autre village. Tout est calme. Quant à nous, le plus grand silence ; on se couche dans les rues, aux écoutes.

Notre section, la section Pougin de la Maisonneuve, prend la garde à une issue, deux hommes et un gradé.

On frappe à une maison qui s’ouvre : un homme et deux femmes, dont une jeune fille, nous ouvrent deux granges. On s’étend, le fusil entre les mains. Le civil nous offre quelques tartines beurrées. On les mange affamés ; nous n’avions rien dans notre musette. Le lieutenant entre dans l’habitation et demande un siège. Nous devons rester en éveil autant que possible, prêts à bondir en cas d’alerte. Le civil nous dit que nous sommes à Robelmont et que depuis trois jours des uhlans* viennent faire boire leurs chevaux dans une mare située en face de la maison. Ils remontent ensuite non loin, dans un bois surplombant le village.

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Carte postale Robelmont

Harassés nous dormons. Nous avons eu un programme fourni ce jour.

08 août

La mise en état de défense du village est terminée. Aujourd’hui personne ne reste au village. On prend son sac. Beaucoup croient qu’on ne reviendra plus. On dit adieu aux quelques habitants qui sont levés. Il est 4 heures.

Le régiment change de position, face au sud-est. Nous filons sur la route de Saint-Laurent. Nous sommes sur une hauteur. Sans doute les tranchées* sont-elles occupées par d’autres troupes. On entre dans des bois de sapins où l’on se dissimule en position d’attente.

Devant nous, les privilégiés, les agents de liaison [1] au colonel, disent que s’étend une grande plaine sillonnée de bois avec, à gauche, à 6 km, un village, Mangiennes.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

A 8 heures, deux sections de la 5e compagnie partent en expédition sous le commandement du lieutenant Pougin de la Maisonneuve.

A 3 km en avant de notre position se trouve une ferme, on dit le fermier de nationalité allemande et espion.

Le peloton s’en va et se dissimule dans les blés, observant durant deux heures. La ferme est peu à peu encerclée. L’officier entre dans la cour de la ferme avec quelques hommes et surprend le fermier et sa fille dans leur maison d’habitation. On fouille les meubles. Dans le grenier, on trouve des effets reconnus pour appartenir à des uhlans* et des armes, le tout enfoui dans de la paille. On ramène le fermier et sa fille.

Le régiment rentre le soir à Marville. On apprend que la population a voulu faire un mauvais parti aux prisonniers. Ceux-ci ont été expédiés à Montmédy.

 


[1] Agent de liaison : Militaire chargé de transmettre ordres et informations au sein de l’armée, en particulier lors d’une opération qui rend impossible l’usage du téléphone.

06 août

Ce soir à la rentrée, le renfort arrive. On reconnaît du monde. Poignées de main. Je vois le sous-lieutenant de réserve Stevenin que je connus aux manœuvres de l’année dernière ; Pêcheur, parent du colonel, nommé adjudant de bataillon de réserve au 2e bataillon.
Quelques réservistes sourient ; beaucoup ne peuvent cacher un air de mélancolie.
Les lettres n’arrivent pas depuis notre séjour ici.
On écrit chez soi en se demandant si cela parviendra.
Seuls les sedanais ont des nouvelles car une auto conduite par un particulier vient chaque jour de Sedan à Marville dans ce but.

Ce soir, à la rentrée, on rencontre des chasseurs à cheval rentrant de reconnaissance. L’un d’eux tient en laisse un cheval allemand dont le cavalier a été tué ; un autre brandit une lance d’uhlan [1]. Un brigadier raconte la frousse qui prend les cavaliers boches à leur vue. On rit. On se promet de magnifiques trophées.


[1] Uhlan : Cavalier allemand armé d’une lance.

060814Mounted-Uhlan