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11 janvier

Bois de la Gruerie – 10e séjour

La nuit n’est pas fameuse. Il n’y a pas de feu dans l’abri. Impossible de s’allonger. L’eau coule à la longue par gouttelettes et s’infiltre à l’intérieur. Je n’ai ni sacs ni couvertures, ayant laissé le tout à la garde de Pignol, mon agent de liaison*. Je n’ai rien à me mettre sous la dent. En un mot, je suis abruti et malade. Quel métier que celui de la guerre. Nuit longue et affreuse !

Enfin il est écrit que tout passe, mêmes les nuits blanches. Le petit jour nous arrive quand même. Je sors pour voir ce que fait le temps : il ne pleut plus, tandis qu’à l’intérieur l’eau s’infiltre toujours et commence à former de petites mares.

Je suis appelé par le capitaine Claire qui me dit de prendre un second agent de liaison et de me débrouiller car nous passerons la journée ici. Bonne et mauvaise nouvelle ! Je vais donc à la compagnie chercher le compte rendu du matin et ramène avec moi Mascart, jeune soldat de sa classe 1913, qui fut mon voisin de chambre quand j’étais caporal. À la compagnie, à part quelques bombes qui tombent juste, quelques ripostes énergiques, la matinée a l’air de s’annoncer calme. Nous rejoignons l’abri si peu confortable et j’envoie mon homme du PC du bataillon disant de chercher dans ma musette de me rapporter de quoi calmer ma faim. Le brave garçon tarde un peu, mais m’apporte dans un bidon deux quarts* de café chaud. Je suis si heureux que je manque de l’embrasser ; ce garçon s’est révélé, il est débrouillard ; son avenir est fait, il restera agent de liaison. Je mange donc une boîte de pâté et du pain et fait une chère de roi.

La matinée se passe assez tranquille. Quelques obus sifflent au-dessus de nous, auquel les 75 répondent aimablement par des éclatements terribles «Giiii…Paff… . Giiii…Paff… ». Des bombes également veulent nous saluer ; on leur répond aimablement aussi, et c’est ainsi une petite lutte de 10 minutes, un repos d’une heure et ça recommence. C’est ce qui s’appelle un « secteur empoisonnant » ou à tout instant du jour et de la nuit il faut être en éveil.

AlbumLaGruerie (3)

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Avec cela, la pluie a transformé les parapets en paquets de boues, les tranchées en torrents et les occupants en troglodytes.

Je me demande ce qui nécessite la présence du capitaine commandant ici. Ce que je vois de clair, c’est que je ne suis pas logé, que je n’ai rien sous la main et que je claque des dents. Sauvage dort paisiblement, anéanti par le sommeil : il a de la chance, car dormir c’est oublier.

Vers une heure, croirait-on, un rayon de soleil filtre à travers la couverture boueuse qui bouche l’entrée et sert de portière. (Une portière en bleu ou en rose, en tulle ou en mousseline, reverra-t-on jamais cela !). Je suis si heureux, que je réveille Sauvage qui ronfle et nous sortons aussitôt. Le capitaine Claire me voit et m’envoie porter une note au capitaine Aubrun.

AlbumLaGruerie (7)

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Il descend au PC du bataillon et me dit de rentrer au bas de la cote le rejoindre et rejoindre la liaison : nouvelle attendue par mois avec impatience et bienvenue certes. Le commandant de la 5e est averti que le téléphone est ici et qu’il peut communiquer avec le PC du bataillon et avec le commandant Desplats. Je m’acquitte rapidement de ma commission et descend la cote boueuse par le boyau*, vrai torrent, ou on enfonce dans l’eau jusqu’à mi-jambe, suivi du fidèle Mascart.

J’arrive au gourbi* où Pignol fait un feu d’enfer. La première chose dont je m’occupe et manger ; la seconde me sécher. Je retrouve René qui est colocataire comme la fois dernière et consolide en ce moment le toit à fin d’empêcher l’eau de filtrer. Mascart s’installe avec nous. Nous serons donc à 4. Quant à moi, me voici à présent loti de 2 agents de liaison ; je décide d’en profiter. On ne me verra pas beaucoup là-haut.

L’après-midi est ensoleillée. C’est un plaisir. Mais je n’y prends garde tout occupé à rester le dos au feu.

On emménage le gourbi afin qu’il nous donne toutes les commodités possibles. Les obus nous donnent quelques émotions. Il tombe à 50 m de nous dans un ravin et nous avons tout loisir d’admirer les énormes gerbes d’eau et de boue résultant de l’explosion : c’est d’ailleurs le seul résultat qu’obtiennent les boches. J’observe notre position : nous sommes un peu à flanc de coteau et à l’abri je crois grâce à la projectoire [1] de l’obus.

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Un peu séché, un gros rhume dans la poitrine, je sors vers le soir et visite les abris environnants où se trouvent Sauvage et Menneval ensemble, Gallois et l’agent de liaison de la 7e. Je dis au revoir à Jombart qui suivi de Gauthier rentre à la Harazée pour revenir demain matin.

J’assiste également au tir rapide de quelques batteries alpines de 65. Les petits obus passent au-dessus de nos têtes avec la rapidité du canon revolver.

Je rentre près du bon feu, tandis que Mascart et Pignol qui s’entendent comme larrons en foire font mijoter le rata qu’on ne tarde pas à avaler.

Et là-dessus, « bonne nuit, j’ai besoin de sommeil et compte sur vous deux s’il y avait quelque chose ».

Je m’étends dans un coin sur un peu de paille et m’endors aussitôt. Les boches peuvent bombarder, je ne me dérangerai pas.


 [1] Projectoire : Synonyme de trajectoire.