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3 mars

Départ pour le calvaire

Je passe une nuit excellente. Je me réveille gelé, naturellement, mais il y a peu de mal car je me sens reposé. Je me lève donc. Il fait petit jour et un grand brouillard règne autour de nous. Les boches sont calmes : ils tirent beaucoup moins. Je remets en ordre mon fourniment et cherche un fusil que je n’ai aucun mal à trouver car il en traîne des tas.

Je vois Gallois qui m’annonce que Paradis fut blessé hier, chose que j’ignorais. Je bois du café apporté hier par Gauthier. Je fume tranquillement et attends le lever du soleil. Il va faire beau aujourd’hui et si les boches sont calmes, on pourra se remettre un peu de ses émotions.

Quelques marmitages passagers saluent le lever du jour. Je crois que des deux côtés, nous ne demandons qu’à passer une journée un peu tranquille.

Vers 9 heures, je vais voir le sergent Pêcheur qui m’annonce que je suis tranquille. Deux cyclistes sont arrivés hier comme agents de liaison*. Je vais donc voir le lieutenant Collandre qui est installé dans une espèce de gourbi. Je vois Radelet et Jamesse qui vient d’arriver.

Nous causons un peu comptabilité. Heureusement que nous tenons la comptabilité en double. Nous trouvons le double dans la voiture de compagnie, Lannoy sergent major ayant sans doute été pris avec tous ses papiers.

Nous déjeunons avec le lieutenant Collandre à qui je présente Jamesse. Il dit qu’il le proposera comme sergent major et moi-même comme adjudant.

Nous sommes heureux du beau temps et du moins grand nombre de marmites*, bien que le secteur n’est pas encore fameux. Nous causons de nos pertes et du grand nombre de blessés qui sont morts, faute du manque de soins, et traînent dans les tranchées, piétinés sans cesse. Jamais on n’arrivera à assainir ce coin si les attaques se répètent.

Je rentre une partie de l’après-midi près de Gallois au PC du bataillon. Je rencontre au passage les débris des compagnies dans les boyaux. Réellement, c’est une petite compagnie de survivants qui subsiste du beau bataillon que nous formions. Tous les officiers sont par terre, excepté le capitaine Claire qui n’était pas là. Nous avons [comme] tués : les lieutenants de Monclin, Monchy, Aline, d’Ornant et le nouveau venu de la cavalerie à la 6e compagnie ; blessés : le capitaine Sénéchal, les lieutenants Vals et le nouveau venu de la cavalerie à la 8e ; prisonniers sans doute : les capitaines Aubrun, Crouzette et le sous-lieutenant Blachon ; à ajouter à l’actif du régiment, le colonel tué et le commandant Dazy, le capitaine de Lannurien blessés. Quant aux hommes disparus ils sont au nombre de plus de six cents. C’est une omelette sérieuse.

Vers 3 heures, une note arrive du commandant Vasson. Le 2e bataillon partira à 6 heures sous les ordres du capitaine Delahaye et ira se placer à l’est de Mesnil-les Hurlus en seconde ligne derrière les chasseurs à pied, à la position appelée calvaire ; mi-partie au village de Mesnil, mi-partie en tranchées au calvaire.

Le capitaine Delahaye nous dicte les ordres complémentaires sous le bombardement qui a l’air de vouloir reprendre. Il est obligé de crier de toutes ses forces pour que nous l’entendions. Départ à 6 heures derrière la liaison du bataillon, boyau* Mesnil-les-Hurlus dans l’ordre 5, 7, 6, 8.

Je prends mon fourniment, disant à Gallois que je reviendrai au passage à 6 heures. Je vais rejoindre le lieutenant Collandre et lui montre l’ordre. Heureux sommes-nous de quitter ce maudit coin où nous en avons laissé tant des nôtres.

Nous recevons vers 4 heures la visite de Chopin et des cuisiniers qui ravitaillent les hommes. Chopin nous dit qu’un petit incendie s’est allumé ce matin dans Mesnil à cause d’obus incendiaires que les boches y lançaient. Nous l’avertissons de notre changement de résidence et mangeons afin de nous donner des forces pour la marche de tout à l’heure.

6 heures arrivent. Nous voyons arriver le capitaine Delahaye. Le lieutenant Collandre me dit de rester avec lui durant la route : aussi vrai, Brillant est à la liaison et suffit.

Nous suivons et marchons bon pas alors que le crépuscule tombe. Quelques marmites éclatent non loin de nous. Chacun file de bon cœur ; on sent qu’on est heureux de quitter ces rives peu hospitalières.

Une heure après, en pleine obscurité, nous arrivons dans Mesnil, après avoir fait un 100 mètres en rase campagne car le boyau que nous avons suivi se termine à cette distance de l’église.

Quelques petites lumières de cuistots dissimulées dans des toiles de tente servent à nous guider un peu. Nous faisons un long stationnement, nous abritant derrière des murs car de temps en temps un sifflement nous parvient, suivi d’une explosion pas très loin. Je me demande où est l’incendie dont parlait Chopin car je ne vois rien ; sans doute que c’est fini.

À quelque temps de là, nous revoyons le capitaine Delahaye qui, sans doute, s’est informé du chemin à suivre. Il parle devant moi au lieutenant Collandre et au sous-lieutenant Carrière. Les 5e et 7e compagnies vont les suivre. Il va trouver les 6e et 8e ; celles-ci vont s’installer comme elles peuvent dans les caves du village en ruines, prêtes à accourir en cas de demande ; c’est ce que nous dit le chef de bataillon en revenant sur nous. Quant aux 5e et 7e , elles prendront possession de la seconde ligne au calvaire proprement dit derrière les chasseurs à pied. Il y a un moment de discussion, car les chefs des 5e et 7e font remarquer à juste titre que c’est aléatoire de compter sur un soutien fondé sur deux compagnies de quarante hommes à peine, harassés et fourbus, venant de passer quatre jours par les émotions les plus terribles.

De temps en temps, les obus arrivent : sifflement, éclairs et détonations qui ébranlent tout : c’est sinistre. Nous partons quand même, la tête entre les épaules, sur la route, mais au pas de course. Il n’y a pas de boyau ou du moins, aux dires du capitaine Delahaye, un boyau rempli d’eau.

Il peut être 9 heures du soir. Nous recevons des marmites ; les boches bombardent la route de Mesnil à Minaucourt car sans doute croient-ils que c’est l’heure du ravitaillement. Un obus éclate à moins de 30 m en avant de nous. C’est un bon moment de frousse. Enfin, après un pas gymnastique de 400 m, on saute dans un boyau à la file les uns des autres. Il y a encore de l’eau. On patauge dans la boue jusqu’aux genoux. Qu’importe, le boyau est profond. On continue encore vivement 200 m afin de permettre à toute la troupe d’être dans le boyau. Puis on s’arrête tandis que du canon revolver siffle au-dessus de nos têtes. L’eau a diminué mais j’ai froid aux mollets, mes bandes molletières* sont des paquets de boue.

Dix minutes après, sur notre demande, on fait répondre que les deux compagnies suivent. Nous repartons alors un peu plus tranquillement, toujours sous le canon revolver qui semble nous suivre ; mais les parapets ont 2 m de haut. Il n’y a rien à craindre.

Nous avons de fréquents arrêts. Nous marchons dans le silence le plus profond. Nous rencontrons des cuisiniers de chasseurs qui descendent, des brancardiers qui ramènent des blessés.

Enfin nous arrivons près de quelques gourbis éclairés. Après une longue attente, le capitaine Delahaye ressort de l’un d’eux et remet un agent de liaison au lieutenant Collandre afin qu’il le conduise à son emplacement situé à 400 m d’ici. Je dis à Brillant d’aller reconnaître l’endroit et je reste avec la liaison. Le sous-lieutenant Carrière suit, une fois que la 5e s’est écoulée ; il reçoit un agent de liaison également.

Quand les deux compagnies sont passées, je cherche, ainsi que mes amis, un gourbi* où je m’installe heureux de ne pas coucher en plein air ; nous sommes en seconde ligne. Rien à penser. Fatigué, je m’allonge et bientôt m’endors. Il peut être 11 heures. Franchement j’ai une triste opinion de la Champagne.


28 février

Chapitre II
Mesnil-les-Hurlus – Le Trapèze

(Voir topo tome 1)


Attaques du 2e bataillon

Le petit jour se lève. Je suis assoupi, mais n’ai pu fermer l’œil. Je suis gelé, surtout des pieds. Je me promène donc dans la tranchée* étroite, sur un parcours de 10 m, frappant du pied. Il peut être 6 heures du matin.

Je casse la croûte. Je bois très peu, me disant que jamais Gauthier ne nous trouvera et il faut être économe.

Un peu réchauffé, je fais comme les autres ; je prends la pelle bêche et commence à creuser une grotte. Les obus sont nombreux par ici et également les balles. La fusillade ne cesse jamais complètement ; et les marmites* arrivent de tous côtés. Où est l’ennemi ? Je ne sais.

Il importe donc de se faire un trou. Je vais voir vers 7 heures l’emplacement de la compagnie, guidé par Brillant. Après un parcours assez long et quelques tâtonnements ; tandis que Brillant retourne au PC du bataillon, je vois le capitaine Aubrun en 2e ligne à 250 m de moi. Il se plaint qu’il n’y ait pas le moindre trou et dit en faire faire un. Il n’y a aucun moyen de protection ; les parapets* s’effritent ; ils sont d’ailleurs faits avec des cadavres et il me montre des effets gris-vert de boches qui dépassent. Je vois Culine qui ne bronche pas : les obus de 150 lui passent continuellement sur la tête et éclatent à 50 m de l’endroit où il se trouve. Il me montre la plaine qui s’étend devant lui, me passe ses jumelles et me dit de regarder. Je regarde et sur un espace de 300 m, je vois le double de cadavres français allongés dans la position de combat. C’est horrible. Culine me fait ensuite remarquer l’espèce de bois de manches à balai par lequel passent ses tranchées ; puis il me fait signe avec l’oreille, me faisant remarquer le bruit des sifflements et des éclatements nombreux, bruit qui nous empêche de nous entendre, puis il me crie dans l’oreille : « Ça a bardé par ici, et ça barde encore ». Il dit cela simplement, le brave, et allume sa cigarette.image

Oui, ça barde et je rentre à mon poste près du capitaine. Je me trompe de boyau et tombe soudain dans un charnier : plus de cinquante cadavres français et allemands ont été jetés ici. Ils obstruent le boyau et en font un cul-de-sac. Les corps sont entremêlés dans toutes les positions. Ils ont été jetés là, quoi ! Ils ont été gelés et conservent leur posture rigide. Il y en a qui ont l’air de tendre le poing, d’autres, boches et français, ont l’air de faire un corps à corps, même dans la mort. Sans doute on eut l’idée de combler le boyau et n’en eut-on pas le temps. Chose qui est triste mais qu’il faut dire, le boyau est devenu feuillées* et les cadavres sont couverts de déjections.

Le spectacle est peu réconfortant. Je me retire donc vivement, non sans avoir jugé la situation d’un coup d’œil. Et cette odeur mêlée de poudre et de décomposition vous prend toujours à la gorge. Quant au marmitage, il est continuel et je ne puis mieux comparer les sifflements successifs des nombreux obus qui se suivent qu’au bruit d’une pompe dont on ferait lentement fonctionner le levier, bruit dans ce genre «Uian, uian, uian, uiiian, uiiiiian » ; bruit dominé parfois par un gros éclatement assez près, tandis qu’on voit une énorme colonne de terre noire et de fumée s’élever à 100 m du sol.

D’après ce que je vois, le bataillon est en deuxième ligne, à 15 m de la première, dans des tranchées de 1,50 m de parapet, éboulées, ébréchées, sans trou, sans aucun abri, sans créneaux, laissant entrevoir des têtes, des bras, des jambes et dégageant une odeur infecte. Je traverse et vois les hommes assis sur leur sac, mornes, hagards, aux aguets pour rentrer la tête dans les épaules à l’éclatement d’une marmite et [qui] vous regardent vous qui circulez et avez l’air de connaître le secteur, en semblant vous demander « Que fait-on ici » et ajouter « Quel coin ! Seigneur quel coin ! ». C’est ce que disent les chefs de section quand je passe ; en ajoutant « Ça barde ».

Je suis perdu, car j’ai fait certainement 300 m. Je m’informe, je demande. Enfin je trouve Gallois. Voici bien deux heures que je suis parti. J’interroge Gallois, il ne sait rien sur l’emplacement du bataillon, ni sur nos projets. Je file donc à ma place, me demandant toujours si un obus ne viendra pas m’y chercher.

Je termine mon trou et, avant de m’y fourrer, j’admire celui de Frappé à qui la peur a donné l’énergie du désespoir et qui s’est fait, par un travail fébrile de dix heures durant, un petit souterrain. Malgré tout, je ris de le voir blotti au fond, recroquevillé sur lui-même, la tête entre les épaules. Vers 11 heures, je file au capitaine Aubrun tandis qu’une petite accalmie s’est faite. Je lui dis de venir avec ses quatre chefs de section. Il les appelle et je les amène près du capitaine Sénéchal.

Je reste non loin, désireux d’entendre la conversation. Je n’entends rien, le bruit du marmitage est trop fort. Je vois le capitaine Sénéchal tirer des plans et procéder à des explications. Un quart d’heure après, c’est fini. J’approche plus près et j’entends le capitaine Aubrun dire au sous-lieutenant d’Ornant « Regardez les cadavres que vous verrez dans le blanc des yeux, bien en face, touchez-les, remuez-les, afin que cela ne vous fasse plus rien. Du courage, n’est-ce pas ! » Ils s’en vont. Tout cela m’indique que nous allons attaquer.

Vers midi, le bombardement reprend. Je parle avec Gallois. Il m’annonce que le sergent Bibi s’est fait tuer en sortant de la tranchée pour regarder la position des tranchées allemandes. Pauvre bougre ! Il me dit que le terrain que nous occupons a été pris aux boches et que toute la plaine remplie de cadavres est à nous, prise aussi à l’ennemi par des attaques répétées. Les boches, rageurs et craignant de nouvelles attaques, nous marmitent continuellement. Certes, c’est par milliers les obus qu’ils nous envoient depuis notre arrivée ici. Ce que je constate pourtant, c’est que nous sommes encore loin de Vouziers.

À 12 heures 30, le capitaine Sénéchal nous envoie dire aux commandants de compagnie le mot « Préparation ». On n’y comprend rien, mais le capitaine Aubrun fait aussitôt dire « Toile de tente autour du corps en bandoulière ». Il a compris et moi aussi : nous allons attaquer.

À 1 heure, je repars et donne le mot « Position ». Je rentre en me trompant, le chemin est dur à connaître, je retombe dans le charnier. Enfin j’arrive à destination. Déjà mes amis sont prêts, le fusil entre les mains, les cartouchières garnies. Je fais comme eux ; je laisse mon sac ici, dans mon trou, et y place même musette et bidon afin d’être plus agile.

On va donc faire son devoir et cogner une bonne fois les boches. J’avale le reste de mon eau-de-vie d’entrée. Je suis content et déjà je voudrais être sur le parapet. La 5e compagnie arrive en colonne par un dans notre boyau tandis que, suivant le capitaine Sénéchal, nous nous postons en deuxième ligne. Je vois des hommes de la 6e compagnie ainsi que le sous-lieutenant de Monclin [Moutclin] qui attend avec sa liaison. Je vois aussi un nouvel officier arrivé hier soir, ex-maréchal des logis de cavalerie ; il a son sabre à nu, un grand sabre recourbé et qui doit être une arme terrible pour celui qui sait bien s’en servir.

Je vois passer le sergent major de la 8e, blessé d’un éclat d’obus. Il remet ses paperasses à Paradis, le caporal fourrier, et s’en va se faire panser.

Et toujours ces obus de tous calibres qui éclatent en avant et en arrière de la tranchée, longs et courts ! Bruit infernal qui vous empêche de vous comprendre et vous démoralise un peu, odeur acre de poudre qui vous grise et vous ranime alors, rage au cœur qui vous prend, attente fébrile qui vous pèse, appréhension aussi ; on ne peut qualifier ce coin qu’en lui donnant l’épithète d’infernal ; et les sentiments que nous éprouvons sont bien ceux de l’assaillant avant son assaut. image

Spectacle lamentable aussi ; les tranchées sont étroites, les parapets, faits de sacs à terre, sont déchiquetés, le sol est jonché de sacs abandonnés, d’équipements, de baïonnettes, et de loin en loin, un cadavre barre le chemin ; chacun a marché dessus et le pauvre hère n’est souvent qu’un paquet de boue ; quant aux parados*, c’est un amas d’effets verts grisâtres, ce qui signifie qu’ils sont faits de cinq ou six cadavres superposés. Nous sommes là-dedans, attendant.

Voici le colonel Desplats, suivi du capitaine de Lannurien. Il nous précède. En avant ! Le cri se passe de bouche en bouche. Nous longeons la tranchée de deuxième ligne par bonds de 25 m.

Je suis Gallois qui suit le capitaine Sénéchal. Celui-ci suit le colonel et le capitaine de Lannurien. Des moments, nous sommes obligés de ramper. Le parados était éboulé, la tranchée fait une courbe et nous pouvons être vus à droite. Nous profitons de semblants de pare-éclats, d’un cadavre contre lequel nous nous blottissons. Plus nous avançons, plus des obus tombent drus et près. En route, nous rencontrons, à gauche et à droite, sous le parapet, des grottes dans lesquelles sont couchés des hommes du 8e de ligne qui ont évacué les tranchées que nous allons prendre comme parallèle de départ pour l’attaque. Je vois un ami du régiment, Monsigny, sergent au 8e, Monsigny de Calais, de la classe 1910, ex-caporal adjoint au fourrier de la 5e compagnie. J’ai à peine le temps d’être surpris et de lui dire bonjour !

Nous tournons à gauche à présent. Il faut grimper car le boyau monte. Il est excessivement étroit et profond ; il est inoccupé, ayant été évacué par la 8e de ligne. C’est la parallèle de départ pour notre attaque, car sûrement nous attaquons. Nous sommes à présent dans la première ligne qui a été évacuée par le 8e de ligne. Je suis un peu fou et abruti par les émotions.

Enfin voici un point où nous nous arrêtons, c’est une espèce de carrefour, le point A. Le colonel nous fait passer « Que la 6e suive ! ».

Il est 2 heures. Le bombardement ennemi est effroyable. C’est un véritable enfer.t8-PlansDessinésELOBBEDEY_0009

La 6e compagnie qui suit se place dans la ligne A B où nous sommes. Le sous-lieutenant de Monclin est en tête ; héroïque, il monte sur le parapet et crie « Baïonnette au canon ». Puis le lieutenant-colonel applaudit ; c’est sans doute son signal. Aussitôt de Monclin agite son mouchoir. Il brandit : « En avant ». Au même moment, toute la 6e compagnie monte le parapet et s’élance en avant. Cela n’a pas demandé deux minutes.

Quelques instants après, la 8e, ayant à sa tête le sous-lieutenant Vals, arrive. Ce dernier s’arrête à notre hauteur. Il fait le même geste que de Monclin et crie « En avant » au signal du colonel.

http://images.mesdiscussions.net/pages14-18/mesimages/2547/img303.jpg1..jpgMais déjà arrive sur nous en trombe une bonne partie de la 6e compagnie en débandade ainsi que des tas de blessés. Fous, littéralement fous, ces hommes sautent dans la tranchée avec l’idée de s’en aller, de fuir. Ils encombrent tout et suscitent une pagaille inouïe. Et le bombardement auquel s’ajoutent des obus de canon revolver au sifflement caractéristique continue, s’accentue, effroyable. Des obus percutants* tombent en avant, en arrière de nous. Je reçois un éclat dans le dos. Cela me fait mal. On n’a pas le temps de s’en occuper. La fusillade fait rage du côté ennemi ; on entend les mitrailleuses cracher et les balles sifflent au-dessus de nos têtes.

Nous sommes abasourdis, on crie, on gueule, il faut dire le mot ; et jamais la plume ne saura décrire une scène semblable, véritable enfer.

En 1ère ligne, une vague d'assaut : [photographie de presse] / Agence Meurisse - 1Le colonel met revolver au poing et s’élance hors de la tranchée ; il court à la rencontre de ceux qui reviennent. Il tire en l’air. Les hommes font demi-tour et se couchent. Le colonel va se faire tuer. Des cris dominent malgré toutes les explosions ; ce sont les cris des blessés ; les cris de terreur des fuyards qui reviennent ; ce sont les cris de rage poussés par le colonel qui, revolver au poing, est impuissant à leur faire faire demi-tour.

Les obus tombent dans le terrain qui se trouve en face de nous. Nous voyons des jambes, des têtes valser dans les airs. Les blessés qui sont collés sur place, les hommes auxquels le colonel a fait faire demi-tour sont tués par dix ou douze à la fois.

Voici le capitaine Crouzette qui nous demande : « Que fait-on ? ». On lui montre le colonel. Celui-ci se démène au milieu des obus et nous crie dans un moment de folie : « Chargez ! »

Le capitaine Crouzette part avec deux sections à peine, le reste ne suit pas. Le capitaine Sénéchal me crie : « Faites venir la 5e compagnie ! »

Je file rapidement par la route que nous avons suivie. Je ne vois plus, je ne sens plus, je suis fou furieux. Je crie « Laissezpasser ». Je bouscule [des] blessés, je monte sur le dos des hommes de la 7e qui ne sont pas sortis, gueule continuellement « Sortez, chargez ». On me regarde sans comprendre, on me fait place, sans doute qu’on me croit fou et je le suis. Il me faut Aubrun, il me le faut. Enfin je tombe sur lui : « Mon capitaine, filez là-haut, marchez, écrasez tout le monde mais filez vite » ; je crie à tout le monde qui se trouve devant moi « Couchez-vous, couchés ». Je m’aplatis par terre ; j’ai devant moi des blessés qui m’ont suivi, profitant du passage qu’on me faisait ; le capitaine marche carrément sur moi et sur eux. Effroyables plaintes de ces gens blessés ! Qu’importe ! Il le faut. Une bonne partie de la compagnie nous passe ainsi sur le corps. Je cache ma tête, le reste m’est égal. Un obus me couvre de terre et tue la moitié des blessés et autant d’hommes à 10 m de moi.

La brèche dessin de Georges Scott – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Malgré moi, je me relève et crie aux autres hommes de la 5e qui montent : « Allons-y, suivez ! ». Maxime Moreau repasse devant moi et m’inonde de son sang, il a une affreuse blessure à la tête. Je lui crie « Maxime ! File en rase campagne ». Le bonhomme monte le parados et s’en va, laissant derrière lui une traînée de sang. Je vois Cattelot qui lui crie « Au revoir », et calme me demande « Qu’est-ce qu’on fout ? ». Je ne puis lui répondre, je n’ai plus de voix, et je n’en puis plus.

Que faire ? Tout le monde stationne. N’écoutant que mon courage, je monte le parados et 50 m plus loin, arrive près du capitaine Sénéchal. « Qu’y a-t-il ? La 5e est là ? ». Il ne me répond pas. Le capitaine de Lannurien, aplati dans la tranchée, cause avec le capitaine Aubrun, le capitaine Crouzette et le sous-lieutenant Blachon.

Gallois me montre sur le parapet le corps du colonel. De Lannurien s’en va. Il peut être 5 heures, si tant est qu’on ait l’heure. Sénéchal m’attrape soudain et me dit « Lobbedey, prenez quatre hommes ; trouvez des munitions et apportez-les ici ».

C’est un ordre formel. Je prends quatre hommes de la 7e compagnie qui me tombent sous la main. Je reprends mon chemin de tout à l’heure. La 5e compagnie stationne dans la tranchée, baïonnette au canon : les hommes sont couchés ; je leur passe dessus vivement ; je tombe à l’endroit où tomba l’obus à 10 m de moi. Spectacle effrayant : le parapet démoli, un trou énorme, des bras et des jambes épars, des troncs, des cadavres ; ils sont au moins douze. Je traverse rapidement toujours sous les obus de tous calibres. Je suis la tranchée de deuxième ligne où je vois du 8e de ligne.

Enfin, après de multiples informations, après une heure de parcours dans lequel sur mes quatre hommes, deux sont blessés, je tombe sur un gourbi de munitions près du boyau vers Mesnil-les-Hurlus.

J’exige trois sacs de bombes et trois sacs de cartouches. Le soir tombe. Quel travail ! Quelles émotions ! Quel coin ! Quelles pertes ! Heureusement que mes nerfs sont surexcités, sinon je tomberais.

Après une pause, je remonte vers le capitaine Sénéchal, chargé comme un mulet, il est 6 heures je crois.

J’use ma voix à demander du passage aux hommes du 8e. Un officier, je crois, m’attrape et me défend de passer. Je veux passer à tout prix et lui passe sur le corps. Il m’attrape le bras, fait jouer sa lampe électrique et tombe dans mes bras. C’est Arnould Vaast, d’Arques près Saint-Omer, un grand ami. Que de choses nous nous disons en cinq minutes. Mais je dois repartir et, exténué, je tombe dans la 5e compagnie.

L’obscurité règne. Tout le monde veille, baïonnette au canon. Le bombardement a un peu cessé si bien qu’on entend des milliers de plaintes de blessés tombés entre les lignes. La tranchée d’ailleurs est remplie de gens étendus que les camarades soignent du mieux qu’ils peuvent. Impossible de sauver tout ce monde ; les brancardiers ne suffiront jamais ; heureux celui qui sera ramassé. Les autres, la plupart, sont destinés à mourir là.

Je vois le capitaine Aubrun. Je lui remets mes munitions. Je lui demande [où est] le capitaine Sénéchal. Il répond qu’il est parti au poste du commandant Vasson pour conférer. Je lui demande des renseignements : il me répond qu’il ne sait rien et que d’ailleurs ce n’est pas le moment.

J’ai faim, j’ai horriblement soif. Je décide de rentrer au PC que nous occupions ce matin. Le tout est de le trouver.
Après bien du mal, j’y arrive et trouve quelques amis de la liaison. Où se trouve le capitaine Sénéchal ? Ils l’ont perdu. Je crois plutôt qu’ils l’ont perdu avec intention. Enfin je retrouve mes affaires dans mon trou : c’est une grande chose. Je commence à me moquer du bombardement. J’aurais dû être tué cent fois. À présent, zut ! Je mange un vieux morceau de pain et du chocolat et j’avale le reste de mon bidon de café. À présent, à Dieu va ! Je compte sur Gauthier. Soudain j’entends la voix du capitaine Sénéchal. Bonheur ! Il nous rassemble et nous dit que nous repartons là-haut. Il est 9 heures.

24 février

Départ de Dampierre

À 4 heures, nous sommes réveillés par des appels. C’est Brillant qui nous crie alerte, départ à 6 heures. Nous lisons la note qu’il nous apporte à la lueur d’une bougie. Aussitôt Lannoy monte chez le capitaine, tandis que Jamesse et moi, nous occupons à placer la comptabilité dans le coffre de la voiture.

Lannoy descend avec les ordres pour la compagnie : rassemblement à 5 heures 40 devant le cantonnement de la compagnie. Rogery part communiquer les ordres aux quatre chefs de section.

Nous bouclons notre fourniment. Et quand le capitaine descend, nous lui rendons compte que nous sommes prêts.

À 6 heures, nous partons par un temps brumeux qui nous fait présager un beau soleil pour 10 heures.

Je m’attache à la liaison du bataillon qui passe. C’est un vrai état-major. Il y a là Gallois, adjudant de bataillon, Legueil, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers des 6, 7, 8 et 5e compagnies, Verleene et Paradis, caporaux fourriers des 6e et 8e compagnies, René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Jacques, maréchal des logis de liaison, Brillant, Frappé, Garnier, agents de liaison des 5, 7, 8e et celui de la 6e. Cela fait en tout quatorze hommes. Les 6e et 8e ont même ici en excédent leurs caporaux fourriers. Si avec cela les ordres ne sont pas bien communiqués, je n’y comprends rien.

Nous partons dans la direction de la route Châlons-sur-Marne à Sainte-Menehould. Après une pause, nous y tombons et rencontrons les deux autres bataillons qui nous attendent. Nous nous encastrons entre le 1er et le 3e et continuons, parmi le mouvement des autobus, des automobiles et des convois. La route est large, spacieuse et peu boueuse ; mais il y règne une circulation intense.

Nous ne tardons pas à quitter cette route et prenons la route de Valmy à droite. Nous avons à notre gauche le champ de bataille de Valmy et apercevons au loin le monument de Dumouriez qui surplombe la plaine.

 

Il peut être 9 heures quand nous passons la voie ferrée filant sur Somme-Bionne. Une bonne pause nous permet de juger du trafic qui se fait en gare de Valmy ; c’est quelque chose de fantastique.

Je vois passer sur la route un convoi automobile tandis que nous stationnons dans un champ à droite. J’aperçois la voiture camion automobile de la « Droguerie rouge, Dunkerque », ce m’est une étrange sensation et il me semble que c’est un coin du pays que je viens de voir.

Un coup de sifflet, nous repartons. Je commence à sentir un peu de fatigue : la route est longue. Le temps est beau, le soleil nous sourit.

On commence à sentir qu’on approche du front. Nous approchons de Somme-Bionne et voyons quelques cagnas* d’artilleurs, des cuisines en plein air. Nous voyons des « saucisses », ballons observatoires, tout à côté de la route et nous regardons curieusement. Tout cela nous dit que ça sent la tranchée. D’ailleurs nous entendons distinctement le canon qui tonne.

Nous passons dans Somme-Bionne. Le village, sans être démoli, semble dévasté par le passage des troupes. Beaucoup d’habitations sont dans un état lamentable : beaucoup sont abandonnées. Beaucoup de portes, de carreaux manquent. À l’intérieur, on voit des hommes qui font la cuisine, d’autres qui sont couchés sur la paille. Dans la rue, c’est un va-et-vient de convois de ravitaillement.

Les routes sont boueuses. Des troupes sont cantonnées ici et nous regardent défiler. Vers le milieu du village, nous apercevons, rassemblés dans la cour d’entrée d’une maison, une centaine de prisonniers boches, tout couverts de boue et minables dans leur aspect.

À la sortie du village, je suis pris par le bras. Je me retourne et me trouve face à face avec un soldat de mon pays, Ravel, que je connais bien : il habite à 400 m de ma demeure. Nous causons comme on se cause, en guerre, après deux ans de séparation et en marche quand on se rencontre. Je suis tout heureux de voir pour la première fois depuis les hostilités une tête connue avant la guerre. Nous causons beaucoup du pays, on cesse une conversation à peine ébauchée pour en prendre une autre. Il me quitte après un parcours de 500 m, me disant qu’il est boucher au ravitaillement du régiment, le 8e d’infanterie.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

À 600 m de Somme-Bionne, nous faisons une grand’halte, dans une prairie située à droite de la route. Il est midi.

Aussitôt les feux s’allument et les escouades font cuire leur frite [ ?], arrosée d’un bon quart de « jus ».

Pendant la pause, des aéroplanes nous survolent.

De nombreux convois passent, artillerie et infanterie. La route se sèche par ce beau soleil et déjà il y a de la poussière. En un mot, c’est l’activité fébrile de la proximité des lignes, l’arrière tout proche à 10 ou 12 km du front.

Une heure après, devançant le régiment d’une demi-heure, nous partions, Gallois, les trois fourriers et moi. À 400 m, nous nous unissons au campement des deux autres bataillons et bon [ ?] pas sous les ordres de trois officiers, un par bataillon, nous arrivons dans un pays de ruines où tout est rasé, à part quelque maisons restaurées avec des moyens de fortune et l’église à peu près intacte. C’est Somme-Tourbe. Nous avons la voie ferrée à notre gauche et un train passe direction [de] Paris : il nous fait gros cœur.

La vue du village, qui me rappelle mes souvenirs de la Marne, me fait pitié. Nous marchons toujours sans arrêt, afin de distancer la colonne du régiment. Nous tournons à droite, prenant la route de Saint-Jean-sur-Tourbe. Je suis fatigué par cette marche rapide. De plus, le soleil exagère car il nous envoie des rayons trop chauds. Après un parcours de 1500 m, nous prenons à travers champs, nous dirigeant vers des baraquements en planches situés à 200 m à gauche de la route.

Les officiers partent à cheval à travers les terres, nous disant de les attendre ici.

Heureux sommes-nous de pouvoir enlever nos sacs !

Nous avons tout loisir d’examiner les installations. Elles sont des plus rudimentaires. Si c’est là notre logement, ce n’est pas fameux. Les planches sont disjointes ; donc s’il fait mauvais temps, il pleut à l’intérieur ; quant au froid, aux courants d’air, la nuit surtout, inutile d’insister. L’intérieur n’est autre que l’extérieur avec des piquets soutenant le toit. Le baraquement se continue sans cloison sur 300 m. De quoi loger deux compagnies, à moins qu’on se serre. Je crois que nous serons malheureux là-dedans. Comme sol, la terre.

MOREAU Achille

Je sors. Mon examen m’a suffisamment renseigné. Non loin de là se trouve un amas de claies près duquel je vois un homme portant l’écusson du 8e d’infanterie. Aussitôt, je lui demande si le 1er corps est de ces côtés. Il ne sait ; du moins le 110e et le 8e sont de quelques jours en tranchées. Il est à l’arrière au train de combat, dans un bois qu’il me montre là-haut. Je lui cite des noms, lui demande des nouvelles d’amis du pays, il ne m’apprend rien de particulier sinon ce que je sais déjà de Ravel : capitaine Brouet tué, le lieutenant Blasin passé capitaine tué, sergent Kind, sergent Crandalle, adjudant Vandenbosshe tués, etc…

Nos officiers reviennent au galop. Je file au rassemblement, heureux d’avoir vu l’écusson du 8e. Nous partons 200 m plus loin. Là, j’hérite d’un baraquement semblable à ceux que je viens de quitter. Il y en a plusieurs : un pour deux compagnies. Nous commençons aussitôt le cantonnement des plus faciles. Je réserve une partie aux officiers. Une partie est dévolue à la liaison du bataillon. Puis on partage en deux. Je réserve un coin près de la liaison du bataillon pour le bureau de la 5e compagnie. Il n’y a plus qu’à attendre l’arrivée des troupes.

Le baraquement me fait tout l’air d’un dortoir. Il a 300 m de long sur 3,50 de large. Je vois d’ici la tête des troupes et des officiers. Tous les 25 m, il y a une ouverture. Avec les planches disjointes, je l’entends déjà baptisé : Hôtel des courants d’air.

Il peut être 3 heures. Le colonel Blondin, à cheval, commandant la brigade, avec le capitaine Garde, de son état-major, vient visiter les lieux. J’ignore ce qu’il pense du logement des troupes.

Enfin, voici le bataillon. Quand on aperçoit le logis, chacun fait grise mine et j’entends le sous-lieutenant Vals proférer « Où est mon gourrrrrbi de la Gruerie ? ».

Une heure après, le troupier était déjà occupé à arranger le tout de son mieux avec ses moyens de fortune : claies pour le sol, toile de tente pour le toit, couverture pour boucher les entrées, etc…, tandis que les cuisiniers, selon les ordres, à 100 m commençaient leurs feux et que des corvées creusaient des feuillées [1] à 250 m.

Je m’installe non loin des officiers avec la liaison du bataillon et le bureau de la compagnie que je vais quitter car nous ne tarderons pas à rejoindre les tranchées. Les cuisiniers des officiers sont occupés à installer une table avec des moyens de fortune et à aménager tant bien que mal, plutôt mal que bien, le coin de nos chefs.

Nous décidons de cesser pour l’instant toute popote entre Culine et la bande, le souvenir des bons moments passés restera chez nous d’une façon impérissable, en attendant des moments meilleurs où nous pourrons recommencer.

Un cuisinier de la compagnie, Lavoine, se charge de la nourriture de Culine et Lannoy. Levers et Delacensellerie rentrent dans leur escouade. Je me remets donc avec la liaison du bataillon et mange la bonne cuisine de Gauthier.

Le soir tombe. Roulés dans nos couvertures, nous nous remettons aux bras de Morphée, lui demandant de chauffer les courants d’air et de chasser les nuages.


[1] feuillées : Latrines de campagne, généralement creusées dans la terre un peu à l’écart des tranchées principales. Les soldats s’y rendent pour « poser culotte », selon l’expression employée alors.

 

16 février

Toute la bande se lève tard. Si nous mangeons les kilomètres, au moins nous les digérons.

À 8 heures on commence à se lever. Nous prenons le chocolat et nous astiquons pour le départ, tandis que nos cuisiniers font en hâte la popote. À la lecture du rapport à 9 heures je vois le sous-lieutenant Alinat qui me demande des renseignements sur Prunier qui lui a répondu un peu vertement et à qui il inflige quatre jours de salle de police. Cela commence bien !

Lannoy fait la situation de prise d’armes qu’il arrange de façon à ce que Licour et Delacensellerie restent. Ceux-ci sont heureux. Nous y gagnons d’ailleurs au repas qui est préparé un peu moins fébrilement. On se met à table à 10 heures.

Puis sac au dos. Il est 11h15. Je vais rejoindre la liaison du bataillon.

Le point de rassemblement est la sortie de Charmontois-le-Roi route de Le Chemin. Nous partons donc de ce côté. En route, dans Charmontois-le-Roi, je vois les gendarmes qui nous regardent passer et rient de me voir. Nous nous arrêtons à la sortie du village juste en face de la maison Adam devant laquelle nous faisons une longue pause.

Je vois les jeunes filles, le sergent major du génie à qui je serre la main. On m’offre une tasse de café que je bois de bon cœur.

Une fois le bataillon rassemblé, nous partons après une longue conversation entre le chef de bataillon et les commandants de compagnie. Ceux-ci partent en tête. Devant nous à 200 m je vois donc à cheval les capitaines Aubrun et Crouzette et les sous-lieutenants de Monclin et Vals commandant les 5e, 7e, 6e et 8e compagnies. Le capitaine Claire a toujours le commandement des élèves caporaux ; le sous-lieutenant de Monclin commande donc toujours la 6e compagnie.

J’apprends en route que le sous-lieutenant Monchy est affecté à la 7e compagnie. Notre marche est agrémentée de quelques singeries du lieutenant Vals qui s’amuse à sauter en croupe sur le brave cheval du capitaine Crouzette. La brave bête ne bronche pas et le lieutenant Vals se livre avec joie à des exercices de voltige. Nous faisons la pause à une intersection de route à 3 km de Le Chemin. Nous commençons bientôt la manœuvre sous les ordres du colonel Desplats. Les compagnies font la marche sous le feu de l’artillerie. Durant deux heures, c’est la marche à travers champs pour les compagnies qui font des bonds par section formant la carapace, les sections à 50 m les unes des autres échelonnées en deux vagues distantes de 100 m. Je suis avec la liaison le chef de bataillon sur la route et me paie quelques courses effrénées de lui au capitaine Aubrun en courant à travers champs. Enfin le clairon sonne : rassemblement à l’intersection des routes d’où est partie la manœuvre.

1h30 après le bataillon est rassemblé. Nous faisons une pause d’une heure pendant laquelle le colonel ayant rassemblé les officiers fait la critique de la manœuvre. Pendant ce temps nous voyons passer à cheval le capitaine Garde de l’état-major de brigade ainsi que le sous-lieutenant Dupont interprète à la division.

Le temps sans être beau n’est du moins pas pluvieux. Nous rentrons donc sans pluie au cantonnement. Il est 5 heures. Je rentre au bureau et trouve le capitaine occupé à signer les pièces du jour. Il nous annonce à Lannoy et moi que demain il sera décoré. On le félicite et il s’en va en riant ; qu’il est heureux !

Le capitaine me fait chercher Prunier. Nous assistons en comité secret à une scène épique. Prunier déclare qu’il n’est pas venu pour faire des balivernes, mais pour se cogner avec les boches. Il reçoit huit jours de prison et est amené incontinent au poste de police pour purger sa peine. L’enthousiasme du capitaine est tombé.

Je n’ai nulle envie de sortir ce soir. Je suis beaucoup trop fatigué. Il n’y a que Culine, Maxime et Cattelot qui sortent. Je reste au coin du feu et écris chez moi.

Tandis que nous nous mettons à table, Mascart arrive avec des notes. Demain, lisons-nous, même manœuvre qu’aujourd’hui. Remise de décoration au retour par le général Guillaumat.

Départ 11 heures ; rassemblement du régiment 12 heures ; rentrée 15 heures à Charmontois-le-Roi pour la cérémonie. Le peloton des élèves caporaux est dissous. Le peloton des élèves sous-officiers continue à fonctionner. Rogery part communiquer tout ceci au capitaine.

Nous nous mettons à table et mangeons de bon appétit.

Rogery ne tarde pas à revenir. Je jette un cri de joie en lisant que je reste au bureau demain. Tout le monde marche. Lannoy décide de laisser Levers pour faire notre cuisine. Licour marchera ; il désire d’ailleurs, car il n’a jamais vu de remise de décorations. Sa déclaration nous fait bien rire.

Cattelot déclare que le sous-lieutenant Carrière croit que nous partons bientôt. Cette annonce nous refroidit. Il est vrai qu’il faut se faire une raison et que voici un mois que nous sommes ici.

Le dîner se termine et nous nous couchons bientôt mélancoliques quand même à penser que nous allons quitter cet oasis.

10 janvier

Relève au bois de la Gruerie

La nuit s’est passée calme. Nous restons couchés tard. Il est près de 8 heures quand on se décide à se lever. Gauthier fait le café et chacun remonte son sac et son fourniment.

Quelques shrapnells* boches saluent notre réveil, mais cela ne nous empêche pas de boire tranquillement notre café.

La journée se passe tranquille comme la veille. Il fait horriblement chaud dans notre pièce et bien souvent je sors prendre l’air.

Je vais voir le capitaine Aubrun avec qui se trouve le sous-lieutenant Vals commandant la 8e compagnie. Ceux-ci me disent que très probablement nous relèverons ce soir à Fontaine Madame. Le mauvais coin encore une fois, zut ! Si ça continue nous y resterons tous.

En effet dans l’après-midi une note confirme leurs dires. Nous relevons un bataillon du 120e dans la nuit. Le temps est assez propice, mais la nuit il fait une obscurité profonde : pas le moindre clair de lune.

Vers 6 heures, nous partons suivons le capitaine Claire qui commande le bataillon tandis que les compagnies se rassemblent pour prendre la route connue ; petit layon ignoble, à flanc de coteau, vrai cloaque.

Il est inutile de dépeindre la marche, ce qui d’ailleurs sera difficile ; elle est comme toutes les ballades de relève dans le bois : plus que dégoûtante. Il pleut même cette fois afin d’ajouter au charme de la promenade. Nous parcourons près de 1500 m et arrivons au PC du bataillon que je connais. J’installe aussitôt mon fourniment dans mon ancien gourbi* où se trouvent des agents de liaison du 120e et laisse Pignol gardant tout ceci en lui disant de ne s’occuper de rien au sujet la compagnie.

J’attends donc le passage de celle-ci sous la pluie, m’abritant tant bien que mal avec l’agent de liaison du 120e de la compagnie à relever. Quant au capitaine Claire il a poussé plus haut, car le commandant du 120e s’est placé avec un commandant de compagnie plus près la première ligne. Sans doute craignait-il une attaque et a-t-il fait comme le capitaine Sénéchal dans les journées des 30 et 31 décembre. Tout cela me dit que le coin n’est pas meilleur.

Gallois décide de s’installer ici avec nous à moins que des ordres contraires n’arrivent de la part de notre commandant.

Je suis bien mouillé quand la 5e compagnie s’amène la première. Je file donc en tête suivie du capitaine Aubrun. Nous tournons à droite du carrefour. Il a cessé de pleuvoir : c’est de bon augure. Après avoir pataugé dans un espèce d’étang de boue qui nous a pris jusqu’à mi-jambe, nous montons sur un layon une cote assez forte. Bientôt le layon se continue en boyau étroit qui nous amène au PC ou se trouve le capitaine Claire à 50 m de la crête. Là on s’arrête longuement pendant que le capitaine Aubrun confère avec les officiers qui se trouvent dans l’abri.

Nous repartons ensuite après que personnellement je me sois assuré que les 4 sections suivaient. Heureux sommes-nous que les boches n’aient pas l’idée de tirer, sinon ce serait une belle boucherie dans un groupe comme le nôtre stationnant ainsi. Nous continuons donc l’ascension et après un dédale incroyable nous aboutissons au PC de la compagnie à relever tandis que les sections se placent j’ignore comment car ce n’est pas chose facile. En tout cas mon rôle consiste à suivre le capitaine pour reconnaître son PC et rendre compte au chef de bataillon une fois la relève terminée. Je suis donc le capitaine dans l’abri car en dehors il pleut. L’abri est très médiocre. Nous y trouvons un officier du 120e avec qui le capitaine pérore.

Je m’approche du feu qui s’éteint et le capitaine me demande de souffler pour le rallumer en attendant de rentrer quand la compagnie aura relevé et sera placée. Je suis très content de me chauffer un peu. Au-dehors le temps est détestable. Nous sommes ici à 25 m des boches, dit le lieutenant du 120 ; on n’y prend garde. Le gourbi du moins ne laisse pas percer l’eau, c’est déjà un avantage.

Soudain une voix furieuse arrive. C’est le capitaine Claire qui tonne et rentre mouillé et boueux parmi nous. Il m’aperçoit, m’attrape littéralement disant que je ne suis où je dois être, qu’il n’avait personne pour le conduire, que j’aurais dû rentrer plutôt que me chauffer, que j’étais son agent de liaison et non celui du capitaine Aubrun, qu’il me défend de répondre et qu’il me flanque 8 jours d’arrêts de rigueur. En un mot il exhale une bile monstre. Quant à moi je courbe la tête sous l’avalanche. Si je m’attendais à celle-là… J’attends donc que tout se calme ; n’empêche que j’ai le cœur gros, car j’ai la conviction de faire tout mon devoir sans aucune restriction. Pendant ce temps le sous-lieutenant carrière qui commande la 7e compagnie veut se placer avec le capitaine Aubrun. La 7e compagnie est en soutien derrière la 5e.

Enfin au moment de quitter, après une longue conversation sur la tactique à suivre, le capitaine Aubrun prend ma défense. Claire qui est un bon garçon sourit. La colère est passée. Nous filons donc parmi les poilus recevant l’ondée, glissant, butant, montant parfois sur le parapet, recevant même des injures de types a qui nous écrasons les pieds. Nous ne voyons pas à 2 pas, tellement l’obscurité est profonde. Nous recevons des bombes qui éclatent à 25 m de nous et la lueur de l’éclatement est sinistre. Je suis mon chef rapidement à pas de loup, les mains dans la boue du parapet… Enfin nous arrivons à une descente. C’est la descente rapide, on glisse sur le dos, on se ramasse ; des balles sifflent, en baisse la tête, et toujours la pluie qui nous coule dans le dos ; un trou d’obus, je m’y aplatis et le capitaine doit me tendre la main ; je suis trempé jusqu’à la poitrine.

Sans titre 2

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Voici un peu de lumière, c’est l’abri du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie : le sous-lieutenant de Monclin est resté à Florent malade. Nous rentrons vivement, mais dans quel état suis-je ? Je reste dans un coin, boueux et trempé, pendant que le capitaine Claire donne ses instructions au lieutenant. Le gourbi est petit et peu profond encombré en outre de 2 téléphonistes qui communiquent par téléphone avec le poste du commandant Desplats, chef de secteur. Le capitaine Claire décide de rester ici et me dit de me caser à côté restant à sa disposition. Je suis donc en quête d’un gourbi qu’enfin je trouve en manquant de faire connaissance avec un second trou d’obus. Je rencontre Sauvage qui cherche le capitaine Claire. N’écoutant que mon bon cœur, toujours sous la pluie, je conduis mon camarade qui se plaint de l’état des choses qui certes n’est pas amusant.

J’attends un instant. Lui aussi doit se caser avec moi ; nous trouvons ensemble le gourbi, de tout à l’heure, éclairé par une bougie où se trouvent des mitrailleurs. Il nous faut une petite place ; il ne pleut pas à l’intérieur. Nous nous accroupissons, nous sommes à sec. Je crois que je vais laisser ma peau ici ; cette fois je suis trop mouillé et toute la nuit je vais grelotter, avec une bonne fluxion de poitrine pour résultat.

Impossible de s’allonger ; d’ailleurs inutile de songer à dormir, mouillés et couverts de boue comme nous sommes, car sauvage n’est pas plus beau que moi.

Peu à peu cependant mes idées se rassemblent, je cause avec mon camarade. La 7e est ici à côté à gauche et en arrière de la 5e, en 2e ligne. La 6e est à droite à l’ouvrage Blanloeil, puisque son commandant de compagnie est notre voisin. J’en conclus que la 8e se trouve aux emplacements occupés au premier séjour (voir topo Fontaine Madame) sans doute une partie de ces emplacements est-elle occupée par du 120e qui aura desserré à droite prenant les emplacements de la 6e et une partie de la 5e.

Quant aux 5, 6 et 7e compagnies, ce sont les plus exposées, car les tranchées ennemies touchent les leurs. Il est tout naturel de ce fait que pour la première nuit le capitaine Claire reste ici à proximité avec le commandant de la 6e compagnie nous gardant nous les agents de liaison de 5 et 7. Ce raisonnement déductif nous fait durant une heure oubliée nos misères. J’espère cependant qu’il nous sera donné au petit jour de rejoindre le PC de bataillon avec le capitaine qui se décidera à descendre.

3 janvier

Repos à Florent

Fatigué je ne tarde pas à m’étendre, car les émotions et les deuils m’ont brisé. Je dors d’un sommeil agité et si peu. Vers 3 heures je suis debout et sort afin d’attendre le bataillon.

Après 2 longues heures d’attente, je reçois le capitaine Aubrun qui ne demande qu’à dormir. La compagnie est rapidement placée. Je m’accapare alors de Culine et Lannoy à qui je donne ma chambre du père Louis avec qui ils déclarent faire excellent ménage.

Je file rapidement vers Gallois et l’amène à la chambre Jombart qui est levé car il a entendu l’arrivée du bataillon. Une minute après côte à côte dans le lit Gallois et moi souriant de bonheur nous dormions à poings fermés. Jamais je n’ai si bien apprécié un lit.

Nous dormons sans nous éveiller jusque 2 heures. À 3, nous nous levons, ne doutant pas qu’on a déjà cherché après nous. En effet quantité de notes sont déjà là pour nous harceler. Il faut copier et communiquer. L’une d’elles déclare que le sous-lieutenant Vals  prendra le commandement de la 8e compagnie, le sous-lieutenant Carrière, ex sous-officier des sapeurs-pompiers de Paris, nouvellement arrivé, celui de la 7e. De ce fait chaque compagnie possède un seul officier, la 6e deux. C’est maigre et la nouvelle ne plaît pas au capitaine Aubrun que je trouve encore au lit : on lui enlève son lieutenant ; voilà donc 4 chefs de section dont 3 sergents.

À ma rentrée Jombart m’annonce que le lieutenant Carrière est déjà arrivé et qu’il prend notre chambre que quelqu’un lui a indiquée. Force nous est de nous incliner. Mais Jombart et débrouillard. En haut de notre logis il y a une espèce de chambre dans le plus grand désordre. Une corvée* est déjà commandée pour un nettoyage complet. On s’y installera. Il y a un lit et un sommier, une table, 2 chaises et un lavabo. Nous serons encore et malgré tout des princes.

Le soir ne tarde pas à arriver. Nous allions nous mettre à table quand Gallois est appelé par le commandant Desplats pour une question de renforcement des barreaux des échelles du cantonnement afin de prévenir les accidents. Voilà Gallois bien ennuyé et qui dès la première heure demain devra se mettre à l’œuvre afin de rassembler des corvées, trouver des bouts de bois, du fil de fer, faire faire le travail proprement. Quel repos !

Après le repos, rapidement je monte vers la chambre nettoyée l’après-midi. Elle est propre sans aucun luxe. Gallois et Jombart me suivent. Nous installons un peu le tout afin de nous faire un intérieur et roulé dans nos couvertures nous nous étendons sur le sommier Gallois et moi, tandis que Jombart couche sur le parquet. Il y aura un tour parmi nous 3 d’ailleurs.

25 décembre

Dans un cagna (Meuse)Il est 2 heures du matin quand nous nous étendons sur un peu de paille, la portion la plus propre de celle que nous avons trouvée ce matin et que nous avons gardée. La tête sur le sac, le passe-montagne sur la tête, un cache-nez au cou, des gants aux mains, enroulés dans 2 couvertures, allongés côte à côte sur des toiles de tente posées sur la paille, nous ne tardons pas à nous endormir tandis que le feu se consume. Je revois la messe de minuit des Noëls heureux, le chœur constelle de milliers de bougies qui sont autant d’étoiles, le petit Jésus si doux, si gentil, si pur dans sa crèche, les bergers, la vache qui semble réchauffer pieusement le petit corps si frêle ; j’entends les chants si émotionnants « Il est né le divin enfant », le « minuit chrétien » chanté d’une voix mâle, vrai chant de gloire, appel à l’univers, « peuple, debout ! »

Je mange la coquille de Noël, j’embrasse le visage aimé et souriant de ma mère, on se félicite, on se souhaite de nombreux Noëls en famille, on se complimente, tous les visages rayonnent de la joie chrétienne. Je me réveille : c’est Noël, il est né, le rédempteur.

Triste réveil ! Le gourbi* froid, des ronflements qui me rappellent vite à la réalité. Quelqu’un me secoue, une bougie à la main, c’est mon agent de liaison Pignol. Une note est à communiquer à la 5e compagnie ; le capitaine Sénéchal demande que j’y aille personnellement. Je me lève et part dans la nuit noire me guidant selon mon habitude par points de repère. Il est 4 heures du matin.

Charles

Portrait de Charles Gabriel. Avec l’aimable autorisation d’Hélène Guillon sa petite nièce.

Le capitaine repose, je le réveille. Aussitôt il pousse une dithyrambe sur les artilleurs et me raconte la triste chose : une rafale de 75 trop court est tombée dans nos lignes.

Nous déplorons la perte de 5 tués dont le sergent Gabriel [1], un de mes amis. 6 blessés doivent être enlevés par les brancardiers : c’est la réponse du capitaine Sénéchal à sa note que j’apporte ; les brancardiers vont arriver.

Triste Noël et triste idée de l’artillerie de fêter le réveillon en tuant des nôtres. L’idée du capitaine est qu’ils avaient bu ; des enquêtes seront faites mais à quel résultat presque nul, aboutiront-elles ? Cela ne rendra pas l’existence aux malheureuses victimes.

Je rentre à mon abri ou bien attristé par la mort de mon ami Gabriel je me recouche et reprends le somme interrompu.

Au jour vers 8 heures nous voyons arriver en tenue de simple soldat le commandant Desplats, petit, rapide, un bâton à la main. Il s’arrête, demande d’un ton sec ce que nous faisons là et repars aussitôt de la même marche rapide et saccadée. Un instant il s’arrête au PC Sénéchal : il faut le conduire à la 5e compagnie. Vivement je m’élance. Nous partons. Avec nous se trouve le lieutenant-colonel du 120e qui vient de passer la succession à notre chef. Rencontrant les cadavres du 120e à l’entrée du boyau, on se découvre tous trois et on commence rapidement l’ascension. Nous trouvons le capitaine Aubrun qui hume l’air dans son boyau. J’attends une demi-heure à la porte de l’abri. Puis nous rentrons. Le commandant Desplats glisse et descend rapidement le boyau sur le dos : j’ai toutes les peines du monde à ne pas rire. Arrivé au bas de la cote, pour comme bien on pense, il se ramasse simplement sans mot dire. Nous voici au PC Sénéchal ; mon rôle est terminé.

Périscope de tranchées en 1ere ligne [soldat utilisant l'appareil] : [photographie de presse] / [Agence Rol] - 1À 10 heures, nouvelle séance. Les 2 officiers reviennent ; je repars avec eux. Nous trouvons le capitaine Aubrun et filons plus haut dans les tranchées de la compagnie ou je vois le lieutenant Vals, Gibert, Pellé, Cattelot, sergents, à qui je dis Bonjour. Ce dernier [Vals] à un périscope. Durant qu’il regardait une balle est venu frapper le haut de l’instrument.

Nous filons rapidement longeant les tranchées vers la 6e compagnie où nous voyons le capitaine Claire. Un temps d’arrêt. Nous continuons et sur ma demande « dois-je suivre » je reçois une tape amicale sur l’épaule « oui, mon brave ».

Au passage le commandant fait connaissance avec le sous-lieutenant de Monclin [2] en sergent de réserve qu’il félicite. Le sous-lieutenant de Monclin salue.

Nous voici hors de la 6e compagnie. Toujours d’une marche rapide nous filons à travers bois. Tout étonnés j’arrive au secteur Fontaine aux charmes où se trouve du 120e ; je suis tout heureux de revoir les lieux, le gourbi que nous avons confectionné, etc.…

Après une bonne pause d’une demi-heure, conduits par un agent de liaison du 120e, nous filons dans la direction de La Harazée. Soudain nous obliquons à gauche, dégringolons littéralement une crête et nous trouvons parmi des territoriaux qui font des tranchées et des abris. Nous sommes bientôt, après nous être égarés dans un marais, sur le chemin de La Harazée Fontaine Madame. Le commandant cause durant 20 minutes avec un vieux commandant de génie tout blanc. J’attends me demandant à quoi je sers ; sans doute à être officier d’ordonnance, mais je suis bien piètre pour cela.

Nous repartons. Je puis disposer. Quelle balade, mes amis ! Le commandant Desplats est un homme caoutchouc, ressemblant quand il marche à une balle qui rebondit sans cesse, et pour le suivre Dieu sait s’il faut avoir des jambes. Je fais 800 m sur le chemin et retrouve mon gourbi et mon sac sur lequel je m’affale en racontant le tisser aux camarades qui sont là. Il est 1 heure.

Les cuisiniers des officiers font popote* ; Gauthier me réchauffe quelque chose : je suis affamé et mange d’un appétit formidable ; je mangerai un cheval.103-cuisine-dans-les-boisReposer, avec Carpentier je commence l’aménagement de notre toit car nous craignons la pluie et ses conséquences désastreuses d’inondation. L’après-midi se passe. Mais n’est pas longue d’ailleurs, car il fait noir de bonne heure.

Gauthier et Jombart ne tarde pas à nous quitter ; ils ont le filon car ils viennent ici à peine 6 heures sur 24 ; ils sont précieux par contre ; chacun se plaît à reconnaître Gauthier comme un modèle de cuisinier ; quant à Jombart, il nous procure grâce au personnel des voitures tout ce que nous désirons pour améliorer notre popote, beurre, confiture, camembert, tabac.

Nous nous enfermons à 4 dans notre gourbi, Crespel, René, Carpentier et moi, et faisons un feu d’enfer autour duquel nous nous étendons, car la température est basse. Nous faisons du chocolat et Carpentier, bon fieu ( ?), en donne à la sentinelle double de la 7e compagnie qui se trouve non loin de notre abri.

Une nouvelle qui ne nous plaît guère, innovation due sans doute au commandant Desplats, vient nous surprendre durant notre modeste repas. Cette nuit, des rondes seront faites dans tout le secteur du bataillon par les sous-officiers de liaison à des heures indiquées par le chef de bataillon. En conséquence Carpentier et moi tenant un papier à faire émarger par les 4 commandants de compagnie : rondes à 11 heures pour lui, 2 heures pour moi. C’est une douche ; d’autant plus que la nuit est noire, le secteur long et le chemin inconnu. Zut !

On se couche quand même. Il faudra se débrouiller. Enfin on en a vu d’autres !


 


[1] Gabriel : il s’agit de Charles GABRIEL de la 5è Cie, évoqué plus en détail ici: http://147ri.canalblog.com/archives/2011/03/19/20671465.html
Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/. Lire son commentaire déposé le 28 août dernier.

Merci à Hélène Guillon, sa petite nièce, pour l’autorisation de publier les documents ci-dessous. Des informations complémentaires sur la famille GABRIEL, et plus particulièrement François GABRIEL (frère de Charles et grand père d’Hélène), sont disponibles sur le site de Dixhuitinfo.

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Charles GABRIEL entouré de deux de ses camarades du 147e RI

lettre

Son acte de décèsacte de décès

7_charlesmedaille_800  FicheMDHarchives_F050906R

[2] sous-lieutenant de Monclin : il s’agit de André THIERION de MONCLIN, évoqué plus en détail ici : http://147ri.canalblog.com/archives/2011/12/05/22876738.html sur le site de  Christophe Lagrange dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/.