Archives par étiquette : La Harazée

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

17 janvier

Relève* des tranchées.

Au petit jour vers 6 heures je me rends comme la veille près le capitaine Claire pour le compte rendu du matin. Il me manque celui de la 8e. Paradis, le caporal fourrier, ne tarde pas à me l’apporter. Il se plaint que par là on a de la boue jusqu’aux cuisses.

Mascart dans notre abri fait un grand feu pour sécher nos couvertures qui durant la nuit ont reçu de l’eau et qui sont trempées.

Gauthier ne tarde pas à s’amener. Il est toujours le bienvenu. Jombart nous annonce que nous serons relevés ce soir ; il le tient de l’adjudant du ravitaillement Cousinard. Celui-ci a reçu ordre de ne pas amener le ravitaillement ce soir à la Harazée.

Je vais immédiatement donner « le tuyau » au capitaine Claire. Ce doit être vrai, car nous en sommes au septième jour de tranchées. Le capitaine Claire appelle Legueil qui passera probablement sergent fourrier* à la 6e compagnie. Un agent de liaison* lui est adjoint, Verleene.

La liaison se transforme petit à petit. Nous avons Gallois, adjudant de bataillon, Jombart, Sauvage et moi sergents fourriers, Legueil et Paradis caporaux fourriers, Mascart, Verleene, Frappé et Garnier, agents de liaison, les deux cyclistes Caillez et Crespel, René le mitrailleur et Gauthier notre sympathique cuisinier. Legueil ne tardera pas à avoir les baguettes de sergent fourrier et Verleene sans doute celles de caporal.

Les cuisiniers des 5e, 6e et 7e compagnies passent. Je salue l’adjudant Culine qui revient. Il ne peut rester inactif à la Harazée et préfère les tranchées. Je l’admire.

Gallois ne tarde pas à rentrer. Il préfère son poste à celui de chef de section.

Vers midi une note assez longue à copier nous arrive. Le lieutenant-colonel Desplats salue le régiment à la tête duquel il est placé définitivement. La relève aura lieu ce soir. Les commandants de compagnie resteront jusqu’au lendemain matin. Quant aux compagnies elles iront à Florent. Le grand repos a sonné pour nous ; nous irons nous reposer à l’arrière.

Heureux je vais moi-même communiquer la note au capitaine Aubrun tout heureux de n’avoir plus la responsabilité de son coin que durant quelques heures.

Le capitaine Claire vers 5 heures envoie la liaison en second avec Jombart à Florent pour faire le cantonnement. Quant aux fourriers Sauvage, Legueil, Paradis et moi, nous restons jusqu’au lendemain avec les cyclistes et l’agent de liaison de mitrailleuses.

Ainsi dit ainsi fait. Nous nous mettons tous après le départ ensemble dans le plus bel abri, laissons les autres à la disposition de ceux qui viendront nous relever.

À la nuit tombante des officiers arrivent. Ils sont d’un autre corps que le nôtre. Longtemps ils confèrent avec le capitaine Claire puis nous les conduisons au PC de chacun de nos commandants de compagnie. C’est avec un cri de joie que le capitaine Aubrun accueille son successeur. Je descends au PC du bataillon amenant avec moi l’agent de liaison par section. Ce n’est pas facile dans la nuit. Plus d’une fois je fais des chutes et m’aplatis dans l’eau. Mais qu’importe, on est relevé et on va à l’arrière. Quelle chance !

Quand j’arrive, je trouve les agents de liaison du bataillon qui nous relève. Ceux-ci s’installent et m’annoncent que le bataillon n’est pas loin. Il peut être 8 heures du soir.

Une heure après, les éléments de tête arrivent. Je suis appelé par le capitaine Claire qui me donne quelques explications. Je prends avec moi mes agents de liaison des quatre sections qui sont confiées aux quatre chefs de section de la compagnie de relève. Je prends la tête de la colonne et en route !

Vers 10h30 la 5e compagnie passait se dirigeant sur Florent. Quant à moi, ma besogne terminée, je me frottais les mains près du foyer de notre gourbi*, heureux d’avoir fini le premier. Terminé le cauchemar du bois de la Gruerie ! Un repos d’un mois, c’est le rêve ! Jamais je n’aurais espéré cela ! En un mot, que je suis heureux ! Je suis de nouveau rappelé par le capitaine Claire pour conduire une demie compagnie à l’emplacement occupé par le sergent Tercy lors du premier séjour (voir topo tome VI [ci-dessous]) tandis que Sauvage conduit une autre fraction à l’emplacement de la 7e.

TomeVI-planFneMadameAvec bien du mal j’arrive à mon but après m’être cassé le nez sur des éléments du bataillon relevé. Les boyaux de ce côté sont de vrais ruisseaux. Je m’enfonce jusqu’aux genoux. Paradis avait raison de se plaindre.

9 janvier – Chapitre X

Chapitre X – Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame
Séjour à la Harazée – voir topo tome I

Fauteuil voltaire

Enfin au petit jour la place est déblayée. Gauthier et moi, faisons l’inventaire de notre héritage : une pièce de 10 m de long sur 5 de large ; une commode ; une table ; 4 chaises, un voltaire*, un foyer où on pourra faire popote.

La liaison ne tarde pas à rappliquer chez nous et chacun s’installe comme il peut. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. Gallois arrive à son tour et j’ai une nouvelle discussion avec lui, car je l’accuse de n’avoir pas fait son service.

Nous sommes là-dedans à 12 : Gallois, adjudant, Menneval, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers, Paradis, Verleene, caporaux fourriers René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Pignol, Garnier et un homme de la 7e agents de liaison en second.

Enfin plus on est de fous, plus on rit, dit-on. C’est peut-être vrai car à notre misère de logement, on supplée par une grande gaieté.

Je garde cependant le fauteuil comme propriété personnelle, c’est ce qu’il y a de plus confortable.

Nous faisons popote*, jouons aux cartes l’après-midi, écrivons aux nôtres, recevons la visite du vaguemestre* et passons la journée assez péniblement.

Vers 5 heures nous assistons à un spectacle assez grandiose. Les voitures de ravitaillement arrivent sur la route de Vienne le château – la Harazée quand des sifflements d’obus se font entendre. Les obus éclatent en gerbes noires, ce sont des obus percutants*, à 25 m à droite et à gauche de la route avec un bruit terrifiant.

Les voitures au galop des chevaux passent, tandis que les obus tombent toujours. Sans doute l’ennemi grâce à un ballon observatoire ou un taube [1] sait-il quelque chose, de l’heure d’arrivée de nos voitures. En tout cas, celles-ci arrivent dans le village au triple galop.

02555 - Ballon d'observation allemand - Guerre mondiale 14-On se réfugie dans les caves croyant à un bombardement du village. Il n’en est rien.

Une heure après les distributions commencent et les hommes du ravitaillement me disent avoir passé une belle minute d’indicible émotion. Les obus boches ont d’ailleurs été lancés en pure perte, car tout est intact, hommes, chevaux et matériel.

Le soir tombe. Nous aidons Gauthier à faire la cuisine. Nous mangeons et comme on ne part pas aux bois, nous nous installons pour la nuit. Je décide d’occuper le fauteuil. C’est encore la meilleure place. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. N’empêche qu’on dormira bien et dans le fauteuil les pieds sur une chaise, je ne serai pas le dernier.


[1] Taube : Avion autrichien monoplan à ailes et queue de pigeon employé dès 1912 à des fins militaires.

8 janvier

Relève au bois de la Gruerie

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

La journée se passe assez tranquille comme une vraie journée de repos. On s’attend bientôt au départ. Il n’a pas plu depuis quelques jours, nous espérons donc un temps clément.

On parle depuis quelque temps d’un long repos à l’arrière. C’est tellement beau qu’on n’ose espérer une belle chose. En tout cas, cela ne nous empêchera pas de revoir le bois, une fois encore.

Gallois reçoit dans la matinée la visite d’un adjudant du 120e de ses amis. L’air pédant du Monsieur ne me plaît que médiocrement. Je vais voir le capitaine Aubrun qui se plaint prêt de moi du manque de cadres : un adjudant et trois sergents, chef de section, Gibert, Diat qui a succédé à Vaucher et un 3e que je ne connais que médiocrement.

Je vois également Culine et Lannoy qui s’est levé tard et part rendre compte de sa gestion au capitaine. Culine et moi parlons popote* sous-officiers. Il me dit avoir coupé court à tout, car on n’arrivait pas à s’entendre. Certains voulaient à peine verser quelque monnaie qui ne suffisait pas à améliorer l’ordinaire d’une façon potable. C’était ensuite de petites jalousies, des discussions, mesquineries enfin qui sont l’opposé de la camaraderie. Ils ont donc formé un petit comité Lannoy, Gibert, Maxime Moreau, Cattelot et lui, et prennent leurs repas chez le père Thomas, toujours très heureux de les posséder. Je suis entièrement de son avis et tient parti pour leur popote, heureux après tout d’être en dehors de deux clans qui ne vont pas tarder à se former.

Les nominations paraissent : Bonnet, Badelet, Patelet sont nommés sergents.

Je rentre à la popote du bataillon pour déjeuner. Tout se passe comme d’habitude. Je reçois la visite de Lannoy qui m’apporte une lampe électrique et différentes petites choses que je lui avais commandées.

L’après-midi vers 3h00 une note annonce le départ à 5 heures pour la Harazée. Je me rends avec Gallois et Jombart rendre visite au capitaine Sénéchal et voir en même temps le curé de Florent afin de lui remettre l’argent pour les messes de Carpentier. On a décidé de garder 10 Fr. pour l’achat d’une couronne. Jombart devra la faire acheter par le personnel du ravitaillement. Il se charge de tout.

Nous trouvons le capitaine Sénéchal levé dans une pièce avec le brave curé. Je remets la monnaie devant lui au prêtre ; aussitôt il ajoute une pièce de 5 Fr.

Le curé et lui sont tout émus. Puis notre chef nous annonce qu’à son grand regret il reste à Florent à cette période de tranchées, ordre du docteur. Nous serons donc sous les ordres du capitaine Claire.

Vers 5 heures nous partons par l’itinéraire connu vers le bois de la Gruerie. En route le capitaine Claire nous fait dire à nos commandants de compagnie qu’on cantonne dans le village. Il peut être 7h30 quand nous y arrivons sans ennui après avoir traversé la cote 211 et la Placardelle désolée.

CP-LaHarazee2À la Harazée les cantonnements* sont indiqués rapidement et la 5e compagnie se place dans une vaste maison, de belle apparence et riche à l’intérieur. Les pièces sont dans un désordre effrayant : tout est cassé et abîmé. Je vois encore la section Culine se placer dans le salon dont les tapis sont couverts de paille et les meubles en miettes. Un lustre est encore en partie accroché au plafond ; la glace de la cheminée est cassée ; les vitres ont été remplacées par du carton. C’est une désolation. Je vais trouver le capitaine qui s’est réfugié dans un petit boudoir assez coquet et bien conservé : sans doute parce que les officiers seuls s’y sont succédé. Nous sommes ici en cantonnement d’alerte ; les hommes ne doivent pas s’éloigner et rester équipés.

Il fait nuit noire. Pourtant il y a tant de lumières qui se promènent, les cuistots font leur popote, qu’on y voit clair comme dans le jour. Je rejoins la liaison qui n’a aucun local. Réellement nous avons une andouille d’adjudant de bataillon.

Fauteuil voltaire

Je cherche et trouve non loin du PC du capitaine Claire une chambre occupée par des gens du 120e qui vont s’en aller. Je m’installe quand même attendant la sortie de ces gens. Un fauteuil voltaire* dernier vestige sans doute du mobilier me tend les bras. Je l’occupe aussitôt et n’en bouge plus de peur de perdre ma bonne place. Toute la nuit les cuisiniers font popote. Ils partent au petit jour. J’appelle Gauthier qui m’est reconnaissant de leur avoir procuré un coin, tandis que les autres toute la nuit se promènent en plein air, victimes de l’incurie Gallois. Celui-ci s’est installé avec les cuisiniers du capitaine Claire sans se préoccuper autrement de sa liaison.

2 janvier

Relève* des tranchées*

Je me lève tard après avoir constaté toute la matinée que le calme se maintient malgré le jour. Sans doute les boches sont-ils à bout de souffle et les pertes leur donnent-elles à réfléchir. En tout cas, nos pertes sont lourdes également et plus d’un des nôtres qui croyait voir l’année 1915 dont on était si près ne l’aura pas vue : tel le pauvre Louis, mon cousin, dont je pleure la mort, n’ayant aucune confiance qu’ils soit blessé prisonnier. J’attends le repos d’ailleurs pour voir des hommes de la 8e et tâcher d’avoir quelques détails.

Vers 10 heures, le capitaine Sénéchal dit à l’adjudant Gallois que nous serons relevés ce soir. Celui-ci nous annonce la bonne nouvelle : c’est un soulagement général. Nous passons donc une journée meilleure, quoique pluvieuse car la délivrance de ce mauvais coin ne va pas tarder à sonner pour nous.

La majeure partie du temps se passe dans l’abri, car dehors il pleut sans discontinuer. Malgré quelques gouttes qui filtrent çà et là dans le gourbi*, nous sommes quand même à sec.

Le calme continu aussi bien dans l’après-midi que dans la matinée et vers 4 heures il m’est donné de partir avec les 3 autres fourriers, Menneval, Sauvage et Paradis faisant fonction. À part quelques balles et quelques obus qui nous rappellent que 1915 n’a pas encore amené la fin des hostilités, c’est la tranquillité qui suit les grandes batailles. Par contre le chemin est des plus sales, tandis que la pluie fine continue à tomber. Enfin après avoir pataugé sur un parcours de 1500 m, nous arrivons dans la Harazée, par le château. À la Harazée, faisant comme toujours les fonctions d’adjudant de bataillon, je rassemble les caporaux d’ordinaire et les cuisiniers non sans mal et leur crie « rendez-vous à Florent ! ». Je retrouve Gauthier et Jombart, et ensemble nous filons vers la Placardelle. Grâce au clair de lune, nous pouvons nous diriger facilement. Du haut de la côte de la Harazée, les 75 tonnent sans discontinuer. Les obus allemand rappliquent et c’est au pas de course que nous traversons la zone dangereuse.

Batterie de 75 dissimulé APD0000491

Batterie de 75 dissimulée – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Nous voici dans la Placardelle où nous ne nous arrêtons pas, car les obus arrivent également de ce côté. Le village est mort d’ailleurs ; aucune âme qui vive ; et les maisons sont dans un état lamentable ; les obus pleuvent sur le hameau que l’ennemi croit sans doute cantonnement de troupes.

Voici la cote 211 ou quelques balles suivent. Une fois cela passé, on peut se juger sauvé. Alors seulement nous nous décidons à faire une première pause. La pluie a heureusement cessé de tomber. Les cuisiniers nous rejoignent avec le bruit significatif des marmites. Nous repartons aidés toujours du clair de lune ! Une nouvelle pause au parc d’artillerie et nous arrivons. Nous parlons à quelques artilleurs et leur racontons l’odyssée de notre séjour dans le bois ; en retour ils nous disent que de l’artillerie lourde est ici en quantité ; 120 long et court et 155 long. Le 155 tire à 15 km.

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action - 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

batterie 155 APD0000527

Batterie de 155 – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Voici Florent. Une nouvelle pluie nous reçoit. Qu’importe ! Nous sommes tout à la joie d’être arrivés. À l’entrée nous rencontrons un bataillon du 120e, le bataillon qui doit relever le nôtre : nous avons donc bien le temps de faire un cantonnement potable, car le bataillon n’arrivera ici qu’au petit jour. Pourvu que nous ayons une belle rue.

Je me rends au bureau de la place à la mairie.

La fontaine sur la grande place - 1915.11 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, mairie (à gauche) et fontaine (au centre) sur la grande place – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Là on me dit que le cantonnement est déjà fixé et qu’il me faut aller voir le chef de corps du 147 qui se trouvent au point N (voir topo Florent tome IV, l’ancien PC du capitaine Aubrun et du bataillon à l’un de nos séjours ici).Plans Florent

Je m’y rends donc aussitôt suivi de Jombart et des fourriers. Je sonne ; on m’ouvre ; je rentre dans une pièce où se trouvent les secrétaires du colonel, le sergent Pécheur à leur tête. Le capitaine de Lannurien, adjoint au colonel ne tarde pas à arriver d’une chambre à côté. Je le salue, lui demande le cantonnement et lui raconte certaines choses de l’attaque, la mort du lieutenant Régnier, l’État des 7e et 8e compagnies. Il ouvre grand les yeux, car il ne sait rien et va chercher le commandant Desplats. Celui-ci arrive et me demande force détails que je lui donne du mieux que je puis. Il écoute de toutes ses oreilles, abasourdi et furieux déjà que le commandement ne lui ait rien dit, furieux aussi qu’on se soit permis d’abîmer ainsi un de ses bataillons et d’avoir fait tuer ses officiers. À la fin il me serre la main, me traite ainsi que mes amis « de braves » et malgré la pluie sort avec nous pour nous montrer notre cantonnement, « le meilleur du village » dit-il. En effet, c’est la rue Dupuytien [en vert sur le plan]. Le cantonnement est facile à faire puisque nous y avons déjà logé. Le commandant nous invite, comme un vrai père, à nous caser rapidement, à faire du feu etc.…

Il nous demande si cela ira ; on sent que les nouvelles ont suscité chez lui de la pitié pour nous. Sur notre affirmative que tout ira bien, il s’en va.

Les cuisiniers se placent donc aux coins indiqués. Le caporal fourrier Jamesse de la 5e qui est avec les cuisiniers à la Harazée durant les séjours aux tranchées avec le caporal d’ordinaire Delbarre, arrive et fait le cantonnement des officiers et des sections.

Campement militaire : les cuisines - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, campement militaire : les cuisines – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Quant à la liaison du bataillon, je l’installe dans la maison que nous occupions lors de nos séjours dans cette rue. Gauthier fait aussitôt du feu. Je m’installe, attendant, afin de sécher un peu mes effets au coin du foyer. À plusieurs reprises, Jamesse me demande des renseignements : de guerre lasse, je sors et loge les officiers dans les demeures qu’ils ont occupées ; le débit de tabac pour le capitaine, une demeure voisine où se trouve une vieille personne seule pour le sous-lieutenant Vals et la popote. Je profite de ma sortie pour rentrer chez un vieillard qui n’est pas encore couché, le père Louis, connu du quartier pour sa forte surdité : je m’empare d’une chambre où je vais loger l’adjudant Culine et le sergent major Lannoy.

À mon retour au coin du feu, je trouve Jombart qui me dit avoir déniché une chambre pour Gallois et moi. Je vais voir et trouve une chambre vaste et propre avec un large lit et des draps. Pour qu’il n’y ait pas de jaloux, je dis à Jombart de se coucher jusqu’au lendemain matin. À l’arrivée du bataillon Gallois et moi nous lui succéderons. Un lit avec des draps, si coucher déshabillé : une fortune, le bonheur ! La joie, l’expectative me rendrait fou, moi qui n’ai pas eu cela depuis 4 mois. Ainsi dit ainsi fait.

Je rentre donc boire le café préparé par Gauthier, place mes bagages dans un coin car je ne veux apporter tout cela dans la chambre que Gallois, Jombart et moi occuperons en catimini. Puis sur une chaise, près du feu, je somnole attendant le bataillon. Il est 11 heures. Celui-ci n’arrivera jamais ici avant 4 heures.

Le capitaine sénéchal comme toujours est logé au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.

1er janvier 1915

voeux1915bLa nuit se passe pourtant assez calme et dans l’obscurité vers une heure du matin nous ravitaillons comme nous avions fait dans l’après-midi.

À mon retour je téléphone aux capitaines des 5e et 6e compagnies qui me répondent que tout le monde est sur pied et que l’ennemi n’est pas entreprenant.

Jusqu’au petit jour, c’est un défilé continuel de cuisiniers qui montent aux tranchées où rentrent à la Harazée. Quelques blessés également passent en geignant lamentablement.

Un Aumônier militaire en 1914-1918...

Le Chanoine Adolphe, Joseph, Marie Bellec.

Le lever du jour est salué par une fusillade intense ; sans doute l’ennemi veut il élargir ses quelques succès d’hier. Je me tiens toujours prêt à toute éventualité. Cela se calme pourtant vers 7 heures

À 9 heures, nous voyons arriver des troupes fraîches. C’est le 1er régiment d’infanterie dont un bataillon vient nous renforcer.

Je vois un prêtre à qui je cause et qui me connaît quand je lui donne mon nom : c’est l’aumônier du régiment. Je lui offre mon abri, mais le brave veut monter en tranchées* avec les hommes. Je l’admire et le félicite.

Le bataillon passe donc et se rend sur l’emplacement des 7e et 8e compagnies qui n’ont plus que des débris. Va-t-on attaquer de nouveau ?

Je vais au poste téléphonique : les téléphonistes disent que oui ; du moins il leur semble d’après les conversations entendues. Ils me disent même que l’attaque est fixée pour 2 heures. J’attends donc que le temps s’écoule assis dans le gourbi. Joie, vers midi, le capitaine Sénéchal rejoint son PC. Nous en sommes tous heureux, car nous aimons notre chef comme un père, le capitaine me dit que là-haut c’est une hécatombe, qu’il a cédé le commandement du coin au commandant du bataillon du 1er d’infanterie sous les ordres du colonel du 120e, chef de secteur : il ne s’occupe plus que des 5e et 6e compagnies, les débris des deux autres compagnies étant en 2e ligne. Vers une heure, on nous annonce que le brave sergent Brévier [1] est tué. C’est le seul sous-officier de la 7e qui restait. Il n’en reste donc plus. Le capitaine est triste et morne de voir son beau bataillon traité ainsi.

L’après-midi se passe dans des transes. Vers 2 heures en effet la fusillade éclate renforcée par le bruit des bombes et l’éclatement d’obus. Nous nous tenons prêts autour du PC de bataillon au cas où l’ennemi s’infiltrerait afin de le recevoir dignement.

Le capitaine Sénéchal demeure au poste téléphonique afin d’être renseigné minute par minute. Il téléphone aux 5e et 6e ; tout est calme là-bas.

Dans le Bois le Prêtre [au Nord de Pont-à-Mousson], poste téléphonique [soldats français] : [photographie de presse] / [Agence Rol] - 1

Nous vivons dans des transes. Les nouvelles sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Le 1er attaque. Réussira-t-il ? Une contre-attaque ennemie ne jouera-t-elle pas le rôle du voleur volé ?

Bientôt c’est un long défilé de blessés du bataillon d’attaque. Ceux-ci comme toujours disent que c’est un enfer.

[Les éclopés] : [estampe] / Steinlen 1917 - 1Enfin vers 5 heures un officier blessé à la tête nous dit que cela se calme et que l’ennemi a été délogé des tranchées prises hier.

La nuit tombe. Tout redevient tranquille. On respire.

N’y tenant plus, je pars à la 5e compagnie ; je n’y suis allé depuis 48 heures. Sans risque, sans à-coups, j’arrive au capitaine Aubrun qui est heureux de causer et durant une heure je lui raconte tout ce qui s’est passé.

Je rentre sans recevoir de balles. Les boches sont trop occupés dans l’autre coin pour songer à veiller ici. Il fait un clair de lune superbe. Je rentre donc tranquillement, à temps pour manger la soupe chaude que Gauthier vient de faire réchauffer. Jombart me donne une lettre de ma mère qui me remonte un peu le moral.

Je décide d’oublier tout pour cette nuit et je m’étends rapidement pour chercher le sommeil qui d’ailleurs ne tarde pas à venir.


 [1] sergent Brévier : Il s’agit de Léandre BREVIER, voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes.
archives_C540535R

31 décembre

Nous sommes réveillés en sursaut. Une fusillade sans pareille crépite du côté des 7e et 8e compagnies. Il fait petit jour. L’artillerie ne tarde pas à faire un barrage de feu et d’acier, mais rien n’y fait. Durant une heure la fusillade fait rage.

Vers 7h30 cela se calme un peu pour reprendre bientôt de plus belle. J’interroge les téléphonistes : ils ne savent rien, la ligne est coupée avec 7 et 8. Quant à 5 et 6 d’où l’ennemi est assez éloigné, on n’y veille, mais tout est calme.

Vers 9 heures nous voyons passer des blessés qui descendent des tranchées pour se rendre à La Harazée. Certains nous disent que les boches ont attaqué ce matin à coups de bombes, mais qu’ils ont été repoussés. Nous avons eu beaucoup de pertes de notre côté.

Vers 10 heures le lieutenant Péquin passe conduit par 2 hommes. Il a toute la figure en sang et une partie de la mâchoire enlevée par une bombe. Le sous-lieutenant Monchy a pris le commandement de la 7e compagnie.

Il peut être midi quand la fusillade cesse tout à coup. Qu’est-ce ? Nous nous équipons et nous tenons prêts à toute éventualité. Le colonel du 120e passe rapidement : nous ne nous montrons pas.

Le calme continue, tandis que bon nombre de blessés passe sans cesse allant vers les postes de secours qui se trouvent non loin de nous et ensuite La Harazée.

Cela tient jusque 2 heures ; nous commençons à respirer. Je vais au téléphone où mes amis qui ont réparé la ligne sont aux écoutes et entendent les conversations téléphoniques du colonel du 120e dont nous dépendons.

image

Celui-ci se trouve au poste du capitaine Sénéchal, poste de la 8e compagnie et communique avec la brigade qui se trouve à La Harazée. Il faut que nous contre-attaquions afin de déloger l’ennemi qui a attaqué ce matin et doit être affaibli par ses pertes. La séance ne va donc pas tarder à recommencer. En effet.

Vers 3 heures, les balles sifflent à nos oreilles, la fusillade crépite de nouveau, le 75 donne. Nous attendons durant une heure dans la plus grande anxiété. Réussira-t-on ou non, à déloger l’ennemi de la position qu’il occupe ?

Le sous-lieutenant Monchy passe blessé. Il s’arrête un instant, il n’est que blessé assez légèrement au bras droit. Il nous dit que l’attaque n’a pas réussi ; que les sections sorties sont rentrées décimées par les mitrailleuses. On repousse en ce moment une contre-attaque ennemie qui se déclenche à son tour. Nos pertes sont énormes. Le lieutenant Régnier s’est fait tuer bravement à la tête de la 8e compagnie. Toutes ces nouvelles nous consternent, tandis que l’officier file rapidement vers le poste de secours.

image

C’est de nouveau un défilé de blessés qui nous disent tous que c’est un enfer là-haut. Nous apprenons certaines morts : celle de bon nombre de sergents de la 7e ; Bréner reste, il a pris le commandement de la compagnie ; celle du sergent Major de Brésillon [2] de la 8e, le chef de la section où se trouve mon cousin. Du coup, à tous je m’informe du sort de mon parent. Personne ne sait me renseigner. Un blessé me dit que 4 hommes seulement sont revenus de cette section. Je vois le sergent Tercy de la 7e un brave qui passe blessé.

Là-haut la fusillade fait toujours rage. Le capitaine Sénéchal me fait dire de lui envoyer rapidement des tas de munitions. Nous trottons tous vers le gourbi du génie qui se trouve à 200 m ; les balles sifflent en grand nombre ; des obus tombent nombreux, mais 250 m trop longs heureusement. Nous filons charger de bombes et de cartouches vers la 8e et la 7e conduits par Sauvage et Paradis.

Après mille péripéties, je rencontre l’adjudant Gallois. Celui-ci a donné des ordres et aussitôt les hommes pillent littéralement les sacs de munitions.

Je demande à tous des nouvelles de mon cousin : on me répond que la section de Brésillon n’existe plus. Que c’est consolant ! Mon opinion est que la mort a fait une victime.

Gallois me dit que le capitaine Sénéchal ne voulait pas donner l’ordre de charger, sachant que c’était un arrêt de mort ; il s’y est vu forcé par le commandant Desplats, et ne donna l’ordre que les larmes aux yeux.

Jamais, non jamais, on ne saura quel cœur d’or palpite dans la poitrine de notre commandant.

Je rentre à mon poste dans l’obscurité après avoir eu l’assurance de Gallois qu’on n’avait pas besoin de moi. « Charge toi du ravitaillement et remplacement dans les communications avec la 5e et 6e compagnie ». Me dit-il en partant. J’ai donc un rôle assigné et la conscience en repos.

La fusillade a cessé. On a gardé ses positions de part et d’autre à part quelques éléments où les boches ont réussi à progresser. Gauthier et Jombart s’amènent. Ils nous disent qu’à La Harazée ils ont subi toute la journée un formidable bombardement. Nous avons grand travail à les mettre au courant de tout ce qui s’est passé durant la journée.

On mange et je me couche car les émotions et les deuils successifs m’ont abattu. Je songe avec peine à mon cousin dont le sort m’est inconnu. Est-il tué, est-il blessé, est-il prisonnier ?

René en s’étendant à mes côtés me souhaite avec un sourire qui en dit long sur nos misères « une bonne et heureuse année ». Marcel Maistriaux_0019C’est vrai, je n’y pensais pas : demain 1915. Mon cousin [1] n’aura pas vu la nouvelle année. Oui, triste fin d’année et triste début d’une année nouvelle teintée de sang déjà.

Nous ne pouvons presque fermer l’œil. À tout instant de courte fusillade éclatent accompagnées d’éclatement de bombes. Nous prenons donc le parti de veiller et de nous tenir prêts en cas d’alerte.


[1] Louis LOBBEDEY : décédé ce 31 décembre 1914 selon le récit de son cousin Émile.FicheMDHarchives_H300480RCR-Louis-Lob_0152 CR2-Louis-Lob_0152C_G1_E_13_01_1381_0121_0Extrait de : Les archives historiques du CICR, http://grandeguerre.icrc.org/fr

[2] de Brésillon : Sergent major (Jolly) de BRESILLON, Georges, comme l’atteste sa fiche Mémoire des Hommes.Fiche MDH-archives_G270252R