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10 mars – Chapitre IV

Chapitre IV
Mesnil-les-Hurlus 2e ligne


En 2e ligne

Je dors du sommeil du juste et ce n’est que vers midi que je consens à me réveiller. Ma montre marque midi et mes deux compagnons sont absents. Mon trou est modeste, ce n’est qu’une vulgaire grotte sous le parapet, peut-être un peu plus profonde que les autres.

Je sors aussitôt et vais inspecter mes alentours. Je trouve le poste du colonel et vois le capitaine Claire qui me demande où je suis installé. Je le renseigne : à 25 m d’ici. Mes agents de liaison sont avec les cyclistes du colonel et Mascart. Cela fait trois agents pour le bataillon et moi. C’est suffisant.

Je rentre à mon gourbi pour casser la croûte. Je vais voir ensuite le poste du commandant Triol. Après quelques tâtonnements, je le trouve à 300 m d’ici. Je vois Erhvein qui se plaint amèrement de la nuit passée par le commandant dans un boyau. Ne trouvant aucun abri, le commandant, philosophe, s’était étendu dans la première grotte trouvée en attendant le petit jour. Je vois la liaison occupée à consolider des morceaux d’abris ainsi que celui choisi par le commandant qui se trouve à la 5e pour le repas. Erhvein me dit que nous sommes en seconde ligne et que la première est à 600 m, occupée par le 174e d’infanterie. Il a eu ses tuyaux du commandant.

Je rentre à mon poste et passe l’après-midi avec Pêcheur, le sergent secrétaire, l’adjudant promu [?] et quelques sapeurs.

Le soir venu, je réintègre mon abri et n’ayant aucun service à assurer, en profite pour dormir.

Le temps est assez beau. Quant aux obus, ils sont d’un rare…

Décidément Mesnil-les-Hurlus a encore de bons coins.

8 mars

Capitaine Triol promu commandant – Je suis promu adjudant

Roulé dans mes couvertures, la tête sur mon sac, je dors comme une marmotte quand vers 4 heures je suis réveillé par Mascart qui est toujours à la liaison du colonel. À la lueur d’une bougie je lis la note qu’on m’apporte :

« Départ du régiment à 9 heures. Le régiment se rassemblera, les bataillons devant leur cantonnement à 8h45. Il change de cantonnement pour se placer au-delà de la voie ferrée. Le capitaine Delahaye et le campement des trois bataillons partira à 7 heures. »

Je file chez le capitaine Triol que je réveille. Tout est à communiquer. Ordres de compagnies 5, 6, 7, 8. Campement avec le sergent fourrier Jombart rassemblé à la sortie du cantonnement à 6h45.

Je reste avec le capitaine et la liaison. Celle-ci copie la note et se rend près de chacun de ses commandants de compagnie.

Moi je repique un somme interrompu.

À 6h30 nous buvons le café tandis que Jombart, Verleene et Sauvage s’équipent. Jamesse me remplacera pour le cantonnement de la compagnie. Ils s’en vont suivis de Gauthier.

Je trouve pourtant tout ceci exagéré. Nous n’avons décidément pas le temps de nous nettoyer.

À 8h45 je vais trouver notre commandant du bataillon tandis que le bataillon se rassemble. À 9 heures nous partons suivant le 1e bataillon. Nous sommes bientôt sur la route. Il fait beau soleil. Nous ne tardons pas à atteindre Somme-Tourbe que nous traversons et dont on peut admirer les ruines.

Nous tournons à droite. Je vois le sous-lieutenant trésorier Simon à qui je dis bonjour. Nous prenons la route de Suippes. Le passage y est tellement fréquenté que nous longeons la route à travers champs. Enfin arrivés non loin d’un parc d’aviation, nous traversons la route puis la voie ferrée et nous arrêtons en tournant à droite dans un vaste terrain inculte. On fait la pause en attendant de se loger dans les abris que nous apercevons à 600 m.

Bientôt arrive Jombart suivi des fourriers. Il vient rendre compte au capitaine Triol. Ce ne sont pas des baraquements. Ce sont des abris, assez confortables. Le cantonnement par contre et d’une malpropreté repoussante.

Les compagnies partent tandis que je suis mon chef avec la liaison. On s’installe. Aussitôt je fais communiquer une note disant qu’il faut procéder d’urgence aux travaux de propreté du cantonnement et des hommes, porter tous les détritus à un endroit fixé, y mettre le feu et creuser des feuillées à 200 m des abris, les cuisines à 100 m, en arrière. Pour l’eau, il faut en chercher au passage à niveau où il y a un puits.

Le capitaine Triol prend un abri. J’en prends un grand à côté pour la liaison. Gauthier a mis la main sur un autre où il pourra faire sa cuisine en toute sécurité.

J’obtiens de lui de l’eau. Je me débarbouille aussitôt pendant que Frappé qui s’occupe un peu de moi va à la voiture de compagnie située devant le cantonnement afin d’y prendre mes affaires dans le coffre. Une heure après je puis me montrer. Je suis propre les souliers même cirés par Frappé qui a du cirage. Je suis transformé complètement et la fatigue a presque disparue.

Notre gourbi est potable. Nous le nettoyons un peu. La liaison se rapproprie comme moi. Nous avons une table, nos sacs nous servent de bancs. Il y a même de la paille quasi fraîche. Nous sommes heureux.

Il peut être midi et demi.

Les voitures de compagnie arrivées en même temps que nous se trouvent devant le cantonnement de chaque compagnie. Je vais voir Jamesse. Il est dans un gourbi avec Delbarre et déjà s’acquitte de sa comptabilité. Je discute avec lui. Il sera sergent major, Delbarre sergent fourrier, Jacquinot caporal fourrier et Lasue caporal d’ordinaire. Je lui conseille de faire cet état de proposition que sûrement le lieutenant Collandre signera. Je lui dis que je suis à sa disposition pour tous renseignements.

Je rentre bataillon ou d’avalanche de notes nous tombent. État des pertes, état de propositions, nettoyage etc… Je fais tout communiqué aux compagnies et communique le tout au capitaine Triol que je félicite et à qui je présente sa nomination de commandes. À son tour il me dit combien il m’apprécie et me propose brillamment pour le grade d’adjudant de bataillon.

Je rentre tout heureux et annonce la nouvelle à la liaison qui me félicite. Je crois que c’est une première vraie joie depuis le début de la campagne.

L’après-midi se passe. On installe le téléphone dans le gourbi du commandant Triol. Je ramasse successivement toutes les pièces et en ai aussi jusqu’au soir.

Je vais saluer le lieutenant Collandre qui est occupé à tripoter dans ses cantines. Il me parle de mon nouveau galon et est tout heureux d’apprendre la bonne nouvelle.

Nous mangeons vers 4 heures. Puis Gauthier part aux distributions à Somme-Tourbe.

Je vais à plusieurs reprises voir le commandant avec les états des compagnies et j’envoie leurs états de propositions avec le mien. J’écris rapidement une carte aux miens pour leur annoncer la bonne nouvelle.

Il peut être 8 heures quand je suis appelé au téléphone. C’est Pêcheur, mon ami, sergent secrétaire qui ne salue d’un retentissant « Bonsoir, mon adjudant ! » Et m’annonce en riant que je suis « juteux de bataillon ». Je me retourne et remercie le commandant qui sourit et se dit aussi heureux que moi.

Et je me couche avec mon entourage qui me félicite. Ah comme je suis heureux et comme je dors de bon cœur.

 

3 mars

Départ pour le calvaire

Je passe une nuit excellente. Je me réveille gelé, naturellement, mais il y a peu de mal car je me sens reposé. Je me lève donc. Il fait petit jour et un grand brouillard règne autour de nous. Les boches sont calmes : ils tirent beaucoup moins. Je remets en ordre mon fourniment et cherche un fusil que je n’ai aucun mal à trouver car il en traîne des tas.

Je vois Gallois qui m’annonce que Paradis fut blessé hier, chose que j’ignorais. Je bois du café apporté hier par Gauthier. Je fume tranquillement et attends le lever du soleil. Il va faire beau aujourd’hui et si les boches sont calmes, on pourra se remettre un peu de ses émotions.

Quelques marmitages passagers saluent le lever du jour. Je crois que des deux côtés, nous ne demandons qu’à passer une journée un peu tranquille.

Vers 9 heures, je vais voir le sergent Pêcheur qui m’annonce que je suis tranquille. Deux cyclistes sont arrivés hier comme agents de liaison*. Je vais donc voir le lieutenant Collandre qui est installé dans une espèce de gourbi. Je vois Radelet et Jamesse qui vient d’arriver.

Nous causons un peu comptabilité. Heureusement que nous tenons la comptabilité en double. Nous trouvons le double dans la voiture de compagnie, Lannoy sergent major ayant sans doute été pris avec tous ses papiers.

Nous déjeunons avec le lieutenant Collandre à qui je présente Jamesse. Il dit qu’il le proposera comme sergent major et moi-même comme adjudant.

Nous sommes heureux du beau temps et du moins grand nombre de marmites*, bien que le secteur n’est pas encore fameux. Nous causons de nos pertes et du grand nombre de blessés qui sont morts, faute du manque de soins, et traînent dans les tranchées, piétinés sans cesse. Jamais on n’arrivera à assainir ce coin si les attaques se répètent.

Je rentre une partie de l’après-midi près de Gallois au PC du bataillon. Je rencontre au passage les débris des compagnies dans les boyaux. Réellement, c’est une petite compagnie de survivants qui subsiste du beau bataillon que nous formions. Tous les officiers sont par terre, excepté le capitaine Claire qui n’était pas là. Nous avons [comme] tués : les lieutenants de Monclin, Monchy, Aline, d’Ornant et le nouveau venu de la cavalerie à la 6e compagnie ; blessés : le capitaine Sénéchal, les lieutenants Vals et le nouveau venu de la cavalerie à la 8e ; prisonniers sans doute : les capitaines Aubrun, Crouzette et le sous-lieutenant Blachon ; à ajouter à l’actif du régiment, le colonel tué et le commandant Dazy, le capitaine de Lannurien blessés. Quant aux hommes disparus ils sont au nombre de plus de six cents. C’est une omelette sérieuse.

Vers 3 heures, une note arrive du commandant Vasson. Le 2e bataillon partira à 6 heures sous les ordres du capitaine Delahaye et ira se placer à l’est de Mesnil-les Hurlus en seconde ligne derrière les chasseurs à pied, à la position appelée calvaire ; mi-partie au village de Mesnil, mi-partie en tranchées au calvaire.

Le capitaine Delahaye nous dicte les ordres complémentaires sous le bombardement qui a l’air de vouloir reprendre. Il est obligé de crier de toutes ses forces pour que nous l’entendions. Départ à 6 heures derrière la liaison du bataillon, boyau* Mesnil-les-Hurlus dans l’ordre 5, 7, 6, 8.

Je prends mon fourniment, disant à Gallois que je reviendrai au passage à 6 heures. Je vais rejoindre le lieutenant Collandre et lui montre l’ordre. Heureux sommes-nous de quitter ce maudit coin où nous en avons laissé tant des nôtres.

Nous recevons vers 4 heures la visite de Chopin et des cuisiniers qui ravitaillent les hommes. Chopin nous dit qu’un petit incendie s’est allumé ce matin dans Mesnil à cause d’obus incendiaires que les boches y lançaient. Nous l’avertissons de notre changement de résidence et mangeons afin de nous donner des forces pour la marche de tout à l’heure.

6 heures arrivent. Nous voyons arriver le capitaine Delahaye. Le lieutenant Collandre me dit de rester avec lui durant la route : aussi vrai, Brillant est à la liaison et suffit.

Nous suivons et marchons bon pas alors que le crépuscule tombe. Quelques marmites éclatent non loin de nous. Chacun file de bon cœur ; on sent qu’on est heureux de quitter ces rives peu hospitalières.

Une heure après, en pleine obscurité, nous arrivons dans Mesnil, après avoir fait un 100 mètres en rase campagne car le boyau que nous avons suivi se termine à cette distance de l’église.

Quelques petites lumières de cuistots dissimulées dans des toiles de tente servent à nous guider un peu. Nous faisons un long stationnement, nous abritant derrière des murs car de temps en temps un sifflement nous parvient, suivi d’une explosion pas très loin. Je me demande où est l’incendie dont parlait Chopin car je ne vois rien ; sans doute que c’est fini.

À quelque temps de là, nous revoyons le capitaine Delahaye qui, sans doute, s’est informé du chemin à suivre. Il parle devant moi au lieutenant Collandre et au sous-lieutenant Carrière. Les 5e et 7e compagnies vont les suivre. Il va trouver les 6e et 8e ; celles-ci vont s’installer comme elles peuvent dans les caves du village en ruines, prêtes à accourir en cas de demande ; c’est ce que nous dit le chef de bataillon en revenant sur nous. Quant aux 5e et 7e , elles prendront possession de la seconde ligne au calvaire proprement dit derrière les chasseurs à pied. Il y a un moment de discussion, car les chefs des 5e et 7e font remarquer à juste titre que c’est aléatoire de compter sur un soutien fondé sur deux compagnies de quarante hommes à peine, harassés et fourbus, venant de passer quatre jours par les émotions les plus terribles.

De temps en temps, les obus arrivent : sifflement, éclairs et détonations qui ébranlent tout : c’est sinistre. Nous partons quand même, la tête entre les épaules, sur la route, mais au pas de course. Il n’y a pas de boyau ou du moins, aux dires du capitaine Delahaye, un boyau rempli d’eau.

Il peut être 9 heures du soir. Nous recevons des marmites ; les boches bombardent la route de Mesnil à Minaucourt car sans doute croient-ils que c’est l’heure du ravitaillement. Un obus éclate à moins de 30 m en avant de nous. C’est un bon moment de frousse. Enfin, après un pas gymnastique de 400 m, on saute dans un boyau à la file les uns des autres. Il y a encore de l’eau. On patauge dans la boue jusqu’aux genoux. Qu’importe, le boyau est profond. On continue encore vivement 200 m afin de permettre à toute la troupe d’être dans le boyau. Puis on s’arrête tandis que du canon revolver siffle au-dessus de nos têtes. L’eau a diminué mais j’ai froid aux mollets, mes bandes molletières* sont des paquets de boue.

Dix minutes après, sur notre demande, on fait répondre que les deux compagnies suivent. Nous repartons alors un peu plus tranquillement, toujours sous le canon revolver qui semble nous suivre ; mais les parapets ont 2 m de haut. Il n’y a rien à craindre.

Nous avons de fréquents arrêts. Nous marchons dans le silence le plus profond. Nous rencontrons des cuisiniers de chasseurs qui descendent, des brancardiers qui ramènent des blessés.

Enfin nous arrivons près de quelques gourbis éclairés. Après une longue attente, le capitaine Delahaye ressort de l’un d’eux et remet un agent de liaison au lieutenant Collandre afin qu’il le conduise à son emplacement situé à 400 m d’ici. Je dis à Brillant d’aller reconnaître l’endroit et je reste avec la liaison. Le sous-lieutenant Carrière suit, une fois que la 5e s’est écoulée ; il reçoit un agent de liaison également.

Quand les deux compagnies sont passées, je cherche, ainsi que mes amis, un gourbi* où je m’installe heureux de ne pas coucher en plein air ; nous sommes en seconde ligne. Rien à penser. Fatigué, je m’allonge et bientôt m’endors. Il peut être 11 heures. Franchement j’ai une triste opinion de la Champagne.


2 mars

Capitaine Delahaye commandant du 2e bataillon
Lieutenant Collandre commandant de la 5
e compagnie

C’est en somme une nuit blanche. À 4 heures, une fusillade éclate. Nous commencions à nous assoupir. Il faut être debout. Puis c’est le marmitage qui commence, systématique.

Malgré le bombardement, j’ai le loisir de circuler un peu et je puis constater dans quel état sont les secondes lignes. C’est effroyable. Qu’il suffise de dire que les tranchées sont jonchées littéralement de cadavres de blessés morts là en se traînant vers l’arrière. Les parapets* et parados* sont faits de cinq ou six cadavres superposés et recouverts de terre.  14-18-Premieres-lignes-dans-la-region-des-Eparges.-1915Or parfois, un obus est tombé tout à côté défonçant tout, émiettant la terre quand il n’a pas réduit les corps en bouillie ; alors c’est un entonnoir dont les bords découvrent des membres, des troncs, des morceaux de viande humaine. Cette vue n’est pas supportable, malgré tout le caractère et la force d’âme qu’on puisse avoir. Je quitte ce coin peu hospitalier où les marmites* tombent dru et rejoins Pêcheur. Gallois est avec lui ainsi que l’adjudant de bataillon du 33e.

Vers 9 heures, je suis appelé : on me dit que c’est un lieutenant désigné pour commander la 5e compagnie qui me demande. Je file et vois un officier, la tête bandée. Celui-ci dit s’appeler « lieutenant Collandre », me serre la main et demande de me conduire à la compagnie. Nous filons donc au boyau* Mesnil-les-Hurlus. Après 100 m de parcours, nous trouvons un grand emplacement creusé dans la paroi du boyau, servant de dépôt de matériaux. On s’y installe. J’explique à mon nouveau chef l’odyssée de la compagnie et lui rend compte de mes ordres donnés la veille.

Charmant, le lieutenant me félicite, me dit qu’il me fera nommer adjudant, qu’il me prend à sa table. Nous fumons en attendant le sergent Radelet qui doit amener tout le contingent. Il peut être 11 heures quand Chopin apparaît avec ses marmites. La compagnie suit et Radelet arrive. Il amène tout le monde au complet. Il y a trente-cinq hommes.

Aussitôt nous décidons de former une section dont Radelet prendra le commandement. Les quatre escouades seront commandées par les trois caporaux élèves sous-officiers et un soldat de première classe Lasire, l’ordonnance du sous-lieutenant d’Ornant. Quant à la question cuisine, nous renvoyons avec Chopin un cuisinier par escouade à Mesnil-les-Hurlus.

Ainsi, après avoir fait la répartition, nous avons en tout trente-cinq hommes, trois caporaux, un sergent, un sergent fourrier, un officier ; et au combat trente hommes, trois caporaux, vingt-et-un sous-officiers, un officier. C’est maigre, après avoir eu deux cent cinquante hommes, trois officiers, quatorze sous-officiers.

Chopin s’en va. Je le charge de dire des sottises à Jamesse et Delbarre, caporal fourrier est caporal d’ordinaire. Je demande que demain Jamesse remonte sur l’ordre du commandant de compagnie. Il n’est pas permis, après que sa compagnie n’a plus que des débris, de ne pas oser venir en tranchées voir les survivants, à plus forte raison sur un ordre. Ces messieurs se chauffent dans un gourbi* à Mesnil-les-Hurlus, mangent chaud ; je vais leur apprendre de quel bois je me chauffe. Pour quatre cuisiniers, un grade suffit amplement. Le caporal fourrier de ce fait remontera ici pour me remplacer.

Nous mangeons, Radelet et moi, avec le lieutenant Collandre qui est charmant. Officier de réserve à la 10e compagnie, il eut le crâne éraflé par une balle. Il a demandé à garder son commandement et vient de nous être envoyé pour reconstituer la 5e compagnie. Il m’apprend que le sous-lieutenant Gout a la 6e, le sous-lieutenant Carrière la 7e et le lieutenant Guichard la 8e.

Dans l’après-midi, je rentre au poste du commandant Vasson et avertis le capitaine Claire que la 5e est reconstituée. Le commandant m’annonce qu’il me cite à l’ordre du jour et me lit ma citation :

Lobbedey Émile, sergent fourrier à la 5e compagnie du 147e, agent de liaison du chef de bataillon, a fait preuve d’un courage remarquable depuis le début de la campagne et particulièrement dans la période de 28 février au 4 mars où il a porté, à de nombreuses reprises, des ordres sur un terrain des plus dangereux.

« Ainsi donc », me dit le commandant, « je vous prends toujours comme agent de liaison*, car nous ne sommes que le 2 mars. Soyez sans crainte, je ne vous exposerai pas inutilement ».

Je rentre dans l’abri de Pêcheur, tout heureux de l’estime de mes chefs. Je vais peu après communiquer un ordre au capitaine Werner du 3e bataillon, qui en a le commandement, plus la 3e compagnie. Je reprends le chemin de la veille de trous d’obus en trou d’obus car la tranchée est déchiquetée par le marmitage incessant. Je rencontre toujours le triste spectacle des cadavres qui gisent. Je longe ensuite la première ligne qu’occupe la 3e compagnie et j’atteins enfin le capitaine Werner qui se trouve à l’emplacement où fut blessé le capitaine Sénéchal. Il est là, revolver au poing, sous le bombardement, encourageant ses hommes par sa présence. Je lui demande quel commandement il exerce et quelle est la situation. Il me dit qu’il a le premier bataillon à sa gauche, commandé par le capitaine de la 1ère compagnie ; il commande le 3e bataillon et prend du point M au point N ; à sa droite, il a la 3e compagnie qui prend de N en O et lui rend compte.

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Plan dessiné par Émile Lobbedey – Tome VIII

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Extrait Front de Champagne, 25 septembre 1915 – Source : Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE F CARTE-9675

Je prends tous ses renseignements, accroupis tous deux au fond de la tranchée, tandis que les obus de canons revolvers, à chaque passage «ziiii i Boum », rasent le parapet et nous couvrent de terre. Je repars, au petit bonheur la chance, heureux d’arriver indemne au PC Vasson et de pouvoir rendre compte de ma mission.

J’éprouve grand amusement de voir la tête des poilus qui me demandent tous si je suis blessé en voyant ma capote déchirée à l’épaule.

De là, je file trouver le lieutenant Collandre, heureux de pouvoir lui annoncer la proposition de citation et l’avertissant que je suis à la disposition du commandant Vasson.

Je rejoins Pêcheur. Celui-ci m’annonce que le capitaine prend le commandement du 2e bataillon. Je suis horriblement fatigué. Pêcheur demande donc pour moi au capitaine Claire une nuit de repos, aussitôt accordée. Je file donc au PC du 2e bataillon où nous nous sommes placés en arrivant ici. Je trouve Gallois et toute la bande occupés à manger. J’installe mon fourniment dans une petite grotte et roulé dans mes couvertures, je m’endors sans manger. Je n’en puis plus.

1er mars

Perte de la 5e compagnie
Capitaine commandant le 2e bataillon blessé

Le petit jour se lève et les boches se réveillent car le marmitage recommence après le départ du chef du régiment. Notre coin est très exposé, les obus de canon revolver rasent le parapet*.

Et voici le rapport de ce qui ne tarde pas à se passer, rapport strictement exact qui fut adressé au commandement.

Le 28 février à 23 heures, la 5e compagnie se porta à 200 m en avant de la première ligne où elle exécuta une tranchée*.

L’adjudant Culine et quatre hommes se portèrent en avant pour reconnaître les tranchées allemandes qui se trouvaient à une cinquantaine de mètres en avant de la nouvelle ligne. À droite de la compagnie, un petit bois, la lisière à une quinzaine de mètres en avant ; à gauche, la 7e compagnie ; tranchée continue, liaison établie.

L’adjudant Culine rentre, ayant essuyé quelques coups de feu sans perte.

À 6 heures du matin, tranchée pour tireur presque debout sans créneaux. Pas de boyau* de communication avec l’ancienne première ligne. Nuit calme.

De 6 à 7 heures, bombardement de la tranchée : quelques tués sur la gauche à la 4e section (Giraudeau [1] – Venouze – Durand – Lesaint [2] – Carbillet [3]).

Vers 7 heures, l’ennemi attaque en rangs serrés. Il est obligé de réintégrer sa tranchée sous le feu efficace de la compagnie. À 8 heures, il attaque de nouveau sur le front et sur la droite. À droite, aucune compagnie en liaison, aucun soutien. Le sous-lieutenant d’Ornant [4], l’adjudant Culine [5], le sergent Gibert , chefs des 2e, 3e et 4e sections sont tués ; le sous-lieutenant Alinat [6], chef de la 1ère section, [est] grièvement blessé ; également sont tués le sergent Raoult et une moyenne de dix hommes par section. Sur la gauche, une partie de la 7e compagnie se replie et laisse l’ennemi s’infiltrer. Celui-ci, au nombre de quatre-vingts, saute dans la tranchée française où se trouvait peut-être une trentaine de survivants. Le capitaine Aubrun est saisi par une dizaine d’allemands et emmené malgré sa résistance. Le reste de la compagnie est faite prisonnière. Le sergent Inchelin est blessé. Le sous-lieutenant Alinat est mort.

Les deux hommes, les seuls qui sont reconnus avoir certainement participé au combat jusqu’au moment où la compagnie fut faite prisonnière et qui ont réussi à s’échapper, déclarent ne pouvoir donner d’autres renseignements. On déplore la perte de la grande partie de la 7e compagnie et des officiers Crouzette, capitaine, Blachon, sous-lieutenant prisonniers aux dires d’une dizaine d’hommes qui ont rallié les lignes françaises.

La tranchée prise par l’ennemi fut bouleversée par nos obus dans la journée du 1er mars et évacuée par l’ennemi. Le sergent Lenotte, blessé, fut trouvé par une patrouille le soir du 1er mars sur le terrain et enlevé à la nuit. Il n’a rien déclaré d’intéressant.

Ainsi donc, sous une pluie de mitraille et d’obus de canons revolvers nous forçant à rester accroupis au fond de notre tranchée, nous assistâmes à la scène.

Vers 8 heures, un homme hagard, Lecq, agent de liaison de la 5e arriva et sauta dans notre tranchée en criant « Du renfort, du renfort ! On est pris ».

Vers 7 heures, nous avions entendu une forte fusillade. Cette fois, nous entendons une clameur.

Le capitaine Sénéchal renvoie Lecq, lui disant de tenir bon, que le renfort va arriver.

Le pauvre commandant du 2e bataillon n’a plus de troupes. Il veut donc m’envoyer, son bataillon se réduisant aux trente hommes de la 8e et à un aspirant, près du commandant Vasson lui réclamer du renfort. Je file rapidement près du chef du régiment qui aussitôt donne des ordres pour que la 3e compagnie file sur nous. Je remonte près du capitaine Sénéchal, à temps pour entendre une clameur fantastique et une fusillade intense. Puis deux hommes surgissent, fous, sans armes, sans équipement, pâles et les yeux hagards. Ils sautent près de moi. Je les attrape tous deux par le bras ; ce sont deux hommes de ma compagnie. Ils pleurent nerveusement et m’indiquent du doigt la 5e compagnie. Je vois alors surgir les uniformes gris-vert au haut du dos d’âne. Aussitôt, tout le monde tire, nous devons nous défendre nous-mêmes. Mais tout espoir est perdu : la compagnie a disparu. Les boches n’insistent pas sur notre accueil chaud. Ils se retirent, tandis que leur artillerie continue à nous marmiter avec force.

Eau-forte de Léon Broquet – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Je suis abasourdi par le malheur qui me frappe, quand mes deux hommes me racontent vivement ce qui s’est passé. Tous mes amis sont disparus. La 5e compagnie qui comptait deux cent cinquante hommes se résume à moi et deux hommes. C’est affreux.

Le capitaine Sénéchal est affreusement morne, son bataillon se résume à trente hommes commandés par un aspirant ; d’où perte en 24 heures de dix officiers et plus de sept cents hommes. Tout pâle, il m’envoie au commandant Vasson pour lui expliquer le tout. Je cours accompagné de mes deux hommes et arrive au PC du commandant du régiment. Je lui dis tout ainsi qu’au capitaine de Lannurien. Je n’ai pas le temps ni le loisir de voir leur impression, car moi-même je suis trop endeuillé.

Je dis aux deux hommes de repartir un peu en arrière et si possible de trouver les cuisiniers et de les amener. Ils l’ont bien gagné, les bougres. Je remonte à mon poste. En route, on m’apprend que le capitaine Sénéchal vient de passer, blessé. Je rentre aussitôt au poste du commandant Vasson pour l’avertir. Je trouve le capitaine Sénéchal qui me dit chaleureusement au revoir et m’annonce que le sergent fourrier Legueil est grièvement blessé. Lui-même a une plaie à la tête. Le capitaine de Lannurien est parti le remplacer là-haut. Mais que reste-t-il du bataillon ?

Les marmites* éclatent toujours autour de moi. Je repars à mon poste. Je suis arrêté par des hommes de la 8e, non loin de là. Ils me disent que le capitaine de Lannurien vient de descendre, blessé à la tête, tandis qu’il montait remplacer Sénéchal. Je suis ému, triste, abattu ; mon courage et mon énergie sont à bout. Tac ! Une douleur à l’épaule. Une balle m’a touché l’épaule, déchiré la capote et devant moi, l’un des hommes qui me causent, mon vis-à-vis, crache le sang atrocement : il a reçu la balle dans la gorge. J’enlève vivement ma capote ; on panse mon compagnon ; on m’aide, on regarde. Rien sinon la capote déchirée ; rien sinon un léger engourdissement du bras droit.

Du coup, je décide de rentrer retrouver mon sac. Je crois en avoir fait assez pour le moment. D’ailleurs je n’en puis plus. J’ai faim, j’ai soif, j’ai sommeil et j’ai besoin de me remettre.

Ainsi donc, seul ; toute la bande de Charmontois, tous mes bons amis du début de la campagne, toute ma belle compagnie fauchée, disparue. Malgré moi, mes yeux se mouillent, et après quelques tâtonnements j’arrive à l’ancien PC du bataillon à l’arrivée.

J’ai perdu mes couvertures, un fusil. J’ai gardé ma peau, mais ce n’est pas de ma faute. Le marmitage est toujours aussi intense que la veille ; mais je n’y ai garde ; je suis blindé.

Surprise ! Je tombe sur le capitaine Claire et son ordonnance ; le capitaine est assis sur une banquette dans le parados*. « Ah ! Mon capitaine ! » ne puis-je m’empêcher de m’écrier en le voyant. Il ne sait rien, rentre ce matin après avoir terminé l’instruction des élèves sous-officiers de la division. Je lui raconte tout. Il me quitte bientôt, allant rejoindre le commandant Vasson qui n’a plus d’auxiliaire.

Quant à moi, il me reste la fortune de manger du chocolat. J’ai soif, j’ai faim, je n’ai rien à me mettre sous la dent. Il peut être 10 heures 30 du matin.

Soudain je vois apparaître Paradis, puis toute la liaison du bataillon. Là-haut, il n’y a plus personne. L’aspirant Chupin lui-même avec ses trente-cinq hommes et une douzaine de la 7e est parti en deuxième ligne. Aussi sont-ils rentrés.

J’ai retrouvé mon sac et ma musette avec le bidon. Un fusil, j’en trouverai toujours. Je m’allonge donc dans le boyau, m’abritant dans une grotte, avec l’idée de reposer un peu, malgré le marmitage sérieux. Je suis à bout de forces.

Une heure après, Paradis vient me réveiller. Il m’annonce la présence de Gauthier. Je suis aussitôt debout. On dévore le rata de la marmite et on boit. Quel bonheur !

Gauthier fulmine contre Jombart qui est resté à Mesnil-les-Hurlus, trouvant que le bombardement était trop violent. Il voulait l’empêcher de continuer. Il traite Jombart de « grand froussard » et s’en dit dégoûté. D’ailleurs il tient la place de son caporal fourrier.

Ils ont rencontré le capitaine Sénéchal à Mesnil-les-Hurlus.

Jombart en a profité pour rentrer aussitôt à Wargemoulin, accompagnant le capitaine et lui prodiguant force salamalecs. Du coup, une grande partie de mon amitié pour le sergent fourrier de la 8e compagnie est partie. Je n’admets pas qu’on abandonne ses amis qui se font casser la figure, au point de ne pas oser risquer légèrement la sienne pour leur apporter du pain. Enfin nous mangeons, c’est le principal.

Gauthier me dit que les cuisiniers de la 5e sont là-bas à l’entrée du secteur, c’est-à-dire à l’endroit où on prend le boyau Mesnil-les-Hurlus vers l’arrière.

Je ne tarde pas à m’y rendre. Je remonte successivement l’adjudant Drion avec une trentaine d’hommes de la 6e compagnie ; les adjudants Blay, Vannier et l’aspirant Chupin avec une trentaine d’hommes de la 8e compagnie ; à peine quelques hommes de la 7e avec l’aspirant Boutollot. Après quelques tâtonnements, je prends le boyau Mesnil-les-Hurlus et fais 100 m avec Gauthier. Heureux suis-je de trouver une tête connue : je vois quelques cuisiniers dont Lavoine, trois caporaux revenus du peloton des élèves sous-officiers avec le capitaine Claire, Pignol, Jeanjeot ; et je trouve un sergent Roudelet, sauvé par miracle, enterré par un obus dans la nuit et venu se remettre à l’arrière sur l’ordre du capitaine Aubrun. Je donne donc mes ordres. Demain matin, rassemblement ici de toute la compagnie, caporal d’ordonnance et caporal fourrier compris. En attendant, que tout le monde rentre à Mesnil-les-Hurlus où sont installées les cuisines sous les ordres de Radelet [Roudelet ?], qui amènera tout le monde demain.

Les cuisiniers des officiers me donnent leurs marmites ; de cette façon je saurai me rattraper de mon jeûne de 24 heures.

Content d’avoir pris une décision pour la compagnie dont je suis responsable, je rentre au poste du bataillon. Le marmitage est moins violent que ce matin. Il peut être 1 heure de l’après-midi, toute la liaison est installée dans des trous et dort.

Je ne veux pas de cela et me rends au poste du commandant Vasson. Il se trouve dans un gourbi très bas et très profond avec le capitaine Claire et un commandant du 33e d’infanterie. Je trouve en arrivant un ami, décidément je vais de surprises en surprises : l’abbé Wartel, d’Arras, sous-lieutenant qui prend les instructions de son commandant au 33e. Nous causons deux minutes, on se serre la main et les yeux disent ce que notre bouche n’a pas le temps d’exprimer. Quand il est parti, j’explique au commandant Vasson ce que j’ai vu du 2e bataillon. Il n’en savait rien et me dit alors de me rendre près de l’adjudant Drion de la 6e compagnie afin qu’il prenne le commandement de tous ces hommes, les classe par compagnie sous les ordres du grade le plus élevé et le plus ancien, et leur indique une tranchée où ils pourront se mettre. De plus, chaque commandant des débris de sa compagnie enverra ici le plus tôt possible le nombre d’hommes qui lui restent.

Je m’acquitte de ma commission, avertis Drion de l’arrivée de la 5e compagnie demain matin et rentre au PC Vasson. Pêcheur possède un petit abri en face ; sergent secrétaire, il ne fait qu’écrire notes sur notes. Il m’offre une place et me dit que je pourrais l’aider. Entendu.

Je rentre au PC du bataillon où la liaison de bouge pas, pas paresseux, et armé de mon sac, de mon fourniment, je rejoins Pêcheur.

Celui-ci m’annonce que l’adjudant Tobie vient d’être blessé par un éclat d’obus ici tout à côté. J’hérite de ses couvertures et de son passe-montagne. Nous regardons dans son sac car il est parti comme un froussard en n’abandonnant tout : nous trouvons quantité de protecteurs et cela nous fait beaucoup rire.

Je calcule le nombre d’hommes que compte la compagnie et j’arrive au nombre trente-quatre. Je ne croyais pas qu’il en restait tant. Dans tous les cas, sur ces trente-quatre, il y en a quatre seulement qui étaient en ligne le 28 février, Radelet, les deux rescapés et moi. Je passe mon chiffre au capitaine Claire qui m’annonce quarante-deux à la 6e ; dix-sept à la 7e et cinquante et un à la 8e. Cela fait donc pour le bataillon un total de cent quarante-quatre unités. C’est peu ; le tout commandé par un adjudant.

Le soir tombe et le marmitage cesse un peu pour faire place aux fusées. Malgré moi, je m’endors, n’en pouvant plus. À chaque instant je suis réveillé. Il pluvine aussi et un peu d’eau filtre dans ce semblant d’abri. Pêcheur doit souvent sortir pour prendre des notes adressées soit au commandant, soit aux  bataillons, les 1er et 3e car le 2e ne compte plus. Enfin vers 9 heures, un peu tranquilles, nous nous partageons notre nourriture et assis sur le sol, le dos contre la paroi du parapet, la tête appuyée contre la terre, nous demandons un peu de repos.


[1] Giraudeau :  Il s’agit probablement de Henri Gabriel GIRAUDEAU, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.archives_F400388R[2] Lesaint :  Il s’agit probablement de Gustave LESAINT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_H180891R[3] Carbillet :  Il s’agit probablement de Auguste Nicolas CARBILLET, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

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[4] Culine :  Il s’agit sans doute de Charles Alphonse CULINE, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_D621114R[5] D’Ornant :  Il s’agit sans doute de Marie Gontran D’ORNANT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_M250168R[6] Alinat :  Il s’agit sans doute de Emile Ludovic Jean Louis ALINAT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

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10 mars

Chapitre IV

Mesnil-les-Hurlus 2e ligne


En 2e ligne.

Je dors de sommeil du juste et ce n’est que vers midi que je consens à me réveiller. Ma montre marque midi et mes deux compagnons sont absents. Mon trou est modeste, ce n’est qu’une vulgaire grotte sous le parapet peut-être un peu plus profonde que les autres.

1389297851Je sors aussitôt et vais inspecter mes alentours. Je trouve le poste du colonel et vois le capitaine Claire qui me demande où je suis installé. Je le renseigne ; à 25 m d’ici. Mes agents de liaison sont avec les cyclistes du colonel et Mascart. Cela fait trois agents pour le bataillon et moi. C’est suffisant.

Je rentre à mon gourbi pour casser la croûte. Je vais voir ensuite le poste du commandant Triol. Après quelques tâtonnements, je le trouve à 300 m d’ici. Je vois qui se plaint amèrement de la nuit passée par le commandant dans un boyau. Ne trouvant aucun abri, le commandant philosophe s’était étendu dans la première grotte trouvée en attendant le petit jour. Je vois la liaison occupée à consolider des morceaux d’abris ainsi que celui choisi par le commandant qui se trouve à la 5e pour le repas. Erhvein me dit que nous sommes en seconde ligne est que la première est à 600 m, occupé par le 174e d’infanterie. Il a eu ses tuyaux du commandant.

Je rentre à mon poste et pas l’après-midi avec Pêcheur, le sergent secrétaire, l’adjudant promu [ ?] et quelques sapeurs.

Le soir venu je réintègre mon abri et n’ayant aucun service à assurer en profite pour dormir.

Le temps est assez beau. Quant aux obus, ils sont d’un rare…

Décidément Mesnil-les-Hurlus a encore de bons coins.

 

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.