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21 janvier

Nous nous levons vers 8 heures, nous débarbouillons dans la cuisine. Nous avalons un bon chocolat.

Tout cela, le lit qu’on vient de quitter, un bon lit chose inconnue depuis le 15 août, tout cela résume pour nous le bonheur.

Vers 9 heures, je suis appelé par le capitaine. J’y vais rapidement en rencontrant deux sous-lieutenant inconnus ; l’un très jeune paraissant 16 ans, l’autre portant une fine moustache et la barbe.

Les officiers m’arrêtent et me demandent de bien vouloir les loger et leur indiquer le sergent-major. Lannoy les reçoit, tandis que je me mets en quête d’un logement. Après bien des recherches je trouve une gentille maison à l’accorte [1] propriétaire.

Nous causons beaucoup à table de ce lot. Le sous-lieutenant de réserve Alinat, juge d’instruction à Montpellier, celui qui paraît le plus ancien, prend le commandement de la première section. Le sous-lieutenant d’Ornant Saint-cyrien de la classe 1915 de la nouvelle promotion prend le commandement de la 4e section. On rit beaucoup déjà de la pauvre mine du petit d’Ornant, jeune bleu, déjà officier, qui a l’air tout dépaysé. Lannoy l’appelle « Mimile » en souvenir de Février, sergent, blessé à Saint-Thomas, dont il rappelle l’air godiche. Le nom est tout de suite adopté. On ne connaît plus que Mimile.

Quelques nominations paraissent l’après-midi. Pignol, Boulanger, sont nommés caporaux, les caporaux Bonnet et Raoult passent sous-officiers.

Je vois aussi que Legueil est sergent fourrier à la 6e compagnie et que Verleene lui succède comme caporal fourrier*.

Dans l’après-midi le capitaine passe une revue des hommes et du cantonnement*. Je l’accompagne. En général il se déclare satisfait. Une note nous arrive vers 3 heures disant que demain le colonel Blondin commandant la brigade va passer la revue du cantonnement. Le lieutenant-colonel Desplats doit être plus qu’énervé. La note en dit long d’ailleurs : Propreté… Couchage… Râtelier d’armes… Prison…

Vers le soir Lannoy et moi allons à l’épicerie non loin de chez « la mère La Plotte ». Nous y achetons des biscuits, champagne etc.… Il faut bien régaler nos hôtes et fêter notre arrivée dans Charmontois.

Nous passons la soirée avec les gendarmes à boire l’apéritif qui consiste en quelques litres de vin blanc. À 7 heures nous rentrons par un beau clair de lune.

La soirée se continue gaiement à table. Mascart vient communiquer au milieu du repas. Les cafés sont consignés : c’est la seule chose qui nous intéresse. Bah ! La cuisine du débit est toujours là et nous sommes si bien avec les gendarmes. Quant au coin de Culine, c’est une maison particulière ; rien n’est donc résolu.

Nous sablons le champagne et chacun pousse sa petite chanson. Maxime Moreau raconte quelques balivernes selon son habitude, et Culine raconte que lui aussi a trouvé un bon coin : il nous y convie pour le lendemain soir. Quant à nous, nous racontons que l’épicerie a de charmantes débitantes et les jeunes demoiselles Adam nous donnent tous les renseignements voulus ; ce qui les fait beaucoup rire. Lannoy est particulièrement emballé sur ce chapitre-là.

Puis nous fumons en demi-cercle autour du bon feu tandis qu’Arnold Cattelot nous gâte par quelques tyroliennes dont lui seul a le secret. On ne se couche pas tard afin de ne pas gêner les braves gens si aimables. Et il faut se lever assez tôt le matin pour que le service n’ait pas trop à souffrir.


[1] accorte : Se dit d’une jeune fille, d’une femme gracieuse, aimable et vive ; avenante.

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

6 octobre

Relève des tranchées

Je reçois une lettre de maman datée du 24 dernier. C’est une immense joie car les nouvelles se font rares. Voici 15 jours que nous sommes ici.papier-a-cigarettes-poilu-1914-1918

Les cuisiniers nous ont apporté un paquet de tabac. Ce qui manque, ce sont les feuilles de papier à cigarettes. On réussit quand même à en emprunter deux ou trois. Quand on n’en a pas, on fume dans un papier de journal.

Là où la pénurie se fait sentir davantage, c’est en bougies et allumettes. J’écris à la maison pour qu’on s’empresse de m’en envoyer.

C’est dire qu’avoir le nécessaire dans notre situation frise le luxe.

Vers midi, nous recevons la visite du colonel Rémond et du capitaine Sénéchal, accompagnés du cycliste Calonne. Le colonel fume sa pipe. Il parle à l’extérieur avec le commandant et s’en va vers 2 heures.

Le commandant nous fait alors communiquer que nous allons être relevés* le soir. Quelle bonne nouvelle ! À part quelques obus, la journée est assez calme. Espérons que tout se passera sans casse.

À la tombée de la nuit, des éléments du 87e arrivent, commandant en tête. Les consignes se passent. Je conduis l’agent de liaison de la compagnie correspondante à la mienne, à l’emplacement occupé et à occuper. Il peut être 10 heures quand celle-ci relève la 5e compagnie.Gallica-Releve-InfantTout le bataillon a rendez-vous dans Saint-Thomas où va se faire le rassemblement.

Je rejoins la liaison près du PC et notre Kasba*. Bientôt nous partons vers Saint-Thomas où les deux cyclistes et Gauthier nous ont précédés afin de préparer quelque chose de chaud.

Nous arrivons dans Saint-Thomas. Il peut être minuit. Le village est toujours aussi démoli. Il fait beau clair de lune. Les boches ne tirent que quelques shrapnells*. Voici le lieu de la popote*. C’est une maison dont le toit est percé et l’intérieur en piteux état. Il devait y avoir deux pièces ; l’une n’existe plus, l’autre, celle où nous entrons, a un mur défoncé. On y trouve cependant un restant de lit, deux chaises et une table boiteuse. Pour y accéder, il faut passer sur des tas de matériaux et de tuiles cassées qui jonchent le sol parmi les trous d’obus.

La popote est prête. Une soupe chaude, de la viande cuite et du riz au lard. C’est un festin royal pour nous. Le commandant donne l’exemple et nous mangeons tous d’excellent appétit. Un café nous réchauffe. Une cigarette fait faire la digestion. Nous pouvons repartir.

Je vais voir la compagnie afin qu’elle se rassemble. Elle se trouve disséminée dans un coin du village et les cuistots servent la popote.

CP-Popote14


[1] Popote : Dans l’argot des combattants, désigne à la fois la cuisine roulante, et le fait de cuisiner. Par extension, la popote est la réunion des personnes qui mangent en commun.

4 octobre

La 8e a été relevée [1] également. Nous l’avons près de nous et dans notre gourbi [2] son chef, le lieutenant Péquin que chacun préfère de beaucoup à celui de la 7e.

Je communique plusieurs fois des notes à mon commandant de compagnie. J’en profite chaque fois pour abattre quelques pommes en passant dans le verger.

Chaque matin d’ailleurs, au petit jour, nous allons chacun chercher le compte rendu de la nuit. Cela nous réchauffe les pieds.

La route est à présent et à tout instant arrosée de shrapnels*. Ce n’est pas agréable. Dans l’après-midi, je mets deux heures pour faire les 1500 mètres de retour car je tombe en plein bombardement et suis obligé de laisser passer les rafales et de m’abriter. La route est couverte de trous d’obus, ainsi que les champs avoisinants.

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Soldat allemand devant un trou d’obus – Argonne.

Dans la nuit, Crespel, le cycliste, revient en bicyclette avec une partie des vivres. Il roule dans un trou d’obus et s’endommage le nez. On rit souvent, malheureusement, du mal des autres. On rit beaucoup en effet ; surtout qu’il avait enfourché sa bicyclette, aux dires de Gauthier qui survient tranquillement à pied parce que des obus tombaient dans Saint-Thomas. On déplore seulement la perte d’un bouteillon de riz.

Le commandant fait toujours popote* avec nous. Il a un bon coup de dents.

La journée est calme. J’ai trouvé une veste assez potable. Comme je n’ai pas l’embarras du choix et qu’il fait froid, je l’endosse. Elle me va d’ailleurs assez bien. Peu difficile, je suis très satisfait.

Je n’ai plus de nouvelles de la maison. J’écris quand même chaque jour. Je réclame des colis. Nous sommes dénués de tout. On dit que les lettres arrivent mieux ouvertes. Les adresses sont « armées en campagne avec indication de la brigade, de la division et du corps ».

Nous sommes toujours démunis de tabac, mais nous avons espoir d’en toucher ce soir. On parle d’une relève proche. Ce n’est pas trop tôt. La voiture d’outils qui vient chaque soir nous amène de la paille. On est heureux.

Le temps se maintient beau. Le matin, toujours un fort brouillard. Puis c’est le soleil.

Beaucoup de monde se plaint d’être couvert de vermine. Ceci, ajouté aux coliques, c’est le bouquet.

 


[1] La relève : c’est le remplacement d’une unité par une autre dans les tranchées. Opération dangereuse car bruyante et conduisant au regroupement d’un grand nombre de combattants, elle se fait généralement de nuit. Sa périodicité n’est pas fixée strictement, mais une unité en première ligne est généralement relevée au bout de quatre à sept jours. La relève s’effectue par les boyaux.

[2] Gourbi : Dans l’argot des combattants, désigne un abri. Le terme s’applique peu en première ligne, il est utilisé surtout à partir de la seconde ligne jusqu’au cantonnement. (Renvois : Abri, Cagna, Guitoune)

30 septembre

Pour communiquer à la compagnie, c’est plus agréable. J’ai 150 mètres à parcourir pour me trouver au gourbi [1] du capitaine. Celui-ci, qui a toute confiance en moi, me déclare quelques confidences sur le capitaine de la 6e compagnie.

Je dis bonjour à Lannoy, Delbarre, etc… qui sont occupés à pelleter afin de s’aménager un gourbi. Lannoy m’annonce que Février a été blessé par un obus dans les ruines de l’église de Saint-Thomas où il avait installé son poste.

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Vue intérieure des destructions de l’église – 1915.07.15 ©Ministère de la Culture (France) – Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.

La 3e section est actuellement commandée par le sergent rengagé Huyghe, un de mes compatriotes, en remplacement de l’adjudant blessé à l’arrivée dans le bois de la Gruerie.


[1] Gourbi : Dans l’argot des combattants, désigne un abri. Le terme s’applique peu en première ligne, il est utilisé surtout à partir de la seconde ligne jusqu’au cantonnement. (Renvois : Abri, Cagna, Guitoune)

CP-Gourbi

28 septembre

Les cuisiniers arrivent comme d’habitude à minuit. Nous mangeons.

Le matin, au petit jour, je vais voir Louis qui se chauffe avec un peu de feu. Il m’offre un quart* de café. Je lui annonce la bonne nouvelle d’une lettre reçue cette nuit de la maison, datée du 15. Les cuisiniers l’avaient reçue du vaguemestre*. Mon cousin m’en fait lire deux reçues, datées du 8 et du 14. C’est un veinard !

courrier

Lecture des lettres dans les tranchées. © Photo ARCHIVES « SUD OUEST »

Nos cuisiniers imitent la compagnie voisine et font rapidement un peu de café car il faut profiter du brouillard. Le brouillard levé, défense expresse de faire du feu.

Je communique dans la matinée au capitaine. La route est longue, car je dois faire un détour de 1500 mètres, pouvant être vu de l’ennemi le jour. Je dois suivre la route vers Saint-Thomas, contourner le bois pour remonter ensuite vers l’emplacement de la compagnie.

En route, je rencontre un verger. J’abats des fruits qui sont délicieux.

Je trouve le capitaine dans une petite baraque souterraine en planches. Il est étendu sur la paille. Il me parle gaiement. Deux officiers, lieutenants d’artillerie, sont avec lui. Ils commandent les batteries voisines. Ils sont très gais.

Il faut envoyer un sergent et quatre hommes en poste de police dans Saint-Thomas. Le sergent Février s’en va. Ceux-ci seront relevés par un poste de la compagnie de réserve qui succèdera.

Je rentre les poches remplies de fruits que la liaison mange avec plaisir. J’écris à la maison, leur demandant de m’envoyer des colis. Je ne sais presque plus manger.

À midi, nous recevons des obus qui sont toujours précis et nous occasionnent toujours quelques tués. Deux hommes de la liaison du lieutenant Péquin, qui se trouvent dans le gourbi voisin du nôtre, sont blessés.

C’est à croire que les boches ont une heure fixée pour tirer sur chaque coin.

Je communique encore des ordres dans la soirée. J’en profite pour conduire à la compagnie un petit renfort commandé par le sergent Gabriel blessé en août, un de mes amis. À partir d’aujourd’hui, une voiture d’outils et de munitions se trouvera de 9 heures du soir à 5 heures du matin près du PC du commandant. Si les compagnies ont besoin d’outils et de cartouches, elles n’auront qu’à envoyer des corvées*. Le matin, la voiture repartira sur Saint-Thomas.

Gallica-VoitMunit

24 septembre – Deuxième partie : L’Argonne

TomeIII

Couverture du troisième cahier intitulé Tome III

Deuxième partie – Chapitre I Servon–Melzicourt
(Voir topo fin du Tome III)

La nuit s’est passée à veiller et à communiquer des ordres. Vers le matin, on somnole un peu, mais au petit jour, nous partons tous et battons la semelle tellement il fait froid.

Gallica-caganLa cagna* que nous occupons a peut-être 10 mètres de longueur, le long du talus, sur 2 mètres 50 de largeur.Un peu de paille jonche le sol. Quatre couvertures sont l’héritage du 51e. Nous sommes là-dedans, le commandant au fond et vers la sortie, successivement, De Juniac, Gallois, Carpentier, l’agent mitrailleur René, les deux cyclistes, le clairon, Huvenois et moi près de l’entrée. Cela m’a valu une couverture que je partage avec Huvenois. Le maréchal des logis est resté à l’arrière, près du colonel, avec les éclaireurs montés.

Le commandant nous explique l’organisation car nous sommes ici sur la défensive pour quelques jours.

Deux compagnies en 1ère ligne, 5e et 8e, à gauche et à droite de la route (voir topo) ; deux compagnies en réserve, 7e et 6e, la première près de nous, la seconde un peu à l’arrière (voir topo [ci-dessous]).

topoTIII

Plan (orienté vers le Nord) dessiné par Émile Lobbedey (en couverture du Tome III)

PlanJMO240914

Source : J.M.O. [1] du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/10 – J.M.O. 1er août-15 octobre 1914) http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Relève* tous les trois ou quatre jours, la 5e par la 7e, la 8e par la 6e.

Quant à la nourriture, corvée de cuisiniers et hommes de corvée chaque soir avec le caporal d’ordonnance et le caporal fourrier, par compagnie, séparément. Les cuisiniers feront la popote* à Saint-Thomas et l’amèneront la nuit.

Le temps est beau. On se chauffe au soleil. La situation est calme, à part quelques coups de feu de temps en temps.

Dans la journée, nous recevons quelques obus qui éclatent très près et nous font réintégrer notre cagna rapidement. Celle-ci n’a aucune solidité et ne peut nous protéger que des éclats, mais se trouvant posée contre un talus élevé et à pic, il y a des chances pour que l’obus ne puisse nous atteindre.

Dans l’après-midi, le capitaine Rigault, de la 7e compagnie, vient chercher refuge près du commandant. Il n’a pas de Kasba [2]. Sa liaison de compagnie s’installe dans le petit abri voisin du nôtre.

Le soir, les cuisiniers s’en vont. Le clairon Gauthier, René, l’agent de liaison mitrailleur, et le cycliste Crespel partent pour faire notre popote. Le fourrier* Carpentier accepte de les accompagner chaque soir. Le commandant partagera simplement nos repas. C’est le plus capable et le plus charmant des chefs. Avec lui, c’est pour nous la tranquillité d’âme, car on sent qu’il ne se départit jamais du plus grand calme et on sent qu’il tient sa troupe en main et connaît son affaire à fond.

La troupe parle beaucoup aujourd’hui du jour de la libération de la classe 1911 manquée.


[1] J.M.O. : Journal des marches et opérations des corps de troupe

[2]Kasba (casbah, kasbah ou qasaba) : En Afrique du Nord, citadelle et palais d’un souverain, parties hautes et fortifiées d’une ville. Dans le langage populaire il indique une maison, ici, il est synonyme de cagna.