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5 novembre

Dans la matinée, j’apprends que les nominations vont paraître. Je vois mon ami, le sergent Huyghe, qui espérait le galon d’adjudant mais qui ne fut pas proposé. Le pauvre garçon, qui commande sa section en brave, est un peu attristé. Je le console, lui disant que ce sera pour la prochaine fois.

Les nominations paraissent. Vannier, sergent à la 8e compagnie, passe adjudant. Gallois est nommé sergent major. Il reste cependant à la liaison. Une petite discussion s’engage à ce sujet. Je ne m’y mêle car cela m’est absolument égal. À la compagnie, nous n’avons aucune nouvelle de la proposition Gibert.

Dans l’après-midi, le capitaine part à cheval saluer la dépouille de Lambert enseveli au cimetière de La Harazée.laHarazee-cimetiereCP-213_001

Vers 13 heures, nous partons de nouveau à notre position d’hier. Le sous-lieutenant Vals prend le commandement du bataillon. Les autres officiers sont partis reconnaître le secteur au bois de la Gruerie. C’est donc que nous relevons bientôt. Je crois que nous passons notre temps dans le bois, craignant un bombardement du hameau dans lequel nous sommes cantonnés.

Vers le soir, il commence à pleuvoir. C’est le sale temps en prévision de la relève*. Nous rentrons au cantonnement*.

27 octobre – Chapitre III

Bois de la Gruerie : secteur Bagatelle Pavillon – Troisième séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

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Plan extrait du  J.M.O.* du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/11) – 1er novembre 1914

Toute la nuit la fusillade a été incessante. Nous n’avons pas fermé l’œil.

Au petit jour, chacun de nous se rend à sa compagnie pour prendre le compte rendu de la nuit. Je trouve le capitaine assez satisfait. La relève* s’est bien passée. Il me dit que le secteur est mauvais et qu’il a des soucis pour la section* Culine qui est isolée et avec qui il est difficile de communiquer de jour.

Pour l’aller et le retour, je suis un chemin boueux dans le bois. Il me faut au bout de 200 mètres obliquer à droite et foncer sur le PC du capitaine que j’aperçois car je puis être vu.

Sur mon chemin, je rencontre des éléments de tranchée*. Ce n’est pas chose facile et la difficulté doit s’accroître la nuit. Heureux ai-je été la nuit dernière de suivre le commandant de la compagnie relevée. Je ne m’y serais pas reconnu.

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Secteur Z : boyau conduisant à l’ouvrage Prévost – 1916.05.20 ©Ministère de la Culture (France)

Dans le jour, je communique plusieurs fois et profite de chaque voyage pour amener un sac de 1000 cartouches. Je prends des points de repère pour la nuit. Je compte mes pas malgré les balles qui sifflent et me font instinctivement baisser la tête. Le terrain est boueux. Je souhaite n’avoir pas à communiquer dans l’obscurité.

Nous passons notre journée à nous installer. Le gourbi* que nous occupons prend tournure. Nous pouvons y faire un peu de feu en prenant soin à la fumée. Gauthier fait la popote* du commandant que nous voyons souvent à la porte de son gourbi, fumant tranquillement sa pipe.

Le mitrailleur René nous raconte que le matin, il a manqué de se faire tuer en s’égarant entre les deux lignes. Heureusement, en se repliant en rampant sous les balles ennemies, il est tombé dans la tranchée du lieutenant Lambert de la 5e compagnie. Il a mis deux heures à se reconnaître et trouver l’emplacement des sections de mitrailleuses. Sale métier que celui d’agent de liaison*.

Gallois et Carpentier se plaignent que leurs compagnies sont éloignées et qu’il leur faut une heure pour l’aller et le retour. Nous sommes tous pleins de boue.

Une fraction du 272e est derrière nous en soutien. Deux officiers logent avec le commandant.

Je porte vers le soir un sac de bombes en forme de boîtes de conserve, des pétards à mèche en forme de nougats au capitaine. Celui-ci envoie une corvée [1] pour en toucher ainsi que des cartouches au PC du bataillon. Ces pétards sont bien reçus par la troupe qui, aussitôt, accable les boches de projectiles. On entend les détonations et la fusillade crépite. Les tranchées sont très rapprochées : le sergent Collin est à 15 mètres d’eux. Le plus tranquille est le sergent Huyghe qui se trouve à 60 mètres et derrière un dos d’âne. Quant à Culine, il est presque impossible de communiquer avec lui de jour. Il se trouve à droite d’un boyau séparé du lieutenant Lambert par une trentaine de mètres, qu’on creuse sous les bombes ennemies afin de faire communiquer les deux tranchées. Dans le rapport du soir, on signale quelques pertes en blessés surtout.

À la nuit, les cuisiniers partent. Ils doivent rentrer au petit jour. Le commandant garde ses fourriers* il n’y a pas d’ailleurs d’agent de liaison en second. Gauthier, le mitrailleur René et Crespel partent donc pour La Harazée.

Nuit assez calme malgré une intense fusillade.


[1] Corvée : Désignation générale de tous les travaux pénibles susceptibles d’être effectués par les combattants, au front comme au cantonnement. Les corvées peuvent être de nature très diverse : de cuisine, d’eau, de feuillées, de réparation, de barbelés… Le terme désigne enfin les hommes qui sont chargés de les accomplir.

26 octobre

Relève* au bois de la Gruerie

Je fais une nuit délicieuse et repose encore quand, vers 7 heures, Gauthier arrive pour faire le café. Je sors. Le temps est toujours pluvieux. Enfin, pour la journée, nous sommes toujours à sec.

La matinée se passe à communiquer des notes, à réparer un peu les effets, à se nettoyer. Je vais voir le coiffeur du village, le père Thomas que tout le monde connaît déjà. Une coupe de cheveux après deux mois et demi n’est pas du luxe.

Après le repas du matin, je reçois une dépêche de Bergues, de la mère de mon cousin Louis, me demandant de le soigner et de lui dire de se soigner au sujet de coliques que j’ignorais. Je vais aussitôt trouver ce dernier qui rit beaucoup. En effet il eut une diarrhée fantastique lors du séjour Saint-Thomas Servon, comme chacun d’entre nous d’ailleurs. Son seul tort est de l’avoir écrit chez lui et d’avoir affolé sa mère. Ces pauvres mamans ! Aussitôt, devant moi, il écrit qu’on se rassure.

À mon retour à la liaison, je trouve un volumineux colis de cinq kilos renfermant des linges et des vivres, chocolat, tabac, bougies, allumettes, papier à cigarettes, de tout. Quelle joie incommensurable ! Je mets le strict nécessaire dans mon sac et porte le reste dans le coffre de la voiture de compagnie. Me voici au moins fourni pour quelque temps.

Je rentre bientôt mais une autre surprise m’attend. On part ce soir en ligne, de nouveau dans le bois.

Vers 5 heures du soir, nous partons en tête du bataillon. Le temps est toujours pluvieux. La route de Florent à La Harazée est longue et fastidieuse. À quelques 500 mètres au-delà du village, après avoir fait un coude à droite, c’est un bois à droite et à gauche : bois des Petits Bâtis, suivi du bois des Hauts Bâtis qui va continuer jusqu’à la Placardelle et la route s’étend alors droite jusqu’à perte de vue, avec des alternatives de montée et de descente.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Après une heure de route, nous faisons halte. Il pleut. Nous sommes près du parc d’artillerie.

Le temps est désagréable au possible. Les routes sont boueuses. Nous partons.

Bientôt, c’est la cote 211, puis la descente vers la Placardelle, toujours mouvementée.

Nous traversant le village dans l’obscurité, troublée par la lumière scintillante de quantité de lanternes.

C’est ensuite une route zigzagante qui nous amène au haut d’une côte, celle qui surplombe La Harazée.

LaHARAZEE-17bOn la descend en glissant un peu et enfin nous faisons une nouvelle pause à l’entrée du village, qui lui également est constellé de lumières.

 

26 octobre (suite)

TomeV

Couverture du cinquième cahier intitulé Tome V

Les officiers quittent leurs chevaux que les ordonnances, sous les ordres du maréchal des logis de liaison Jacques, vont ramener vers un village de l’arrière où ils seront cantonnés.

Pour nous, avec le commandant à notre tête, nous commençons l’ascension de la côte qui nous donne l’accès du bois. Un léger clair de lune nous aide à nous guider. La pluie a cessé.

Nous marchons abominablement, glissant, butant, faisant parfois une chute. Plusieurs pauses nous laissent prendre haleine ; pas de lumière naturellement et le plus grand silence.

Enfin, après une heure de marche pénible, nous rencontrons le colonel Rémond et bientôt, c’est la clairière que nous reconnaissons grâce au clair de lune.

Cette fois nous obliquons à droite pour nous engouffrer bientôt dans le bois de nouveau. Nous sommes arrivés.

VienneLeChateau-APD0000528Je vais chercher le capitaine et les quatre chefs de section. Nous suivons, la compagnie restant couchée sur ces emplacements, un officier du régiment à relever. Celui-ci nous amène 200 mètres plus loin dans un gourbi*. Nous nous entassons. Les consignes se passent. Puis, successivement, le lieutenant Lambert, qui a ses deux galons depuis deux jours, l’adjudant Culine, et les sergents Huyghe et Collin vont prendre leur section afin d’opérer individuellement la relève.

Quand tout est fait et la compagnie à relever relevée, je quitte le capitaine et rentre auprès du commandant afin de lui rendre compte.

Je m’installe ensuite dans un gourbi assez bien fait où se trouvent déjà mes amis.

La nuit est assez belle. Le temps est au beau, car la pluie a complètement disparu. Mais l’obscurité est complète car la lune a disparu.


 

30 septembre

Pour communiquer à la compagnie, c’est plus agréable. J’ai 150 mètres à parcourir pour me trouver au gourbi [1] du capitaine. Celui-ci, qui a toute confiance en moi, me déclare quelques confidences sur le capitaine de la 6e compagnie.

Je dis bonjour à Lannoy, Delbarre, etc… qui sont occupés à pelleter afin de s’aménager un gourbi. Lannoy m’annonce que Février a été blessé par un obus dans les ruines de l’église de Saint-Thomas où il avait installé son poste.

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Vue intérieure des destructions de l’église – 1915.07.15 ©Ministère de la Culture (France) – Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.

La 3e section est actuellement commandée par le sergent rengagé Huyghe, un de mes compatriotes, en remplacement de l’adjudant blessé à l’arrivée dans le bois de la Gruerie.


[1] Gourbi : Dans l’argot des combattants, désigne un abri. Le terme s’applique peu en première ligne, il est utilisé surtout à partir de la seconde ligne jusqu’au cantonnement. (Renvois : Abri, Cagna, Guitoune)

CP-Gourbi

20 septembre

Réveil au petit jour. Il pleut, une petite pluie persistante qui perce. Le bataillon se rassemble en demi-cercle le long de la lisière d’un bois et attend. On dit que Delattre, hier soir, fut condamné à mort par deux voix sur trois. Quant à Lesaint, il fut acquitté, profitant de la mort du sergent Pécheur car il invoque un ordre de celui-ci lui ayant dit de le rejoindre. Delattre va être exécuté.

La pluie a cessé de tomber. Je vois se former un peloton d’exécution composé de la section du sergent Huyghe de la 5e compagnie. Celui-ci la place sur un rang devant le front du bataillon. L’adjudant Monchy de la 7e en prend le commandement.

Bientôt, je vois arriver Gibert avec Delattre [1] entouré de quatre hommes, baïonnette au canon. Celui-ci a l’air hébété et regarde tout cet apparat sans comprendre. Gibert lui a dit qu’il suivait le bataillon quittant son cantonnement.

Le lieutenant Péquin monte à cheval, se place devant le front du bataillon, pendant que les hommes entraînent le condamné devant le peloton d’exécution.

Puis l’officier lit la condamnation, le condamné ayant le dos tourné au peloton qu’il n’a pas encore vu.

La condamnation lue, ce sont des cris que pousse le condamné qui pleure, supplie, hurle et s’écrie « Je veux dire au revoir à mes camarades ! Je ne veux pas mourir… ».

On lui bande les yeux et le tourne vers le peloton d’exécution. Il arrache le bandeau et voyant les fusils braqués à 15 mètres, fait du bras un geste instinctif pour se garder.

Feu !

JEU@SOI@P01@fusilles tête01.jpgLe corps s’effondre et reçoit du sergent Huyghe le coup de grâce. Justice est faite.

Le bataillon reste figé comme muet ; puis c’est le défilé près du corps.

On creuse un trou ; les sapeurs sous les ordres du chef de musique enterrent le cadavre. Delattre était un de mes hommes quand j’étais caporal. J’obtiens d’aller saluer la dépouille : la tête et le cou sont troués de balles.

Une heure après, nous partons, laissant Vienne-la-Ville à notre droite. Vers 9 heures, nous prenons à l’ouest du village de Moiremont.

Nous quittons cet emplacement vers 4 heures. Liaison en tête, nous prenons un peu d’avance afin de cantonner le bataillon dans une ferme, la ferme Hulion, située à côté du village de Moiremont.

20 septembre – Suite du récit

Nous avons peut-être une avance de 800 mètres, il faut presser le pas. En route, je rencontre à cheval un gendarme connu de Marville. Il me reconnaît. On se salue, heureux de se revoir. Nous cueillons quelques fruits, profitant de ce qu’on voit la colonne arrêtée.

Je vois sur ma droite la voie ferrée de Sainte-Ménéhould à Vouziers. Un pont au-dessus d’un cours d’eau est sauté. Souvenir des boches sans doute.


CP-MoiremontEnfin, nous tombons dans Moiremont, il peut être 5 heures. Nous y trouvons des troupes et demandons à un commandant où se trouve la ferme en question. Il n’en sait rien, elle ne se trouve pas sur la carte.

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

De guerre lasse, nous rebroussons chemin et retrouvons le capitaine Sénéchal avec le colonel et sa suite.

Un chemin de terre nous amène vers 7 heures à la ferme Hulion.

Carte d'État Major (Supplément à l’Écho de l'Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

Carte d’État-Major (Supplément à l’Écho de l’Argonne) ayant appartenu à Émile Lobbedey

L’état-major du régiment y cantonne. Il n’y a place que pour deux compagnies ; ce seront la 7e et la 8e.

Les 5e et 6e doivent se rendre à 1500 mètres dans une autre ferme, la ferme du Moulin, dénommée ainsi à cause d’un moulin à eau sur l’Aisne. Elles m’ont devancé car je n’ai pas été averti et avais fait un cantonnement* dans la première. Je suis furieux et fatigué. J’arrive dans la ferme du Moulin. Les compagnies sont déjà occupées à s’installer dans les granges. Je prends dans la maison une seule chambre vacante que je retiens pour mon capitaine. Il s’arrangera avec le capitaine de la 6e.

Il fait nuit noire et peut être 8 heures et demie du soir quand je remonte près de la liaison avec deux élèves caporaux que j’ai pris comme agents de liaison adjoints, dont Garcia, car les 1500 mètres à parcourir pour communiquer les ordres me laissent rêveur.

Enfin, je me couche dans un grenier réservé pour nous les fourriers, l’adjudant de bataillon, le clairon, le cycliste et Jacques, le maréchal des logis de liaison. Nous avons du foin en quantité. Je m’installe un coin, heureux de songer que, pour la première fois depuis Marville, je puis enlever mes souliers et dormir sans crainte d’une alerte. Mon estomac crie famine, j’ai une envie folle de fumer. Qu’importe ! Je suis heureux quand même.

 


[1] La fiche MDH le donne tué à l’ennemi au bois de la Gruerie, ce que contredit le J.M.O. – déféré le 17/09/1914 devant le conseil de guerre du 2e C.A. et condamné à mort pour “abandon de poste en présence de l’ennemi” comme le signale la fiche sur http://www.memorial-genweb.org

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Extrait du J.M.O.

FicheMDH-Delattre

Fiche Mémoire des hommes

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 



 


En savoir plus :
“Fusillés pour l’exemple”
, un webdoc de RFI sur l’injustice militaire

RFI-Webdoc