Archives de catégorie : Partie 2 – Chap. 1

9 octobre

Relève au Bois de la Gruerie

Hier soir au ravitaillement, nous avons touché pour la première fois du chocolat.
C’est délicieux ! Et ce matin, on en fait pour le déjeuner. Tout nous est nouveau, et tout nous semble bon.

Dans la matinée, Renaudin, vaguemestre*, apporte des colis à distribuer aux compagnies. Mon cousin Louis en reçoit quatre. Je les lui porte, heureux pour lui. Il a du chocolat qu’il partage avec moi. Nous avons les larmes aux yeux de contentement. Je place ma petite réserve de chocolat dans mon sac.

Le cycliste Caillez alla hier à Sainte-Menehould. Il nous a apporté des canifs [1]. On commence à se monter petit à petit.

On annonce le départ pour le soir. Cela nous donne froid. On était bien ici et après quinze jours de tranchées*, on espérait avoir encore quelques jours de repos.

Dans l’après-midi, je vais communiquer une note au capitaine Claire de la 6e compagnie. J’ai un peu la crainte de quelques représailles. Je le trouve dans un pavillon, occupé à jouer aux cartes avec ses officiers. Il est charmant pour moi. Je le trouve donc moins terrible qu’on le dit.

Mon cousin m’apporte Le Nord Maritime de Dunkerque du 26 septembre. Le colis a donc mis 12 jours pour arriver. C’est une joie pour moi de lire un journal du pays ; car plus d’une fois, sans nouvelles, il m’a semblé être un pauvre exilé.

Vers le soir, avant le départ, le vaguemestre m’apporte un paquet de lettres pour la compagnie. J’y trouve une lettre pour moi et un mandat qui certes est le bienvenu.

Nous apprenons en même temps que le commandant Jeannelle est malade. Le médecin major de 1ère Cl., Mialaret, du régiment est venu le voir et lui a défendu de nous suivre. Le capitaine Sénéchal reprend donc momentanément le commandant du bataillon.

Vers 6 heures 30 nous partons, ayant eu le temps de voir arriver les fourriers* d’un bataillon du 120e qui nous succède ici.

Avant de quitter, nous avions touché une dizaine de couvertures par compagnie. C’est peu, mais bientôt on en touchera d’autres, dit-on. J’ai pour mon compte personnel la couverture du gourbi* devant Servon. Je ne l’abandonnerais pas pour un empire.

C’est de nouveau la marche à travers champs. Le temps a été beau ces derniers jours. Le terrain est sec et le clair de lune aidant, la marche est assez rapide.

Nous tombons bientôt sur une route qui, vers 9 heures du soir, nous amène au village de La Harazée.

CP-LaHarazee3Après une bonne pause, nous prenons une route montante à travers bois. Le capitaine Rigault est en tête de notre caravane avec le capitaine Sénéchal. Il fait sombre et on ne voit pas à deux pas devant soi. Parfois une balle perdue vient s’aplatir près de nous contre un arbre. On fait bientôt une nouvelle pause afin de savoir si tout le monde suit. En effet, en colonne par deux et en silence.

Nous repartons, butant aux souches, enfonçant parfois dans un trou d’obus rempli d’eau, nous baissant instinctivement quand une balle siffle. De guerre lasse, le capitaine Rigault, n’y voyant rien, fait fonctionner sa lampe électrique malgré les hauts cris du capitaine Sénéchal qui déclare qu’on va se faire repérer.

J’apprends que nous devons relever le 120e.

Plusieurs d’entre nous butent contre une souche et tombent. Chaque fois, malgré tout, ce sont des rires en sourdine.

Combien de temps marchons-nous ainsi, clopin-clopant et tâtonnant dans l’obscurité ? Je l’ignore, mais depuis longtemps je désespère d’arriver, car le capitaine Rigault qui a assumé la charge de nous conduire, n’a pas l’air très fixé sur le chemin à suivre.

Nous arrivons à une carrière que nous traversons, obligés cependant de nous coucher maintes et maintes fois car les balles sifflent nombreuses et on entend distinctement la fusillade qui crépite.

Enfin une large pause ! Nous sommes au poste du colonel ! Il est certainement 11 heures du soir.

Nous continuons 600 mètres et rencontrons du monde. Nous sommes arrivés au PC du bataillon. Les compagnies suivent vaille que vaille. C’est la 7e, la 8e, enfin la 5e. La 6e reste en réserve au PC du colonel. Je suis la compagnie qui est conduite à son emplacement par un agent de liaison*. À mi-route, le capitaine me dit que le lieutenant Girardin et sa section* a disparu et que je dois me mettre à sa recherche.


[1] Canif : petit couteau de poche, dont la lame se replie dans le manche.canif

8 octobre

On se lève tard. Les nuits sont excellentes dans un pays comme celui-ci à en juger par celle que nous venons de faire.

Je vais prendre le café avec mon cousin Louis. Il est installé avec sa section* non loin de moi.

Dans la matinée, des chasseurs à cheval stationnent près de notre demeure. Ils me donnent quelques feuilles de papier à cigarettes. Quelle aubaine !

Je passe une partie de la journée à aider Lannoy dans son travail de comptabilité.

Dans l’après-midi, le bruit court que des cas de fièvre typhoïde [1] se sont déclarés dans le bataillon. Aussitôt, on ajoute qu’il est isolé et ne repartira plus au feu. La vérité et qu’un soldat de la 5e, Chollet, coiffeur, a apparence de typhoïde. Il est évacué le soir même.

Dans une maison voisine, la liaison de la compagnie fait des crêpes. J’en mange quelques-unes. C’est délicieux. Vers 5 heures, les sous-officiers de la compagnie sont rassemblés en cercle près d’un talus, non loin du cantonnement*, et une discussion épique [2] a lieu sur la religion : Gilbert, Pellé et Boutillier sont les plus acharnés.


[1] Fièvre typhoïde, ou typhoïde : maladie infectieuse, contagieuse et transmise aussi par l’eau et les aliments, due à une salmonelle, caractérisée par une fièvre, un état de stupeur et des troubles digestifs.

[2] Épique : (ici familier et ironique) mémorable par son caractère pittoresque, extraordinaire.

7 octobre

Repos au [le] Ronchamp

Extrait de la carte d’État-major – Source : Géoportail

Nous partons bientôt, compagnie par compagnie. Nous allons où ? Nous l’ignorons.

Nous filons un moment donné à travers champs. Ceux-ci sont encore détrempés. De plus la lune a disparu. Ce n’est pas agréable comme promenade.

Il fait petit jour et peut être 4 heures et demie du matin quand nous arrivons à l’entrée d’un tout petit hameau. Je vois une auto stationnée à la porte d’une maison. On dit que c’est l’auto d’un colonel qui, chaque soir, dort ici. Alb-VienneleChatLe commandant fait faire la pause et appelle le poste de police du régiment qu’il a quitté et qui l’a laissé là pour nous attendre.

Nous faisons le cantonnement*. Je loge le capitaine Aubrun dans la seule demeure potable du village avec le commandant. On a dit que la maison faisait partie de mon lot.

Une discussion s’élève pourtant entre le capitaine Claire et le mien. Le premier veut se prévaloir de son ancienneté. Le capitaine Aubrun ne s’en occupe pas, le commandant le soutient.

C’est donc la guerre à mort et la haine des chefs se communique aux autres. Si cela continue, il y aura des rixes entre 5e et 6e [compagnies].

La liaison s’est emparée d’une maison abandonnée. Nous avons une première pièce où une planche sur deux tonneaux nous sert de table et quatre chaises bocheuses [1] de sièges . On peut faire du feu de bois, il y a une cheminée ad hoc.

La seconde pièce laisse voir un peu de paille. Ce sera notre chambre à coucher, et la première pièce, notre salle à manger. Le cabinet de toilette en plein air au ruisseau qui coule.VienneLeChateau-08bPlutôt que dormir, il est 7 heures, on se nettoie et on se lave. Je recommence la même manœuvre de lavage de linge. Cela me réussit très bien.

Le temps est beau. Dans la matinée, nous allons rapiner quelques fruits et des pommes de terre car il faut veiller à l’estomac. Chacun se met à l’œuvre et à midi un bifteck pommes frites nous rassasie : c’est une joie qui tient du délire. On porte aux nues notre cuisinier Gauthier.

Nous sommes ici à 8 km de la ligne de feu. Le village, ou plutôt le hameau, compte encore peut-être 16 habitants. Le hameau est situé dans un ravin. L’ennemi n’y a jamais tiré. On interdit cependant tout feu de bois sinon le soir, à la tombée de la nuit, et le matin jusque 6 heures.VienneLaVille-RONCHAMP-21bJe vais plusieurs fois voir le capitaine qui me remercie de lui avoir procuré cette maison malgré les protestations de la 6e compagnie. Les lieutenants Girardin et Lambert sont logés avec lui. Le commandant a une chambre dans la maison et fait popote* avec eux.

Je vois également Lannoy qui a installé le bureau de la compagnie dans une petite maison où se trouvent deux femmes très aimables.

On se couche de bonne heure non sans avoir touché les distributions. On ne veut plus nous servir à part. Un mot du commandant suffit. Nous serons tranquilles dorénavant.


[7] Bocheuses : allemandes (argot ?)

6 octobre

Relève des tranchées

Je reçois une lettre de maman datée du 24 dernier. C’est une immense joie car les nouvelles se font rares. Voici 15 jours que nous sommes ici.papier-a-cigarettes-poilu-1914-1918

Les cuisiniers nous ont apporté un paquet de tabac. Ce qui manque, ce sont les feuilles de papier à cigarettes. On réussit quand même à en emprunter deux ou trois. Quand on n’en a pas, on fume dans un papier de journal.

Là où la pénurie se fait sentir davantage, c’est en bougies et allumettes. J’écris à la maison pour qu’on s’empresse de m’en envoyer.

C’est dire qu’avoir le nécessaire dans notre situation frise le luxe.

Vers midi, nous recevons la visite du colonel Rémond et du capitaine Sénéchal, accompagnés du cycliste Calonne. Le colonel fume sa pipe. Il parle à l’extérieur avec le commandant et s’en va vers 2 heures.

Le commandant nous fait alors communiquer que nous allons être relevés* le soir. Quelle bonne nouvelle ! À part quelques obus, la journée est assez calme. Espérons que tout se passera sans casse.

À la tombée de la nuit, des éléments du 87e arrivent, commandant en tête. Les consignes se passent. Je conduis l’agent de liaison de la compagnie correspondante à la mienne, à l’emplacement occupé et à occuper. Il peut être 10 heures quand celle-ci relève la 5e compagnie.Gallica-Releve-InfantTout le bataillon a rendez-vous dans Saint-Thomas où va se faire le rassemblement.

Je rejoins la liaison près du PC et notre Kasba*. Bientôt nous partons vers Saint-Thomas où les deux cyclistes et Gauthier nous ont précédés afin de préparer quelque chose de chaud.

Nous arrivons dans Saint-Thomas. Il peut être minuit. Le village est toujours aussi démoli. Il fait beau clair de lune. Les boches ne tirent que quelques shrapnells*. Voici le lieu de la popote*. C’est une maison dont le toit est percé et l’intérieur en piteux état. Il devait y avoir deux pièces ; l’une n’existe plus, l’autre, celle où nous entrons, a un mur défoncé. On y trouve cependant un restant de lit, deux chaises et une table boiteuse. Pour y accéder, il faut passer sur des tas de matériaux et de tuiles cassées qui jonchent le sol parmi les trous d’obus.

La popote est prête. Une soupe chaude, de la viande cuite et du riz au lard. C’est un festin royal pour nous. Le commandant donne l’exemple et nous mangeons tous d’excellent appétit. Un café nous réchauffe. Une cigarette fait faire la digestion. Nous pouvons repartir.

Je vais voir la compagnie afin qu’elle se rassemble. Elle se trouve disséminée dans un coin du village et les cuistots servent la popote.

CP-Popote14


[1] Popote : Dans l’argot des combattants, désigne à la fois la cuisine roulante, et le fait de cuisiner. Par extension, la popote est la réunion des personnes qui mangent en commun.

5 octobre

La journée est calme. J’ai trouvé une veste assez potable. Comme je n’ai pas l’embarras du choix et qu’il fait froid je l’endosse. Elle me va d’ailleurs assez bien. Peu difficile je suis très satisfait.

Je n’ai plus de nouvelles de la maison. J’écris quand même chaque jour. Je réclame des colis. Nous sommes dénués de tout. On dit que les lettres arrivent mieux ouvertes. Les adresses sont « armées en campagne avec indication de la brigade, de la division et du corps ».

Nous sommes toujours démunis de tabac, mais nous avons espoir d’en toucher ce soir.

On parle d’une relève* proche. Ce n’est pas trop tôt. La voiture d’outils qui vient chaque soir nous amène de la paille. On est heureux.

Le temps se maintient beau. Le matin, toujours un fort brouillard. Puis c’est le soleil.

Beaucoup de monde se plaint d’être couvert de vermine. Ceci ajouté aux coliques, c’est le bouquet.

4 octobre

La 8e a été relevée [1] également. Nous l’avons près de nous et dans notre gourbi [2] son chef, le lieutenant Péquin que chacun préfère de beaucoup à celui de la 7e.

Je communique plusieurs fois des notes à mon commandant de compagnie. J’en profite chaque fois pour abattre quelques pommes en passant dans le verger.

Chaque matin d’ailleurs, au petit jour, nous allons chacun chercher le compte rendu de la nuit. Cela nous réchauffe les pieds.

La route est à présent et à tout instant arrosée de shrapnels*. Ce n’est pas agréable. Dans l’après-midi, je mets deux heures pour faire les 1500 mètres de retour car je tombe en plein bombardement et suis obligé de laisser passer les rafales et de m’abriter. La route est couverte de trous d’obus, ainsi que les champs avoisinants.

CP-trousObus

Soldat allemand devant un trou d’obus – Argonne.

Dans la nuit, Crespel, le cycliste, revient en bicyclette avec une partie des vivres. Il roule dans un trou d’obus et s’endommage le nez. On rit souvent, malheureusement, du mal des autres. On rit beaucoup en effet ; surtout qu’il avait enfourché sa bicyclette, aux dires de Gauthier qui survient tranquillement à pied parce que des obus tombaient dans Saint-Thomas. On déplore seulement la perte d’un bouteillon de riz.

Le commandant fait toujours popote* avec nous. Il a un bon coup de dents.

La journée est calme. J’ai trouvé une veste assez potable. Comme je n’ai pas l’embarras du choix et qu’il fait froid, je l’endosse. Elle me va d’ailleurs assez bien. Peu difficile, je suis très satisfait.

Je n’ai plus de nouvelles de la maison. J’écris quand même chaque jour. Je réclame des colis. Nous sommes dénués de tout. On dit que les lettres arrivent mieux ouvertes. Les adresses sont « armées en campagne avec indication de la brigade, de la division et du corps ».

Nous sommes toujours démunis de tabac, mais nous avons espoir d’en toucher ce soir. On parle d’une relève proche. Ce n’est pas trop tôt. La voiture d’outils qui vient chaque soir nous amène de la paille. On est heureux.

Le temps se maintient beau. Le matin, toujours un fort brouillard. Puis c’est le soleil.

Beaucoup de monde se plaint d’être couvert de vermine. Ceci, ajouté aux coliques, c’est le bouquet.

 


[1] La relève : c’est le remplacement d’une unité par une autre dans les tranchées. Opération dangereuse car bruyante et conduisant au regroupement d’un grand nombre de combattants, elle se fait généralement de nuit. Sa périodicité n’est pas fixée strictement, mais une unité en première ligne est généralement relevée au bout de quatre à sept jours. La relève s’effectue par les boyaux.

[2] Gourbi : Dans l’argot des combattants, désigne un abri. Le terme s’applique peu en première ligne, il est utilisé surtout à partir de la seconde ligne jusqu’au cantonnement. (Renvois : Abri, Cagna, Guitoune)

3 octobre

Chaque matin, de très bonne heure, on profite du brouillard pour faire un peu de feu et préparer un quart [1] de café chaud. On descend ensuite vers le ruisseau à contrebas de la route, à gauche, où on peut se débarbouiller. toiletteRiviereLes matinées en général sont calmes et les après-dîners mouvementés.

Dans la journée, le sergent major de la 7e est tué. Le fourrier Gallois doit s’acquitter de toute la comptabilité.

La 5e compagnie repart le soir en réserve. La 6e compagnie lui succède en première ligne. Les hommes de la 6e se plaignent de ce que le lieutenant les bouscule, les traitant de tous les noms. Il a sans doute pris le parti de son capitaine contre le nôtre.

Dans la nuit, passe le sergent major de la 8e compagnie, transporté par les brancardiers. Il est blessé d’une balle à la cuisse.

brancardier2


Quart[1] Quart : Petit gobelet de fer-blanc avec un anse qui contient un quart de litre, la ration de vin ou de café des soldats et qui faisait partie du paquetage.