Au réveil, je cause longtemps avec Jamesse de la compagnie. Nous faisons les pièces ensemble. La compagnie comprend 110 hommes. Le commandant de compagnie : le lieutenant Richer, que j’ai connu à Sedan, officier d’administration. Il a demandé à la mobilisation d’être incorporé dans le service armé. Il a gagné son deuxième galon. Blessé dans l’Argonne dans le 147e, il vient de rentrer. Chef de la 1ère section : sous-lieutenant Caillou, de réserve, instituteur, déjà blessé au 147e en Argonne, venant d’arriver avec le renfort. Je prends le commandement de la 3e section et du 2e peloton. Les deux autres sections sont commandées par un sergent : le sergent Radelet, la 4e, le sergent Taveaux, la 2e.
Dans la matinée, je vais voir la 3e section. J’ai un sergent récemment nommé, Pignol, mon ancien agent de liaison, qui se trouve dans un gourbi avec Lasire, un de nos caporaux, ex–ordonnance du sous-lieutenant d’Ornant, nouveau promu. Je passe le commandement de la 2e demi-section au caporal Dédisse arrivé en renfort.
Je parle aux hommes et les émoustille un peu. J’examine notre situation. Nous sommes au haut d’une crête, à 1200 m à droite du village de Mesnil. À 600 m devant nous se trouvent les premières lignes, dans une vaste plaine couverte de cadavres et de tranchées boyaux. À 1000 m se dresse une crête comme la nôtre, appelée cote 174 et occupée par l’ennemi. Nous sommes en réserve du 174e d’infanterie.
Quand j’ai vu tout cela, je vais me présenter au lieutenant Richer dont le gourbi est à 15 m du mien. Il me reçoit très bien. Je suis à 50 m de ma section.
Voici d’ailleurs le topo succinct de la position de la compagnie.
Dernière page du Tome VIII des cahiers rédigés par Émile Lobbedey
Note
À partir du 13 mars, il n’existe qu’une sorte de « plan » écrit par Émile Lobbedey qui indique en quelques mots ce qui devait sans doute être l’objet de son développement.
Perte de la 5e compagnie
Capitaine commandant le 2e bataillon blessé
Le petit jour se lève et les boches se réveillent car le marmitage recommence après le départ du chef du régiment. Notre coin est très exposé, les obus de canon revolver rasent le parapet*.
Et voici le rapport de ce qui ne tarde pas à se passer, rapport strictement exact qui fut adressé au commandement.
Le 28 février à 23 heures, la 5e compagnie se porta à 200 m en avant de la première ligne où elle exécuta une tranchée*.
L’adjudant Culine et quatre hommes se portèrent en avant pour reconnaître les tranchées allemandes qui se trouvaient à une cinquantaine de mètres en avant de la nouvelle ligne. À droite de la compagnie, un petit bois, la lisière à une quinzaine de mètres en avant ; à gauche, la 7e compagnie ; tranchée continue, liaison établie.
L’adjudant Culine rentre, ayant essuyé quelques coups de feu sans perte.
À 6 heures du matin, tranchée pour tireur presque debout sans créneaux. Pas de boyau* de communication avec l’ancienne première ligne. Nuit calme.
De 6 à 7 heures, bombardement de la tranchée : quelques tués sur la gauche à la 4e section (Giraudeau [1] – Venouze – Durand – Lesaint [2] – Carbillet [3]).
Vers 7 heures, l’ennemi attaque en rangs serrés. Il est obligé de réintégrer sa tranchée sous le feu efficace de la compagnie. À 8 heures, il attaque de nouveau sur le front et sur la droite. À droite, aucune compagnie en liaison, aucun soutien. Le sous-lieutenant d’Ornant [4], l’adjudant Culine [5], le sergent Gibert , chefs des 2e, 3e et 4e sections sont tués ; le sous-lieutenant Alinat[6], chef de la 1ère section, [est] grièvement blessé ; également sont tués le sergent Raoult et une moyenne de dix hommes par section. Sur la gauche, une partie de la 7e compagnie se replie et laisse l’ennemi s’infiltrer. Celui-ci, au nombre de quatre-vingts, saute dans la tranchée française où se trouvait peut-être une trentaine de survivants. Le capitaine Aubrun est saisi par une dizaine d’allemands et emmené malgré sa résistance. Le reste de la compagnie est faite prisonnière. Le sergent Inchelin est blessé. Le sous-lieutenant Alinat est mort.
Les deux hommes, les seuls qui sont reconnus avoir certainement participé au combat jusqu’au moment où la compagnie fut faite prisonnière et qui ont réussi à s’échapper, déclarent ne pouvoir donner d’autres renseignements. On déplore la perte de la grande partie de la 7e compagnie et des officiers Crouzette, capitaine, Blachon, sous-lieutenant prisonniers aux dires d’une dizaine d’hommes qui ont rallié les lignes françaises.
La tranchée prise par l’ennemi fut bouleversée par nos obus dans la journée du 1er mars et évacuée par l’ennemi. Le sergent Lenotte, blessé, fut trouvé par une patrouille le soir du 1er mars sur le terrain et enlevé à la nuit. Il n’a rien déclaré d’intéressant.
Ainsi donc, sous une pluie de mitraille et d’obus de canons revolvers nous forçant à rester accroupis au fond de notre tranchée, nous assistâmes à la scène.
Vers 8 heures, un homme hagard, Lecq, agent de liaison de la 5e arriva et sauta dans notre tranchée en criant « Du renfort, du renfort ! On est pris ».
Vers 7 heures, nous avions entendu une forte fusillade. Cette fois, nous entendons une clameur.
Le capitaine Sénéchal renvoie Lecq, lui disant de tenir bon, que le renfort va arriver.
Le pauvre commandant du 2e bataillon n’a plus de troupes. Il veut donc m’envoyer, son bataillon se réduisant aux trente hommes de la 8e et à un aspirant, près du commandant Vasson lui réclamer du renfort. Je file rapidement près du chef du régiment qui aussitôt donne des ordres pour que la 3e compagnie file sur nous. Je remonte près du capitaine Sénéchal, à temps pour entendre une clameur fantastique et une fusillade intense. Puis deux hommes surgissent, fous, sans armes, sans équipement, pâles et les yeux hagards. Ils sautent près de moi. Je les attrape tous deux par le bras ; ce sont deux hommes de ma compagnie. Ils pleurent nerveusement et m’indiquent du doigt la 5e compagnie. Je vois alors surgir les uniformes gris-vert au haut du dos d’âne. Aussitôt, tout le monde tire, nous devons nous défendre nous-mêmes. Mais tout espoir est perdu : la compagnie a disparu. Les boches n’insistent pas sur notre accueil chaud. Ils se retirent, tandis que leur artillerie continue à nous marmiter avec force.
Je suis abasourdi par le malheur qui me frappe, quand mes deux hommes me racontent vivement ce qui s’est passé. Tous mes amis sont disparus. La 5e compagnie qui comptait deux cent cinquante hommes se résume à moi et deux hommes. C’est affreux.
Le capitaine Sénéchal est affreusement morne, son bataillon se résume à trente hommes commandés par un aspirant ; d’où perte en 24 heures de dix officiers et plus de sept cents hommes. Tout pâle, il m’envoie au commandant Vasson pour lui expliquer le tout. Je cours accompagné de mes deux hommes et arrive au PC du commandant du régiment. Je lui dis tout ainsi qu’au capitaine de Lannurien. Je n’ai pas le temps ni le loisir de voir leur impression, car moi-même je suis trop endeuillé.
Je dis aux deux hommes de repartir un peu en arrière et si possible de trouver les cuisiniers et de les amener. Ils l’ont bien gagné, les bougres. Je remonte à mon poste. En route, on m’apprend que le capitaine Sénéchal vient de passer, blessé. Je rentre aussitôt au poste du commandant Vasson pour l’avertir. Je trouve le capitaine Sénéchal qui me dit chaleureusement au revoir et m’annonce que le sergent fourrier Legueil est grièvement blessé. Lui-même a une plaie à la tête. Le capitaine de Lannurien est parti le remplacer là-haut. Mais que reste-t-il du bataillon ?
Les marmites*éclatent toujours autour de moi. Je repars à mon poste. Je suis arrêté par des hommes de la 8e, non loin de là. Ils me disent que le capitaine de Lannurien vient de descendre, blessé à la tête, tandis qu’il montait remplacer Sénéchal. Je suis ému, triste, abattu ; mon courage et mon énergie sont à bout. Tac ! Une douleur à l’épaule. Une balle m’a touché l’épaule, déchiré la capote et devant moi, l’un des hommes qui me causent, mon vis-à-vis, crache le sang atrocement : il a reçu la balle dans la gorge. J’enlève vivement ma capote ; on panse mon compagnon ; on m’aide, on regarde. Rien sinon la capote déchirée ; rien sinon un léger engourdissement du bras droit.
Du coup, je décide de rentrer retrouver mon sac. Je crois en avoir fait assez pour le moment. D’ailleurs je n’en puis plus. J’ai faim, j’ai soif, j’ai sommeil et j’ai besoin de me remettre.
Ainsi donc, seul ; toute la bande de Charmontois, tous mes bons amis du début de la campagne, toute ma belle compagnie fauchée, disparue. Malgré moi, mes yeux se mouillent, et après quelques tâtonnements j’arrive à l’ancien PC du bataillon à l’arrivée.
J’ai perdu mes couvertures, un fusil. J’ai gardé ma peau, mais ce n’est pas de ma faute. Le marmitage est toujours aussi intense que la veille ; mais je n’y ai garde ; je suis blindé.
Surprise ! Je tombe sur le capitaine Claire et son ordonnance ; le capitaine est assis sur une banquette dans le parados*. « Ah ! Mon capitaine ! » ne puis-je m’empêcher de m’écrier en le voyant. Il ne sait rien, rentre ce matin après avoir terminé l’instruction des élèves sous-officiers de la division. Je lui raconte tout. Il me quitte bientôt, allant rejoindre le commandant Vasson qui n’a plus d’auxiliaire.
Quant à moi, il me reste la fortune de manger du chocolat. J’ai soif, j’ai faim, je n’ai rien à me mettre sous la dent. Il peut être 10 heures 30 du matin.
Soudain je vois apparaître Paradis, puis toute la liaison du bataillon. Là-haut, il n’y a plus personne. L’aspirant Chupin lui-même avec ses trente-cinq hommes et une douzaine de la 7e est parti en deuxième ligne. Aussi sont-ils rentrés.
J’ai retrouvé mon sac et ma musette avec le bidon. Un fusil, j’en trouverai toujours. Je m’allonge donc dans le boyau, m’abritant dans une grotte, avec l’idée de reposer un peu, malgré le marmitage sérieux. Je suis à bout de forces.
Une heure après, Paradis vient me réveiller. Il m’annonce la présence de Gauthier. Je suis aussitôt debout. On dévore le rata de la marmite et on boit. Quel bonheur !
Gauthier fulmine contre Jombart qui est resté à Mesnil-les-Hurlus, trouvant que le bombardement était trop violent. Il voulait l’empêcher de continuer. Il traite Jombart de « grand froussard » et s’en dit dégoûté. D’ailleurs il tient la place de son caporal fourrier.
Ils ont rencontré le capitaine Sénéchal à Mesnil-les-Hurlus.
Jombart en a profité pour rentrer aussitôt à Wargemoulin, accompagnant le capitaine et lui prodiguant force salamalecs. Du coup, une grande partie de mon amitié pour le sergent fourrier de la 8e compagnie est partie. Je n’admets pas qu’on abandonne ses amis qui se font casser la figure, au point de ne pas oser risquer légèrement la sienne pour leur apporter du pain. Enfin nous mangeons, c’est le principal.
Gauthier me dit que les cuisiniers de la 5e sont là-bas à l’entrée du secteur, c’est-à-dire à l’endroit où on prend le boyau Mesnil-les-Hurlus vers l’arrière.
Je ne tarde pas à m’y rendre. Je remonte successivement l’adjudant Drion avec une trentaine d’hommes de la 6e compagnie ; les adjudants Blay, Vannier et l’aspirant Chupin avec une trentaine d’hommes de la 8e compagnie ; à peine quelques hommes de la 7e avec l’aspirant Boutollot. Après quelques tâtonnements, je prends le boyau Mesnil-les-Hurlus et fais 100 m avec Gauthier. Heureux suis-je de trouver une tête connue : je vois quelques cuisiniers dont Lavoine, trois caporaux revenus du peloton des élèves sous-officiers avec le capitaine Claire, Pignol, Jeanjeot ; et je trouve un sergent Roudelet, sauvé par miracle, enterré par un obus dans la nuit et venu se remettre à l’arrière sur l’ordre du capitaine Aubrun. Je donne donc mes ordres. Demain matin, rassemblement ici de toute la compagnie, caporal d’ordonnance et caporal fourrier compris. En attendant, que tout le monde rentre à Mesnil-les-Hurlus où sont installées les cuisines sous les ordres de Radelet [Roudelet ?], qui amènera tout le monde demain.
Les cuisiniers des officiers me donnent leurs marmites ; de cette façon je saurai me rattraper de mon jeûne de 24 heures.
Content d’avoir pris une décision pour la compagnie dont je suis responsable, je rentre au poste du bataillon. Le marmitage est moins violent que ce matin. Il peut être 1 heure de l’après-midi, toute la liaison est installée dans des trous et dort.
Je ne veux pas de cela et me rends au poste du commandant Vasson. Il se trouve dans un gourbi très bas et très profond avec le capitaine Claire et un commandant du 33e d’infanterie. Je trouve en arrivant un ami, décidément je vais de surprises en surprises : l’abbé Wartel, d’Arras, sous-lieutenant qui prend les instructions de son commandant au 33e. Nous causons deux minutes, on se serre la main et les yeux disent ce que notre bouche n’a pas le temps d’exprimer. Quand il est parti, j’explique au commandant Vasson ce que j’ai vu du 2e bataillon. Il n’en savait rien et me dit alors de me rendre près de l’adjudant Drion de la 6e compagnie afin qu’il prenne le commandement de tous ces hommes, les classe par compagnie sous les ordres du grade le plus élevé et le plus ancien, et leur indique une tranchée où ils pourront se mettre. De plus, chaque commandant des débris de sa compagnie enverra ici le plus tôt possible le nombre d’hommes qui lui restent.
Je m’acquitte de ma commission, avertis Drion de l’arrivée de la 5e compagnie demain matin et rentre au PC Vasson. Pêcheur possède un petit abri en face ; sergent secrétaire, il ne fait qu’écrire notes sur notes. Il m’offre une place et me dit que je pourrais l’aider. Entendu.
Je rentre au PC du bataillon où la liaison de bouge pas, pas paresseux, et armé de mon sac, de mon fourniment, je rejoins Pêcheur.
Celui-ci m’annonce que l’adjudant Tobie vient d’être blessé par un éclat d’obus ici tout à côté. J’hérite de ses couvertures et de son passe-montagne. Nous regardons dans son sac car il est parti comme un froussard en n’abandonnant tout : nous trouvons quantité de protecteurs et cela nous fait beaucoup rire.
Je calcule le nombre d’hommes que compte la compagnie et j’arrive au nombre trente-quatre. Je ne croyais pas qu’il en restait tant. Dans tous les cas, sur ces trente-quatre, il y en a quatre seulement qui étaient en ligne le 28 février, Radelet, les deux rescapés et moi. Je passe mon chiffre au capitaine Claire qui m’annonce quarante-deux à la 6e ; dix-sept à la 7e et cinquante et un à la 8e. Cela fait donc pour le bataillon un total de cent quarante-quatre unités. C’est peu ; le tout commandé par un adjudant.
Le soir tombe et le marmitage cesse un peu pour faire place aux fusées. Malgré moi, je m’endors, n’en pouvant plus. À chaque instant je suis réveillé. Il pluvine aussi et un peu d’eau filtre dans ce semblant d’abri. Pêcheur doit souvent sortir pour prendre des notes adressées soit au commandant, soit aux bataillons, les 1er et 3e car le 2e ne compte plus. Enfin vers 9 heures, un peu tranquilles, nous nous partageons notre nourriture et assis sur le sol, le dos contre la paroi du parapet, la tête appuyée contre la terre, nous demandons un peu de repos.
[1] Giraudeau : Il s’agit probablement de Henri Gabriel GIRAUDEAU, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.[2] Lesaint : Il s’agit probablement de Gustave LESAINT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.
[3] Carbillet : Il s’agit probablement de Auguste Nicolas CARBILLET, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.
[4] Culine : Il s’agit sans doute de Charles Alphonse CULINE, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.
[5] D’Ornant : Il s’agit sans doute de Marie Gontran D’ORNANT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.
[6] Alinat : Il s’agit sans doute de Emile Ludovic Jean Louis ALINAT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.
La journée se passe calme comme toutes les journées qui vont suivre probablement.
Nous nous levons à 6h30, nous débarbouillons dans la cuisine et avalons le chocolat. Licour nous brosse et nous astique, Lannoy et moi, nous sommes donc cirés et propres, ce qui ne nous était arrivé de longtemps. Puis c’est l’arrivée de nos amis qui viennent boire le chocolat et repartent à leur section, tandis qu’au bureau nous nous plongeons dans les paperasses, fournissant états sur états au bataillon qui nous harcèle.
Nous avons cette chance de ne pas aller au rassemblement de la compagnie qui part à l’exercice dans une direction ou une autre.
Depuis huit jours il fait un temps splendide par ici, très sec, mais horriblement froid. Le soir brille un beau clair de lune et il gèle.
À 10 heures la compagnie se rassemble et je vais lire le rapport du jour, après avoir vu le capitaine. Aujourd’hui nous apprenons que le capitaine de Lannurien et Sénéchal sont avec le commandant Vasson faits chevaliers de la Légion d’honneur.
Le capitaine vient au bureau pour régler quelques questions d’ordinaire. On décide d’acheter un veau. Nous en achetons un à la famille Adam. Massy le boucher est chargé de le tuer. Il est capable, Massy, il nous fera du boudin, le brave. Du boudin de veau ? Le capitaine n’a pas l’air de s’y connaître beaucoup en charcuterie. On le fait venir [Massy]. Tout est réglé. On tuera le veau demain matin.
J’avertis Pignol, Jeanjeot et Boulanger de leur affectation aux E.S.O. [élèves sous-officiers].
Puis à 11 heures nous sommes à table jusque midi, mangeant tranquillement en famille. Jamesse nous annonce que si tout va bien, sa mère doit arriver aujourd’hui. Pourra-t-elle arriver incognito ? Le cher camarade va tâcher de lui trouver un logis. S’il n’en avait pas, nous céderions volontiers notre chambre. Cattelot a été voir le lieutenant Carrière. Le peloton des élèves caporaux commencera demain.
Nous nous replongeons dans les paperasses jusque 4 heures, tandis que nos amis sont de nouveau à l’exercice.
Puis c’est le retour. Un bout de conversation suit au coin du feu. Nous filons ensuite au débit afin de prendre l’apéritif.
Nous sommes aujourd’hui assez heureux d’être introduits dans la cuisine. Il faut cependant attendre l’obscurité. Nous nous trouvons avec des gendarmes à qui on serre la main. On parle, on rit, mais il faut éviter de faire grand bruit.
Enfin nous rentrons tranquillement et nous mettons à table attendant l’arrivée de l’agent du bataillon dont les notes nous apprennent toujours quelque chose de nouveau. Mascart arrive. Rien de neuf sinon qu’on ne peut s’éloigner de son cantonnement respectif avant 5 heures du soir. Lannoy va voir le capitaine Aubrun et rentre bientôt. Demain aux mêmes heures qu’aujourd’hui un peu de service en campagne.
Nous n’avons pas vu Jamesse de la soirée. C’est donc que sa mère est arrivée. Tant mieux ! Si elle est là on décide de l’inviter à notre popote un jour à son choix.
Nous nous couchons après quelques tyroliennes de Cattelot. Quelles bonnes nuits, nous faisons ici.
À 8 heures, nous avons déjà le capitaine Aubrun sur le dos. C’est aujourd’hui revue. La belle affaire !
Revue du colonel à 2 heures. Tout le monde présent… À part le sergent major et son fourrier* naturellement.
Le capitaine lui aussi est atteint de frousse. Enfin on écrit tout ce qu’il dit ; propreté extrême, couchage, râteliers d’armes, prison. La même chose que le lieutenant-colonel Desplats.
Aussi revue à 10 heures. Si ce n’est pas propre, je n’y comprends rien, car une revue a déjà été passée hier.
Les étiquettes sont-elles placées ? Oui. Les consignes sont-elles affichées ? Oui. Il y a sans doute un magasin ? Oui. Un séchoir ? Oui. Un salon de coiffure ? Oui, c’est-à-dire non, car il serait risible de coller l’étiquette « Salon de coiffure » à une écurie dans laquelle un type arrache les cheveux d’un autre type à genoux.
À 10 heures la revue se passe. Oui, tout est propre. On peut attendre… l’ennemi.
À 11 heures nous nous mettons à table, mais c’est encore une visite du capitaine qui vient demander des renseignements et nous demande de ne pas tarder à table. Décidément c’est la grande frousse.
Enfin à 2 heures grrrr…ande revue. Je suis avec le capitaine près du PC du général de division attendant le colonel Blondin. Celui-ci ne tarde pas à poindre à l’horizon suivi du lieutenant-colonel Desplats. Nous partons à leur rencontre et successivement voyons la section Culine, celles du sous-lieutenant Alinat. Tout est propre et le colonel félicite le capitaine Aubrun qui est tout gaillard de ce coup-là et explique alors… Séchoir,… Salon de coiffure, préconise des douches, des lavabos, parle de l’initiative d’un magasin… Nous voici à la section d’Ornant puis à celle de Gibert.
« Très bien, sergent » lui dit le colonel Blondin « Mais il faudra me faire tailler votre barbe ».
« Ceci est un vœu » déclare Gibert le doigt indiquant son poil hirsute « j’ai promis ainsi que mes camarades de garder ma barbe tant que l’ennemi serait sur notre sol. Ceci nous fut demandé par notre chef de section, le lieutenant Pougin de la Maisonneuve de glorieuse mémoire ».
Bouche bée le colonel Blondin s’en va, faisant à son entourage un petit geste qui en dit long sur l’opinion qu’il a du sergent. Le lieutenant-colonel Desplats admiratif s’approche de Gibert au port d’armes et lui dit le regardant dans le blanc des yeux : « votre vœu ? … Vous serez sous-lieutenant »
« Ce à quoi tient un galon », me disait Gibert, après la scène, pris d’un fou rire, « j’en ai imposé au colon ».
La revue est terminée. Le capitaine rassemble les sous-officiers et nous dit toute sa satisfaction. Suit le sempiternel « vous êtes libres ! ». Nous filons aussitôt comme une nuée de moineaux qui s’envolent.
« À tout à l’heure là-bas ! » Crie Culine qui [nous] a suivi en tapinois [1] par ici après la revue de sa section.
Je rentre au bureau. Lannoy aussitôt boucle ses cahiers, et vivement nous filons du côté Culine emmenant avec nous Cattelot et Gibert. Il est 4 heures. Culine est sans doute déjà occupé à trinquer avec Maxime qui apprécie « le blanc » à sa juste valeur.
Un soldat nous indique la maison, grande ferme, où nous entrons. Nous sommes reçus par la fermière qui aussitôt nous introduit dans les cuisines où en effet Culine et Maxime sont assis. Voilà le coin rêvé ! Maison particulière, entrée libre, aucun soldat à part nous.
Une heure après quelques cadavres gisaient sur la table et nous avons bien de la peine à empêcher Maxime de chanter à tue-tête tandis que Gibert riait d’un petit rire bête qui d’esprit [à la réflexion] nous faisait émettre des doutes sur sa lucidité.
Nous ne tardons pas à rentrer, désirant faire une incursion chez Madame La Plotte. Mais le débit est fermé ; tout est éteint. Nous engageons des pourparlers. Ils n’aboutissent pas. Il faut attendre décemment 24 heures avant de déroger aux règlements.
Nous rentrons donc bredouilles dans notre home familial. Bientôt nous sommes à table et mourons de fou rire par les réparties spirituelles de Gibert qui engage un duel avec le brave Maxime qui répète sans cesse « la rrrr’evue, elle était un peu là ! ». Nous nous distrayons, c’est un grand point.
Nous recevons la visite d’ « Aristide* » notre Brillant national. Celui-ci nous apporte les notes du bataillon. Cela commence à devenir l’habitude le soir. Lannoy se rend à la popote des officiers. Le colonel préconise un commencement d’exercice [2] pour demain. Bigre ! Mauvais cirage. Nous allons mener la vie de caserne.
Autre grande nouvelle. Un peloton d’élèves sous-officiers sera constitué pour la 4e division dans Charmontois-le-Roi, en unités séparées à tous points de vue, exercices, vivres, comptabilité, avec sergent major etc.… sous les ordres du capitaine Claire.
Envoyer les noms pour demain des caporaux à envoyer. Installation du peloton demain après-midi.
Un peloton d’élèves caporaux par bataillon sera formé sous les ordres du sous-lieutenant Carrière. Réunion pour l’exercice seulement. Chaque compagnie enverra un sergent qui sera en charge du peloton.
Lannoy ne tarde pas à revenir. Il y a demain petit exercice à rangs serrés de 7 heures à 9 heures et de 2 heures à 4 heures. Travaux de propreté le reste du temps. Lannoy, Jamesse et moi restons naturellement au bureau. Pignol, Boulanger et Jeanjoet vont au peloton des E.S.O. [élèves sous-officiers]. Cattelot est chargé des E. C. [élèves caporaux] de la compagnie. À 9 heures après quelques conversations au coin du feu et un bon conseil à Maxime un peu ému, nous nous couchons heureux de pouvoir dormir tranquilles.
Mon rhume chipé à Fontaine Madame alarme mes hôtesses qui me soignent comme de vraies sœurs. J’en suis tellement touché, que je me promets de demander une carte de remerciements à ma famille.
[1] en tapinois : En cachette ; sournoisement.
[2] exercice : Nom générique donné aux manœuvres, instruction des troupes et exercices exécutés par les soldats en période dite de repos. De nombreux combattants ont noté leur inutilité et leur effet négatif sur le « moral ».
Nous nous levons vers 8 heures, nous débarbouillons dans la cuisine. Nous avalons un bon chocolat.
Tout cela, le lit qu’on vient de quitter, un bon lit chose inconnue depuis le 15 août, tout cela résume pour nous le bonheur.
Vers 9 heures, je suis appelé par le capitaine. J’y vais rapidement en rencontrant deux sous-lieutenant inconnus ; l’un très jeune paraissant 16 ans, l’autre portant une fine moustache et la barbe.
Les officiers m’arrêtent et me demandent de bien vouloir les loger et leur indiquer le sergent-major. Lannoy les reçoit, tandis que je me mets en quête d’un logement. Après bien des recherches je trouve une gentille maison à l’accorte [1] propriétaire.
Nous causons beaucoup à table de ce lot. Le sous-lieutenant de réserve Alinat, juge d’instruction à Montpellier, celui qui paraît le plus ancien, prend le commandement de la première section. Le sous-lieutenant d’Ornant Saint-cyrien de la classe 1915 de la nouvelle promotion prend le commandement de la 4e section. On rit beaucoup déjà de la pauvre mine du petit d’Ornant, jeune bleu, déjà officier, qui a l’air tout dépaysé. Lannoy l’appelle « Mimile » en souvenir de Février, sergent, blessé à Saint-Thomas, dont il rappelle l’air godiche. Le nom est tout de suite adopté. On ne connaît plus que Mimile.
Quelques nominations paraissent l’après-midi. Pignol, Boulanger, sont nommés caporaux, les caporaux Bonnet et Raoult passent sous-officiers.
Je vois aussi que Legueil est sergent fourrier à la 6e compagnie et que Verleene lui succède comme caporal fourrier*.
Dans l’après-midi le capitaine passe une revue des hommes et du cantonnement*. Je l’accompagne. En général il se déclare satisfait. Une note nous arrive vers 3 heures disant que demain le colonel Blondin commandant la brigade va passer la revue du cantonnement. Le lieutenant-colonel Desplats doit être plus qu’énervé. La note en dit long d’ailleurs : Propreté… Couchage… Râtelier d’armes… Prison…
Vers le soir Lannoy et moi allons à l’épicerie non loin de chez « la mère La Plotte ». Nous y achetons des biscuits, champagne etc.… Il faut bien régaler nos hôtes et fêter notre arrivée dans Charmontois.
Nous passons la soirée avec les gendarmes à boire l’apéritif qui consiste en quelques litres de vin blanc. À 7 heures nous rentrons par un beau clair de lune.
La soirée se continue gaiement à table. Mascart vient communiquer au milieu du repas. Les cafés sont consignés : c’est la seule chose qui nous intéresse. Bah ! La cuisine du débit est toujours là et nous sommes si bien avec les gendarmes. Quant au coin de Culine, c’est une maison particulière ; rien n’est donc résolu.
Nous sablons le champagne et chacun pousse sa petite chanson. Maxime Moreau raconte quelques balivernes selon son habitude, et Culine raconte que lui aussi a trouvé un bon coin : il nous y convie pour le lendemain soir. Quant à nous, nous racontons que l’épicerie a de charmantes débitantes et les jeunes demoiselles Adam nous donnent tous les renseignements voulus ; ce qui les fait beaucoup rire. Lannoy est particulièrement emballé sur ce chapitre-là.
Puis nous fumons en demi-cercle autour du bon feu tandis qu’Arnold Cattelot nous gâte par quelques tyroliennes dont lui seul a le secret. On ne se couche pas tard afin de ne pas gêner les braves gens si aimables. Et il faut se lever assez tôt le matin pour que le service n’ait pas trop à souffrir.
[1] accorte : Se dit d’une jeune fille, d’une femme gracieuse, aimable et vive ; avenante.
Nous n’avons pas profité de nos lits cette nuit, car nous nous réveillons dans une grange, gelés, à peine couverts, vers 7 heures du matin. Nous sommes aussitôt debout, un peu fatigués certes par la séance de la veille.
Tous ensemble, nous nous rendons compte de la situation. Nous sommes avec la section Gibert dans la grange qui lui sert de cantonnement. Comment sommes-nous ici ? Mystère.
En tous cas, Lannoy et moi, nous partons au bureau. Nous nous excusons près des jeunes filles qui rient beaucoup de notre odyssée. Licour est couché dans la chambre. On le réveille et on s’installe. Les braves gens nous offrent du café, que l’on accepte avec reconnaissance.
Il peut être 8 heures quand nos nouveaux cuisiniers s’amènent. On les présente, ils sont bien reçus et prennent position dans l’arrière-cuisine et se préparent à nous faire un bon dîner.
Successivement, Culine, Cattelot, Gibert, Diat et Jamesse s’amènent et Maxime, surtout Maxime, qui fait la désolation de Culine : « Cet enfant-là ne sera jamais bon à rien ». Il ne reste pas longtemps pour ne pas encombrer la maison et on se dit à 11 heures pour le premier repas en famille. Ils partent voir leur section car il faut procéder à l’installation.
Vers 10 heures, alors que Lannoy et moi étions occupés à nous débarbouiller, le capitaine Aubrun s’amène. Il nous dicte quelques notes au sujet de la propreté, du nettoyage et de l’installation dans les granges. Avant son départ, je lui exprime mon désir de rester à la compagnie aider Lannoy au bureau comme fourrier, plutôt que faire l’agent de liaison. Aussitôt dit, aussitôt accepté : le capitaine fait un mot pour le capitaine Sénéchal, lui disant qu’il me garde et me remplace momentanément par le soldat Brillant que nous appellerons de ce jour par dérision « Aristide » [1]. Nous appelons l’homme en question qui s’en va avec le mot rejoindre Mascart à la liaison du bataillon à Charmontois-l’Abbé. Quant à Pignol, rentré de la liaison du colonel, il est à la veille de passer caporal. Je suis donc tranquille et heureux de mon pied de nez à l’ami Gallois qui ne pourra plus se décharger sur moi de ce qui l’ennuie ; c’est lui rendre la monnaie de sa pièce d’hier.
En attendant la soupe, je m’occupe à placer un poste à chaque issue du village, vers Le Chemin et vers Givry-en-Argonne ainsi qu’un poste de police non loin du PC du général de division dans une grange. Chaque poste aux issues comprendra, pour 24 heures, un caporal et quatre hommes ; le poste de police, une demi-section commandée par un sergent ; relève chaque jour à 10 heures.
Notre premier repas à table en tête-à-tête avec nos propriétaires nous semble délicieux. Nous sommes admirablement servis par Levers, Delacensellerie et Licour. Toute la séance du repas, nous racontons l’odyssée du bois de la Gruerie dont nos têtes sont encore pleines. Les braves gens nous racontent, eux, le séjour des boches à Charmontois. Nous sommes ici chez Monsieur Adam, conseiller municipal qui a, lui aussi, un fils à la guerre, artilleur. Vers midi, nous recevons la visite de Mascart qui nous apporte des notes du colonel sur l’installation des compagnies. Il indique les heures de lever : 6 heures, de coucher : 8 heures, 9 heures et extinction des feux, soupe 11 heures et 17 heures.
L’installation se fait merveilleusement. Les hommes travaillent d’arrache-pied. Les granges, si cela continue, vont devenir des salons, avec le sol balayé, des râteliers d’armes, des couchettes en paille.
Nos amis préfèrent coucher dans la paille avec leurs hommes ; c’est préférable d’ailleurs.
On se quitte vers 1 heure, se donnant rendez-vous à 5 heures chez La Plotte ; dîner du soir à 7 heures.
Je passe l’après-midi à ranger un peu mon fourniment avec Licour qui est mon brosseur* en même temps que celui de Lannoy. Ce dernier le baptise « tailleur, exempt de tout service ».
Je copie les consignes des postes de police que je fais signer au capitaine Aubrun. Jamesse fait de grandes étiquettes afin de les coller sur les granges. À mon retour, je m’occupe à trouver une grange pour installer un séchoir et un local que je vais intituler « magasin » car il n’est pas douteux que nous recevrons des fournitures. À la tête du magasin encore vide, j’installe un brave poilu, Jacquinot, qui sera le « garde-magasin », que j’ai connu dans l’active et qui faisait trembler les caporaux.
Enfin, il ne me reste plus qu’à aménager un salon de coiffure et trouver un tondeur : un coiffeur serait du luxe. L’installation sera alors moderne et rien ne laissera à désirer. Mais je laisse cela à demain car 5 heures approchent et le débit La Plotte a tant de charmes…
Je vais donc rapidement coller mes consignes aux différents postes et viens rejoindre Lannoy qui range ses cahiers. Journée finie. Installation presque achevée. Vive la joie !
Nous nous retrouvons tous autour de la même table qu’hier soir. On trinque de nouveau avec les gendarmes qui ne nous ménagent pas les plaisanteries au sujet de notre aventure d’hier. On boit des choses qu’on n’a pas bues depuis la guerre : une grenadine, un Cointreau, un Byrrh [2], etc… On fait connaissance avec le patron.
Quant à la patronne, c’est l’amabilité en personne. Il y a aussi un brave homme des pays envahis qui loge là et sert de garçon de café.
Nous sommes bien sages ce soir et à 7 heures, nous nous mettons à table. Nos propriétaires sont heureux d’avoir toute cette famille autour d’eux.
À 9 heures, fatigués, tous nous nous séparons avec la volonté et la conviction de faire une nuit excellente.
A. Briand
[1] « Aristide » : surnom donné qui fait allusion ici à Aristide Briand puisque le nom de famille du soldat est Brillant.
En 1915, Aristide Briand était président du Conseil, titre donné à l’époque au Premier ministre.
[2]Byrrh: c’est un vin d’apéritif français créé à Thuir en 1866.
Je me lève vers 3h30. Il fait encore nuit noire. Je pars seul dédaignant de prendre mon second avec moi bien que cela nous soit permis pour les rondes. Je vois successivement le sous-lieutenant Gout, le capitaine Aubrun et le sous-lieutenant Carrière qui loge avec lui. Quant à la 8e je la juge trop éloignée. Cela m’a pris 3 quarts d’heure. Dans la tranchée, les sentinelles veillaient. Je puis donc mettre en conscience « route faite de 3 heures à 5 heures. Rien à signaler ».
Je m’étends donc près du brave Mascart qui dort comme un bienheureux. Il fait petit jour quand je me réveille.
Nous avons la visite du commandant Desplats, mais il nous trouve sarclant, piochant et son visage exprime la satisfaction. Inutile de dire que la sentinelle*était à son poste et l’avait vu arriver. Il appelle cependant l’adjudant Gallois et lui dit de nous faire poser des fils de fer au carrefour afin de consolider les défenses accessoires qui s’y trouvent déjà. Nous allons donc au PC du secteur qui se trouve à deux pas et ramenons des rouleaux de fil de fer barbelé.
Une autre visite plus agréable est celle de Gauthier autour duquel nous nous rassemblons aussitôt.
Puis nous nous mettons à l’œuvre et déployons le fil de fer. Plusieurs fois il faut risquer de s’enliser pour atteindre tel piquet afin d’y attacher le fil dont les pointes nous piquent les mains. Quant aux quatre martyrs des compagnies détachées au colonel, mon Pignol en tête, ils creusent la tranchée destinée à barrer la route avec un acharnement qui tient du désespoir.
Le commandant repasse, heureux de nous voir nous démener. Quelques minutes après nous rentrons dans nos Kania*, un rouleau de fil de fer à portée de la main prêts à bondir au moindre signal de notre observateur qui est à son poste pour deux heures et sera relevé par l’un d’entre nous.
Le temps est brumeux mais non pluvieux. C’est un avantage. Le capitaine Claire avec son téléphone ne sort pas de son trou.
Vers 10 heures, une mauvaise nouvelle nous parvient : Menneval est blessé à la tête. Peu grièvement, il est vrai, et heureusement. Il file vers le poste de secours qui se trouve sur le layon conduisant à la Harazée. Il fut blessé dans le boyau conduisant aux 5e et 7e et 6e.
À nous de prendre nos précautions quand nous communiquerons.
Jombart me remet au moment du repas une carte de l’ancien sergent Major de la 8e Godin en traitement à Clermont-Ferrand. Il déplore la mort de Jean Carpentier nous avons également aujourd’hui des Bulletins des armées de la République et quelques Echo de l’Argonne notre journal du coin qui est bien intéressant.
L’après-midi je vais voir le capitaine Aubrun et lui porter tous ses papiers qui distraient et font oublier un peu les moments pénibles à passer.
Dans l’après-midi nous avons alerte et les défenses du ravin gagnent quelques fils de plus. Le commandant Desplats arrive escorté de quelques hommes qui portent un cadre rempli de fil de fer barbelé, cadre fait de plusieurs gros rondins. Il s’agit de poser cela sur le layon devant la tranchée qui le barre de façon à en faire une espèce de porte. Les poilus* se mettent à l’œuvre, tandis que le commandant rentre à son gourbi*, ce que nous faisons également en riant d’un air entendu. Nous avons trouvé le bon truc, c’est ce qu’on appelle le système D.
La journée se passe calme. Le soir tombe et entraîne avec lui le départ de nos cuisiniers et de ceux des compagnies. Je vois Jamesse mon caporal fourrier suivi de la longue file de ses cuistots. Quant à nous, nous baissons la toile de tente de l’entrée du gourbi : nous voici chez. Un bon feu flambe au fond de l’abri et on s’accroupit autour en attendant de chauffer la popote*.
La soirée se passe. Nous mangeons et nous couchons. Mascart a mis du bois sur le feu ; celui-ci durera une bonne partie de la nuit.
Mais soudain le cataclysme imprévu cette fois et toujours redouté éclate. Je me réveille : tout le toit est en flammes. Quelle scène ! Aussitôt je saisis mes couvertures sors et monte à flanc de coteau afin de jeter celle-ci sur le foyer d’incendie pour l’étouffer. Mascart et René courent au ruisseau qui se trouve à 20 m, appelant à l’aide toute la liaison, et amènent dans les marmites l’eau qu’ils déversent sur les branches qui flambent. Enfin après vingt voyages, aidés de Paradis et de Sauvage, nous arrivons à éteindre le tout. Quelle émotion !
D’abord la peur d’être repéré par la lueur, puis celle d’attraper une sérieuse algarade [1]. Émotion aussi non moins forte quand nous constatons les dégâts faits à notre demeure. Je suis littéralement désolé. Une bonne partie du toit est consumée ; quant à l’intérieur il est rempli d’eau. Jusque minuit nous travaillons à réinstaller l’intérieur et à le remettre en état. Quant au toit, nous laissons à demain le soin de le reconstituer. Nous nous couchons donc mélancoliques et moi surtout car mes couvertures sont en partie brûlées. Enfin, « quand le vin est tiré, il faut le boire » et « à la guerre comme à la guerre »
[1] algarade : Altercation vive et inattendue avec quelqu’un. (Larousse.fr)