Archives par étiquette : Fontaine Madame

18 février

Au petit jour c’est un remue-ménage des gens de notre popote qui partent en marche à 8 heures. Jamesse ne tarde pas à arriver et avale rapidement son chocolat en nous traitant de veinards à l’annonce que nous ne marchons pas. Nous retenons notre ami à la dernière minute tandis que la compagnie se rassemble et s’en va.

Je profite de la matinée pour faire porter à la voiture les débris du magasin, souliers trop grands, vestes trop petites, etc. ainsi que quelques paires de galoches. De cette façon si nous partons rapidement la question du magasin sera liquidée d’avance.

À midi la compagnie est rentrée et nous nous mettons à table. Le capitaine arrive à ce moment et prescrit une revue en tenue de départ à 4 heures pour les hommes disponibles. Tout ceci sent le départ de plus en plus.

Pendant que nous sommes à table Brillant nous apporte une proclamation du général de division déclarant que les nouvelles du front sont bonnes : le centre allemand serait enfoncé en Champagne et on marcherait sur Vouziers. Heureux nous trinquons à la gloire de nos armes.

Un cri de surprise échappe à Lannoy en dépouillant un autre papier. C’est un ordre du jour de la division à Culine, Gibert et lui sont cités pour leur conduite en Argonne. Du coup c’est un hourra de félicitations. Mes amis sont heureux et nous aussi car cela nous vaudra le champagne.

Dans l’après-midi je reçois quelques lettres, de ma famille, du sergent Pellé blessés à Fontaine Madame, en traitement à Lyon, du futur aspirant Blanckaert de mes amis du pays, élève officier à la Courtine dans la Creuse, de notre ami incorporé au 16e bataillon de chasseurs à pied, Alidor Leceuche.

À 4 heures a lieu la revue. Le capitaine vient signer les pièces et s’en va, après avoir félicité Culine, Lannoy et Gibert à l’occasion de leur citation.

Vers 5 heures selon notre habitude nous nous dirigeons en bande chez La Plotte où nous passons deux heures agréables. Puis la soirée se passe avec la visite des agents de liaison du bataillon qui nous apprennent d’après une note qu’on doit s’attendre à partir d’un jour à l’autre.

Nous devons exécuter demain la dernière marche des cinq jours préconisée par le lieutenant-colonel Desplats. Départ comme ce matin, itinéraire renversé : Le Chemin, Passavant, Sénard, Charmontois.

Rogery va communiquer ceci au capitaine qui de nouveau met les mêmes ordres. Réellement nous lui sommes reconnaissants de nous faire trotter le moins possible.

La soirée se passe gaiement. Il faut profiter des derniers jours qui nous sont donnés. Vive la joie ! Au dessert nous buvons le champagne à la santé de nos glorieux amis cités à l’ordre du jour sur la proposition du capitaine Aubrun.

Mon lit me semble meilleur depuis que je songe au départ. Il est près de 11 heures quand je me couche.

22 janvier

Debout à 7 heures ! Débarbouillage ! Chocolat !

À 8 heures, nous avons déjà le capitaine Aubrun sur le dos. C’est aujourd’hui revue. La belle affaire !

Revue du colonel à 2 heures. Tout le monde présent… À part le sergent major et son fourrier* naturellement.

Le capitaine lui aussi est atteint de frousse. Enfin on écrit tout ce qu’il dit ; propreté extrême, couchage, râteliers d’armes, prison. La même chose que le lieutenant-colonel Desplats.

Aussi revue à 10 heures. Si ce n’est pas propre, je n’y comprends rien, car une revue a déjà été passée hier.

Les étiquettes sont-elles placées ? Oui. Les consignes sont-elles affichées ? Oui. Il y a sans doute un magasin ? Oui. Un séchoir ? Oui. Un salon de coiffure ? Oui, c’est-à-dire non, car il serait risible de coller l’étiquette « Salon de coiffure » à une écurie dans laquelle un type arrache les cheveux d’un autre type à genoux.

À 10 heures la revue se passe. Oui, tout est propre. On peut attendre… l’ennemi.

À 11 heures nous nous mettons à table, mais c’est encore une visite du capitaine qui vient demander des renseignements et nous demande de ne pas tarder à table. Décidément c’est la grande frousse.

Enfin à 2 heures grrrr…ande revue. Je suis avec le capitaine près du PC du général de division attendant le colonel Blondin. Celui-ci ne tarde pas à poindre à l’horizon suivi du lieutenant-colonel Desplats. Nous partons à leur rencontre et successivement voyons la section Culine, celles du sous-lieutenant Alinat. Tout est propre et le colonel félicite le capitaine Aubrun qui est tout gaillard de ce coup-là et explique alors… Séchoir,… Salon de coiffure, préconise des douches, des lavabos, parle de l’initiative d’un magasin… Nous voici à la section d’Ornant puis à celle de Gibert.

« Très bien, sergent » lui dit le colonel Blondin « Mais il faudra me faire tailler votre barbe ».

« Ceci est un vœu » déclare Gibert le doigt indiquant son poil hirsute « j’ai promis ainsi que mes camarades de garder ma barbe tant que l’ennemi serait sur notre sol. Ceci nous fut demandé par notre chef de section, le lieutenant Pougin de la Maisonneuve de glorieuse mémoire ».

Bouche bée le colonel Blondin s’en va, faisant à son entourage un petit geste qui en dit long sur l’opinion qu’il a du sergent. Le lieutenant-colonel Desplats admiratif s’approche de Gibert au port d’armes et lui dit le regardant dans le blanc des yeux : « votre vœu ? … Vous serez sous-lieutenant »

« Ce à quoi tient un galon », me disait Gibert, après la scène, pris d’un fou rire, « j’en ai imposé au colon ».

04 Première partie de l'album : 99 photos

http://www.europeana1914-1918.eu/en/contributions/10208

La revue est terminée. Le capitaine rassemble les sous-officiers et nous dit toute sa satisfaction. Suit le sempiternel « vous êtes libres ! ». Nous filons aussitôt comme une nuée de moineaux qui s’envolent.

« À tout à l’heure là-bas ! » Crie Culine qui [nous] a suivi en tapinois [1] par ici après la revue de sa section.

Je rentre au bureau. Lannoy aussitôt boucle ses cahiers, et vivement nous filons du côté Culine emmenant avec nous Cattelot et Gibert. Il est 4 heures. Culine est sans doute déjà occupé à trinquer avec Maxime qui apprécie « le blanc » à sa juste valeur.

Un soldat nous indique la maison, grande ferme, où nous entrons. Nous sommes reçus par la fermière qui aussitôt nous introduit dans les cuisines où en effet Culine et Maxime sont assis. Voilà le coin rêvé ! Maison particulière, entrée libre, aucun soldat à part nous.

Une heure après quelques cadavres gisaient sur la table et nous avons bien de la peine à empêcher Maxime de chanter à tue-tête tandis que Gibert riait d’un petit rire bête qui d’esprit [à la réflexion] nous faisait émettre des doutes sur sa lucidité.

Nous ne tardons pas à rentrer, désirant faire une incursion chez Madame La Plotte. Mais le débit est fermé ; tout est éteint. Nous engageons des pourparlers. Ils n’aboutissent pas. Il faut attendre décemment 24 heures avant de déroger aux règlements.

Nous rentrons donc bredouilles dans notre home familial. Bientôt nous sommes à table et mourons de fou rire par les réparties spirituelles de Gibert qui engage un duel avec le brave Maxime qui répète sans cesse « la rrrr’evue, elle était un peu là ! ». Nous nous distrayons, c’est un grand point.

Nous recevons la visite d’ « Aristide* » notre Brillant national. Celui-ci nous apporte les notes du bataillon. Cela commence à devenir l’habitude le soir. Lannoy se rend à la popote des officiers. Le colonel préconise un commencement d’exercice [2] pour demain. Bigre ! Mauvais cirage. Nous allons mener la vie de caserne.

Autre grande nouvelle. Un peloton d’élèves sous-officiers sera constitué pour la 4e division dans Charmontois-le-Roi, en unités séparées à tous points de vue, exercices, vivres, comptabilité, avec sergent major etc.… sous les ordres du capitaine Claire.

Envoyer les noms pour demain des caporaux à envoyer. Installation du peloton demain après-midi.

Un peloton d’élèves caporaux par bataillon sera formé sous les ordres du sous-lieutenant Carrière. Réunion pour l’exercice seulement. Chaque compagnie enverra un sergent qui sera en charge du peloton.

Lannoy ne tarde pas à revenir. Il y a demain petit exercice à rangs serrés de 7 heures à 9 heures et de 2 heures à 4 heures. Travaux de propreté le reste du temps. Lannoy, Jamesse et moi restons naturellement au bureau. Pignol, Boulanger et Jeanjoet vont au peloton des E.S.O. [élèves sous-officiers]. Cattelot est chargé des E. C. [élèves caporaux] de la compagnie. À 9 heures après quelques conversations au coin du feu et un bon conseil à Maxime un peu ému, nous nous couchons heureux de pouvoir dormir tranquilles.

Mon rhume chipé à Fontaine Madame alarme mes hôtesses qui me soignent comme de vraies sœurs. J’en suis tellement touché, que je me promets de demander une carte de remerciements à ma famille.


[1] en tapinois : En cachette ; sournoisement.

[2] exercice : Nom générique donné aux manœuvres, instruction des troupes et exercices exécutés par les soldats en période dite de repos. De nombreux combattants ont noté leur inutilité et leur effet négatif sur le « moral ».

 

18 janvier

Séjour à Florent

Impossible de dormir, tellement je suis énervé ! et mouillé… Je fume cigarette sur cigarette ! Tandis qu’un à un mes amis rentrent plus ou moins boueux, le dernier est Paradis ; il peut être 2 heures du matin. Au-dehors c’est une allée et venue sans pareille de troupes qui chuchotent.

Allons, tout va bien ! Nous pouvons dormir jusque 7 heures, c’est l’heure fixée pour notre départ ! On s’étend et on s’endort pêle-mêle les uns sur les autres, la joie au cœur, et la tête remplie d’un avenir de félicité !

Il est 6h30. Nous sommes réveillés par des appels. C’est le capitaine Claire qui nous envoie son ordonnance [1], Stewart, on va partir.

Bientôt arrivent tout rieurs le capitaine Aubrun et le lieutenant Carrière, Gout et Vals. Le capitaine Claire les suit. Nous pouvons partir de l’avant. Adieu Gruerie ! Nous agitons nos képis en passant le petit pont de bois de Fontaine Madame.

Nous partons, déambulant dans la boue, mais avec une hâte fébrile de quitter ce mauvais coin où nous avons laissé tant des nôtres.

Non loin de la Harazée nous attrapons le colonel Desplats et le capitaine de Lannurien. Ceux-ci sont boueux comme nous et nous amusent par les contorsions qu’ils font pour ne pas s’aplatir dans les flaques d’eau. Nous arrivons dans la Harazée vers 8 heures. Un petit soleil semble saluer notre passage, cela nous fait plaisir. Ce qui nous plaît moins, ce sont quelques shrapnells que les boches nous envoient.

Nous ne nous arrêtons pas en conséquence dans ce coin peu hospitalier. J’ai un souvenir en passant pour Jean Carpentier. Il eût été si heureux, le pauvre, de filer aussi avec nous ayant l’expectative d’un long repos.

Les shrapnells* nous suivent et même des obus percutants* se mettent de la partie. J’émets donc l’avis qu’il serait ridicule de se faire tuer ou blesser ici. Nous laissons donc la cote de la Harazée, malgré Gallois qui veut y passer quand même. Quand Legueil, René, mitrailleur, Paradis, Sauvage, et Crespel le cycliste, nous prenons la route de Vienne le Château. C’est un détour de 10 km. Au moins nous serons à l’abri, et d’ailleurs nous avons pour nous toute la journée et journée de plus ensoleillée.

Nous filons donc rapidement sur Vienne-le-Château, en hâte car la zone quoique moins visée que la cote de la Harazée est fort dangereuse quand même. C’est d’ailleurs ici que dernièrement tombaient les obus lancés contre nos voitures de ravitaillement, spectacle auquel nous assistâmes étant dans la Harazée. Presqu’à l’entrée de Vienne le château, nous sommes dépassés par tous les officiers de notre bataillon. Eux aussi prennent notre route pour plus de sûreté.

Il est 8h30. Le temps est splendide ; sans doute le soleil sabre-t-il notre départ de l’Argonne et veut-il fêter comme nous le fameux repos qui nous met le cœur en liesse.

Nous nous arrêterons dans le château et entrons dans une maison abandonnée où quelques marsouins font popote*. Nous profitons de la pause pour faire du café. Il y a ici tout ce qu’il faut pour cela et les camarades de l’infanterie coloniale sont très complaisants.

Image illustrative de l'article Adolphe Guillaumat

               Général Guillaumat

Nous voyons passer un général de division avec tout son état-major et sa suite. Sans doute est-ce celui qui succède au nôtre, le général Guillaumat, et qui vient voir un peu ce que ses troupes doivent garder.

Le café bu, nous partons, tranquillement cette fois, car les obus sont rares de ces côtés. Nous marchons dans la direction de Vienne-la-Ville. Nous voyons à notre droite à 2 km sur sa hauteur le village de Saint-Thomas en ruine. Au carrefour de la route qui mène à Saint-Thomas, Pêcheur sergent secrétaire du colonel me dépasse à bicyclette en me criant bonjour. Décidément tout le monde suit notre idée et personne n’a aimé affronter la route de la Placardelle toujours balayée d’obus.

On continue. Bientôt nous rencontrons deux compagnies d’un régiment inconnu. Puis un galop de cheval nous fait tourner la tête. Aussitôt nous rectifions la position, c’est le colonel Desplats suivi du capitaine de Lannurien. Lui aussi prend notre route. En passant le colon nous crie aimablement « à Florent ! ».

Voici Vienne-la-Ville. Nous faisons une nouvelle pause. Réellement la route est longue. Nous avons abattu une dizaine de kilomètres et nous en avons encore 15 au moins.

Enfin nous repartons quand soudain quelle aubaine ! Des caissons d’artillerie nous dépassent à vide rentrant au cantonnement à Moiremont.

Une, deux ! Nous sommes dessus, blaguant avec les artilleurs, et chantant à tue-tête. Naturellement il n’y a pas de ressorts, on est un peu secoué, mais on est si heureux et il fait un si bon soleil. Nous arrivons ainsi à Moiremont. Il nous faut descendre, car les caissons s’arrêtent ici. N’empêche que cela nous fait 8 km de parcourus gaiement. Je me souviens de la boulangerie d’autrefois quand nous avons logé dans la ferme Hulion qui brûla la nuit. Si je pouvais avoir un pain frais. J’arrive, j’insiste et puis achète. Quelle bonne chère nous allons faire tout à l’heure sur le bord de la route en cassant la croûte.

Nous voici sur la route de Moiremont à Florent. Encore 6 km et nous serons arrivés.

Nous faisons une bonne pause et nous partageons le pain. Je suis avec Paradis et Sauvage. Les autres nous ont devancé. Nous mangeons de bon cœur le pain frais que nous connaissons ainsi qu’une boîte de pâté. Il est midi et le soleil donne toujours à notre grande joie. Un vieux fond de vin nous désaltère et en route !

Nous marchons, marchons de bon cœur. Il est 2 heures quand nous atteignons Florent.

Un grand va-et-vient de troupes y règne. Nous avons grand mal de nous orienter parmi ce peuple. Nous voyons des chasseurs à pied, du 96e d’infanterie, des artilleurs etc.…

Après bien des recherches nous trouvons un écusson de notre régiment qui nous dit où se trouve le deuxième bataillon : dans la ferme-château (voir topo Florent tome IV  [ci-dessous]).Plan14-11Florent En route nous voyons Verleene, l’agent de liaison de la 6e compagnie. Il nous indique une maison où se trouve la liaison. La maison est située face à un coin du concert de la 4e division. Nous entrons dans une pièce assez vaste où nous trouvons nos amis, Gallois, Jombart etc.… Gauthier est occupé à faire popote. Quelques chaises sont là. Nous nous installons au coin du feu heureux de pouvoir nous asseoir et avaler un quart de café. La route m’a légèrement fatigué.

Jombart me dit que tout le bataillon est logé dans la ferme-château avec les officiers qui ne sont installés que d’une façon rudimentaire.

Le village est occupé par les troupes d’un autre corps d’armée que le nôtre. Nos états-majors sont partis, et il a eu toutes les peines du monde, le cher fourrier, à placer le bataillon dans un coin qu’on voulait lui refuser. Les autres bataillons ont été d’ailleurs dans le même cas, mais ils sont déjà partis à la Grange aux Bois.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour nous il a trouvé la maison qu’habitaient depuis notre arrivée dans l’Argonne les trois vaguemestres* du régiment. Nous sommes encore les mieux lotis.

Gallois me raconte qu’il est arrivé à 11 heures après avoir manqué « d’y passer » à la cote de la Harazée. Il ajoute qu’un obus est tombé sur une colonne de territoriaux en marche sur la Harazée, tuant douze hommes. Nous avons eu raison donc de prendre la route de Moiremont.

Je vais voir Mascart qui se trouve dans une grange en face avec les autres agents de liaison. Je lui donne quelques affaires à nettoyer.

Soudain nous entendons la musique. Je me dirige vers la place ; c’est le 96e qui donne une aubade. Je vois nos officiers ; je salue le capitaine Sénéchal qui est rétabli et loge toujours au presbytère. J’aperçois quantité de jeunes sous-lieutenants, un peu godiche dans leurs uniformes tout neufs. Ce sont les saint-cyriens de la promotion « croix du drapeau », de jeunes Marie-Louise qui n’ont pas encore vu le feu.

Je rentre en visitant notre ancienne salle de spectacle. Ce n’est plus qu’une vulgaire grange ou sont cantonnées des troupes. Adieu aussi, chic concert ! Tout cela sent le départ et tu ne nous reverras plus de longtemps sans doute.

La soirée se passe autour de la table à sabler notre « pénard » avec le vaguemestre en attendant de boire le bon vin du repos. La longue route nous a creusé l’estomac et nous mangeons de bon appétit.

Vers 8 heures, Gallois est appelé au bureau du colonel. Une demi-heure après il rentre un peu ennuyé. Les trois adjudants de bataillon partent avec l’officier de cantonnement* demain matin à 5 heures. Ils doivent se munir d’une bicyclette et filer au-delà de Sainte-Menehould dans des villages dont le nom n’a pas été donné, mais qu’ils connaîtront demain. Ils y feront le cantonnement ; le régiment arrivera vers 2 heures après-midi.

Gallois repart vers le capitaine Sénéchal. Il rentre bientôt me déléguant ses pouvoirs. Me voici bien loti de nouveau. Dans tous ses états le pauvre Gallois se voit perdu. Enfin Caillez lui cède la bicyclette et nous nous chargerons de faire porter son fourniment aux voitures.

Allons un quart* de café ; une note fixant le départ pour demain 9 heures. Et nous communiquons à nos commandants de compagnie heureux du départ car ils sont dans une vulgaire masure. La maison d’habitation est occupée par des officiers du nouveau corps d’armée qui nous succède.

Je rentre et nous nous couchons à même le plancher roulés dans nos couvertures autour du foyer.


[1] ordonnance : Soldat attaché à la personne d’un officier pour l’entretien de ses effets, de ses armes et de son cheval.

10 janvier

Relève au bois de la Gruerie

La nuit s’est passée calme. Nous restons couchés tard. Il est près de 8 heures quand on se décide à se lever. Gauthier fait le café et chacun remonte son sac et son fourniment.

Quelques shrapnells* boches saluent notre réveil, mais cela ne nous empêche pas de boire tranquillement notre café.

La journée se passe tranquille comme la veille. Il fait horriblement chaud dans notre pièce et bien souvent je sors prendre l’air.

Je vais voir le capitaine Aubrun avec qui se trouve le sous-lieutenant Vals commandant la 8e compagnie. Ceux-ci me disent que très probablement nous relèverons ce soir à Fontaine Madame. Le mauvais coin encore une fois, zut ! Si ça continue nous y resterons tous.

En effet dans l’après-midi une note confirme leurs dires. Nous relevons un bataillon du 120e dans la nuit. Le temps est assez propice, mais la nuit il fait une obscurité profonde : pas le moindre clair de lune.

Vers 6 heures, nous partons suivons le capitaine Claire qui commande le bataillon tandis que les compagnies se rassemblent pour prendre la route connue ; petit layon ignoble, à flanc de coteau, vrai cloaque.

Il est inutile de dépeindre la marche, ce qui d’ailleurs sera difficile ; elle est comme toutes les ballades de relève dans le bois : plus que dégoûtante. Il pleut même cette fois afin d’ajouter au charme de la promenade. Nous parcourons près de 1500 m et arrivons au PC du bataillon que je connais. J’installe aussitôt mon fourniment dans mon ancien gourbi* où se trouvent des agents de liaison du 120e et laisse Pignol gardant tout ceci en lui disant de ne s’occuper de rien au sujet la compagnie.

J’attends donc le passage de celle-ci sous la pluie, m’abritant tant bien que mal avec l’agent de liaison du 120e de la compagnie à relever. Quant au capitaine Claire il a poussé plus haut, car le commandant du 120e s’est placé avec un commandant de compagnie plus près la première ligne. Sans doute craignait-il une attaque et a-t-il fait comme le capitaine Sénéchal dans les journées des 30 et 31 décembre. Tout cela me dit que le coin n’est pas meilleur.

Gallois décide de s’installer ici avec nous à moins que des ordres contraires n’arrivent de la part de notre commandant.

Je suis bien mouillé quand la 5e compagnie s’amène la première. Je file donc en tête suivie du capitaine Aubrun. Nous tournons à droite du carrefour. Il a cessé de pleuvoir : c’est de bon augure. Après avoir pataugé dans un espèce d’étang de boue qui nous a pris jusqu’à mi-jambe, nous montons sur un layon une cote assez forte. Bientôt le layon se continue en boyau étroit qui nous amène au PC ou se trouve le capitaine Claire à 50 m de la crête. Là on s’arrête longuement pendant que le capitaine Aubrun confère avec les officiers qui se trouvent dans l’abri.

Nous repartons ensuite après que personnellement je me sois assuré que les 4 sections suivaient. Heureux sommes-nous que les boches n’aient pas l’idée de tirer, sinon ce serait une belle boucherie dans un groupe comme le nôtre stationnant ainsi. Nous continuons donc l’ascension et après un dédale incroyable nous aboutissons au PC de la compagnie à relever tandis que les sections se placent j’ignore comment car ce n’est pas chose facile. En tout cas mon rôle consiste à suivre le capitaine pour reconnaître son PC et rendre compte au chef de bataillon une fois la relève terminée. Je suis donc le capitaine dans l’abri car en dehors il pleut. L’abri est très médiocre. Nous y trouvons un officier du 120e avec qui le capitaine pérore.

Je m’approche du feu qui s’éteint et le capitaine me demande de souffler pour le rallumer en attendant de rentrer quand la compagnie aura relevé et sera placée. Je suis très content de me chauffer un peu. Au-dehors le temps est détestable. Nous sommes ici à 25 m des boches, dit le lieutenant du 120 ; on n’y prend garde. Le gourbi du moins ne laisse pas percer l’eau, c’est déjà un avantage.

Soudain une voix furieuse arrive. C’est le capitaine Claire qui tonne et rentre mouillé et boueux parmi nous. Il m’aperçoit, m’attrape littéralement disant que je ne suis où je dois être, qu’il n’avait personne pour le conduire, que j’aurais dû rentrer plutôt que me chauffer, que j’étais son agent de liaison et non celui du capitaine Aubrun, qu’il me défend de répondre et qu’il me flanque 8 jours d’arrêts de rigueur. En un mot il exhale une bile monstre. Quant à moi je courbe la tête sous l’avalanche. Si je m’attendais à celle-là… J’attends donc que tout se calme ; n’empêche que j’ai le cœur gros, car j’ai la conviction de faire tout mon devoir sans aucune restriction. Pendant ce temps le sous-lieutenant carrière qui commande la 7e compagnie veut se placer avec le capitaine Aubrun. La 7e compagnie est en soutien derrière la 5e.

Enfin au moment de quitter, après une longue conversation sur la tactique à suivre, le capitaine Aubrun prend ma défense. Claire qui est un bon garçon sourit. La colère est passée. Nous filons donc parmi les poilus recevant l’ondée, glissant, butant, montant parfois sur le parapet, recevant même des injures de types a qui nous écrasons les pieds. Nous ne voyons pas à 2 pas, tellement l’obscurité est profonde. Nous recevons des bombes qui éclatent à 25 m de nous et la lueur de l’éclatement est sinistre. Je suis mon chef rapidement à pas de loup, les mains dans la boue du parapet… Enfin nous arrivons à une descente. C’est la descente rapide, on glisse sur le dos, on se ramasse ; des balles sifflent, en baisse la tête, et toujours la pluie qui nous coule dans le dos ; un trou d’obus, je m’y aplatis et le capitaine doit me tendre la main ; je suis trempé jusqu’à la poitrine.

Sans titre 2

Extrait de l’album d’Etienne Maxime DUPONT, artilleur – Europeana 1914-1918

Voici un peu de lumière, c’est l’abri du sous-lieutenant Gout qui commande la 6e compagnie : le sous-lieutenant de Monclin est resté à Florent malade. Nous rentrons vivement, mais dans quel état suis-je ? Je reste dans un coin, boueux et trempé, pendant que le capitaine Claire donne ses instructions au lieutenant. Le gourbi est petit et peu profond encombré en outre de 2 téléphonistes qui communiquent par téléphone avec le poste du commandant Desplats, chef de secteur. Le capitaine Claire décide de rester ici et me dit de me caser à côté restant à sa disposition. Je suis donc en quête d’un gourbi qu’enfin je trouve en manquant de faire connaissance avec un second trou d’obus. Je rencontre Sauvage qui cherche le capitaine Claire. N’écoutant que mon bon cœur, toujours sous la pluie, je conduis mon camarade qui se plaint de l’état des choses qui certes n’est pas amusant.

J’attends un instant. Lui aussi doit se caser avec moi ; nous trouvons ensemble le gourbi, de tout à l’heure, éclairé par une bougie où se trouvent des mitrailleurs. Il nous faut une petite place ; il ne pleut pas à l’intérieur. Nous nous accroupissons, nous sommes à sec. Je crois que je vais laisser ma peau ici ; cette fois je suis trop mouillé et toute la nuit je vais grelotter, avec une bonne fluxion de poitrine pour résultat.

Impossible de s’allonger ; d’ailleurs inutile de songer à dormir, mouillés et couverts de boue comme nous sommes, car sauvage n’est pas plus beau que moi.

Peu à peu cependant mes idées se rassemblent, je cause avec mon camarade. La 7e est ici à côté à gauche et en arrière de la 5e, en 2e ligne. La 6e est à droite à l’ouvrage Blanloeil, puisque son commandant de compagnie est notre voisin. J’en conclus que la 8e se trouve aux emplacements occupés au premier séjour (voir topo Fontaine Madame) sans doute une partie de ces emplacements est-elle occupée par du 120e qui aura desserré à droite prenant les emplacements de la 6e et une partie de la 5e.

Quant aux 5, 6 et 7e compagnies, ce sont les plus exposées, car les tranchées ennemies touchent les leurs. Il est tout naturel de ce fait que pour la première nuit le capitaine Claire reste ici à proximité avec le commandant de la 6e compagnie nous gardant nous les agents de liaison de 5 et 7. Ce raisonnement déductif nous fait durant une heure oubliée nos misères. J’espère cependant qu’il nous sera donné au petit jour de rejoindre le PC de bataillon avec le capitaine qui se décidera à descendre.

9 janvier – Chapitre X

Chapitre X – Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame
Séjour à la Harazée – voir topo tome I

Fauteuil voltaire

Enfin au petit jour la place est déblayée. Gauthier et moi, faisons l’inventaire de notre héritage : une pièce de 10 m de long sur 5 de large ; une commode ; une table ; 4 chaises, un voltaire*, un foyer où on pourra faire popote.

La liaison ne tarde pas à rappliquer chez nous et chacun s’installe comme il peut. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. Gallois arrive à son tour et j’ai une nouvelle discussion avec lui, car je l’accuse de n’avoir pas fait son service.

Nous sommes là-dedans à 12 : Gallois, adjudant, Menneval, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers, Paradis, Verleene, caporaux fourriers René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Pignol, Garnier et un homme de la 7e agents de liaison en second.

Enfin plus on est de fous, plus on rit, dit-on. C’est peut-être vrai car à notre misère de logement, on supplée par une grande gaieté.

Je garde cependant le fauteuil comme propriété personnelle, c’est ce qu’il y a de plus confortable.

Nous faisons popote*, jouons aux cartes l’après-midi, écrivons aux nôtres, recevons la visite du vaguemestre* et passons la journée assez péniblement.

Vers 5 heures nous assistons à un spectacle assez grandiose. Les voitures de ravitaillement arrivent sur la route de Vienne le château – la Harazée quand des sifflements d’obus se font entendre. Les obus éclatent en gerbes noires, ce sont des obus percutants*, à 25 m à droite et à gauche de la route avec un bruit terrifiant.

Les voitures au galop des chevaux passent, tandis que les obus tombent toujours. Sans doute l’ennemi grâce à un ballon observatoire ou un taube [1] sait-il quelque chose, de l’heure d’arrivée de nos voitures. En tout cas, celles-ci arrivent dans le village au triple galop.

02555 - Ballon d'observation allemand - Guerre mondiale 14-On se réfugie dans les caves croyant à un bombardement du village. Il n’en est rien.

Une heure après les distributions commencent et les hommes du ravitaillement me disent avoir passé une belle minute d’indicible émotion. Les obus boches ont d’ailleurs été lancés en pure perte, car tout est intact, hommes, chevaux et matériel.

Le soir tombe. Nous aidons Gauthier à faire la cuisine. Nous mangeons et comme on ne part pas aux bois, nous nous installons pour la nuit. Je décide d’occuper le fauteuil. C’est encore la meilleure place. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. N’empêche qu’on dormira bien et dans le fauteuil les pieds sur une chaise, je ne serai pas le dernier.


[1] Taube : Avion autrichien monoplan à ailes et queue de pigeon employé dès 1912 à des fins militaires.

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

TomeVI-planFneMadame

Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

TomeVI-planFneMadame

Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

23 décembre

Départ pour la cote 211 et relève* au bois de la Gruerie

À Minuit et demi debout ; un quart* de café nous réchauffe avant le départ. Dans la rue ce sont des appels, des commandements, des allées et venues de lanternes. Le bataillon se rassemble.

hoffbauer_relevedenuit

Relève d’infanterie, aquarelle de Charles Hoffbauer – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Et dans la nuit noire on s’enfonce. On marche en silence ou du moins en causant à voix basse. La route semble longue. Quelquefois un commandement retentit « à droite » et c’est un caisson d’artillerie ou une voiture de ravitaillement qui nous rencontre ou qui nous dépasse. En route Gallois allume la lanterne ; il fait meilleur à marcher car on y voit un peu.
Le temps est favorable vu la saison ; il ne pleut pas, mais il a assez plus ces jours-ci et le terrain et boueux. Des flaques d’eau sillonnent la route et c’est une joie pour Carpentier de nous éclabousser etc. tapant du pied, malgré nos protestations.

Nous voici à la cote 211. Nous continuons sur la Placardelle après une bonne pause durant laquelle le capitaine commandant donne ses instructions aux compagnies qui vont à leurs emplacements. Par la Placardelle le chemin est peut-être moins boueux mais c’est un assez long détour : avec Gauthier, René et Carpentier je préfère affronter la vase et prendre la ligne droite.

Nous arrivons à la ferme. Peu de temps après, nos amis sont là. Les 5e et 6e compagnies doivent loger dans les bâtiments. Avec Menneval, je fais rapidement le cantonnement, scindant la ferme en 2 parties. Bientôt la troupe rentre et grimpe aux échelles qui la versent dans le foin et la paille.

Nous suivons le capitaine Sénéchal dans l’habitation et grâce à l’éclairage de Gallois montons aussitôt dans nos appartements du premier qui se compose d’un grenier et de la petite chambre déjà connue.

On allume de bougies ; chacun rapidement admire l’état répugnant dans lequel il se trouve et dépose sac et fusil. Nous sommes suant soufflant.

Nous nous étendons après un rapide nettoyage et chacun tâche de demander au sommeil qu’il repose force.

Il peut être 8 heures quand Gauthier se lève pour selon son expression « voir à faire du jus ». Nous restons paresseux roulés dans nos couvertures attendant que le brave garçon veuille bien nous apporter la marmite café.

lissac_jus

Le Jus, dessin de Pierre Lissac – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Il est 10 heures quand nous nous levons après avoir avalé le liquide noirâtre qu’on appelle pompeusement café, servi par notre cuisinier qui loyal donne à chacun sa part.Il faut songer à manger. Chacun défait donc de son sac l’ustensile qui non sans discussions lui fut dévolu et sort de sa musette les vivres qu’il eut a porter non sans récriminations non plus. On descend donc dans la cour ou un petit feu nous attend au milieu de nombreux autres feux des cuistots les compagnies.

On s’assemble autour. L’un retient la graisse, l’autre le sel, un troisième la viande, tandis que René amène triomphalement un fond de sac de pommes de terre qu’il s’est chargé de porter de Florent jusqu’ici. On épluche ; on coupe en 4 les « parmentières » qu’on jette dans une marmite remplie d’eau. Un bifteck, frites, sera le menu.

Gallica-Cantont-tranch2Nous mangeons en plein air assis sur de tonneaux, des débris de planches, un chariot, un caisson abandonné là sans roues ; on boit le café, allume une cigarette. On est heureux.

Nous remontons. Que faire ? Encore chez-soi, fumer, faire une nouvelle manille… Nous recevons la visite de Lannoy sergent Major à la 5e compagnie ; celui-ci vient causer simplement ; la discussion n’est pas longue à venir : il suffit pour cela que Jombart ait l’idée que la guerre doit nécessairement se terminer bientôt et que Lannoy professent l’opinion contraire. Cela nous distrait, chacun émet son opinion est le temps passe.

Gallois est appelé par le capitaine Sénéchal. Il revient bientôt et nous indique l’ordre de départ des compagnies. Nous relevons donc ce soir dans le bois. On s’y attendait d’ailleurs. Chacun se rend donc près de son commandant de compagnie pour lui communiquer la note ; Carpentier et Sauvage peu privilégiés, car leurs compagnies sont dans le bois.

Il peut être 6 heures quand nous partons. Le temps n’est pas à la pluie, tant mieux, même la Lune ne tardera pas à se montrer. Nous descendons vers la Placardelle à travers champs, terrains détrempés s’il en est, car la route est submergée, et une telle marche dans l’obscurité n’est pas un agrément.

sem_marche_en_argonne_1915

Dessin de Sem, Quelques dessins de guerre, 1915-1916  – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous arrivons quand même sur la route Florent La Harazée et traversons le hameau de la Placardelle assez rapidement. Celui-ci n’est plus habité ni par la troupe ni par les habitants évacués d’ailleurs, car les obus y tombent fréquemment. Le moulin à eau fait entendre toujours cependant son bruit lugubre qui ressemble à une plainte continuelle.

michel_boyau

Dans le boyau du bois boche, dessin de Géo Michel – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous ne tardons pas à atteindre La Harazée et prenons la route du château sous un assez beau clair de Lune. Nous faisons une pose, tandis que le capitaine sénéchal confère avec le colonel. Puis nous partons prenant la direction de Fontaine Madame. Quelle route ! Bientôt il nous est impossible de suivre le chemin qui est submergé et qui forme un mélange d’eau et de boue dans lequel on s’enfonce jusqu’à mi-jambe. Force nous est donc de marcher à côté, longeant un coteau assez abrupt dont nous sommes à mi pente. Nous avions fait cela la dernières fois allant au secteur Fontaine aux Charmes, mais encore fallait-il demi-jour. Ce soir le clair de lune misérable, obscurcie par les arbres qui quoique sans faille n’en sont pas moins touffus, n’est pour nous d’aucun secours. On s’accroche aux arbres sinon on glisserait ; on marche ainsi le fusil suspendu à l’épaule faisant sans cesse des tensions de jarret ( ?), Glissant quand même, le sac s’agrippant ainsi que les cartouchières aux buissons élevés dont les épines déchirent la capote, courant parfois pour ne pas perdre la direction quand le prédécesseur court, descendant dans le chemin boueux sur un certain parcours quand les arbres sont trop touffus et barrent le passage : le tout dans l’obscurité avec parfois une balle qui vous siffle aux oreilles. Elle relève et heureux peut-on se juger qui n’est pas de pluie ! Atroce est le mot a donner à une marche pareille. Cela nous demande bien du temps. Nous sommes forcés de faire de longues pauses pour reprendre haleine. Il est certainement 10 heures du soir.

On se croit arrivé un moment donné, car le capitaine commandant rentre dans une cagna* rencontré et nous dit d’attendre. Aussitôt sans souci de l’état des lieux, nous nous adossant au talus les jambes dans la boue. Nous attendons.

Naturellement le bataillon ne suit que lentement. Quand arrivera-t-il ? Sait-on ! Et dans quel état…