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18 février

Au petit jour c’est un remue-ménage des gens de notre popote qui partent en marche à 8 heures. Jamesse ne tarde pas à arriver et avale rapidement son chocolat en nous traitant de veinards à l’annonce que nous ne marchons pas. Nous retenons notre ami à la dernière minute tandis que la compagnie se rassemble et s’en va.

Je profite de la matinée pour faire porter à la voiture les débris du magasin, souliers trop grands, vestes trop petites, etc. ainsi que quelques paires de galoches. De cette façon si nous partons rapidement la question du magasin sera liquidée d’avance.

À midi la compagnie est rentrée et nous nous mettons à table. Le capitaine arrive à ce moment et prescrit une revue en tenue de départ à 4 heures pour les hommes disponibles. Tout ceci sent le départ de plus en plus.

Pendant que nous sommes à table Brillant nous apporte une proclamation du général de division déclarant que les nouvelles du front sont bonnes : le centre allemand serait enfoncé en Champagne et on marcherait sur Vouziers. Heureux nous trinquons à la gloire de nos armes.

Un cri de surprise échappe à Lannoy en dépouillant un autre papier. C’est un ordre du jour de la division à Culine, Gibert et lui sont cités pour leur conduite en Argonne. Du coup c’est un hourra de félicitations. Mes amis sont heureux et nous aussi car cela nous vaudra le champagne.

Dans l’après-midi je reçois quelques lettres, de ma famille, du sergent Pellé blessés à Fontaine Madame, en traitement à Lyon, du futur aspirant Blanckaert de mes amis du pays, élève officier à la Courtine dans la Creuse, de notre ami incorporé au 16e bataillon de chasseurs à pied, Alidor Leceuche.

À 4 heures a lieu la revue. Le capitaine vient signer les pièces et s’en va, après avoir félicité Culine, Lannoy et Gibert à l’occasion de leur citation.

Vers 5 heures selon notre habitude nous nous dirigeons en bande chez La Plotte où nous passons deux heures agréables. Puis la soirée se passe avec la visite des agents de liaison du bataillon qui nous apprennent d’après une note qu’on doit s’attendre à partir d’un jour à l’autre.

Nous devons exécuter demain la dernière marche des cinq jours préconisée par le lieutenant-colonel Desplats. Départ comme ce matin, itinéraire renversé : Le Chemin, Passavant, Sénard, Charmontois.

Rogery va communiquer ceci au capitaine qui de nouveau met les mêmes ordres. Réellement nous lui sommes reconnaissants de nous faire trotter le moins possible.

La soirée se passe gaiement. Il faut profiter des derniers jours qui nous sont donnés. Vive la joie ! Au dessert nous buvons le champagne à la santé de nos glorieux amis cités à l’ordre du jour sur la proposition du capitaine Aubrun.

Mon lit me semble meilleur depuis que je songe au départ. Il est près de 11 heures quand je me couche.

14 février

Je me lève tard. Ce n’est qu’à 8 heures que les premiers de la bande apparaissent. On boit le chocolat et nous nous astiquons comme chaque dimanche pour assister à la messe. Nous y allons à 10 heures. L’église comme toujours est comble. À la sortie, le capitaine Aubrun appelle Lannoy, Culine et Gibert, tandis que le capitaine Sénéchal assiste à l’entretien. Je suis trop loin pour entendre quelque chose. En tout cas, cela se termine par des rires. Tout est donc bien qui finit bien.

En effet, le capitaine s’est montré bon père et après une petite semonce, car il devinait bien où était son adjudant, il renvoyait tout le monde absous !

Culine qui conserve cependant une dent contre Lannoy n’en démord pas qu’il lui a manqué de camaraderie.

Nous partons ensuite dire bonjour au débit La Plotte où nous prenons l’apéritif. Nous causons avec les gendarmes qui nous disent avoir de bonnes nouvelles du Nord. Nous avançons. Tant mieux, ce n’est pas trop tôt.

Nous faisons un bon repas. Culine nous dit que la classe 1915 va arriver fin février. On parle aussi d’un départ prochain. Il est vrai que voici déjà un bout de temps que nous sommes ici.

Après le repas, je me rends dans la ferme occupée par la section Gibert où je sais trouver le sergent fourrier Bourgerie qui prend ses repas. J’ai un renseignement à lui demander au sujet des fournitures touchées. Je suis reçu aimablement. On m’offre cigares, café, liqueurs et je passe une bonne partie de l’après-midi avec le sergent-major Charbonneau, le tambour major Roussel, le sergent téléphoniste Gabriel. Roussel me raconte que le chef de musique Legris a obtenu une permission de deux jours pour Paris dans le but (?) d’acheter des instruments de musique (!!!).

Je quitte la petite réunion vers 3 heures. Au bureau, je ne trouve que Rogery. Je passe donc un moment à écrire aux miens. Vers 4 heures, je file chez La Plotte croyant y trouver ma bande. Je ne rencontre que Jamesse qui s’y trouve avec le maire de Charmontois dont je fais la connaissance et avec qui je passe deux heures agréables à causer.

Mon ami et le maire s’en vont. Ils sont bientôt remplacés par une partie de notre bande, Lannoy, Cattelot et Gibert, qui sont très gais. Nous vidons quelques tournées et rentrons chez la mère Azéline où la soirée se prolonge très tard.

Nous recevons vers 8 heures. À table, Diat nous raconte une petite algarade qu’il eut la veille avec son chef de section, Mimile, qui voulait lui en imposer. Diat répondit que vis-à-vis de lui, il ne serait jamais qu’un bleu. Loin de se fâcher, l’officier rit de bon cœur et offrit un paquet de cigarettes à son sergent.

L’ami Aristide arrive et nous fait lire la note du colonel : demain rassemblement du régiment à 8 heures au sud de Belval. Marche manœuvre sur Sommeilles. Rentrée probable, 13 heures. Se munir d’un repas froid.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Puis nous lisons la note du chef de bataillon : rassemblement du bataillon route de Sénard à 6 heures 30. Départ 6 heures 45.

Rogery va donc voir le capitaine Aubrun. Celui-ci était rentré de peu de Bar-le-Duc. Notre agent de liaison revient avec les ordres : rassemblement de la compagnie à 6 heures 15 ; départ pour le rassemblement du bataillon 6 heures 20. Tout le monde présent sans exception. Quant au repas froid, cela regarde les cuisiniers d’escouade.

Rogery part donc communiquer ses ordres au chef de demi-section. Le brave garçon rentre quand nous nous séparons. Il est fatigué me dit-il. Rien d’étonnant.

6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher chez le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement, maintenant, je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos ?

À la rentrée de l’exercice, le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2 heures 30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclare satisfait d’avoir un bureau à [la] hauteur.

Après son départ, nous nous mettons à table. Culine arrive, relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e, notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section, reçoit la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng… comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « Vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui, « Tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci, fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « Vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi, présentant les armes, ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs, lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain, le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « Vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir, vous viendrez me saluer chez moi et vous présenter ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « Mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures, nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête, ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure, il nous fera théorie comme à de vulgaires 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paraissent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect dû à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrie soudain : « Quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtes.

À côté de moi, j’ai le capitaine Guepin qui dit « Ballot ! Ballot ! Ballot ! » et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service. »

« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service. »

« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements, il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « Combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? » – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

À un autre sergent, il demande « De quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « Non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soit compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers des 1er et 3e bataillons ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau, Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles, avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement, je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route, nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte, la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et boit sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés, le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin, gaiement toujours, nous rentrons chez nous.

En route, Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « Plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet, on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai, c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie étaient reconduits par Cattelot et moi car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime, il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie qu’ il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

6 février

Au jour je suis debout. Lannoy et les amis s’amènent. On prend le chocolat traditionnel. À l’ouvrage, le bureau, tandis que la compagnie part à 7 heures à l’exercice.

Licour va chercher le tailleur du régiment, un de mes amis du pays, nos tuniques à Lannoy et à moi. Il nous les apporte brillamment galonnées. Nous les endossons aussitôt.

Réellement maintenant je suis nippé. Où est le temps où je n’avais plus de sac, plus rien, sinon cette malheureuse chemise sur le dos.

À la rentrée de l’exercice le capitaine s’amène et dicte le travail de l’après-midi. Exercice de 1 heure à 2h30 sous la conduite du sergent Gibert. Nettoyage des armes à la rentrée. Revue d’armes à 4 heures par les chefs de section. Notre commandant de compagnie nous félicite sur notre tenue et se déclarent satisfaits d’avoir un bureau à hauteur.

Après son départ nous nous mettons à table. Culine arrive relevé de son poste de garde. Il mange de bon appétit en tonnant contre toutes les chinoiseries du colonel Desplats. Lui aussi a eu la menace d’être cassé. Ce n’est certes pas une sinécure d’être chef de poste. Il nous fait bien rire en nous racontant une nouvelle aventure arrivée à Bibi, le sergent de la 8e notre glorieux catéchumène que Culine a relevé.

Bibi étant chef de poste avec la section reçois la visite du chef de corps. Il fait sortir les hommes et leur fait présenter les armes. Le colonel l’eng…… Comme un pompier au sujet de la tenue des hommes qui n’est ni propre ni uniforme et lui dit en matière de conclusion « vous serait cassé ! Vous êtes cassé ! Considérez-vous comme cassé ! ». Bibi ne bronche pas. Mais tandis que le colonel passe dans la grange qui sert de poste de police et continue son inspection, notre sergent tire posément son canif et en un tour de main enlève les deux morceaux de galons réglementaires qu’il a sur les manches.

Le colonel sort et au moment où il va filer, Bibi s’approche simplement de lui « tenez, mon colonel ! » lui dit-il en lui tendant les deux galons.

Celui-ci fou furieux, les yeux lançant des éclairs, tonne, fulmine et lui crie « vous aurez un mois de prison ! – Vous aurez deux mois ! – Vous serez dégradé ! – Vous passerez en conseil de guerre ! – ». Bibi présentant les armes ne bronche pas, mais il regarde lui aussi le colonel avec de grands yeux comme seul peut en avoir un vieux colonial. D’ailleurs lui-même comme le colonel ont connu Madagascar et la Cochinchine. Bibi n’a-t-il pas la médaille de Chine, celle du Tonkin et celle du Maroc !

Et soudain le colonel se reprend et se met à rire, puis de nouveau féroce « vous resterez sergent, entendez-vous ; et je vous donne l’ordre de recoudre vos galons. Ce soir vous viendrez me saluer chez moi et vous présentez ».

Le plus tranquillement du monde, Bibi fit rentrer le poste de police et le soir il allait voir le colonel. Il en revint enchanté et disait du coup « mon ami le père Desplats ». Le colonel lui avait fait avaler plusieurs verres de vin, un dessert, le café et le pousse-café, l’avait fait asseoir à sa table, lui avait serré la main et déclaré qu’il était le meilleur sous-officier du régiment. Quel fou rire nous prend en entendant tout cela.

Enfin nous sortons de table. Au-dehors, il fait un soleil magnifique. Le temps est toujours beau. Nous n’avons pas encore eu une goutte de pluie depuis notre arrivée ici.

À 2 heures nous sommes dans l’église. Celle-ci est remplie. Les officiers sont en tête ayant derrière eux les sous-officiers. Tout le monde est assis. Le colonel s’amène vêtu de son énorme peau d’ours. On se lève. Notre chef de corps monte jusqu’au banc de communion et dignement se retourne en nous faisant signe de nous asseoir.

Durant une heure il nous fera théorie comme à de vulgaire 2e classe ; il nous émettra ses idées qui pour le moins paressent baroques. Il fait des phrases en se promenant dans l’allée centrale, tire sa peau d’ours, la remet, fait des gestes, des grimaces. Malgré tout le respect du à l’autorité, nous ne pouvons nous empêcher de rire.

Il s’écrit soudain « quand je sors, qu’est-ce que je vois ? – Rien. »

En effet, il suffit qu’officiers ou soldats voient sa silhouette pour filer à l’anglaise d’un autre côté. « Quand je sors, qu’est-ce que j’entends ? – Rien ». Je vois le capitaine Sénéchal qui se tient les côtés.

À côté de moi j’ai le capitaine Guepin qui dit « ballot ! Ballot ! Ballot ! » Et ressasse sans cesse la ritournelle.

« Le soldat français est toujours de service, 24 heures de service, toujours des service »
« Le soldat ne doit causer que service, les sous-officiers que service, les officiers que service »
« Le soldat ne doit penser qu’à la guerre, les sous-officiers qu’à la guerre, etc… »

Et sous la forme de commandements il nous expose ses théories.

Durant une autre heure, il se met à interroger Pierre, Paul et Jacques ; mais à sa façon. Il prend Maxime Moreau et lui demande « combien de temps par jour, un soldat est-il de service ? – Maxime sans broncher répond « 24 heures ! »

A un autre sergent et demande « de quoi un sous-officier doit-il parler ? »

Le camarade répond « De la guerre » et notre chef de lui dire « non, mon ami, du service ! » Et il fait asseoir le sergent ahuri.

Recommandation est faite aux chefs de troupe, que ce soient compagnie ou fraction de compagnie, d’avoir sur eux le contrôle de leur unité. Et nous sommes libres !

Que d’impressions à se communiquer ! On peut en juger par les nombreux groupes qui se forment et les rires qui fusent.

Les officiers de 1er et 3e bataillon ne tardent pas cependant à reprendre la route de Sénard et Belval.

Nous rentrons au bureau où nos amis, Culine et autres nous suivent. Ils vont faire un tour pour leur revue d’armes, il est 4 heures, et nous donnent rendez-vous chez La Plotte.

Au bureau Licour me remet une lettre de ma chère mère et un colis annoncé qui vient d’arriver. Je suis tout heureux d’y découvrir quelques friandises et en particulier un portefeuille très beau en remplacement du mien tout usagé. Ma mère me parle qu’elle possède chez elle un charmant monsieur, lieutenant Davion, chef de convois automobiles avec qui elle converse longuement le soir et qui lui fait oublier un peu les tristesses de l’heure présente. Cette lettre me fait grand bien.

Gaiement je pars donc avec Lannoy à Charmontois-le-Roi après avoir recommandé aux cuisiniers de faire un repas digne d’eux. En route nous disons qu’il faudra songer à saluer un de ces temps la famille Adam qui peut croire que nous l’oublions. Chez La Plotte la cuisine est remplie. Marie est à la place d’honneur et bois sec. Il est des plus intéressants ce vieux brave. À peine rentrés le fou rire nous prend, il ne nous quittera plus jusqu’au coucher.

Nous passons 2 heures des plus agréables. Sur les instances de mes camarades et des gendarmes, j’attaque une chansonnette. C’est la première fois que je chante depuis la mort de Carpentier. Enfin gaiement toujours nous rentrons chez nous.

En route Culine rencontre un de ses amis, sergent du génie. Pris d’une affection sans bornes, Culine l’embrasse et veut à tout prix qu’il l’accompagne à table. Nous avons donc de ce fait deux invités et Culine déclare noblement que « plus on est de… fous plus on… on rigole » et en effet on rit de bon cœur.

Nous nous mettons donc à table. Cette séance est indescriptible. Ce qu’il y a de vrai c’est que nous sommes en gaieté et qu’à 11 heures Culine et Marie était reconduits par Cattelot et moi, car on craignait un peu pour la faiblesse de leur vue. Quant à Maxime il rentre gaillard en se moquant des deux malheureux : il oublie il y a deux jours il me demandait l’hospitalité. Lannoy est rouge comme un coq et nous avons toutes les peines du monde à le décider à aller se coucher. Quant à Jamesse, je le trouve dans mon lit à mon retour : ce soir il a oublié son gîte à Charmontois-le-Roi.

Je me couche, il est minuit. La table est un vrai champ de bataille. Nous avons vécu une séance mémorable et notre bourse s’est allégée de quelques sous.

5 février

Je suis debout à 6 heures et envoie aussitôt Rogery au capitaine Aubrun pour lui demander ce que doit faire la compagnie.

Le capitaine répond par une note : « À moins d’ordres contraires, exercice tous les jours de 7 heures à 9 heures 30. Rapport à 10 heures. Exercice de 13 heures à 15 heures 30. Travaux de propreté et de nettoyage du cantonnement jusque 17 heures ». Ainsi donc, nous sommes fixés.

Mes amis arrivent. Ils ont à peine avalé le chocolat qu’il leur faut déguerpir pour l’exercice à 7 heures.

Je n’ai pas beaucoup de travail ce matin. J’en profite pour écrire longuement chez moi.

Jamesse s’amène et se faire réprimander par Lannoy : notre ami, c’est « le type qui ne s’en fait pas ». Il est 8 heures, est-ce une heure pour arriver au bureau ? Nous recevons la visite de Mascart qui nous fait savoir que nous relevons le poste de police à 10 heures. Vivement, Rogery part dans la direction prise par la compagnie afin d’informer le capitaine.

Dans la matinée, nous voyons passer sous nos fenêtres, venant de la direction de Sénard et y retournant, le 19e chasseur à cheval, colonel en tête, qui sans doute fait une marche manœuvre. Son passage nous fait passer une demi-heure agréable.

Une autre note me dit d’aller à 10 heures toucher de nouvelles fournitures. J’avertis immédiatement Jacquinot et vois passer Culine furieux d’être de garde avec sa section et de ne pas avoir été averti plus tôt. À qui la faute ? À l’adjudant de bataillon, ni plus ni moins.

Au moment où la compagnie rentre, je pars avec Jacquinot chercher les nouvelles fournitures. Le capitaine à cheval me demande où loge l’adjudant de bataillon. Je lui indique la demeure. Il pique des deux dans cette direction. Gallois va recevoir un nouvel abattage.

Je vois Bourgerie, sergent fourrier, le factotum de Lebeau, officier de détail. Il me sert le premier en bonnets de police de velours de toutes couleurs, pantalons de velours et pantalons bleus et j’hérite par-dessus tout d’une nouvelle douzaine de galoches.

Il est 11 heures. Nous nous mettons à table. On parle de lancer quelques invitations, vu que nous sommes bien installés et pouvons le faire. Nous avons chacun des camarades particuliers que nous inviterons chacun leur tour. C’est accepté de tous. Culine est malheureusement absent ; mais sûrement qu’il sera de notre avis. Levers part porter sa pitance à notre ami qui est de garde depuis 10 heures. Lannoy me dit que le capitaine lui fit des observations au sujet de la tenue des hommes qui aurait pu être meilleure. Culine d’une voix assez haute lui a répondu que ce n’est pas en avertissant à 9 heures qu’on est de garde à 10, après avoir éreinté les hommes durant 2 heures, qu’on obtient quelque chose. Il n’a pas peur Culine et des deux, je crois que le capitaine céderait le premier, car la première section de la compagnie c’est la section Culine. C’était comme dans le bois de la Gruerie : y avait-il un mauvais coin, dur à tenir… Culine !

Nous décidons d’inviter le sergent Marie pour demain soir ; c’est un vieux brave qui mérite une certaine condescendance de notre part.

L’après-midi se passe tranquille avec une visite du capitaine pendant que la compagnie est à l’exercice. Nous lui montrons une note du colonel disant que, les compagnies ayant touché des boutons, les hommes coudront une seconde rangée de boutons à leur capote bleue. Le capitaine appelle cela des chinoiseries et il a raison. Je lui rends compte également des fournitures touchées. Je reçois ordre de distribuer les calots et de garder le reste comme en-cas.

Au retour de la compagnie à 3 heures 30, je distribue donc mes bonnets de police par sections, et bientôt tous les poilus se baladent heureux de leur nouvelle coiffure.

« À moins d’ordres contraires, départ de la compagnie demain à 6 heures 30 pour service en campagne ». Nous avertissons nos amis et tous ensemble, il est près de 5 heures, nous filons chez La Plotte.

En route, je rencontre, oh surprise ! un de mes excellents amis de Lille, exdocteur des facultés, médecin auxiliaire au 3e génie qui a pris notre place dans Charmontois-le-Roi. Nous prenons l’apéritif ensemble et durant une heure, aussi heureux l’un que l’autre, nous parlons de Lille, des environs, de nos amis communs. Quelle joie de se retrouver ! Nous nous étions entrevus une minute le long d’une route lors de la marche en avant qui suivit la Marne. Il connaît le débit de Madame La Plotte et certes à placé son dévolu aussitôt sur lui, car il y a installé son poste de secours et sa salle de visite. Ainsi le café est sa propriété.

Nous prenons ensemble quelques verres de vin blanc et rentrons vers 7 heures, nous donnant rendez-vous un de ces jours. Lannoy a vu Culine qui est de notre avis pour les invitations. Marie est invité. Il accepte. Demain soir il y aura donc une petite fête. Levers n’oubliera pas de donner un bon rhum à notre maman Azéline afin que la bonne vieille dorme comme une marmotte.

Mascart vient du bataillon nous apporter quelques notes ; en particulier celle-ci, « Demain, à 2 heures, dans l’église de Charmontois-l’Abbé, réunion des officiers et sous-officiers ».

Rogery fait communiquer la note au capitaine et aux officiers. Nous nous couchons vers 10 heures.

29 janvier

Visite du général Joffre

Nuit mouvementée s’il en est ! Vers minuit nous sommes réveillés par des coups répétés frappés à la fenêtre. On se lève en hâte. C’est Brillant en bicyclette qui nous crie « alerte » : la compagnie doit se rassembler et se rendre à Charmontois-l’Abbé dans une heure. Puis il repart, disant que d’autres ordres vont suivre. Lannoy court chez le capitaine Aubrun pendant que nous envoyons nos cuisiniers et Licour le tailleur crier dans les granges « debout, départ dans une demi-heure ». Lannoy ne tarde pas à revenir. Nous bouclons vivement tout et nous préparons à filer. Qu’est-ce à dire ? Zut une fois encore. La maison est sens dessus dessous. Nos cuisiniers de retour montent marmites, gamelles dans la cuisine. Licour se balade de tous côtés pour ramasser ses affaires qui traînent de tous côtés. Le brave garçon à la tête perdue.

Culine déjà prêt nous quitte pour se rendre à sa section. Nos habitants se sont levés. Nous partons. Dans une demi-heure nous serons partis.

Et ce qui reste du magasin ? Il faut le mettre sur la voiture de compagnie ? Je cours. Jaquinot a déjà fait le travail. « On est garde magot ou on ne l’est pas » dit-il.

On attend d’autres ordres qui n’arrivent pas. Soudain voici Mascart. Lannoy repart trouver le capitaine. Nous envoyons de nouveau les cuisiniers crier qu’on se recouche.

Culine revient. Qu’est-ce à dire encore une fois ? On interroge Mascart. Celui-ci nous explique tant bien que mal qu’un téléphoniste a reçu communication de la visite du général Joffre de passage dans nos parages. Aussitôt il a fait mettre tout le monde sur pied. Et après réflexion faite, le général Joffre passe ici dans la matinée. D’où contre ordre. Mais d’autres ordres vont suivre. Mascart repart.

Quant à nous, nous nous recouchons en pestant contre cet imbécile de téléphoniste. Ah ! Si on le tenait, il passerait un bien mauvais quart d’heure.

Il peut être 1h30, je me replonge dans les bras de Morphée ; mais vers 2 heures, nouveaux coups frappés à la fenêtre. On se lève de nouveau, réveillant encore nos hôtes qui cette nuit passent par toutes les émotions.

C’est encore Brillant qui nous apporte quantité de notes. On manque de l’attraper, mais le pauvre garçon dit, en pleurs, que là-bas à la liaison ils ne sont pas encore couchés. Cela du coup nous fait rire.

On lit que le général Joffre et sa suite passent à Charmontois dans la matinée. C’est bien simple, mais que d’à-côtés a trouvés le lieutenant-colonel Desplats : tenue des officiers, des hommes, rassemblement, formation, etc.… Enfin Lannoy s’habille et va de nouveau trouver le capitaine qui à son tour va pondre. Mais avant de pondre ce qu’il va fumer !

Quelle belle nuit, nous passons ! Une demi-heure après Lannoy revient. Réveil 5 heures ; astiquage de 5 à 6 heures ; rassemblement face au logis du capitaine à 6h30 ; tenue de campagne sans sac ; propreté rigoureuse ; tout le monde présent etc. etc.…

Maintenant il faut avertir tout le monde. Culine part voir sa section. Moi je me charge d’avertir Gibert et sa section d’Ornant. Culine se charge d’avertir la section Alinat qui est cantonnée près de la sienne.

Lannoy file voir les officiers pour communiquer. On rit à cette pensée ; nous avions oublié de les avertir de l’alerte… C’en était fameux si nous étions partis !

Je rentre après avoir vu Gibert qui envoie Joffre à tous les diables et me recouche. Il est près de 4 heures. Ce n’est presque pas la peine puisqu’on se lève à 5. Ah oui ! Quelle belle nuit !

Lannoy de retour ne se recouche pas et procède à sa toilette. A 5 heures je suis debout avec Culine qui part bientôt voir ses hommes. Licour astique, frotte ; Lannoy le dispense de la revue cela passera inaperçu sur la situation de prise d’armes et même Delacensellerie restera aussi, ce n’est pas son absence qui déparera beaucoup les rangs.

On prend le chocolat à 6 heures tandis qu’en coup de vent arrivent Diat, Maxime, Jamesse et Gibert. Jamesse m’annonce que sa mère quitte aujourd’hui. Ils partent plus vite qu’ils ne sont venus. Lannoy et moi les suivons avec Jamesse et nous plaçons dans la section d’Ornant déjà rassemblée.

Les autres sections arrivent.

« À droite, alignement ! À droite par quatre ! En avant, marche ! »

Le capitaine en grande tenue est à cheval en tête de la compagnie sur son dada « zamba ». Nous suivons au pas cadencé. Peu après nous sommes sur la route de Charmontois-l’Abbé et nous rencontrons avec les autres compagnies qui se placent dans la formation de lignes déployées sur la droite de la route qui mène du village à l’autre. Après bien des alignements et des déplacements nous sommes enfin placés : lignes de bataillon déployées, la gauche aboutissant face au PC du colonel, la droite touchant au village de Charmontois-le-Roi ; chef de bataillon en tête à cheval, liaisons du bataillon, 5e, 6e, 7e et 8e avec leur commandant de compagnie en tête de chaque élément à cheval. Deux ou trois fois on rectifie l’alignement ; « Formez les faisceaux* ! » « Silence ! » « On peut fumer ! » « Repos derrière les faisceaux ! » « Conservez l’alignement ! ».

Il est 7 heures. Il fait un froid de loup. Les chefs de section sont dans le rang en tête de leur section. Le lieutenant-colonel est absent, on dit qu’il est avec le premier bataillon à Sénard.

Le général Joffre doit faire Sénard, Charmontois et Belval : 1er, 2e et 3e bataillon.

On attend, battant la semelle, on attend longtemps. Enfin vers 9h00 une sonnerie de clairon, les autos sont en vue.

« Rompez les faisceaux ! À droite, alignement »
« Garde-à-vous ! »
« Présentez vos armes ! Présentez armes ! »

Le Général Joffre en 1915

Au bout de quelques minutes, tout un groupe passe devant nous.

J’entrevois notre commandant en chef le premier : moustache blanche, physionomie paternelle, haute taille, corpulence. Je vois d’autres feuilles de chêne [1]. Je reconnais entre autres le général Guillaumat notre divisionnaire. Puis quelques autos huppées suivent. Le cortège est passé.
« Reposez vos armes ! Reposez armes ! »

Le lieutenant-colonel Desplats passe au triple galop sans s’arrêter. Il file vers Belval suivant les autos. On rit.

Nous rentrons au cantonnement. Repos cet après-midi. Quelles bonnes décisions !

11 heures. À table. Nous mangeons de bon appétit. Le long stationnement nous a servi l’apéritif. Nous sommes gelés. Le bon feu et la soupe de Delacensellerie nous réchauffent.

Nous parlons beaucoup de la revue, de Joffre, de son état-major, des autos, entre nous et avec nos hôtes. Après le repas, mes amis jouent aux cartes et attaquent une vieille manille, tandis que Lannoy et moi nous nous retirons dans notre bureau. Jamesse est libre ; sa mère s’en va cet après-midi.

Nous ne tardons pas à sortir de notre bureau, car s’il y a repos pour tout le monde, il y a certes aussi repos pour nous. On se met donc autour du feu. Dehors il gèle toujours.

Vers 4 heures nous partons en bande du côté Culine afin de saluer le fermier et la fermière qui nous reçoivent toujours aimablement. Nous passons là toute notre soirée.

Nous rentrons nous mettre à table vers 7 heures. Nous trouvons Jamesse un peu attristé par le départ de sa mère et Delbarre qui vient toujours réclamer son cochon pour l’ordinaire. Lannoy l’envoie paître.

À 8h30 nous étions couchés, nous souvenant de la nuit mouvementée précédente et jurant de nous rattraper.


[1] feuilles de chêne : il s’agit des généraux, allusion aux feuilles de chêne qui brodent leurs képis.