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19 février – Quatrième partie

Quatrième partie – La Champagne


Chapitre 1 – Arrivée en Champagne
Départ de Charmontois

Vers 4 heures du matin, je suis réveillé en sursaut par quelqu’un qui entre en criant alerte. C’est Brillant qui m’apporte une longue note que je lis après avoir dit à Rogery de réveiller tout le monde.

Note du général de division disant que la 4e division doit loger ce soir dans la vallée de l’Ante. Note du colonel fixant le départ de tout le régiment pour 9 heures et du campement du 2e bataillon pour 7 heures. Note du chef de bataillon disant la même chose pour le campement : départ à 7 heures, les quatre fourriers sous les ordres du sergent fourrier Lobbedey plus l’ordinaire et les cuisiniers, plus une section de garde à l’arrivée, sous les ordres du capitaine Aubrun de la compagnie de jour.

Rassemblement à 6h45, sortie de Charmontois-le-Roi.

Je suis fixé et respire une minute tandis qu’un à un arrivent mes amis. Ceux-ci sachant le départ à 9 heures vont se recoucher, tandis que Rogery part avertir le capitaine et Jamesse en passant.

Je suis presque prêt quand Rogery revient avec les ordres pour la compagnie. Le commandement est délégué au lieutenant Alinat. Le sergent Cattelot fera le cantonnement* de la compagnie puisque je remplace l’adjudant de bataillon. La section Gibert partira avec le campement pour prendre la garde à l’arrivée au nouveau cantonnement.

C’est donc le vrai départ. J’avale un bon chocolat, garnis ma musette et mon bidon et dis au revoir à la mère Azéline qui s’est levée et pleure notre départ. Je vois Jacquinot qui me dit que tout le magasin se trouve sur la voiture de compagnie.

Il est 6 heures. Je pars à la liaison du bataillon. Je sors avec Paradis, Sauvage, Menneval. Dehors je rencontre Cattelot qui s’amène, Gibert et sa section, puis le capitaine Aubrun à cheval.

Celui-ci me dit de filer avec tout le monde à la sortie de Charmontois-le-Roi et de l’y attendre.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous partons donc du bureau du colonel où nous étions rassemblés. À Charmontois-le-Roi je dis au revoir en passant à Madame La Plotte et je m’arrête devant la famille Adam à qui je fais mes adieux.

Le capitaine Aubrun s’amène à cheval suivi du lieutenant Delepine officier de campement du 3e bataillon cantonné à Belval. Nous partons donc ensemble campements des 2e et 3e bataillons dans la direction de Le Chemin. Il est 7 heures. Le temps est sec et beau ; il fait un léger brouillard précurseur du soleil.

En route les deux officiers partent de l’avant me donnant la direction et me disant de faire la pause aux heures réglementaires.

Nous nous arrêtons un peu avant l’entrée à Le Chemin. Nous traversons ensuite le village et tournons à droite dans la direction de Passavant.

Je suis un peu mélancolique. Adieu, cher pays de Charmontois. Nous te serons toujours reconnaissants des bons moments que nous avons passés chez toi.

Le soleil s’est levé quand nous apercevons un gros village. Nous sommes toujours devancés par nos officiers. Je suis chef de colonne. Nous arrivons dans le pays paisible, Villers-en-Argonne. Nous le traversons.

Au milieu du village le capitaine Aubrun sort d’un café et me fait faire halte. Il nous donne le droit d’entrer nous installer au café et nous désaltérer. Quelle fête ! On allume une bonne cigarette et je bois une grenadine à l’eau de Selz qui me fait grand bien.

Un quart d’heure après nous repartons, tournons bientôt à gauche et laissons le 3e bataillon avec le lieutenant Delepine qui continue tout droit vers Élise, à ce que me dit le capitaine Aubrun. Quant à nous nous filons à Braux-Saint-Rémy.

Le capitaine continue à me devancer. Quelques kilomètres plus loin nous traversons la voie ferrée de Sainte-Menehould à Vitry-le-François. En gare, sans doute la station très petite certes de Villers-en-Argonne, nous voyons une locomotive blindée. La gare se trouve à 50 m à notre droite. Nous continuons et montons une côte, à la descente de laquelle nous tombons, après avoir rencontré une grande ferme sur notre gauche, sur la route de Sainte-Menehould à Vitry-le-François.

Chose curieuse, je rencontre le poteau indicateur disant Vitry-le-François 44,5 km ; et ce poteau je le reconnais pour l’avoir vu lors de la retraite et lors de la poursuite. Cela me fait quelque chose ; c’est comme un vieil ami que je rencontrerais après des mois.

En route nous avons rencontré l’automobile de la division. Nous traversons la route de Sainte-Menehould à Vitry et faisons une bonne pause au soleil. Il est 10 heures du matin.

Nous repartons vers un petit village que nous voyons à 1500 m. C’est Braux et le capitaine y est déjà.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

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Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous arrivons dans le village vers 11 heures. Il fait un soleil magnifique. Le capitaine arrive à ma rencontre et nous commençons le cantonnement avec les ennuis et les péripéties de tous les cantonnements. Seulement celui-ci est un des plus fatigants avec le capitaine Aubrun qui au lieu de me laisser faire, va, vient, change, rechange, et au fond n’est pas très fixé.

Le colonel et son état-major logent ici. Puis à 1 heure un cycliste arrive et déclare qu’il cantonne à Élise.

Enfin à 2 heures tout est prêt. Le chef de bataillon, l’infirmerie et les docteurs sont logés par moi personnellement. Brillant de plus nous a accompagnés pour représenter l’état-major du bataillon. La liaison du bataillon est logée au premier dans l’école.

Quant au poste de police il est déjà installé au centre du village. Cattelot s’est chargé de la compagnie ; il nous a trouvé une popote. Moi j’ai trouvé un bureau. Tout est donc bien. Dans le village sont cantonnées des troupes de pontonniers [1] avec leurs médecins.

Je m’arrange avec l’un d’eux à qui je procure une chambre meilleure que celle qu’il occupait. J’hérite de ce fait de sa chambre et vais voir les propriétaires du logis, gens des moins affables, à qui je dis prendre la chambre pour moi en remplacement du major. Après bien des réticences, l’affaire est réglée.

Il peut être 3 heures quand le bataillon arrive. Il est placé une heure après son arrivée. Lannoy est très satisfait du bureau qui n’est autre qu’un petit bâtiment isolé où les propriétaires font leur pain et placent leur bois dans un petit grenier au-dessus. Ceux-ci nous prêtent des chaises ; comme table, deux tréteaux et une grande place recouverte d’une couverture, c’est tout ce qu’il faut. À côté se trouve une espèce d’atelier, où Jacquinot installe le soi-disant magasin, en allant aux voitures chercher son matériel qu’il transporte à brouette. J’avertis Lannoy qu’une chambre nous attend ce soir.

Licour est avec nous ainsi que Rogery. Une fois astiqués nous nous rendons vers le haut du village à notre popote*. Nous entrons dans une maison proprette où deux dames nous reçoivent.

Nous trouvons nos amis en partie autour du feu tandis que Levers et Delacensellerie font popote. Il peut être 5 heures. En face se trouve un petit débit de tabac assez bien achalandé. J’en profite pour me fournir de cigarettes.

Nous rentrons au bureau en attendant 7 heures. Nous causons avec nos propriétaires qui habitent en face de notre modeste logis. C’est une vieille dame et sa fille mariée dont le mari est mobilisé. Elles possèdent une maison en face qui donne asile à la popote de nos officiers.

La soirée se passe très bien. Nous dînons gaiement dans notre popote en compagnie de nos hôtesses qui disent que nous sommes chez nous. C’est extraordinaire dans ce pays, car les gens rivalisent pour montrer le moins d’amabilité.

Plusieurs fois durant le cantonnement le capitaine eut une prise de bec, particulièrement avec une femme qui ne voulait loger aucune popote, alors qu’elle habitait seule et qu’une magnifique et spacieuse cuisine se dévoilait à nous. Le capitaine a tout simplement réquisitionné la maison. De même nos hôtesses du bureau se plaignaient de devoir loger ; pourtant être deux et avoir deux demeures à soi et se plaindre d’avoir une pièce occupée par des officiers deux fois une heure par jour, je crois que c’est de l’exagération. Naturellement je me suis mis aussitôt de leur côté en les plaignant de tout ce tracas et de ce fait j’ai obtenu pour moi tout ce que j’ai voulu. On devient roublard dans le métier !

Nous mangeons donc de bon appétit. Nous recevons Rogery et Mascart qui nous apportent des notes : demain repos ; se tenir quand même prêt à partir. Nous chantons à la fin du repas, heureux d’être au chaud, autour d’une bonne table chez de charmants habitants.

Lannoy et moi nous quittons vers 8h30 pour nous diriger vers le lit espéré. Nous arrivons. Porte close. Longtemps nous frappons au volet et la grosse femme vient enfin ouvrir. Nous croyons entrer, mais la porte n’est ouverte qu’à demi et dans l’entrebâillement, elle nous déclare qu’elle loge un officier. La porte se referme. Est-ce vrai, pas vrai ? Nous prenons donc notre parti en braves, tout en ronchonnant un peu. Nous coucherons au grenier qui se trouve au-dessus du bureau avec Licour, Rogery, Jacquinot et Jamesse.

Bientôt allongés dans le foin, roulés dans nos couvertures, nous dormions à poings fermés.


[1] pontonniers : Les équipes de pontonniers sont des unités du génie militaire chargées de mettre en place, sur des cours d’eau, des ponts afin de permettre le franchissement de ceux-ci par les armées.

12 février

Je me lève tard et notre bande en fait autant. Nous prenons le chocolat vers 8 heures.

Levers nous le sert en riant et nous raconte une bonne blague. Il brûle les fagots de bois de la mère Azéline en lui faisant accroire que c’est du bois acheté aux voisins. La brave femme répète qu’elle n’a pas de bois et qu’elle le donnerait de bon cœur. Heureusement que ce filou de Levers a trouvé dans un coin du grenier un tas de fagots. Il va donc en prendre un chaque soir et l’amène tranquillement dans la matinée en disant l’avoir acheté tantôt ici, tantôt là et pour un prix vraiment exorbitant (je te crois, Benoît). Nous rions beaucoup nous-mêmes.

Dehors le temps semble s’être remis au beau mais les routes sont boueuses et glissantes.

Lannoy fait sa situation de prise d’armes. Licour marchera et cédera sa place d’embusqué pour aujourd’hui à Delacensellerie.

Nous mangeons plus tôt, vers 10 heures 30. Tout est prêt, nos sacs sont montés : il n’y a plus qu’à partir.

Je rejoins donc la liaison dans son logis vers 11 heures 30 je trouve Gallois qui s’est acheté un képi d’adjudant et une cantine ; Sauvage, Legueil, Jombart sergents fourriers* des 7e 6e et 8e, Verlaine et Paradis, caporaux fourriers 5e et 8e, René, agent de liaison* de la section de mitrailleuses qui bientôt, dit-on, formera une compagnie, Gauthier qui fait toujours popote* mais doit être aidé des deux cyclistes Cailliez et Crespel car il est clairon avant tout et souvent de garde ou à la musique, Gilson secrétaire du commandant, le dessinateur soldat de la 8e, Brillant et Mascart, mes agents de liaison ainsi que Garnier, celui de la 8e et Frappé de la 7e. Cela fait en tout avec moi dix-sept membres. Quel équipage !

Sous les ordres de Gallois, nous partons sur la route de Sénard en passant devant le bureau du colonel. À 300 m à la sortie du village, c’est le point de rassemblement du bataillon.

Le capitaine Sénéchal à cheval, suivi du maréchal des logis Jacques, ne tarde pas à arriver. Les compagnies arrivent à leur tour et à midi, nous partons dans la direction de Le Chemin. Le temps est assez bon. Successivement, nous passons à Le Chemin, puis à Sénard où est cantonné le 1er bataillon, lui-même en marche. Nous continuons ensuite sur Triaucourt. Avant d’entrer dans le village, nous faisons une pause où le capitaine Sénéchal nous annonce que le lieutenant Péquin est hors de danger.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

De Triaucourt, nous reprenons la route de Charmontois où nous nous disloquons à 4 heures.

Je suis réellement fatigué par la marche : je n’ai plus d’entraînement. Je reste donc au coin du feu. Le capitaine arrive et signe les pièces : demain exercice comme à l’habitude.

Je suis à peine installé près du feu qu’une note arrive, disant qu’un renfort se trouve non loin du bureau du colonel et que les fourriers doivent aller chercher leur lot. Force m’est donc d’y courir. Arrivé près du bureau du colonel, je vois le sous-lieutenant Monchy rétabli qui vient de nous rejoindre. Il va saluer le colonel. Je fais 200 m sur la route et dans une pâture à gauche, trouve une troupe qu’on est occupé à fractionner. Je vois quelques anciennes connaissances ; ce sont tous d’anciens blessés. Je prends possession de mon lot, dans lequel je trouve Berquet, celui que j’ai sauvé à Beaumont le 28 août – le brave garçon me le rappelle aussitôt – ainsi que Prunier, une mauvaise tête, brave au feu. Ce Prunier est attendu du capitaine à qui il écrit souvent. Mauvaise tête s’il en est, je doute fort que la lune de miel soit longue entre eux. Ex-blessé de l’Argonne, brave si on veut, mais hâbleur et frotte-manches.

J’arrive au bureau avec la quinzaine d’hommes qui m’est dévolue et Lannoy en fait la répartition par section. À 7 heures, nous nous mettons à table. Tout le monde est fatigué et nous ne tardons pas à nous coucher.

10 février

Remise de la croix aux commandant Vasson, capitaines de Lannurien Sénéchal

Je passe une mauvaise nuit et reste couché le matin tandis que mes amis font irruption dans la chambre et se préparent fébrilement à la marche d’aujourd’hui. Licour aide chacun de son mieux.

À 7 heures 30, la maison est vide. La mère Azéline croit qu’on s’en va et ne peut en croire ses yeux de voir la maison silencieuse, sans tout le tohu-bohu de notre présence. Licour, dans la cuisine, se tue à lui expliquer qu’on est parti au tir. La bonne vieille n’y comprend rien et je ris aux éclats.

À 9 heures, je vais voir le Docteur Veyrat qui aussitôt m’exempte de service.

Je rentre donc et m’installe au coin du feu tandis que Licour fait popote. Je mange à 10 heures et me recouche pour faire la sieste car mon bras est réellement douloureux. Je me lève vers 2 heures. Un peu plus tard, la musique revient avec le drapeau, en jouant un pas redoublé. Je passe mon après-midi à écrire aux miens. Je reçois toujours leurs lettres régulièrement.

Vers 5 heures, le bataillon rentré, mes amis ne tardent pas à affluer, Lannoy en tête, qui n’est plus habitué aux marches et se dit très fatigué.

Le capitaine suit et me fait écrire : repos pour demain matin ; revue d’armes et de cantonnement* à 9 heures par les chefs de section.

Après son départ, Lannoy me raconte qu’ils ont fait une véritable marche après le tir, passant par Triaucourt. La cérémonie fut présidée par le général Guillaumat qui, après une allocution patriotique, remit la croix aux nouveaux chevaliers. Le général annonça en particulier de grands succès dans le Nord : on se plaît à dire que Lille, Roubaix et Tourcoing sont dégagés.

Là-dessus, Lannoy s’en va se désaltérer à Charmontois-le-Roi. Décidément, la marche ne l’a pas fatigué outre mesure. Je reste au coin du feu avec une légère amélioration dans mon état. Demain je serais heureux de pouvoir reprendre ma besogne.

Le repas se passe aimablement entre nous. La prochaine remise de décorations, la compagnie sera à l’honneur, se dit-on, car c’est son chef direct qui sera décoré.

On se couche tôt, car chacun est au plus fatigué.

7 février

Je me réveille à 6 heures 30. Personne ne bouge. J’appelle Rogery et lui dis d’aller réveiller tout le monde. Il ne faut oublier qu’à 7 heures, il y a exercice.

Bientôt, un à un chacun s’amène. Quelles têtes ! Seigneur ! Culine a soif, soif. Il boit un litre d’eau.

Nos cuisiniers ont oublié l’heure eux aussi. Aussi mes amis partent-ils sans chocolat. Gibert réclame à boire. Il n’y a plus que de l’eau dans la maison ; la cave a été vidée hier soir (!!!).

Enfin, nous sommes pardonnables. Nous venons de faire cinq mois de guerre complets, et nous avons l’expectative de reprendre le harnais bientôt.

Les camarades ne tardent pas à revenir heureux. C’est dimanche aujourd’hui ; pas d’exercice. Personne ne le savait… Nous pouvons donc prendre le chocolat en toute tranquillité.

On s’astique donc, afin de se préparer pour la messe de 10 heures. Culine va se recoucher et Jamesse reprend lui aussi le somme interrompu.

À 10 heures, je vais à l’église avec toute la bande, excepté Culine qui dort toujours. Nous assistons à l’office dit par notre aumônier qui prononce un sermon. Un peu de musique se fait entendre. Beaucoup de monde assiste à l’office, l’église est remplie.

Après la messe, nous nous rendons prendre l’apéritif chez le maréchal-ferrant. On y rencontre des tas d’amis, entre autres Charbonneau, le sergent-major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], qui doit être un pilier du café.

De retour chez la mère Azéline, nous trouvons Culine qui est redevenu lui-même. Rogery nous annonce que le sous-lieutenant Alinat est venu voir s’il n’y avait rien de nouveau. Le capitaine Aubrun est parti avec des amis passer la journée à Sainte-Menehould.

Nous nous mettons à table et mangeons gaiement en nous remémorant la bonne soirée de la veille. Pendant le repas, Mascart nous apporte quelques notes. On lit un ordre du jour du lieutenant-colonel Desplats à la mémoire d’un sous-lieutenant du 147e tombé au champ d’honneur, le sous-lieutenant Ardant du Masjambost de Limoges [1], tombé dans le bois de la Gruerie le 15 octobre 1914 ; un officier allemand, l’adversaire de notre camarade, Otto Brauer, a écrit au père, Monsieur de Masjambost, pour lui dire qu’il a recueilli le dernier soupir de son fils et qu’il peut être fier de son enfant car il a forcé l’admiration de ses ennemis eux-mêmes ; l’officier allemand ne peut s’empêcher de rendre hommage à temps de bravoure. Le colonel fait ensuite un dithyrambe*, nous disant d’être digne de nos aînés. Nous haussons les épaules. Notre écusson n’est-il pas garant de notre courage ? Et notre passé ne répond-il pas pour l’avenir ?

Nous quittons la table et nous rendons à Charmontois-le-Roi dans la famille Adam. Nous arrivons au milieu du café de nos camarades du génie qui aussitôt nous convient et nous prenons le café avec eux. Vers 4 heures, nous quittons pour nous rendre chez les amis de l’adjudant Culine où nous passons toute la soirée à vider quelques bonnes bouteilles de bière venues de Sainte-Menehould et à jouer aux cartes.324_001

Il est 7 heures quand nous rentrons à la popote. On parle à table de laisser de nouvelles invitations et il est décidé que demain ou après-demain nous convierons à notre festin Verley et Toulouse, secrétaires de l’officier payeur.

La soirée se passe gentiment ; mais à 9 heures, tout le monde est couché.


[1] Ardant du Masjambost : voir ci-après la fiche Mémoire des Hommes

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5 février

Je suis debout à 6 heures et envoie aussitôt Rogery au capitaine Aubrun pour lui demander ce que doit faire la compagnie.

Le capitaine répond par une note : « À moins d’ordres contraires, exercice tous les jours de 7 heures à 9 heures 30. Rapport à 10 heures. Exercice de 13 heures à 15 heures 30. Travaux de propreté et de nettoyage du cantonnement jusque 17 heures ». Ainsi donc, nous sommes fixés.

Mes amis arrivent. Ils ont à peine avalé le chocolat qu’il leur faut déguerpir pour l’exercice à 7 heures.

Je n’ai pas beaucoup de travail ce matin. J’en profite pour écrire longuement chez moi.

Jamesse s’amène et se faire réprimander par Lannoy : notre ami, c’est « le type qui ne s’en fait pas ». Il est 8 heures, est-ce une heure pour arriver au bureau ? Nous recevons la visite de Mascart qui nous fait savoir que nous relevons le poste de police à 10 heures. Vivement, Rogery part dans la direction prise par la compagnie afin d’informer le capitaine.

Dans la matinée, nous voyons passer sous nos fenêtres, venant de la direction de Sénard et y retournant, le 19e chasseur à cheval, colonel en tête, qui sans doute fait une marche manœuvre. Son passage nous fait passer une demi-heure agréable.

Une autre note me dit d’aller à 10 heures toucher de nouvelles fournitures. J’avertis immédiatement Jacquinot et vois passer Culine furieux d’être de garde avec sa section et de ne pas avoir été averti plus tôt. À qui la faute ? À l’adjudant de bataillon, ni plus ni moins.

Au moment où la compagnie rentre, je pars avec Jacquinot chercher les nouvelles fournitures. Le capitaine à cheval me demande où loge l’adjudant de bataillon. Je lui indique la demeure. Il pique des deux dans cette direction. Gallois va recevoir un nouvel abattage.

Je vois Bourgerie, sergent fourrier, le factotum de Lebeau, officier de détail. Il me sert le premier en bonnets de police de velours de toutes couleurs, pantalons de velours et pantalons bleus et j’hérite par-dessus tout d’une nouvelle douzaine de galoches.

Il est 11 heures. Nous nous mettons à table. On parle de lancer quelques invitations, vu que nous sommes bien installés et pouvons le faire. Nous avons chacun des camarades particuliers que nous inviterons chacun leur tour. C’est accepté de tous. Culine est malheureusement absent ; mais sûrement qu’il sera de notre avis. Levers part porter sa pitance à notre ami qui est de garde depuis 10 heures. Lannoy me dit que le capitaine lui fit des observations au sujet de la tenue des hommes qui aurait pu être meilleure. Culine d’une voix assez haute lui a répondu que ce n’est pas en avertissant à 9 heures qu’on est de garde à 10, après avoir éreinté les hommes durant 2 heures, qu’on obtient quelque chose. Il n’a pas peur Culine et des deux, je crois que le capitaine céderait le premier, car la première section de la compagnie c’est la section Culine. C’était comme dans le bois de la Gruerie : y avait-il un mauvais coin, dur à tenir… Culine !

Nous décidons d’inviter le sergent Marie pour demain soir ; c’est un vieux brave qui mérite une certaine condescendance de notre part.

L’après-midi se passe tranquille avec une visite du capitaine pendant que la compagnie est à l’exercice. Nous lui montrons une note du colonel disant que, les compagnies ayant touché des boutons, les hommes coudront une seconde rangée de boutons à leur capote bleue. Le capitaine appelle cela des chinoiseries et il a raison. Je lui rends compte également des fournitures touchées. Je reçois ordre de distribuer les calots et de garder le reste comme en-cas.

Au retour de la compagnie à 3 heures 30, je distribue donc mes bonnets de police par sections, et bientôt tous les poilus se baladent heureux de leur nouvelle coiffure.

« À moins d’ordres contraires, départ de la compagnie demain à 6 heures 30 pour service en campagne ». Nous avertissons nos amis et tous ensemble, il est près de 5 heures, nous filons chez La Plotte.

En route, je rencontre, oh surprise ! un de mes excellents amis de Lille, exdocteur des facultés, médecin auxiliaire au 3e génie qui a pris notre place dans Charmontois-le-Roi. Nous prenons l’apéritif ensemble et durant une heure, aussi heureux l’un que l’autre, nous parlons de Lille, des environs, de nos amis communs. Quelle joie de se retrouver ! Nous nous étions entrevus une minute le long d’une route lors de la marche en avant qui suivit la Marne. Il connaît le débit de Madame La Plotte et certes à placé son dévolu aussitôt sur lui, car il y a installé son poste de secours et sa salle de visite. Ainsi le café est sa propriété.

Nous prenons ensemble quelques verres de vin blanc et rentrons vers 7 heures, nous donnant rendez-vous un de ces jours. Lannoy a vu Culine qui est de notre avis pour les invitations. Marie est invité. Il accepte. Demain soir il y aura donc une petite fête. Levers n’oubliera pas de donner un bon rhum à notre maman Azéline afin que la bonne vieille dorme comme une marmotte.

Mascart vient du bataillon nous apporter quelques notes ; en particulier celle-ci, « Demain, à 2 heures, dans l’église de Charmontois-l’Abbé, réunion des officiers et sous-officiers ».

Rogery fait communiquer la note au capitaine et aux officiers. Nous nous couchons vers 10 heures.

4 février

Aujourd’hui, grand branle-bas comme chaque jour de revue. Je me lève. Mon bras est rétabli et j’en suis heureux. Mes amis ne tardent pas à surgir, avides de chocolat.

Culine, vers 8 heures, nous amène son type, un homme de sa section, Carbillet, avec force chinoiseries et salamalecs. Oui, il est beau et on l’admire. « Avec ça, le colon en aura plein la vue », s’écrie Culine toujours amusant. Le capitaine ne tarde pas à s’amener. Lui aussi admire. C’est bien. La 5e sera digne de son renom.

À 9 heures, la compagnie rassemblée, le capitaine la passe en revue. Il constate que les capotes ne sont pas pareilles. Je l’accompagne dans son inspection. Tout est assez bien. Pourtant il y a de vieilles capotes, des reprises mal faites. Est-ce possible qu’on nous ennuie avec ça ! Ce qu’il y a de plus beau, ce sont les marmites toutes neuves qu’on vient de toucher et qui sont sur les sacs. « Cela donne un beau coup d’œil » me dit le capitaine. Pourtant les capotes bleues n’ont qu’une rangée de boutons : je fais remarquer aussitôt au capitaine que ce fut l’ordre du colonel. Très bien ! Nous pouvon s rompre par sections. Le capitaine est en moitié satisfait seulement. Il nous fait une réunion de gradés dans le bureau. Là, il nous demande plus de bonne volonté dans le service. Il nous parle de la tenue des hommes, du salut, des sorties le soir, des cafés consignés, de l’exercice, etc. Réellement, on se croirait en temps de paix. Enfin, à propos de la tenue, il s’embrouille un peu dans l’uniformité et le sous-lieutenant Alinat lui fait remarquer avec juste raison qu’on ne peut pas changer une capote bleu foncé en bleu clair.

Le capitaine lui lance un œil et qui signifie : Mon petit, tu auras ton abattage tout à l’heure. Mais Culine arrive et le capitaine lui demande ce qu’a dit le colonel. « Mon capitaine, le colonel a déclaré qu’il casserait des adjudants des 6,7 et 8e. Arrivé près de moi, il a déclaré « Vous êtes de la 5e ?», « Ça se voit !» et il est parti. Du coup, le capitaine rit de bon cœur, heureux et aussitôt prononce « Vous êtes libres ». Un bruissement d’ailes ; la place est vide.

« Eh bien ! Si les cafés sont consignés, » déclare Culine, « cela ne m’empêchera pas de boire l’apéritif chez le maréchal ; venez-vous ? ». Comme un seul homme, nous suivons. Nous prenons naturellement le chemin détourné et entrons dans les cuisines où nous vidons quelques verres qui nous mettent le cœur en gaieté. Maxime surtout est très gai et probablement que ce soir, il s’écrira « La rrr’vue, elle était un peu là ! ».

Nous déjeunons de bon cœur. Mais après le repas, nous devons nous cirer de nouveau. Enfin 2 heures 45. Nous sommes alignés dans la rue d’une façon impeccable, les sections à leur intervalle réglementaire, chefs de section devant le front de leur section, chef de demi-section à deux pas derrière leur demi-section.

« Présentez armes ! » Le colonel arrive, serre la main du capitaine, jette un coup d’œil et s’en va satisfait en disant « C’est la 5e !… »

Le capitaine, tour à tour ahuri et heureux, oublie de nous faire reposer les armes et crie « À droite par quatre… Rompez vos rangs… »

Il n’y est plus, le brave, et nous filons tous en rigolant, heureux un peu nous-mêmes. Nous voici tous réunis chez La Plotte. On y boit sec, on trinque, on chante. On raconte aux gendarmes la revue à la Desplats. Il est près de 8 heures quand nous rentrons pour le dîner. Celui-ci compte parmi nos meilleurs ! On se sépare très tard après un amusement effréné. Maxime couche avec moi, car il ne pourrait jamais rejoindre son lit. Quant à Gilbert, il est mûr pour le violon.

Nous n’avons pas eu d’ordre du bataillon aujourd’hui. Sans doute exercice demain. Nous verrons. Lannoy me souhaite le bonsoir en riant tandis que Maxime ronfle comme un sonneur. Pauvre mère Azéline, elle en voit de grises avec nous !

31 janvier

Nous sommes réveillés à 5 heures et obligés de nous lever, car les hommes du génie ne vont pas tarder à se lever et il ne faut pas que nous soyons vus. On s’habille donc rapidement et enfila travers champs par le même chemin que la veille.

La chambre de la mère Azéline donne dans la nôtre. La maison se compose de 3 pièces, une cuisine de campagne, une grande salle que nous occupons avec une fenêtre donnant sur la rue, pavée de carreaux rouges, avec une immense table, quelques chaises, une grande armoire garde-robe, et deux commodes ; la 3e pièce de même style que la place que nous occupons est un peu plus petite, c’est la chambre de la patronne ; cette pièce donne dans la nôtre. Sur le pas de la porte se trouvent deux couvercles en bois bouchant la cave de la maison.

Nous examinons tout cela aussitôt arrivés, tandis que la brave vieille est déjà au coin du feu et que Delacensellerie nous sert le chocolat.

Licour nous astique, tandis que nos amis font irruption et se débarbouillent dans la cuisine. On boit le chocolat dont la maison a sa part et chacun s’en va où ses occupations l’appellent.

Nous faisons notre travail de bureau. Licour procède à une dernière installation. Il est si bien avec la maman qu’il obtient de s’installer dans sa chambre à coucher.

Le résultat obtenu est merveilleux. La place est tombée entièrement entre nos mains.

Vers 7h30 nous recevons la visite du capitaine Aubrun en tenue qui est satisfait de nous voir installés et déclare n’avoir eu aucune difficulté de la part du génie pour garder son logis. Nous irons donc lui communiquer les ordres à Charmontois-le-Roi.

 Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Pour aujourd’hui aménagement complet des granges dans le style des granges de Charmontois-le-Roi. Pas d’exercice. Demain matin, revues des armes, de la tenue et du cantonnement par le capitaine à 9 heures.

Nos amis reviennent après son départ. On leur communique les ordres de notre commandant de compagnie.

Il est 10 heures. Nous mangerons à midi, et invitons nos cuisiniers à nous faire un repas royal. Nous partons en bande à la messe. À l’Évangile notre aumônier divisionnaire fait un beau sermon. La foule remplit l’église trop petite. Pendant l’office Girard un de mes amis joue un morceau de violon ; le violon de Madame La Plotte.

Après l’office, nous apprenons fortuitement que les officiers du bataillon sont partis en automobile passer la journée à Bar-le-Duc. Lannoy en effet est interpellé par le sous-lieutenant Alinat qui lui dit qu’il remplace le capitaine. Lannoy nous annonce aussitôt la nouvelle.

Nous nous rendons au café de Charmontois-l’Abbé, tenu par un maréchal-ferrant. Culine connaît le coin et la façon d’y entrer par le derrière des habitations. Il est collé et quoique les cafés soient consignés nous entrons dans les cuisines et trinquons avec quelques amis, tels que Charbonneau, le sergent major de la compagnie hors rang [C.H.R.*], le chef armurier etc….

Nous filons ensuite chez La Plotte où nous sommes reçus en libérateurs. Les gendarmes s’ennuyaient. On paie tournées sur tournées. Nous sommes invités à revenir l’après-midi : de grands cœurs nous acceptons.

Nous rentrons gaiement et rencontrons en route le colonel Desplats que nous saluons et qui nous dévisage d’un air féroce. Diable ! Que manigance-il encore celui-là !

Nous faisons un dîner pantagruélique arrosé d’un vin blanc que Levers s’en fut chercher chez le maréchal-ferrant. Au milieu du repas la mère Azéline s’en va au coin de son feu, elle préfère manger là, car nous sommes trop jeunes pour ces les oreilles.

Nous recevons la visite de Mascart. On lit les notes. Demain vaccination anti typhoïdique* pour la seconde fois : sur les livrets individuels il faut marquer la vaccination de chaque individu. Examen délivré après demain par le major Mialaret. Demain à 8 heures, nouveau lot de capotes, vestes, tuniques, pantalons, chemises. Ceci très bien. Je me promets déjà de changer ma vieille capote, et de me procurer une tunique. Autre note : nous toucherons des pantalons bleus à passer au-dessus de nos pantalons, afin que la tenue soit uniforme dans le régiment. Bien. Rompez !

Vers 3 heures nous filons dire bonjour aux Adam. Nous y trouvons nos amis hier soir : les sergents du génie. On parle, on jase. Le génie nous régale. On accepte joyeusement dans les cuisines Culine voit les jeunes filles et déclare que nous ne prendrons plus la chambre pour ne pas froisser le génie. Ainsi dit ainsi fait. Les braves gens sont désolés que nous nous logions plus chez eux. Nous filons dans le coin Culine. Au loin nous entendons la musique qui doit jouer devant la demeure du colonel. Lannoy nous dit qu’à partir d’aujourd’hui elle jouera chaque après-midi.

Nous décidons d’aller chez La Plotte ce soir. Plus d’un d’entre nous et gai outre mesure. Nous faisons une partie de cartes chez le fermier de Charmontois-le-Roi qui nous reçoit toujours si bien. On sabre quelques bouteilles et nous quittons gaiement.

Chez La Plotte, nous trouvons un vieux sergent colonial de nos amis, que nous surnommons « Bibi », l’adjudant Vannier et quelques amis de la 8e dont ils font tous partie. Bibi il nous raconte son odyssée : il fait baptiser. Nous ignorions cela complètement. Oui, il s’est fait baptiser dimanche dernier. Jamais il n’avait été baptisé et ne connaissait un mot de religion. Il alla trouver le curé qui lui apprit les choses essentielles, avertit l’aumônier de la division et dimanche dernier dans la plus stricte intimité il baptisa le catéchumène qui communia ensuite.

L’adjudant Vannier, son grand ami, qu’il avait conseillé en bons camarades fut parrain la sœur du curé marraine.

Notre camarade Bibi se déclare très heureux. Ce matin encore il a communié et s’attend à être confirmé : mais ici pas d’évêque ; il faut donc remettre la cérémonie a plus tard.

Le plus rigolo, et que, le soir du baptême la bande « Bibi » un peu gaie faisait du chahut après l’extinction des feux. Oh ! Stupeur ! Le colonel Desplats tomba en plein milieu de la réunion, distribua 8 jours de prison à chaque membre et promis à Vannier de le casser de son grade.

« Vannier, vous le parrain, vous devriez avoir honte de donner le mauvais exemple à votre filleul ! Quant à toi le baptisé disparais vivement d’ici et va te coucher ; je ne veux pas te punir le soir de ton baptême ». Cela doit être raconté par Bibi pour avoir tout le sel voulu. Notre ami de ce jour se déclare « copain avec le colon ».

Le plus amusant de l’histoire c’est qu’il dit avoir « chopé le filou ». Il couche chez sa marraine et mange à sa table.

« Dommage » fait-il « qu’on ne peut se faire baptiser plusieurs fois, sinon je me ferais rebaptiser à la prochaine occasion ».

Bibi est-il sincère ? Est-ce du bluff ? Toujours est-il qu’il nous paie une tournée et nous fait bien rire.

6h30 zone, c’est lors de rentrer chez maman Azéline. Nous y trouvons nos cuisiniers qui se sont mis en frais pour nous faire un succulent repas. C’est dimanche, nous sablons le champagne afin de fêter notre nouvelle installation et c’est gaiement que nous nous quittons pour dormir. La nuit sera certainement exquise..