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4 janvier

Après une bonne nuit, je passe toute la matinée à écrire aux miens les péripéties des combats du 31 décembre et la disparition de mon cousin. Je descends à la 8e compagnie et interroge deux rescapés, les seules, de la section de Brésillon. Ceux-ci me racontent qu’arrivé devant la tranchée allemande aux fils de fer barbelés, mon cousin avec sa demie section se coucha, tâchant d’avancer en rampant. Une bombe le blessa à la bouche et quand on se replia, vu l’impossibilité d’avancer, le sergent Lobbedey ne se releva pas. À son tour l’ennemi à cet endroit contre-attaqua et prit quelques éléments de tranchées. Le lendemain le 1er d’infanterie reprit les éléments perdus. Aucun cadavre, aucun blessé ne fut revu : l’ennemi avait tout enlevé la nuit. J’en suis donc à des conjectures au sujet de mon brave parent ?

Vers 10 heures, Gallois vient m’annoncer que le commandant Desplats rentre au 128e et que le colonel de Bonneville lui succède dans le commandement du régiment.

À table, vers midi, je propose qu’on se cotise pour faire dire quelques prières pour Jean Carpentier. À l’unanimité c’est accepté. Je fais la quête et ramasse une trentaine de francs. Je décide donc d’aller trouver le curé de Florent et de lui demander de dire ou faire dire 15 messes pour mon pauvre ami défunt.

L’après-midi se passe tranquillement. Je suis assez heureux, car l’adjudant Culine m’a procuré un bon soldat comme brosseur. Je n’ai donc à m’occuper de rien. De plus la chambre est un intérieur qui me plaît et où je passe la majeure partie de la journée. Je reçois la visite du vaguemestre* Renaudin qui m’apporte quelques lettres et deux colis l’un à mon adresse l’autre à celle de mon cousin. Le colis pour moi m’est envoyé par Madame Parenty [1], notre grande amie de famille : friandises en quantité qui font ma joie. Quant au colis de mon malheureux cousin, je la garde avertissant les miens. Je leur adresse d’ailleurs, également ma chanson sur la Gruerie : je suis trop attristé pour songer encore à la chanter.

Vers 3 heures un énorme détachement composé en partie de classe 1915 arrive dans notre rue ; il est reparti par compagnies. Les 7e et 8e reçoivent presque tout le contingent.

Florent-APD0000552Quelques nouveaux gradés sont là également, tous sous-officiers ; un seul adjudant, Vieux colonial médaillé et retraité : l’adjudant Renaud qui passe à la 6e compagnie. Ainsi le bataillon est un peu remis sur pied mais ce n’est pas fameux, loin de là.

Le soir tombe, je rentre dans notre habitation et nous ne tardons pas à nous mettre à table. Gauthier comme toujours fait une excellente popote*. Puis nous montons, Gallois, Jombart et moi, afin de nous étendre le plus vite possible.


[1] Parenty : famille originaire de Calais, ils sont de bons amis de la famille Lobbedey, comme le montre cette carte postale datée de 1908, ci-dessous.

FamillePARENTY-Calais

31 décembre

Nous sommes réveillés en sursaut. Une fusillade sans pareille crépite du côté des 7e et 8e compagnies. Il fait petit jour. L’artillerie ne tarde pas à faire un barrage de feu et d’acier, mais rien n’y fait. Durant une heure la fusillade fait rage.

Vers 7h30 cela se calme un peu pour reprendre bientôt de plus belle. J’interroge les téléphonistes : ils ne savent rien, la ligne est coupée avec 7 et 8. Quant à 5 et 6 d’où l’ennemi est assez éloigné, on n’y veille, mais tout est calme.

Vers 9 heures nous voyons passer des blessés qui descendent des tranchées pour se rendre à La Harazée. Certains nous disent que les boches ont attaqué ce matin à coups de bombes, mais qu’ils ont été repoussés. Nous avons eu beaucoup de pertes de notre côté.

Vers 10 heures le lieutenant Péquin passe conduit par 2 hommes. Il a toute la figure en sang et une partie de la mâchoire enlevée par une bombe. Le sous-lieutenant Monchy a pris le commandement de la 7e compagnie.

Il peut être midi quand la fusillade cesse tout à coup. Qu’est-ce ? Nous nous équipons et nous tenons prêts à toute éventualité. Le colonel du 120e passe rapidement : nous ne nous montrons pas.

Le calme continue, tandis que bon nombre de blessés passe sans cesse allant vers les postes de secours qui se trouvent non loin de nous et ensuite La Harazée.

Cela tient jusque 2 heures ; nous commençons à respirer. Je vais au téléphone où mes amis qui ont réparé la ligne sont aux écoutes et entendent les conversations téléphoniques du colonel du 120e dont nous dépendons.

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Celui-ci se trouve au poste du capitaine Sénéchal, poste de la 8e compagnie et communique avec la brigade qui se trouve à La Harazée. Il faut que nous contre-attaquions afin de déloger l’ennemi qui a attaqué ce matin et doit être affaibli par ses pertes. La séance ne va donc pas tarder à recommencer. En effet.

Vers 3 heures, les balles sifflent à nos oreilles, la fusillade crépite de nouveau, le 75 donne. Nous attendons durant une heure dans la plus grande anxiété. Réussira-t-on ou non, à déloger l’ennemi de la position qu’il occupe ?

Le sous-lieutenant Monchy passe blessé. Il s’arrête un instant, il n’est que blessé assez légèrement au bras droit. Il nous dit que l’attaque n’a pas réussi ; que les sections sorties sont rentrées décimées par les mitrailleuses. On repousse en ce moment une contre-attaque ennemie qui se déclenche à son tour. Nos pertes sont énormes. Le lieutenant Régnier s’est fait tuer bravement à la tête de la 8e compagnie. Toutes ces nouvelles nous consternent, tandis que l’officier file rapidement vers le poste de secours.

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C’est de nouveau un défilé de blessés qui nous disent tous que c’est un enfer là-haut. Nous apprenons certaines morts : celle de bon nombre de sergents de la 7e ; Bréner reste, il a pris le commandement de la compagnie ; celle du sergent Major de Brésillon [2] de la 8e, le chef de la section où se trouve mon cousin. Du coup, à tous je m’informe du sort de mon parent. Personne ne sait me renseigner. Un blessé me dit que 4 hommes seulement sont revenus de cette section. Je vois le sergent Tercy de la 7e un brave qui passe blessé.

Là-haut la fusillade fait toujours rage. Le capitaine Sénéchal me fait dire de lui envoyer rapidement des tas de munitions. Nous trottons tous vers le gourbi du génie qui se trouve à 200 m ; les balles sifflent en grand nombre ; des obus tombent nombreux, mais 250 m trop longs heureusement. Nous filons charger de bombes et de cartouches vers la 8e et la 7e conduits par Sauvage et Paradis.

Après mille péripéties, je rencontre l’adjudant Gallois. Celui-ci a donné des ordres et aussitôt les hommes pillent littéralement les sacs de munitions.

Je demande à tous des nouvelles de mon cousin : on me répond que la section de Brésillon n’existe plus. Que c’est consolant ! Mon opinion est que la mort a fait une victime.

Gallois me dit que le capitaine Sénéchal ne voulait pas donner l’ordre de charger, sachant que c’était un arrêt de mort ; il s’y est vu forcé par le commandant Desplats, et ne donna l’ordre que les larmes aux yeux.

Jamais, non jamais, on ne saura quel cœur d’or palpite dans la poitrine de notre commandant.

Je rentre à mon poste dans l’obscurité après avoir eu l’assurance de Gallois qu’on n’avait pas besoin de moi. « Charge toi du ravitaillement et remplacement dans les communications avec la 5e et 6e compagnie ». Me dit-il en partant. J’ai donc un rôle assigné et la conscience en repos.

La fusillade a cessé. On a gardé ses positions de part et d’autre à part quelques éléments où les boches ont réussi à progresser. Gauthier et Jombart s’amènent. Ils nous disent qu’à La Harazée ils ont subi toute la journée un formidable bombardement. Nous avons grand travail à les mettre au courant de tout ce qui s’est passé durant la journée.

On mange et je me couche car les émotions et les deuils successifs m’ont abattu. Je songe avec peine à mon cousin dont le sort m’est inconnu. Est-il tué, est-il blessé, est-il prisonnier ?

René en s’étendant à mes côtés me souhaite avec un sourire qui en dit long sur nos misères « une bonne et heureuse année ». Marcel Maistriaux_0019C’est vrai, je n’y pensais pas : demain 1915. Mon cousin [1] n’aura pas vu la nouvelle année. Oui, triste fin d’année et triste début d’une année nouvelle teintée de sang déjà.

Nous ne pouvons presque fermer l’œil. À tout instant de courte fusillade éclatent accompagnées d’éclatement de bombes. Nous prenons donc le parti de veiller et de nous tenir prêts en cas d’alerte.


[1] Louis LOBBEDEY : décédé ce 31 décembre 1914 selon le récit de son cousin Émile.FicheMDHarchives_H300480RCR-Louis-Lob_0152 CR2-Louis-Lob_0152C_G1_E_13_01_1381_0121_0Extrait de : Les archives historiques du CICR, http://grandeguerre.icrc.org/fr

[2] de Brésillon : Sergent major (Jolly) de BRESILLON, Georges, comme l’atteste sa fiche Mémoire des Hommes.Fiche MDH-archives_G270252R

 

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

3 novembre

Le temps est radieux. Le soleil brille.

Le capitaine Sénéchal, depuis hier, a permuté avec le capitaine De Lannurien.

Je vais communiquer une avalanche de notes au capitaine Aubrun vers midi. État de propositions, de pertes, etc…

Je le trouve à table avec le lieutenant Vals et les officiers de la 8e compagnie. Leur popote est installée dans le logis du sous-lieutenant Vals. Ils mangent dans la chambre à coucher où se trouvent deux lits occupés par le sous-lieutenant Vals et le capitaine. Celui-ci a cédé la chambre, vaille que vaille, de l’arrivée au sous-lieutenant Monchy. Je constate avec satisfaction moi-même qu’ils sont satisfaits. Notre installation est terminée également. Un nouveau camarade s’adjoint à nous, le caporal fourrier* Jombart, imprimeur à Paris, qui est très aimable et très débrouillard. Il sera dorénavant agent de liaison* en second de la 8e compagnie avec Carpentier. Le pauvre Gallois est surchargé de besogne : le sergent major de la 7e est tué. Il assure donc les rôles de sergent major et fourrier. Huvenois prend pour la 6e son caporal fourrier également, qu’il s’adjoint en second. Nous commençons à être une bande. Pour moi, le capitaine déclare garder Jamesse, son caporal fourrier ; je n’aurai qu’à prendre un agent de liaison en second quand bon me semblera. Je décide d’attendre le prochain séjour de tranchées.

Tout le monde ici se plaint de la vermine qui grouille partout. Que faire là contre ? C’est le cas de dire avec le vieux « La Fontaine ».

Le capitaine Sénéchal vient nous voir dans l’après-midi. C’est pour nous un père plutôt qu’un chef et c’est ainsi que nous l’aimons.

Je reçois quelques états de la compagnie. Gibert, le sergent qui succédera deux jours au sous-lieutenant Lambert, en attendant le sous-lieutenant Vals, est proposé comme sous-lieutenant ( ?). L’état des pertes se monte à 9 tués et 29 blessés.

La 8e compagnie est la plus triste : elle est réduite à cent hommes.

Je vais voir mon cousin Louis. Nous sommes heureux de causer des notres, des nouvelles reçues qui arrivent à présent régulièrement. Il me dit avoir reçu une balle dans son képi qui lui a enlevé une mèche de cheveux. Vraiment, il l’a échappé belle.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Le village n’est qu’un grand hameau. Une centaine de maisons sont échelonnées des deux côtés de la route, sillonnées de granges plus ou moins démolies. Une cinquantaine d’habitants sont encore là.Placardelle-CPIl n’y a pas d’église. Nous n’avons qu’un aumônier pour la division et nous sommes privés de tout exercice religieux. Cela pourtant ne serait pas de luxe parfois au repos.

Parfois dans la journée, nous entendons des arrivées d’obus. Mon opinion est que si le village fut épargné jusqu’ici, il ne tardera pas à être repéré par l’ennemi.

Les hommes vont et viennent. Les officiers se promènent au milieu d’eux. C’est un va-et-vient continuel.VienneLeChateau-APD0000570

1er novembre

Relève* des tranchées

Le temps, heureusement, n’est pas à la pluie. En cherchant le compte rendu du matin, le capitaine me dit qu’il déplore encore la perte d’un chef de demi-section. Les tranchées* sont un enfer, même la nuit. Les hommes n’en peuvent plus de ne pouvoir fermer l’œil et d’être toujours sur les dents. C’est un déluge continuel de bombes. C’est insensé.

Dans la matinée, je vais, selon les ordres du capitaine De Lannurien, chercher un agent de liaison en second ; je prends Garcia qui est dégourdi et n’a pas froid aux yeux.

L’attaque est terminée à la 8e. L’ennemi a subi de fortes pertes. Malheureusement la compagnie est réduite à la moitié de son effectif. Carpentier, de retour d’avoir communiqué, m’annonce que mon cousin Louis est toujours là. Je pousse un soupir de satisfaction.

À la 6e compagnie, un brave parmi les braves, de mon pays, le sergent Vanholme [1], est grièvement blessé au bras par une bombe.

Vers 9 heures, le sous-lieutenant Vals passe. Il quitte la 6e compagnie et se rend à la 5e prendre la place de Lambert. Dans l’après-midi, le capitaine me dit que nous avons déjà pour la compagnie 9 tués et 26 blessés. Et ce n’est pas fini.

Cependant on parle vaguement de relève. Est-ce exact ? Que nous serions heureux car c’est un des coins les plus mauvais que nous ayons eus jusqu’ici.

Il peut être 6 heures du soir quand le capitaine De Lannurien nous fait appeler, nous place en cercle et constate que tout le monde est là. Les doubles restent. Les quatre fourriers*et le clairon sous la direction de l’adjudant De Juniac partent faire le cantonnement à la Placardelle. Nous partons donc dans une demi-obscurité à travers les terrains détrempés.

Sans trop grand mal, ayant le clairon Gauthier qui connaît le chemin, nous arrivons à la Harazée.

La Harazée : entrée du village - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France)

La Harazée : entrée du village – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France)

La marche à travers bois est fatigante. Nous faisons donc une longue pause que je ne juge pas suffisante car je reste avec l’intention de rejoindre en route.

Peu après, une aubaine m’arrive. Je suis dépassé par un caisson d’artillerie qui me charge avec mon fourniment. À la Placardelle, je ne tarde pas à retrouver la liaison à peine arrivée. Nous entrons dans une maison abandonnée où se trouvent des artilleurs qui font du feu. Il pleut ; nous attendons que la pluie cesse. De Juniac s’absente afin de s’informer des coins vacants. Il revient bientôt, armé toujours de son bâton et de sa lanterne qui ne le quittent plus.

Je fais le cantonnement dans le coin qui m’est destiné, c’est-à-dire les dernières maisons vers Florent ainsi qu’un pâté de maisons situées à 100 mètres au-delà.

Il peut être 10 heures. Quelques maisons sont habitées et les gens sont peu conciliants. D’autres maisons logent des officiers de génie et d’artillerie ayant leurs pièces en avant du village ; ceux-ci déclarent être à demeure. Enfin, le reste est inhabité et dans quel état : granges ouvertes à tous vents ; maisons aux fenêtres cassées et sans aucun meuble.

Les meilleurs coins sont occupés par des artilleurs ou des ordonnances de régiments voisins. Ces gens sont là, resteront là et ont tout de la dignité d’un Mirabeau.

Je suis furieux, je suis désolé. Quel triste métier que celui de fourrier. Je vais ainsi naviguer toute la nuit à travers une petite pluie fine qui mouille bien, butant à toute sorte de monde qui passe.

De Juniac a trouvé pour nous une maison abandonnée mais infecte. Je place mon sac dans une chambre de derrière où un coffre-fort voisine avec une table couverte de débris de viande et une mitrailleuse. Je regrette de ne pas être peintre pour fixer le tableau à la lueur d’une bougie. Si Boileau eût vu cela, il n’eût pas prononcé son vers sur le désordre effet de l’art. Du moins je laisse mon sac. Il est en sûreté.


[Sergent Vanholme mars 19151] sergent Vanholme : il s’agit de Abel VANHOLME, évoqué plus en détail ici : http://147ri.canalblog.com/archives/2014/04/19/29694542.html
Vous pourrez lire d’autres informations sur

ce 1er novembre 1914 à cette adresse : http://147ri.canalblog.com/archives/2009/05/25/13841946.html

Merci à Christophe Lagrange pour ces précisions et son site dédié aux hommes du 147e R. I. : http://147ri.canalblog.com/.

31 octobre

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Plan extrait du  J.M.O.* du 147e régiment d’infanterie (26 N 695/11) – 1er novembre 1914

La nuit est toujours mouvementée. On ne ferme pas l’œil car la fusillade crépite sans cesse et les tranchées sont si rapprochées qu’on craint toujours un coup de main.

Dans la matinée, on amène un homme qui a perdu la raison. On l’emmène à l’arrière, mais cela donne une triste impression.

Ensuite, on arrête un autre soldat qui fuit vers l’arrière sans fusil ni équipement. Le commandant le menace de son revolver et le fait ramener en première ligne à la 6e, sa compagnie, par le fourrier* Huvenois.

La matinée est aussi mouvementée que la nuit. Dans l’après-midi, on entend une fusillade à notre droite. Vers 2 heures, le colonel Rémond arrive au PC du bataillon avec le capitaine Sénéchal. Il reste une heure à conférer avec le commandant. La fusillade continue toujours sur la droite ; on dit que c’est la 8e qui est attaquée.

À la hâte, nous communiquons qu’il faut redoubler de surveillance.

Quand je rentre au PC du bataillon, le commandant est parti à la 8e compagnie avec le colonel et sa suite. Carpentier est parti avec eux.

Nous vivons des heures tragiques et attendons, anxieux, une mauvaise nouvelle car ici les nouvelles ne sont jamais bonnes.

Vers 6 heures du soir, Carpentier rentre affolé, disant de communiquer que les cuisiniers doivent rester jusqu’à nouvel ordre. Il nous atterre en disant que la 8e a subi une forte attaque boche et se voit réduite à la moitié de son effectif. Le sergent Lafaille, un petit bonhomme râblé, de mes amis, a défendu sa tranchée avec une poignée d’hommes comme un lion, enfilant les boches à la baïonnette. On l’a dit blessé très grièvement. Le commandant Jeannelle est blessé d’une balle à la cuisse. Il était au PC de lieutenant Péquin, commandant la compagnie, et, n’écoutant que son courage, est allé aux premières lignes afin d’encourager les troupes par sa présence. Je tremble pour mon cousin qui fait partie de la section De Brésillon.

Je communique tout au capitaine. À mon retour, le capitaine, commandant la 7e compagnie, blessé le 22 août et dont j’ignorais le retour, est près de nous. Il prend le commandement du bataillon.

La nuit est des plus agitées. Le ravitaillement n’a pas lieu.

29 octobre

Les brancardiers se dévouent. Il y a particulièrement une équipe qui y met du cœur. Toute la nuit, ils passent et repassent car de jour, il est dangereux, à part quelques exceptions, de procéder à toute évacuation.

bruyer_brancardiers11

T’en fais pas mon vieux, tu la reverras ta mère… , lithogravure de Georges Bruyer – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Le ravitaillement se fait bien également. Au petit jour, les cuisiniers des compagnies passent.

VienneLeChateau-APD0000693Vers 9 heures, j’apprends en communiquant que deux cuisiniers de la section* Culine, un peu en retard, ont voulu traverser quand même à découvert. Ils furent tués. Le capitaine est hors de lui.

Vers midi, j’apprends également la mort, d’une balle au ventre, d’un de mes bons amis, le caporal Gillet [1] de Vrigne-aux-Bois. Que de deuils !

Mon ami Carpentier dit que la 8e compagnie occupe une très mauvaise position et a affaire à des boches actifs et entreprenants.

À la 6e, un arbre se trouvait entre les deux tranchées. Les boches, à coups de mitrailleuses, le déchiquettent. La section est en mauvaise posture s’il tombe sur la tranchée.VienneLeChateau-APD0000696

En somme, le secteur est des plus mauvais. On fait une consommation énorme de bombes et de munitions. Le commandant nous fait dire de tirer moins, sinon, il déclare ne plus se tenir garant d’un approvisionnement régulier.

Je songe beaucoup à mon cousin Louis qui se trouve à la 8e compagnie. Le temps est toujours pluvieux.


[1] Gillet : il s’agit peut-être de GILLET Edmond indiqué comme originaire de Vrigne-aux-Bois. Voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes qui, en dehors de la date de décès (1er novembre 1914 au lieu du 29 octobre) mais aussi du grade (sergent au lieu de caporal), pourrait correspondre.
FicheMDHarchives_F350956R