Archives par étiquette : Menneval

19 février – Quatrième partie

Quatrième partie – La Champagne


Chapitre 1 – Arrivée en Champagne
Départ de Charmontois

Vers 4 heures du matin, je suis réveillé en sursaut par quelqu’un qui entre en criant alerte. C’est Brillant qui m’apporte une longue note que je lis après avoir dit à Rogery de réveiller tout le monde.

Note du général de division disant que la 4e division doit loger ce soir dans la vallée de l’Ante. Note du colonel fixant le départ de tout le régiment pour 9 heures et du campement du 2e bataillon pour 7 heures. Note du chef de bataillon disant la même chose pour le campement : départ à 7 heures, les quatre fourriers sous les ordres du sergent fourrier Lobbedey plus l’ordinaire et les cuisiniers, plus une section de garde à l’arrivée, sous les ordres du capitaine Aubrun de la compagnie de jour.

Rassemblement à 6h45, sortie de Charmontois-le-Roi.

Je suis fixé et respire une minute tandis qu’un à un arrivent mes amis. Ceux-ci sachant le départ à 9 heures vont se recoucher, tandis que Rogery part avertir le capitaine et Jamesse en passant.

Je suis presque prêt quand Rogery revient avec les ordres pour la compagnie. Le commandement est délégué au lieutenant Alinat. Le sergent Cattelot fera le cantonnement* de la compagnie puisque je remplace l’adjudant de bataillon. La section Gibert partira avec le campement pour prendre la garde à l’arrivée au nouveau cantonnement.

C’est donc le vrai départ. J’avale un bon chocolat, garnis ma musette et mon bidon et dis au revoir à la mère Azéline qui s’est levée et pleure notre départ. Je vois Jacquinot qui me dit que tout le magasin se trouve sur la voiture de compagnie.

Il est 6 heures. Je pars à la liaison du bataillon. Je sors avec Paradis, Sauvage, Menneval. Dehors je rencontre Cattelot qui s’amène, Gibert et sa section, puis le capitaine Aubrun à cheval.

Celui-ci me dit de filer avec tout le monde à la sortie de Charmontois-le-Roi et de l’y attendre.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Nous partons donc du bureau du colonel où nous étions rassemblés. À Charmontois-le-Roi je dis au revoir en passant à Madame La Plotte et je m’arrête devant la famille Adam à qui je fais mes adieux.

Le capitaine Aubrun s’amène à cheval suivi du lieutenant Delepine officier de campement du 3e bataillon cantonné à Belval. Nous partons donc ensemble campements des 2e et 3e bataillons dans la direction de Le Chemin. Il est 7 heures. Le temps est sec et beau ; il fait un léger brouillard précurseur du soleil.

En route les deux officiers partent de l’avant me donnant la direction et me disant de faire la pause aux heures réglementaires.

Nous nous arrêtons un peu avant l’entrée à Le Chemin. Nous traversons ensuite le village et tournons à droite dans la direction de Passavant.

Je suis un peu mélancolique. Adieu, cher pays de Charmontois. Nous te serons toujours reconnaissants des bons moments que nous avons passés chez toi.

Le soleil s’est levé quand nous apercevons un gros village. Nous sommes toujours devancés par nos officiers. Je suis chef de colonne. Nous arrivons dans le pays paisible, Villers-en-Argonne. Nous le traversons.

Au milieu du village le capitaine Aubrun sort d’un café et me fait faire halte. Il nous donne le droit d’entrer nous installer au café et nous désaltérer. Quelle fête ! On allume une bonne cigarette et je bois une grenadine à l’eau de Selz qui me fait grand bien.

Un quart d’heure après nous repartons, tournons bientôt à gauche et laissons le 3e bataillon avec le lieutenant Delepine qui continue tout droit vers Élise, à ce que me dit le capitaine Aubrun. Quant à nous nous filons à Braux-Saint-Rémy.

Le capitaine continue à me devancer. Quelques kilomètres plus loin nous traversons la voie ferrée de Sainte-Menehould à Vitry-le-François. En gare, sans doute la station très petite certes de Villers-en-Argonne, nous voyons une locomotive blindée. La gare se trouve à 50 m à notre droite. Nous continuons et montons une côte, à la descente de laquelle nous tombons, après avoir rencontré une grande ferme sur notre gauche, sur la route de Sainte-Menehould à Vitry-le-François.

Chose curieuse, je rencontre le poteau indicateur disant Vitry-le-François 44,5 km ; et ce poteau je le reconnais pour l’avoir vu lors de la retraite et lors de la poursuite. Cela me fait quelque chose ; c’est comme un vieil ami que je rencontrerais après des mois.

En route nous avons rencontré l’automobile de la division. Nous traversons la route de Sainte-Menehould à Vitry et faisons une bonne pause au soleil. Il est 10 heures du matin.

Nous repartons vers un petit village que nous voyons à 1500 m. C’est Braux et le capitaine y est déjà.

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

t8-Braux-PlansDessinésELOBBEDEY_0015

Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous arrivons dans le village vers 11 heures. Il fait un soleil magnifique. Le capitaine arrive à ma rencontre et nous commençons le cantonnement avec les ennuis et les péripéties de tous les cantonnements. Seulement celui-ci est un des plus fatigants avec le capitaine Aubrun qui au lieu de me laisser faire, va, vient, change, rechange, et au fond n’est pas très fixé.

Le colonel et son état-major logent ici. Puis à 1 heure un cycliste arrive et déclare qu’il cantonne à Élise.

Enfin à 2 heures tout est prêt. Le chef de bataillon, l’infirmerie et les docteurs sont logés par moi personnellement. Brillant de plus nous a accompagnés pour représenter l’état-major du bataillon. La liaison du bataillon est logée au premier dans l’école.

Quant au poste de police il est déjà installé au centre du village. Cattelot s’est chargé de la compagnie ; il nous a trouvé une popote. Moi j’ai trouvé un bureau. Tout est donc bien. Dans le village sont cantonnées des troupes de pontonniers [1] avec leurs médecins.

Je m’arrange avec l’un d’eux à qui je procure une chambre meilleure que celle qu’il occupait. J’hérite de ce fait de sa chambre et vais voir les propriétaires du logis, gens des moins affables, à qui je dis prendre la chambre pour moi en remplacement du major. Après bien des réticences, l’affaire est réglée.

Il peut être 3 heures quand le bataillon arrive. Il est placé une heure après son arrivée. Lannoy est très satisfait du bureau qui n’est autre qu’un petit bâtiment isolé où les propriétaires font leur pain et placent leur bois dans un petit grenier au-dessus. Ceux-ci nous prêtent des chaises ; comme table, deux tréteaux et une grande place recouverte d’une couverture, c’est tout ce qu’il faut. À côté se trouve une espèce d’atelier, où Jacquinot installe le soi-disant magasin, en allant aux voitures chercher son matériel qu’il transporte à brouette. J’avertis Lannoy qu’une chambre nous attend ce soir.

Licour est avec nous ainsi que Rogery. Une fois astiqués nous nous rendons vers le haut du village à notre popote*. Nous entrons dans une maison proprette où deux dames nous reçoivent.

Nous trouvons nos amis en partie autour du feu tandis que Levers et Delacensellerie font popote. Il peut être 5 heures. En face se trouve un petit débit de tabac assez bien achalandé. J’en profite pour me fournir de cigarettes.

Nous rentrons au bureau en attendant 7 heures. Nous causons avec nos propriétaires qui habitent en face de notre modeste logis. C’est une vieille dame et sa fille mariée dont le mari est mobilisé. Elles possèdent une maison en face qui donne asile à la popote de nos officiers.

La soirée se passe très bien. Nous dînons gaiement dans notre popote en compagnie de nos hôtesses qui disent que nous sommes chez nous. C’est extraordinaire dans ce pays, car les gens rivalisent pour montrer le moins d’amabilité.

Plusieurs fois durant le cantonnement le capitaine eut une prise de bec, particulièrement avec une femme qui ne voulait loger aucune popote, alors qu’elle habitait seule et qu’une magnifique et spacieuse cuisine se dévoilait à nous. Le capitaine a tout simplement réquisitionné la maison. De même nos hôtesses du bureau se plaignaient de devoir loger ; pourtant être deux et avoir deux demeures à soi et se plaindre d’avoir une pièce occupée par des officiers deux fois une heure par jour, je crois que c’est de l’exagération. Naturellement je me suis mis aussitôt de leur côté en les plaignant de tout ce tracas et de ce fait j’ai obtenu pour moi tout ce que j’ai voulu. On devient roublard dans le métier !

Nous mangeons donc de bon appétit. Nous recevons Rogery et Mascart qui nous apportent des notes : demain repos ; se tenir quand même prêt à partir. Nous chantons à la fin du repas, heureux d’être au chaud, autour d’une bonne table chez de charmants habitants.

Lannoy et moi nous quittons vers 8h30 pour nous diriger vers le lit espéré. Nous arrivons. Porte close. Longtemps nous frappons au volet et la grosse femme vient enfin ouvrir. Nous croyons entrer, mais la porte n’est ouverte qu’à demi et dans l’entrebâillement, elle nous déclare qu’elle loge un officier. La porte se referme. Est-ce vrai, pas vrai ? Nous prenons donc notre parti en braves, tout en ronchonnant un peu. Nous coucherons au grenier qui se trouve au-dessus du bureau avec Licour, Rogery, Jacquinot et Jamesse.

Bientôt allongés dans le foin, roulés dans nos couvertures, nous dormions à poings fermés.


[1] pontonniers : Les équipes de pontonniers sont des unités du génie militaire chargées de mettre en place, sur des cours d’eau, des ponts afin de permettre le franchissement de ceux-ci par les armées.

14 janvier

Je me lève vers 3h30. Il fait encore nuit noire. Je pars seul dédaignant de prendre mon second avec moi bien que cela nous soit permis pour les rondes. Je vois successivement le sous-lieutenant Gout, le capitaine Aubrun et le sous-lieutenant Carrière qui loge avec lui. Quant à la 8e je la juge trop éloignée. Cela m’a pris 3 quarts d’heure. Dans la tranchée, les sentinelles veillaient. Je puis donc mettre en conscience « route faite de 3 heures à 5 heures. Rien à signaler ».

Je m’étends donc près du brave Mascart qui dort comme un bienheureux. Il fait petit jour quand je me réveille.

Nous avons la visite du commandant Desplats, mais il nous trouve sarclant, piochant et son visage exprime la satisfaction. Inutile de dire que la sentinelle* était à son poste et l’avait vu arriver. Il appelle cependant l’adjudant Gallois et lui dit de nous faire poser des fils de fer au carrefour afin de consolider les défenses accessoires qui s’y trouvent déjà. Nous allons donc au PC du secteur qui se trouve à deux pas et ramenons des rouleaux de fil de fer barbelé.

Une autre visite plus agréable est celle de Gauthier autour duquel nous nous rassemblons aussitôt.

Puis nous nous mettons à l’œuvre et déployons le fil de fer. Plusieurs fois il faut risquer de s’enliser pour atteindre tel piquet afin d’y attacher le fil dont les pointes nous piquent les mains. Quant aux quatre martyrs des compagnies détachées au colonel, mon Pignol en tête, ils creusent la tranchée destinée à barrer la route avec un acharnement qui tient du désespoir.

Le commandant repasse, heureux de nous voir nous démener. Quelques minutes après nous rentrons dans nos Kania*, un rouleau de fil de fer à portée de la main prêts à bondir au moindre signal de notre observateur qui est à son poste pour deux heures et sera relevé par l’un d’entre nous.

gayraud-30Le temps est brumeux mais non pluvieux. C’est un avantage. Le capitaine Claire avec son téléphone ne sort pas de son trou.

Vers 10 heures, une mauvaise nouvelle nous parvient : Menneval est blessé à la tête. Peu grièvement, il est vrai, et heureusement. Il file vers le poste de secours qui se trouve sur le layon conduisant à la Harazée. Il fut blessé dans le boyau conduisant aux 5e et 7e et 6e.
À nous de prendre nos précautions quand nous communiquerons.

Jombart me remet au moment du repas une carte de l’ancien sergent Major de la 8e Godin en traitement à Clermont-Ferrand. Il déplore la mort de Jean Carpentier nous avons également aujourd’hui des Bulletins des armées de la République et quelques Echo de l’Argonne notre journal du coin qui est bien intéressant.

N0110075_JPEG_19_19DML'Echo de l'Argonne : le mieux informé de toute la région / gérant D.

L’après-midi je vais voir le capitaine Aubrun et lui porter tous ses papiers qui distraient et font oublier un peu les moments pénibles à passer.

Dans l’après-midi nous avons alerte et les défenses du ravin gagnent quelques fils de plus. Le commandant Desplats arrive escorté de quelques hommes qui portent un cadre rempli de fil de fer barbelé, cadre fait de plusieurs gros rondins. Il s’agit de poser cela sur le layon devant la tranchée qui le barre de façon à en faire une espèce de porte. Les poilus* se mettent à l’œuvre, tandis que le commandant rentre à son gourbi*, ce que nous faisons également en riant d’un air entendu. Nous avons trouvé le bon truc, c’est ce qu’on appelle le système D.

La journée se passe calme. Le soir tombe et entraîne avec lui le départ de nos cuisiniers et de ceux des compagnies. Je vois Jamesse mon caporal fourrier suivi de la longue file de ses cuistots. Quant à nous, nous baissons la toile de tente de l’entrée du gourbi : nous voici chez. Un bon feu flambe au fond de l’abri et on s’accroupit autour en attendant de chauffer la popote*.

La soirée se passe. Nous mangeons et nous couchons. Mascart a mis du bois sur le feu ; celui-ci durera une bonne partie de la nuit.

Mais soudain le cataclysme imprévu cette fois et toujours redouté éclate. Je me réveille : tout le toit est en flammes. Quelle scène ! Aussitôt je saisis mes couvertures sors et monte à flanc de coteau afin de jeter celle-ci sur le foyer d’incendie pour l’étouffer. Mascart et René courent au ruisseau qui se trouve à 20 m, appelant à l’aide toute la liaison, et amènent dans les marmites l’eau qu’ils déversent sur les branches qui flambent. Enfin après vingt voyages, aidés de Paradis et de Sauvage, nous arrivons à éteindre le tout. Quelle émotion !

D’abord la peur d’être repéré par la lueur, puis celle d’attraper une sérieuse algarade [1]. Émotion aussi non moins forte quand nous constatons les dégâts faits à notre demeure. Je suis littéralement désolé. Une bonne partie du toit est consumée ; quant à l’intérieur il est rempli d’eau. Jusque minuit nous travaillons à réinstaller l’intérieur et à le remettre en état. Quant au toit, nous laissons à demain le soin de le reconstituer. Nous nous couchons donc mélancoliques et moi surtout car mes couvertures sont en partie brûlées. Enfin, « quand le vin est tiré, il faut le boire » et « à la guerre comme à la guerre »


[1] algarade : Altercation vive et inattendue avec quelqu’un. (Larousse.fr)

12 janvier

Après une nuit excellente, je me trouve retapé, presque sec. Je tousse affreusement, c’est entendu, mais du café chaud aura raison d’un simple accident.

Gauthier et Jombart arrivent vers 9 heures suivis des cuisiniers des 5, 6 et 7e. Ceux de la 8e sont obligés de venir de nuit. Nous buvons aussitôt l’eau-de-vie pour nous donner des forces. On attise un peu le feu et bientôt un bon quart* de café suit la direction de l’eau-de-vie.

2mxr3h0Jombart m’apporte des lettres de chez moi, une lettre de ma mère, une lettre de ma famille, une autre du sergent Noël qui est soigné dans l’intérieur. Tout cela me distrait et me fait oublier un peu la dure vie que nous menons. Un colis m’est remis : il me vient du vicaire de la ville, Monsieur Danès [1], grand ami ; cigares et cigarettes me font un sensible plaisir. Je ferme immédiatement dédaignant du coup le vulgaire tabac du poilu* à 15 centimes le paquet.

Après le repas du matin, la fumée bleue de mon cigare me fait entrevoir les tours et le beffroi du pays.

Le temps s’est remis au beau. Le soleil brille de nouveau, soleil d’hiver bien pâle il est vrai qui ne chauffe guère, mais le foyer dont Pignol surveille l’intensité en vrai chauffeur y supplée amplement. Je suis à présent complètement sec, mais ma capote et mon pantalon sont littéralement couverts de boue. Qu’importe ! C’est le métier qui veut ça mais où est le temps où on avait un faux-col impeccable ! Quant au secteur, sans être bon, [il] est pourtant assez calme, du moins ici. Les boches cependant peuvent toujours nous réserver des surprises. Du moins, il ne cesse de nous envoyer des rafales d’obus !

Dans l’après-midi je vais à la campagne. À un endroit, l’adjudant Culine m’empêche de passer, car un coin de tranchées est évacué, les bombes pleuvent dru. Il me faut quand même passer et rapidement je traverse la zone dangereuse. Je trouve le capitaine au fond de son trou, et [il] se chauffe avec du charbon de bois. Je cause avec lui. Il sait qu’il doit être ici 7 jours. Le coin est mauvais. Aussi me dit-il « encore 5 jours ! » Mystérieusement il m’annonce que c’est bien décidé. Nous allons avoir un grand repos. Nous irons du côté de Sainte-Menehould pour un mois. Tout ceci m’enchante et je rentre traversant indemne de nouveau la zone des bombes que Culine lui-même revolver au poing surveille en cas où l’ennemi qui se trouve à 25 m tenterait un coup de main. J’annonce la bonne nouvelle de ce fameux repos à Gallois qui reste sceptique, tandis que mes 2 agents de liaison* du coup entonnent un vieux refrain populaire.

Le soir tombe. Au fond journée calme. Je vais causer un peu avec Sauvage et Menneval. Un peu plus loin c’est le gourbi* de Paradis et de Garnier : ceux-ci se plaignent de la difficulté à communiquer même la nuit avec la 8e compagnie.

Gallois m’appelle. Le système de rondes va recommencer. Quel ennui ! Enfin on verra bien. Du moins j’ai le plaisir de constater que je garde le statu quo cette nuit. Gallois par contre doit en faire une. Il me demande Pignol pour l’accompagner : j’accepte.

Il part donc, trichant d’une heure. Il est 8 heures du soir. Je lui conseille de voir les 5e et 7e et de laisser 6 et 8 à part.

Je fume attendant le retour de Pignol qui reparais en rigolant quoique le visage rempli de boue. On a du mal à distinguer les yeux, la bouche et le nez. Un fou rire me prend. Le malheureux garçon s’est aplati. Mais il a bon caractère et rit lui-même. Il se rend pour se débarbouiller à 25 m au ruisseau qui traverse le chemin. Je m’étends et m’endors en riant encore.


[1] Danès : abbé Danès, vicaire à Bergues comme en témoigne sa carte postale envoyée à Émile Lobbedey en avril 1915.

abbéDanès04-1915

9 janvier – Chapitre X

Chapitre X – Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame
Séjour à la Harazée – voir topo tome I

Fauteuil voltaire

Enfin au petit jour la place est déblayée. Gauthier et moi, faisons l’inventaire de notre héritage : une pièce de 10 m de long sur 5 de large ; une commode ; une table ; 4 chaises, un voltaire*, un foyer où on pourra faire popote.

La liaison ne tarde pas à rappliquer chez nous et chacun s’installe comme il peut. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. Gallois arrive à son tour et j’ai une nouvelle discussion avec lui, car je l’accuse de n’avoir pas fait son service.

Nous sommes là-dedans à 12 : Gallois, adjudant, Menneval, Sauvage, Jombart et moi, sergents fourriers, Paradis, Verleene, caporaux fourriers René, agent mitrailleur, Gauthier, clairon cuisinier, Pignol, Garnier et un homme de la 7e agents de liaison en second.

Enfin plus on est de fous, plus on rit, dit-on. C’est peut-être vrai car à notre misère de logement, on supplée par une grande gaieté.

Je garde cependant le fauteuil comme propriété personnelle, c’est ce qu’il y a de plus confortable.

Nous faisons popote*, jouons aux cartes l’après-midi, écrivons aux nôtres, recevons la visite du vaguemestre* et passons la journée assez péniblement.

Vers 5 heures nous assistons à un spectacle assez grandiose. Les voitures de ravitaillement arrivent sur la route de Vienne le château – la Harazée quand des sifflements d’obus se font entendre. Les obus éclatent en gerbes noires, ce sont des obus percutants*, à 25 m à droite et à gauche de la route avec un bruit terrifiant.

Les voitures au galop des chevaux passent, tandis que les obus tombent toujours. Sans doute l’ennemi grâce à un ballon observatoire ou un taube [1] sait-il quelque chose, de l’heure d’arrivée de nos voitures. En tout cas, celles-ci arrivent dans le village au triple galop.

02555 - Ballon d'observation allemand - Guerre mondiale 14-On se réfugie dans les caves croyant à un bombardement du village. Il n’en est rien.

Une heure après les distributions commencent et les hommes du ravitaillement me disent avoir passé une belle minute d’indicible émotion. Les obus boches ont d’ailleurs été lancés en pure perte, car tout est intact, hommes, chevaux et matériel.

Le soir tombe. Nous aidons Gauthier à faire la cuisine. Nous mangeons et comme on ne part pas aux bois, nous nous installons pour la nuit. Je décide d’occuper le fauteuil. C’est encore la meilleure place. Nous sommes littéralement les uns sur les autres. N’empêche qu’on dormira bien et dans le fauteuil les pieds sur une chaise, je ne serai pas le dernier.


[1] Taube : Avion autrichien monoplan à ailes et queue de pigeon employé dès 1912 à des fins militaires.

2 janvier

Relève* des tranchées*

Je me lève tard après avoir constaté toute la matinée que le calme se maintient malgré le jour. Sans doute les boches sont-ils à bout de souffle et les pertes leur donnent-elles à réfléchir. En tout cas, nos pertes sont lourdes également et plus d’un des nôtres qui croyait voir l’année 1915 dont on était si près ne l’aura pas vue : tel le pauvre Louis, mon cousin, dont je pleure la mort, n’ayant aucune confiance qu’ils soit blessé prisonnier. J’attends le repos d’ailleurs pour voir des hommes de la 8e et tâcher d’avoir quelques détails.

Vers 10 heures, le capitaine Sénéchal dit à l’adjudant Gallois que nous serons relevés ce soir. Celui-ci nous annonce la bonne nouvelle : c’est un soulagement général. Nous passons donc une journée meilleure, quoique pluvieuse car la délivrance de ce mauvais coin ne va pas tarder à sonner pour nous.

La majeure partie du temps se passe dans l’abri, car dehors il pleut sans discontinuer. Malgré quelques gouttes qui filtrent çà et là dans le gourbi*, nous sommes quand même à sec.

Le calme continu aussi bien dans l’après-midi que dans la matinée et vers 4 heures il m’est donné de partir avec les 3 autres fourriers, Menneval, Sauvage et Paradis faisant fonction. À part quelques balles et quelques obus qui nous rappellent que 1915 n’a pas encore amené la fin des hostilités, c’est la tranquillité qui suit les grandes batailles. Par contre le chemin est des plus sales, tandis que la pluie fine continue à tomber. Enfin après avoir pataugé sur un parcours de 1500 m, nous arrivons dans la Harazée, par le château. À la Harazée, faisant comme toujours les fonctions d’adjudant de bataillon, je rassemble les caporaux d’ordinaire et les cuisiniers non sans mal et leur crie « rendez-vous à Florent ! ». Je retrouve Gauthier et Jombart, et ensemble nous filons vers la Placardelle. Grâce au clair de lune, nous pouvons nous diriger facilement. Du haut de la côte de la Harazée, les 75 tonnent sans discontinuer. Les obus allemand rappliquent et c’est au pas de course que nous traversons la zone dangereuse.

Batterie de 75 dissimulé APD0000491

Batterie de 75 dissimulée – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Nous voici dans la Placardelle où nous ne nous arrêtons pas, car les obus arrivent également de ce côté. Le village est mort d’ailleurs ; aucune âme qui vive ; et les maisons sont dans un état lamentable ; les obus pleuvent sur le hameau que l’ennemi croit sans doute cantonnement de troupes.

Voici la cote 211 ou quelques balles suivent. Une fois cela passé, on peut se juger sauvé. Alors seulement nous nous décidons à faire une première pause. La pluie a heureusement cessé de tomber. Les cuisiniers nous rejoignent avec le bruit significatif des marmites. Nous repartons aidés toujours du clair de lune ! Une nouvelle pause au parc d’artillerie et nous arrivons. Nous parlons à quelques artilleurs et leur racontons l’odyssée de notre séjour dans le bois ; en retour ils nous disent que de l’artillerie lourde est ici en quantité ; 120 long et court et 155 long. Le 155 tire à 15 km.

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action - 1915.07.16 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Camp des Hauts Bâtis, canon de 120 de long en action – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

batterie 155 APD0000527

Batterie de 155 – 1915.07.16 ©Ministère de la Culture

Voici Florent. Une nouvelle pluie nous reçoit. Qu’importe ! Nous sommes tout à la joie d’être arrivés. À l’entrée nous rencontrons un bataillon du 120e, le bataillon qui doit relever le nôtre : nous avons donc bien le temps de faire un cantonnement potable, car le bataillon n’arrivera ici qu’au petit jour. Pourvu que nous ayons une belle rue.

Je me rends au bureau de la place à la mairie.

La fontaine sur la grande place - 1915.11 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, mairie (à gauche) et fontaine (au centre) sur la grande place – 1915.11 ©Ministère de la Culture

Là on me dit que le cantonnement est déjà fixé et qu’il me faut aller voir le chef de corps du 147 qui se trouvent au point N (voir topo Florent tome IV, l’ancien PC du capitaine Aubrun et du bataillon à l’un de nos séjours ici).Plans Florent

Je m’y rends donc aussitôt suivi de Jombart et des fourriers. Je sonne ; on m’ouvre ; je rentre dans une pièce où se trouvent les secrétaires du colonel, le sergent Pécheur à leur tête. Le capitaine de Lannurien, adjoint au colonel ne tarde pas à arriver d’une chambre à côté. Je le salue, lui demande le cantonnement et lui raconte certaines choses de l’attaque, la mort du lieutenant Régnier, l’État des 7e et 8e compagnies. Il ouvre grand les yeux, car il ne sait rien et va chercher le commandant Desplats. Celui-ci arrive et me demande force détails que je lui donne du mieux que je puis. Il écoute de toutes ses oreilles, abasourdi et furieux déjà que le commandement ne lui ait rien dit, furieux aussi qu’on se soit permis d’abîmer ainsi un de ses bataillons et d’avoir fait tuer ses officiers. À la fin il me serre la main, me traite ainsi que mes amis « de braves » et malgré la pluie sort avec nous pour nous montrer notre cantonnement, « le meilleur du village » dit-il. En effet, c’est la rue Dupuytien [en vert sur le plan]. Le cantonnement est facile à faire puisque nous y avons déjà logé. Le commandant nous invite, comme un vrai père, à nous caser rapidement, à faire du feu etc.…

Il nous demande si cela ira ; on sent que les nouvelles ont suscité chez lui de la pitié pour nous. Sur notre affirmative que tout ira bien, il s’en va.

Les cuisiniers se placent donc aux coins indiqués. Le caporal fourrier Jamesse de la 5e qui est avec les cuisiniers à la Harazée durant les séjours aux tranchées avec le caporal d’ordinaire Delbarre, arrive et fait le cantonnement des officiers et des sections.

Campement militaire : les cuisines - 1915.07.18 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

Florent, campement militaire : les cuisines – 1915.07.18 ©Ministère de la Culture

Quant à la liaison du bataillon, je l’installe dans la maison que nous occupions lors de nos séjours dans cette rue. Gauthier fait aussitôt du feu. Je m’installe, attendant, afin de sécher un peu mes effets au coin du foyer. À plusieurs reprises, Jamesse me demande des renseignements : de guerre lasse, je sors et loge les officiers dans les demeures qu’ils ont occupées ; le débit de tabac pour le capitaine, une demeure voisine où se trouve une vieille personne seule pour le sous-lieutenant Vals et la popote. Je profite de ma sortie pour rentrer chez un vieillard qui n’est pas encore couché, le père Louis, connu du quartier pour sa forte surdité : je m’empare d’une chambre où je vais loger l’adjudant Culine et le sergent major Lannoy.

À mon retour au coin du feu, je trouve Jombart qui me dit avoir déniché une chambre pour Gallois et moi. Je vais voir et trouve une chambre vaste et propre avec un large lit et des draps. Pour qu’il n’y ait pas de jaloux, je dis à Jombart de se coucher jusqu’au lendemain matin. À l’arrivée du bataillon Gallois et moi nous lui succéderons. Un lit avec des draps, si coucher déshabillé : une fortune, le bonheur ! La joie, l’expectative me rendrait fou, moi qui n’ai pas eu cela depuis 4 mois. Ainsi dit ainsi fait.

Je rentre donc boire le café préparé par Gauthier, place mes bagages dans un coin car je ne veux apporter tout cela dans la chambre que Gallois, Jombart et moi occuperons en catimini. Puis sur une chaise, près du feu, je somnole attendant le bataillon. Il est 11 heures. Celui-ci n’arrivera jamais ici avant 4 heures.

Le capitaine sénéchal comme toujours est logé au presbytère.

Tour de l'ancien Château

Le presbytère pourrait (?) être, selon le plan d’Émile Lobbedey, la maison de droite sur cette carte postale.

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

TomeVI-planFneMadame

Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

TomeVI-planFneMadame

Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

23 décembre

Départ pour la cote 211 et relève* au bois de la Gruerie

À Minuit et demi debout ; un quart* de café nous réchauffe avant le départ. Dans la rue ce sont des appels, des commandements, des allées et venues de lanternes. Le bataillon se rassemble.

hoffbauer_relevedenuit

Relève d’infanterie, aquarelle de Charles Hoffbauer – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Et dans la nuit noire on s’enfonce. On marche en silence ou du moins en causant à voix basse. La route semble longue. Quelquefois un commandement retentit « à droite » et c’est un caisson d’artillerie ou une voiture de ravitaillement qui nous rencontre ou qui nous dépasse. En route Gallois allume la lanterne ; il fait meilleur à marcher car on y voit un peu.
Le temps est favorable vu la saison ; il ne pleut pas, mais il a assez plus ces jours-ci et le terrain et boueux. Des flaques d’eau sillonnent la route et c’est une joie pour Carpentier de nous éclabousser etc. tapant du pied, malgré nos protestations.

Nous voici à la cote 211. Nous continuons sur la Placardelle après une bonne pause durant laquelle le capitaine commandant donne ses instructions aux compagnies qui vont à leurs emplacements. Par la Placardelle le chemin est peut-être moins boueux mais c’est un assez long détour : avec Gauthier, René et Carpentier je préfère affronter la vase et prendre la ligne droite.

Nous arrivons à la ferme. Peu de temps après, nos amis sont là. Les 5e et 6e compagnies doivent loger dans les bâtiments. Avec Menneval, je fais rapidement le cantonnement, scindant la ferme en 2 parties. Bientôt la troupe rentre et grimpe aux échelles qui la versent dans le foin et la paille.

Nous suivons le capitaine Sénéchal dans l’habitation et grâce à l’éclairage de Gallois montons aussitôt dans nos appartements du premier qui se compose d’un grenier et de la petite chambre déjà connue.

On allume de bougies ; chacun rapidement admire l’état répugnant dans lequel il se trouve et dépose sac et fusil. Nous sommes suant soufflant.

Nous nous étendons après un rapide nettoyage et chacun tâche de demander au sommeil qu’il repose force.

Il peut être 8 heures quand Gauthier se lève pour selon son expression « voir à faire du jus ». Nous restons paresseux roulés dans nos couvertures attendant que le brave garçon veuille bien nous apporter la marmite café.

lissac_jus

Le Jus, dessin de Pierre Lissac – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Il est 10 heures quand nous nous levons après avoir avalé le liquide noirâtre qu’on appelle pompeusement café, servi par notre cuisinier qui loyal donne à chacun sa part.Il faut songer à manger. Chacun défait donc de son sac l’ustensile qui non sans discussions lui fut dévolu et sort de sa musette les vivres qu’il eut a porter non sans récriminations non plus. On descend donc dans la cour ou un petit feu nous attend au milieu de nombreux autres feux des cuistots les compagnies.

On s’assemble autour. L’un retient la graisse, l’autre le sel, un troisième la viande, tandis que René amène triomphalement un fond de sac de pommes de terre qu’il s’est chargé de porter de Florent jusqu’ici. On épluche ; on coupe en 4 les « parmentières » qu’on jette dans une marmite remplie d’eau. Un bifteck, frites, sera le menu.

Gallica-Cantont-tranch2Nous mangeons en plein air assis sur de tonneaux, des débris de planches, un chariot, un caisson abandonné là sans roues ; on boit le café, allume une cigarette. On est heureux.

Nous remontons. Que faire ? Encore chez-soi, fumer, faire une nouvelle manille… Nous recevons la visite de Lannoy sergent Major à la 5e compagnie ; celui-ci vient causer simplement ; la discussion n’est pas longue à venir : il suffit pour cela que Jombart ait l’idée que la guerre doit nécessairement se terminer bientôt et que Lannoy professent l’opinion contraire. Cela nous distrait, chacun émet son opinion est le temps passe.

Gallois est appelé par le capitaine Sénéchal. Il revient bientôt et nous indique l’ordre de départ des compagnies. Nous relevons donc ce soir dans le bois. On s’y attendait d’ailleurs. Chacun se rend donc près de son commandant de compagnie pour lui communiquer la note ; Carpentier et Sauvage peu privilégiés, car leurs compagnies sont dans le bois.

Il peut être 6 heures quand nous partons. Le temps n’est pas à la pluie, tant mieux, même la Lune ne tardera pas à se montrer. Nous descendons vers la Placardelle à travers champs, terrains détrempés s’il en est, car la route est submergée, et une telle marche dans l’obscurité n’est pas un agrément.

sem_marche_en_argonne_1915

Dessin de Sem, Quelques dessins de guerre, 1915-1916  – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous arrivons quand même sur la route Florent La Harazée et traversons le hameau de la Placardelle assez rapidement. Celui-ci n’est plus habité ni par la troupe ni par les habitants évacués d’ailleurs, car les obus y tombent fréquemment. Le moulin à eau fait entendre toujours cependant son bruit lugubre qui ressemble à une plainte continuelle.

michel_boyau

Dans le boyau du bois boche, dessin de Géo Michel – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Nous ne tardons pas à atteindre La Harazée et prenons la route du château sous un assez beau clair de Lune. Nous faisons une pose, tandis que le capitaine sénéchal confère avec le colonel. Puis nous partons prenant la direction de Fontaine Madame. Quelle route ! Bientôt il nous est impossible de suivre le chemin qui est submergé et qui forme un mélange d’eau et de boue dans lequel on s’enfonce jusqu’à mi-jambe. Force nous est donc de marcher à côté, longeant un coteau assez abrupt dont nous sommes à mi pente. Nous avions fait cela la dernières fois allant au secteur Fontaine aux Charmes, mais encore fallait-il demi-jour. Ce soir le clair de lune misérable, obscurcie par les arbres qui quoique sans faille n’en sont pas moins touffus, n’est pour nous d’aucun secours. On s’accroche aux arbres sinon on glisserait ; on marche ainsi le fusil suspendu à l’épaule faisant sans cesse des tensions de jarret ( ?), Glissant quand même, le sac s’agrippant ainsi que les cartouchières aux buissons élevés dont les épines déchirent la capote, courant parfois pour ne pas perdre la direction quand le prédécesseur court, descendant dans le chemin boueux sur un certain parcours quand les arbres sont trop touffus et barrent le passage : le tout dans l’obscurité avec parfois une balle qui vous siffle aux oreilles. Elle relève et heureux peut-on se juger qui n’est pas de pluie ! Atroce est le mot a donner à une marche pareille. Cela nous demande bien du temps. Nous sommes forcés de faire de longues pauses pour reprendre haleine. Il est certainement 10 heures du soir.

On se croit arrivé un moment donné, car le capitaine commandant rentre dans une cagna* rencontré et nous dit d’attendre. Aussitôt sans souci de l’état des lieux, nous nous adossant au talus les jambes dans la boue. Nous attendons.

Naturellement le bataillon ne suit que lentement. Quand arrivera-t-il ? Sait-on ! Et dans quel état…