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29 décembre

Le jour se lève. Je dors longtemps abattu et fatigué par les émotions. Je me prends d’amitié avec René qui aimait Carpentier comme moi : la peine nous unit.

Nous ne verrons Gauthier et Jombart que la nuit prochaine. Nous mangerons quelques provisions reçues de la famille. Pourquoi nous lever ? Nous dormons donc jusque 10 heures. Je sors et vois le boyau étroit et profond qui nous permet de communiquer de jour avec les 7e et 8e compagnies en dehors du téléphone ainsi qu’avec le poste du colonel chef de secteur. Quant au 6e et 5e il ne faut pas y songer, car une partie de la tranchée qui relie ces compagnies aux deux autres est inutilisable, vu qu’elle est prise d’enfilade. Le coin en résumé commence à devenir mauvais.

Vers midi le soldat Paradis vient près de nous pour remplacer Carpentier. Sans doute passera-t-il caporal fourrier tandis que Jombart aura les baguettes de sergent fourrier. Il nous annonce la mort du sous-lieutenant Fournier [1] tué dans un boyau pris d’enfilade de jour et où l’ennemi tue à intervalles réguliers la nuit. Que de deuils qui nous touchent de près.

J’apprends que cette nuit le premier bataillon du 147e à notre gauche fut relevé est remplacé par un bataillon du 120e. Le commandement du secteur est revenu aux mains du lieutenant-colonel du 120e, le commandant Desplats partant au repos. Nous avons ainsi un bataillon du 120e à droite et un à gauche ; nous sommes donc encadrés. Notre relève* ne tardera pas à se faire.

Le temps se maintient assez sec, grâce au clair de lune qui occasionne une certaine gelée chaque nuit.

Dans l’après-midi, l’adjudant Gallois nous annonce que ce soir le capitaine Sénéchal recule son poste de commandement au carrefour (voir topo) et que nous déménageons avec lui.

TomeVI-planFneMadame-PCSenechalAinsi dit, ainsi fait. Vers 5 heures à la tombée de la nuit nous filons avec armes et bagages. Nous trouvons à 800 m de là non loin du carrefour des gourbis* dans le genre de ceux que nous venons de quitter. Je m’installe dans l’un d’eux avec René et Crespel. On allume du feu, on procède à une sommaire installation et le gourbi étend assez grand je prends avec moi mon agent de liaison Pignol.

Gallois nous annonce que de lui-même le capitaine Sénéchal a suspendu les rondes.

86-abri-de-2eme-ligne8 heures arrive ! C’est l’arrivée de Gauthier et Jombart qu’on arrête au passage.

Des lettres de chez moi me remettent un peu de toutes les émotions. Puis la nourriture nous remonte tous.

Gauthier ne tarde pas à repartir suivi de Jombart et nous nous étendons côte à côte pour chercher le sommeil.


[1] Fournier : s’agit-il de FOURNIER Gaston Xavier ?
Voir ci-dessous la fiche Mémoire des Hommes, ni la date de décès (29 novembre 1914 au lieu du 29 décembre) ni le garde indiqué ne semble correspondre.

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27 décembre

Toute la nuit il pleut. Ce n’est pas la gelée rêvée. Heureusement que nous avons bien couvert notre toit sinon nous serions inondés. Malgré quelques gouttes qui dans quelques coins tombent une à une, nous sommes assez à sec. Quel temps ! Heureux suis-je de ne pas avoir une ronde à faire cette nuit !

Vers 6 heures nous nous levons, car malgré tout les gouttes d’eau s’accumulent et finissent pour tremper nos couvertures. Gauthier et Jombart ne tardent pas à arriver. Jombart nous remet des lettres. J’en ai une de ma chère mère ainsi qu’un colis de friandises au milieu desquelles se prélasse un flacon de rhum. Il est le bienvenu et vidé aussitôt entre nous, car on ne sait jamais ce qui peut arriver d’heure en heure. Aussi profitons-en tout de suite.

La pluie a cessé. Mais quel boue dehors, la route est un torrent impétueux et les pauvres cuisiniers passent dans l’eau tranquillement jusqu’au-dessus de la cheville. Boyau dans la boue (Les Éparges)Quant à l’intérieur l’eau tombe toujours goutte-à-goutte et fini par faire des flaques d’eau. On place dans les sacs dans les coins où il ne pleut pas.

Toute la journée c’est un temps pluvieux qui pousse à la mélancolie.

Vers 10 heures nous tardons pas avoir bondir vers nous le commandant Desplats. Celui-ci m’attrape au passage et me dit « conduis-moi à ta compagnie ». Je file donc devant lui. Près du boyau dont nous allons faire l’ascension, les cadavres ont reçu une sépulture.

Prenant le capitaine Aubrun au passage, nous arrivons aux tranchées. Là, c’est une scène épique. Le commandant adresse dans son langage à lui la parole à chaque poilu. Quelques anecdotes méritent ici d’être reproduites.

Arrivant près d’un vieux caporal réserviste, le commandant en tenue de simple soldat, un vieux képi sur la tête, car il ne faut pas être vu par l’ennemi est malheureusement vu lui faire supposer qu’on est officier sinon c’est une balle rapide, bien tirée et souvent mortelle, le commandant qui nous précède tape sur l’épaule du poilu et lui dit : « me reconnais-tu ? – » Le caporal un peu la tête en l’air, lui tend la main « toi, tu dois être un type que j’ai connu aux tirailleurs » – « non, mon ami, je suis ton colonel ! » Et le commandant s’en va, laissant le caporal ahuri, morfondu et même a-t-on dit malade.

Plus loin, arrivant près de mon camarade le sergent Cattelot le chef lui dit montrant le parapet de la tranchée « il y a un boche ! ». Le sergent qui possède un calme parfait regard le parapet où il n’y a rien et l’officier qui trépigne « v’là un boche ! » Hurle ce dernier, tandis que Cattelot comprend de moins en moins. Alors fou de rage le commandant saisit le fusil et la baïonnette du sergent et fait la parodie d’une enfilade de boche qui aurait le toupet de se présenter sur le parapet de la tranchée, flanquant coups de pied, coups de crosse à des ennemis imaginaires qui l’entourent de tous côtés. Puis rendant l’arme au sergent ahuri, « fais en autant » lui dit-il. Alors j’assistais au spectacle grotesque de mon camarade se livrant à une gymnastique et à une escrime à la baïonnette effrénée sous le regard sévère de l’officier qui disparaît, tandis que le sergent est encore occupé à parer des coûts supposés.

Plus loin à 25 m mêmes demande, même cri « v’là un boche ! ». Le poilu, un loustic, à assister de loin à la scène Cattelot. Aussitôt, il s’élance sur le parapet : j’ai cru qu’il devenait fou. Pour récompense avec un sourire béat, le commandant lui remet une cigarette, tandis que l’entourage a toutes les peines du monde à ne pas pouffer de rire.

Nous continuons et tombons sur le vieux caporal Marie engagé volontaire de 50 ans. Celui-ci est nommé sergent sur l’heure.

Plus loin avisant un poilu de 20 ans « tu connais le caporal Marie ? » Lui demande le commandant. Sur l’affirmative de l’homme « eh bien ! Il est sergent ! ça t’épate, hein ? ». L’homme n’en est pas encore revenu.

Nous tombons dans le mauvais coin. Là un grand gaillard lance des grenades. « Halte ! » Crie le commandant. Et avisant le type « combien saurais-tu commander d’hommes ? 50 ? » Le bonhomme interpellait regard le vieux petit troupier inconnu et dans son patois montmartrois « tu parles, mon vieux, 50 ! » Dit-il d’un ton gouailleur « tu veux dire 25 ? » Et le commandant se tournant vers le capitaine Aubrun « vous proposerez cet homme pour le grade de caporal » dit-il. L’autre apprenant qu’il venait de tutoyer le commandant du régiment et qu’il serait caporal n’eut plus la force de continuer sa besogne.

Le commandant file vers la 6e compagnie, tandis que je rejoins mon poste et pas tout le temps du repos à raconter la bonne blague entendue.

L’après-midi se passe tranquillement sans trop d’obus, mais avec le bruit fréquent de mitrailleuses qui tirent. Le caporal Lionney, un de mes amis du pays, est avec la 7e dans un blockhaus et ne laisse pas les boches en repos. Vers 4 heures, se montre le sergent Noël blessé à la tête qui s’en va et me souhaite bonne chance ; nous nous embrassons.

Ce soir, c’est notre équipe qui va s’appuyer les rondes. À la tombée de la nuit, je reçois ma feuille : ronde à 11 heures. Carpentier doit en faire une à 5 heures du matin. Je le traite de veinard. Il aura sa nuit complète et le petit jour pour se guider. Nous faisons du chocolat à la fin de notre repas. Nous allions tout avaler quand je conseille d’en garder un peu jusqu’au lendemain afin que le matin nous n’ayons qu’à le réchauffer et le boire plutôt que le sempiternel café. Nous jouons aux cartes jusqu’à l’heure de ma ronde. del8_bronet_001z

Jean assez triste me cause de sa famille et de ses papiers qu’il ne faudrait envoyer que le territoire libéré : il est de Roubaix. Je le regarde et le traite de fou : qu’est-ce qui lui fait dire cela ? Tout de même la gaieté revient, on s’amuse follement dans une manille effrénée et c’est un spectacle peu banal de voir 4 salles, boueux, hirsute, assis sur le sol, dans une cahute, à la lueur vacillante d’une bougie et près d’un grand brasier, s’amusant aux cartes. Notre abri doit avoir tout l’air d’un abri de rouleurs sans foi ni loi.

À 11 heures je pars faire ma tournée et le clair de lune aidant je suis assez bien mon itinéraire.

Secteur Z :  En première ligne, casemate d'un canon de 65 - 1916.05.23 ©Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMNVoici la 6e, la 5e compagnie, le capitaine Aubrun qui se repose ; je passe de là à la 7e où je rencontre le sous-lieutenant Fournier ; à la 8e, je vois mon cousin Louis, Lyonnet qui ne tire pas pour ne pas être repéré par le feu de sa mitrailleuse ; je me buque à un canon de 65 de montagne, Louis s’amuse de mon effarement ; enfin je rentre à bon port. Cela m’a pris 2 heures. Je suis sale mais je n’ai pas eu de pluie.

Je m’étends près de mon ami Carpentier sans le réveiller à la lueur du foyer qui se meurt. Je dors bientôt.


 

24 décembre – Chapitre IX

Chapitre IX Bois de la Gruerie : secteur Fontaine Madame

Bois de la Gruerie – 9e séjour

Extrait de la carte d’état-major – Source : Géoportail

Cartes comparées Nov 1914Nous nous étions trompés car nous repartons après une heure d’attente pendant laquelle on a somnolé. Le bataillon n’est pas encore là ; sans doute arrivera-t-il bientôt.

La marche est un peu plus commode car le chemin est moins étroit. Mais toujours la boue, la sempiternelle boue.

On a raison de donner à ce secteur le nom de Fontaine. Nous arrivons à un carrefour (voir topo Fontaine Madame – premier séjour – tome VI [ci-dessous]) nous prenons à gauche et nous arrêtons 500 m plus loin près de quelques gourbis qui laissent filtrer de la lumière. Nous sommes arrivés.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Nous rentrons dans les abris et y trouvons du 120e que nous devons relever et qui attend avec impatience. Il est d’ailleurs le temps d’attendre, car nous n’avons aucune nouvelle du bataillon. Où est-il ? Que fait-il ? Nous déposons armes et bagages et attendons. Je ne vois pas Gauthier : Carpentier me dit qu’il est resté à la Harazée avec Jombart.

Le capitaine Sénéchal nous appelle et nous demande l’heure exacte. Il est 2 heures aux dires de Sauvage. Nous avons comme mission de nous rendre à 800 m au-delà du carrefour sur la route par laquelle nous sommes venus. Il faut y attendre sa compagnie respective et l’amener ici.

Nous partons donc à 4, Menneval, Sauvage, Carpentier et moi. Nous nous installons, vanné, contre le talus après 10 minutes marche et attendons flegmatiques.

J’ignore le temps qui se passe. À sa grande joie, Sauvage voit arriver sa compagnie, le lieutenant Péquin en tête : celle-ci passe en file indienne ; on voit des amis qu’on salue d’un énergique bonsoir au passage.

Je salue ainsi le sous-lieutenant Monchy mon ex sergent Major, et un de mes amis sergent d’active avec moi élève caporal Brévier.

Un temps d’arrêt ; c’est la 8e ensuite avec le lieutenant Régnier ; Carpentier s’en empare aussitôt ; et c’est de nouveau un long défilé devant lequel je vois mon cousin Louis à qui je serre la main en lui souhaitant bonne chance.

Je vois également le lieutenant Fournier nouvellement arrivé, De Brésillon sergent Major, les adjudants Blay et Vannier.

J’espérais voir la 5e, c’est la 6e avec le capitaine Claire. Je serai donc servi le dernier. Je vois le sous-lieutenant De Monclin ( ?) et tranquillement j’attends de voir le faciès grimaçant de mon capitaine, car sûrement sera furieux et d’être la dernière compagnie du bataillon et d’avoir un chemin pareil et d’être le dernier placé et de l’heure tardive devenue matinale de la relève.

Je suis pourtant accueilli avec un cri de joie. On arrête faisant demander si ça suit. Puis nous partons vers les gourbis que j’ai entrevu cette nuit. Déjà des éléments du 120e relevés viennent à notre rencontre au grand mécontentement du capitaine qui craint une pagaille. « Belle nuit » me dit-il. C’est mon avis aussi : on serait bien mieux à 50 km d’ici.

Il faut bientôt attendre que les éléments de tête se placent : le chemin est obstrué. Force nous est donc de faire la pause. Sacrée relève !

Le jour se lève que nous sommes encore en train d’attendre. Je vais voir en avant : c’est la 6e qui attend sans savoir. J’arrive au capitaine Sénéchal ; celui-ci m’envoie à tous les diables.

Force m’est donc de rentrer près de mon commandant de compagnie ce que je fais non sans difficultés vu que les hommes de la 6e barrent littéralement la route. C’est à coups de pieds et coups de poing que je me fraye un passage. Je raconte mon odyssée au capitaine qui se morfond et de guerre lasse s’assied dans la boue attendant comme il dit « le bon vouloir de ces Messieurs ».

Il peut être 7 heures. Voilà donc encore une nuit blanche à notre actif, la nuit de Noël. Ah ! Le beau réveillon ! Je parle avec mon chef qui me montre ses bottes et me déclare qu’il les mettra plus tard en vitrine, s’il en revient.

Enfin un mouvement se dessine. On a des velléités d’avancer. Pas encore car il faut faire place à une compagnie du 120e relevée qui veut passer à tout prix. Philosophe, le capitaine ne bronche pas. « Arriver là-haut un peu plus tôt ou un peu plus tard, dit-il, c’est quand même pour se faire casser la figure » et là-dessus il avale une bonne ration d’eau de vie. Décidément la bonne humeur l’emporte. Nous parlons encore de la nuit qui fut calme malgré Noël ; sans doute les boches ont-ils jugé inutile de nous relancer. Quant à nous, nous avons conservé le statu quo.sem_retour_des_trancheesAprès le défilé et pique des poilus du 120e, nous nous acheminons lentement vers le PC du capitaine Sénéchal, non sans rencontrer des fractions du 120e qui filent au plus vite.

Enfin nous voici (voir topo PC Sénéchal) à l’avant dernier étape. Nouveau stationnement pendant lequel le capitaine Aubrun prend quelques indications sur la relève à faire. Un agent de liaison* de la compagnie à relever est là. Nous partons.

Nous tournons à droite longeant le bas d’un coteau puis à gauche traversant sur un pont de bois une petite rivière (voir topo [plus haut]) qui n’est autre que la « Fontaine Madame » et commençons aussitôt l’ascension par un boyau d’une nouvelle cote. À l’entrée du boyau 3 cadavres de soldats du 120e sont allongés.La cote est presque à pic. Il faut tendre le jarret. À 40 m nous rencontrons 4 agents de liaison de section de la compagnie à relever.

Cadavres dans une tranchée (Marne)

Nous obliquons dans un boyau à gauche qui nous amène au PC de la dite compagnie (voir topo PC Aubrun) tandis que la troupe section par section conduite par un agent de liaison continue l’ascension de la crête au haut de laquelle se trouvent les tranchées.

Dans le PC de compagnie se trouve un lieutenant commandant la compagnie relevée. Celui-ci passe les croquis, topo et consignes.

Quant à moi, je rentre après le passage des troupes, par le boyau, à mon poste près du capitaine Sénéchal.

Il peut être 8 heures du matin. Je m’installe dans un misérable gourbi (A, voir topo) à côté du PC de bataillon. Ce gourbi* n’est autre qu’un espèce de boyau* recouvert. La pluie la percée et le sol n’est autre que du limon sur lequel nos prédécesseurs ont posé des claies*[1] et des branchages. Comme confort c’est bien rudimentaire d’autant plus que nous sommes là-dedans à 10 les uns sur les autres.

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Topo  Fontaine Madame – 1er séjour, Tome VI – Plan dessiné par Émile Lobbedey

Je ne tarde pas à sortir et à chercher fortune ailleurs toujours aidé du Cher Carpentier. Nous trouvons quelque chose à 30 m de là. Le gourbi (B, voir topo) naturellement n’est pas imperméable du moins il est plus large et nous le nettoierons.

Tandis qu’avec pelle et pioche nous enlevons les détritus de toutes sortes aidés de René et de mon agent Pignol, la dernière compagnie du 120e passe relevée par la 5e compagnie.

Enfin vers 11 heures, nous nous installons promettant l’après-midi de nous occuper du toit.

C’est l’arrivée des cuisiniers. Gauthier s’amène avec Jombart suivi des cuisiniers du capitaine Sénéchal et du lieutenant Péquin qui se trouve avec lui. Nous offrons le foyer de notre abri pour y faire du feu et procéder à notre popote* et à celle de nos officiers. Puis c’est le passage des cuisiniers de compagnie en particulier de ceux de la 6e et de la 5e en tête desquels je vois Jamesse caporal fourrier. Bientôt nous mangeons chaud, car il est permis de faire un feu moyen en veillant à ce que la fumée ne soit pas trop épaisse. Manger chaud n’est pas pour nous la moindre des consolations.

Après le repas je vais communiquer plusieurs notes au capitaine Aubrun. Je suis le layon connu dans la direction de l’ennemi par une tranchée : dans celle-ci un petit poste (voir topo) d’un caporal et 6 hommes veille jour et nuit. Je tourne à gauche, passe les quelques planches qui servent de pont au-dessus du petit ruisseau « Fontaine Madame » et monte la cote par le boyau escarpé, bois, glissant qui doit m’amener au PC du capitaine. À 40 m, a mi-côte j’oblique à gauche et 15 m plus loin trouve l’objet de mes désirs. Le capitaine se trouve dans un gourbi confortable quoique petit : un énorme foyer flambe dans le fond, une table, un banc, un lit de paille. C’est même du luxe. En sortant j’admire le paysage : de l’endroit où je suis a mi-côte et à 60 m de hauteur je vois les crêtes avoisinantes couvertes de tranchées*, hérissées de fil de fer, les ravins qui sont encore des champs de fils barbelés avec leur pics menaçants, au bas un petit lac à droite avec un pont de bois, et dans ce lac quelque petit ruisseaux torrents qui descendent des crêtes lui apportant leurs eaux avec un bruit de cascade. Le capitaine admire tout cela avec moi et m’explique la direction de l’ennemi, l’impossibilité où il est de nous voir, sa distance des tranchées. Je rentre. Il peut être 4 heures. Gauthier et Jombart sont partis au village nous laissant notre repas du soir. Carpentier et René se chargent de faire chauffer le tout. Puis c’est le défilé des cuisiniers des compagnies qui partent également au ravitaillement.

Le soir tombe. Il ne pleut pas. On allume une bougie et ferme l’entrée au moyen d’une toile de tente. Le feu marche merveilleusement et le rata* chante dans la marmite.

N’oublions pas que ce soir c’est le réveillon de Noël. Aux dires de Carpentier, nous ne nous coucherons pas et passerons le temps à jouer aux cartes. À minuit nous nous ferons un petit repas avec ce que chacun possède dans son sac, conserves, fromage, friandises, biscuits, chocolat. Ainsi dit, ainsi fait et la soirée s’avance. Le cycliste Crespel vient avec nous tandis que Pignol rejoint le gourbi Gallois. Crespel est un fort joueur de cartes. Quant à Cailliez il nous rejoint également : il sert de cuisinier au capitaine Sénéchal en l’absence des titulaires qui sont au village.

86-partie-de-carteNous faisons donc une manille épique, coalisés par deux, assis sur nos sacs, jouant sur une couverture et toile de tente pliées qui servent de table, tandis qu’un bon chocolat au lait condensé bouillonne sur le feu qui nous réchauffe. Nous sommes heureux, nous rions, nous chantons quelques cantiques d’autrefois sur Noël.

L’heure avance. On cesse après des parties interminables. On prépare les couverts. Et à minuit juste, on ouvre une boîte de pâté truffé qui sera suivi d’une boîte de langouste. Après cela fromage camembert, de la confiture, quelques biscuits ; le tout arrosé d’un quart de vin des alliés ; café « Pinard » liqueur qui consiste dans la « gnole » l’eau-de-vie que tout poilu connaît et apprécie. On avait oublié l’apéritif : les artilleurs l’envoient au moment où nous nous asseyons ; durant 5 minutes de grande joie c’est un roulement de tambour de 75 qui file de l’autre côté ; les boches, ce qu’ils prennent ! Dédaigneux ils ne répondent pas : on n’y tient pas d’ailleurs.


 


[1] claies : Treillage en bois ou en fer

15 décembre

Départ pour la cote 211

Le matin, en communiquant des notes, je trouve le capitaine dans la demeure du sous-lieutenant Vals, furieux, car la nuit dernière il fut expulsé par un officier d’un régiment venant au repos, sous prétexte qu’il n’était pas dans son cantonnement*. Force lui fut de s’exécuter. Je ne suis donc qu’à moitié bien reçu. Enfin, à qui la faute ? Tout cela pourtant ne me met pas en gaieté.

Pour me distraire, je passe la matinée sur mon sac, occupé à terminer ma chansonnette.

Après le repas, je me rends au PC du colonel toucher des pantalons et des brodequins. Quelle chance ! Je me sers de brodequins et fais les distributions à la troupe dans un coin de grange transformée en salon d’essayage.

Bientôt Carpentier s’amène et me déclare qu’on quitte pour la cote 211. J’avertis aussitôt le capitaine.

Alerte. Rassemblement. Lannoy, le sergent major, reste gardien des brodequins et pantalons touchés. Il en sourit… le traître.

Quant à moi, je rejoins la liaison et m’équipe rapidement. Un quart d’heure après, nous étions en route sous les ordres du capitaine Claire, commandant le bataillon, le capitaine Sénéchal restant à Florent. Il peut être 1 heure 30 ; le temps n’est pas à la pluie, c’est déjà un avantage, mais par contre les routes sont boueuses. Quelle utilité, de ce fait, de se nettoyer constamment pour se salir aussitôt après ?

Nous ne tardons pas à arriver à la cote 211 où les compagnies prennent leurs positions tandis qu’avec le capitaine Claire nous continuons par un chemin boueux vers la Seigneurie. En route, le capitaine me dit que je remplacerai Gallois absent. Voici la ferme. Nous y entrons et tandis que le capitaine voit le commandant du 120e relevé, nous montons au premier, assez heureux de trouver une petite chambre proprette malgré un grand désordre. Chacun se met à l’œuvre aussitôt ; de mon côté je descends dans la cuisine à la disposition de mon chef.

Bientôt le 120e quitte ; les cuisiniers s’emparent de la cuisine et commencent la popote. La cuisine s’emplit petite à petit car tous les cuisiniers des officiers du bataillon rappliquent. C’est donc que ces Messieurs vont arriver eux-mêmes ici.

En effet je ne tarde pas à voir le capitaine Aubrun avec Vals, les lieutenants Régnier, Péquin, de Monclin ( ?), Fournier nouvelle arrivée, Monchy. Ils rentrent dans la pièce réservée pour eux, où se trouve le capitaine Claire. Le phonographe, un vieux phonographe, donne tous les disques qui gisent là. C’est la gaieté qui règne, j’entends des éclats de rire et ai l’intuition que ces Messieurs envoient la cote 211 et les boches à tous les diables.phonographe

À l’étage supérieur, quand je remonte, je trouve mes amis qui s’installent. Un modeste lit se trouve au fond à droite, dans une espèce de ruelle. La chambre est nettoyée et semble assez propre. Quant à Gauthier, il s’occupe déjà à faire popote dans la cour de la ferme. Il n’y a plus qu’à attendre les événements et écrire chez-soi ou jouer aux cartes, ce que certains font aussitôt tandis qu’au son du phonographe, je redescends dans la cuisine où c’est un remue-ménage de marmites et de plats de toutes sortes.

103-lerasagePour se distraire, les officiers, fatigués d’être poilus, s’amusent à se faire raser leurs fortes barbes. Un coiffeur est appelé parmi les compagnies qui ne sont pas loin, sous les ordres des adjudants. Celui-ci s’installe dans la chambre à droite en entrant dans les cuisines tandis que ces Messieurs se trouvent dans celle à gauche. Je jouis donc du spectacle de la transformation, de l’aller au retour. Chaque fois, à l’arrivée d’un « tondu », ce sont des hourras dans la pièce, particulièrement à celle du lieutenant Régnier dont la belle barbe était légendaire au régiment ; le rasoir l’a rendu méconnaissable. Je vois le capitaine Claire, le capitaine Aubrun. Celui-ci me réclame ma chansonnette pour la dixième fois. Je la lui passe sur ces instances : elle est terminée. Voici d’ailleurs le dernier couplet avec son refrain :

Tandis qu’au Nord les camarades progressent,
Et qu’en Alsace se plante le drapeau ;
La vieille Pologne remplie d’allégresse
chante le Russe qui purifie ses eaux.
Mais à quand la boucherie
De la Marne, à la Gruerie ?
Béni le jour                                       Pan Pan Pan pan

Où clairons et tambours                   d°
Nous commandant la charge           d°
Feront prendre le large                     d°
Aux abrutis                                        d°
Qui par leurs abattis                        d°
Entravent nos succès                       d°
À nous les fiers soldats français

 Le soir tombe. Je remonte prendre ma pitance dans notre chambre froide avec mes amis, tandis que les officiers dînent.

Vers 7 heures, ils partent à leur poste près de leurs compagnies. Seuls les capitaines Claire et Aubrun restent à la ferme, la 5e compagnie se trouve en réserve dans le bois avoisinant.

Je puis donc me coucher. Avec Carpentier j’hérite du lit qui n’a d’ailleurs qu’une vulgaire paillasse.