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20 mars

Note
À partir du 13 mars, il n’existe qu’une sorte de « plan » écrit par Émile Lobbedey qui indique en quelques mots ce qui devait sans doute être l’objet de son développement.
Voici ces notes.

Lettre Charles Odile du 14 – drôle d’effet – relève ce soir – En auto au loin

Triol – St Jean-sur-Tourbe – Boue à Laval – attente – Vasson sur route – arrivée aux abris matin 4 heures

9 mars

Relève aux tranchées de 2e ligne
Lieutenant-colonel Pichat commandant du 147e

Vers une heure du matin je suis réveillé par Mascart qui m’apporte toutes les nominations. Il m’annonce que je suis adjudant à la 5e et non au bataillon. Un renfort est arrivé hier à 9 heures. Les nominations ont été rectifiées. Un adjudant du renfort Erhvein est nommé à ma place et je passe à la 5e compagnie.

À la lueur d’une bougie nous nous levons et nous mettons à copier l’état des nominations et des mutations. Je ne puis en croire mes yeux. Des surprises me sont encore réservées : Jamesse est nommé sergent fourrier et non sergent major ; Jacquinot caporal fourrier à la 5e ; Delbarre caporal fourrier à la 10e.

D’autres notes disent que le lieutenant Richer commande la 5e compagnie le sous-lieutenant Caillou passe également à la compagnie.

Aussitôt sur la copier les fourriers partent porter toutes ses copies à leur compagnie tandis que je réveille le commandant Triol à qui je rends compte. Je suis furieux, car je trouve la chose injuste. Le commandant me dit qu’il me garde jusqu’à nouvel ordre et en causera au capitaine adjoint, Claire.

Je me rendors affreusement triste.

Vers 4 heures j’étais en plein sommeil de nouveau je suis de nouveau réveillé par une nouvelle note. Cela me rend furieux tout à fait puis presqu’atterré. Je lis :

Rassemblement du régiment aujourd’hui à 8h30. Départ pour la première ligne à 9 heures.

Cela est plus qu’une douche glacée. Je vais trouver le commandant qui dicte ses ordres. Rassemblement du bataillon à 8h15 les compagnies devant leur cantonnement. Formation en colonne double à 8h30 devant et à 100 m du cantonnement du bataillon.

Nous copions de nouveau afin de communiquer les ordres. Décidément ce n’est pas du repos.

Je me recouche quand même une heure.

Mais à 6 heures il faudra être debout, car il y a encore la répartition du renfort à faire. Quel métier !

À 6 heures je suis debout, boucle mon fourniment et me mets en tenue de départ après avoir enlevé mes galons de fourrier. Je sors ; le commandant et dehors. Je bois le café de Gauthier.

Le capitaine Claire ne tarde pas à se montrer. Devant le cantonnement une masse de 250 hommes attend d’être répartie. Le capitaine vient à nous ; le commandant lui dit son étonnement de mon affectation. Claire déclare qu’Erhvein [ Ervein ?] est rhumatisant, malade et ne pourrait remplir les fonctions d’adjudant de compagnie. Par contre je n’ai moi qu’à rester à la disposition du commandant Triol.

Claire fait appel de la camaraderie au sujet d’Erhvein. Enfin il bredouille assez ennuyé. Le commandant me dit donc de rester avec lui. Je vois pourtant que bientôt je serais un intrus ou du moins que je ferai le travail de l’adjudant de bataillon sans en avoir le nom. De toute façon je suis très peu satisfait malgré mon nouveau galon. Il y a eu un passe-droit ni plus ni moins.

Delbarre arrive peu après vers moi en larmoyant parce qu’il doit quitter la 5e. Je l’envoi promener, j’ai autre chose à faire et moi-même je suis furieux.

Puis le lieutenant Collandre vient me serrer la main. Il est en furie et me déclare qu’il va à l’instant se faire évacuer pour rhumatisme. Il n’accepte pas qu’on lui enlève le commandement de la 5e et qu’on le mette sous les ordres d’un plus jeune.

Enfin le temps passe ; vers 8 heures au milieu d’une forte pagaille présidée par le capitaine Claire la répartition du renfort se fait. Je vois l’ex sergent major du trésorier, Levêque aujourd’hui adjudant, qui malgré tous ses efforts n’a pu rester à Saint-Nazaire et vient pour la première fois au feu. Je vois également l’adjudant Faure qui se trouve dans le même cas.

Je fais connaissance avec l’adjudant Erhvein qui arrive. C’est un Sedanais, ex sergent de réserve à la 6e compagnie, celle du capitaine Claire, nommé adjudant par lui et évacué pour rhumatismes en novembre.

Ce n’est pas étonnant ce n’est pas étonnant qu’il me soit passé sur le dos. Enfin on fera bon ménage quand même.

À 9 heures nous partons liaison en tête avec le commandant Triol. Nous traversons la voie ferrée au passage à niveau et arrivons sur la route Somme-Tourbe Somme-Suippes. Nous la traversons également et filons à travers champs, les trois bataillons en colonne.

Sur la route le lieutenant Collandre m’a dit au revoir. Il est évacué.

Nous faisons une pause non loin de batteries d’artillerie lourde dissimulées dans un bois de sapin. Il y a réunion d’officiers. Je vois un nouveau lieutenant-colonel arrivé ce matin, me dit Erhvein, le lieutenant-colonel Pichat qui rentre de blessure prise à la Marne, officier de la Légion d’honneur.

Nous filons par monts et par vaux par petits paquets dans la direction des abris Guérin. Nous passons rapidement des crêtes, allant de bois de sapin en bois de sapin sont nombreux par ici. Les compagnies marchent par section à 250 m.

Il peut être 2 heures quand nous sommes en vue des abris Guérin que nous gagnions au pas de course à la sortie d’un bois. C’est ensuite un grand ravin. Nous sommes à l’abri des vues de l’ennemi désormais. Nous ne recevons pas d’obus sinon deux ou trois shrapnels qui arrivent là par hasard.

Le régiment arrive par petits paquets et s’installent dans les abris Guérin. Il est 2 heures de l’après-midi. Le commandant Triol m’envoie me mettre à la disposition du lieutenant-colonel Pichat.

J’arrive à son abri et me présente. Je suis bientôt chargé d’une mission. Je dois me rendre par les boyaux à Mesnil-les-Hurlus. De là prendre tel boyau, me faire indiquer telle tranchée et demander le général qui commande le secteur. Je dois lui annoncer que le 147e est arrivé aux abris Guérin à sa disposition et me mettre moi-même à la disposition du chef de secteur.

Je pars donc. Ma mission est difficile mais je veux m’en bien n’acquitter. J’arrive sans encombre à Mesnil-les-Hurlus que pour la première fois je vois en plein jour.

Je vois un capitaine à qui je demande des renseignements qu’il me donne très aimablement. J’arrive ainsi à peu près à mon endroit m’informant à chaque carrefour aux cuisiniers qui descendent. Heureusement que le boyau n’est pas marmité.

Un contretemps fâcheux se produit. Le sous-lieutenant de passage me dit de reprendre le boyau vers Mesnil et de filer vite car le général vient de partir par là il y a à peine 5 minutes.

Je file comme un zèbre est non loin de Mesnil, rencontre le capitaine qui m’a renseigné tout à l’heure et me dit que c’est le général commandant le 16e corps qui vient de passer, de retour d’une visite qu’il vient de faire au secteur.

Force m’est donc tout en pestant de reprendre ma route. Enfin suant et soufflant j’arrive à mon but. Je vois le général lui-même des plus bienveillants. C’est un ancien colonel du 8e d’infanterie que je connais. Je lui donne mon nom et nous parlons de l’évêque d’Arras, mon oncle que le général qualifie de « grand patriote ». Je puis rentrer au 147, car le poste est relié téléphoniquement à un poste non loin des abris Guérin.

Je rentre donc un peu doucement, car je sue sang et eau. Trois heures après, vers 5 heures, je rends compte de ma mission au colonel. Ce n’est pas sans mal que je ne me suis pas égaré. Je suis sain et sauf et les marmites se sont faites rares.

Je m’installe près du poste du chef du régiment avec quelques sapeurs dans un petit abri et me repose de ma randonnée. Je n’ai plus de havresac et j’en suis heureux ; j’ai lâché aussi le fusil pour le revolver de Gallois et ses jumelles que j’ai héritées. J’ai mes couvertures et ma toile de tente roulées en bandoulière.

Vers 7 heures nous quittons les abris Guérin. Les bataillons partent individuellement à leur poste assigné. Je fais partie de la liaison du colonel que je suis avec le capitaine Claire. Nous nous arrêtons à 800 m de là dans un grand boqueteau où se trouvent à quelques abris. Un poste téléphonique est installé. Le colonel rentre et je vois les capitaines d’état-major de notre brigade, Brunet et Garde. Après un quart d’heure de conversation, le colonel sort et nous filons rapidement par un petit clair de lune en longeant le boyau vers Mesnil-les-Hurlus. Les boches n’envoient aucunes marmites. Non loin devant nous le feu d’artifice des fusées marche bon train.

Dans le village, je suis laissé par le capitaine Claire pour attendre le 2e bataillon qui va arriver afin de l’amener à son emplacement qui n’est autre que le poste du général de brigade reconnue par moi cet après-midi, où le commandant Triol recevra ses instructions.

Heureusement pour moi d’agents de liaison ne tarde pas à arriver dans Mesnil-les-Hurlus. J’en prends aussitôt la main.

Survient le 3e bataillon en tête. Le commandant Vasson me voit. Je lui donne un agent de liaison. Il me charge de vouloir bien faire la police afin que les hommes suivent en file rapprochées et ne prennent pas une fausse direction. Je passe donc une demi-heure à cela. Le bataillon est enfin passé. Il peut être 9 heures. Quelques marmites éclatent assez près. Je suis trop préoccupé pour m’en occuper.

Voici le commandant Triol. Je vais au-devant de lui, prends avec moi un agent de liaison disant aux autres de prendre le premier bataillon après le passage du 2e. Nous marchons en tête du bataillon et nous engageons dans le boyau à 100 m de l’église.

Après bien des stationnements dus au 3e bataillon qui n’avance pas, un empêtrement inouï dans les boyaux, ce qui nous demande bien 2 heures de marche et nous procure quelques bons bains de boue, on arrive enfin. Le commandant Triol va prendre ses instructions tandis que je m’éclipse avec deux hommes de la 5e que je prends comme agents de liaison du colonel au commandant.

Mon rôle est terminé ; je dois rejoindre le poste du colonel. Où est-il ? Grave question que je ne résous qu’à 3 heures du matin.

Je n’insiste pas sur mes marches et contremarches. J’assiste au défilé des troupes relevées durant près d’une heure avec l’espoir que l’homme qui passe est toujours le dernier.

Enfin je tombe presque au petit jour dans la 7e compagnie. C’est là qu’on m’apprend que le colonel est installé non loin dans un petit bois, toujours du genre des manches à balais du Trapèze. Je rencontre également la 8e compagnie et vois l’adjudant Vannier me renseigne sur un gourbi vide non loin.

Je m’installe là avec mes agents de liaison qui bouchent l’entrée d’une toile de tente. Je ne m’occupe plus de rien, incapable et ne songeant qu’à dormir.

Quelle chance que l’artillerie ennemie ait été calme. Sinon je n’aurais pas répondu de la casse.

7 mars

Repos aux abris Somme-Tourbe (Voir topo Tome I)
Capitaine Triol du 139e commandant du 2e bataillon

Je me réveille vers 7 heures du matin. Gauthier est là avec le café. Je ne puis m’empêcher de le féliciter.

Je sors après avoir remis avec bien du mal mes chaussures. Naturellement je ne vois aucun planton de la liaison sur la route. Je rentre alors en tonitruant. La lacune est comblée bientôt, mais le régiment est-il passé oui ou non ? J’attends espérant que non.

Je n’ai aucun goût à me nettoyer. Je suis si sale. Je vois le capitaine Delahaye qui fume une cigarette en tenue sommaire. Lui aussi est sale et cela me console un peu. Voici Crespel et caillez qui rentrent. Je leur demande s’ils ont vu le régiment. Ils me répondent négativement.

Voici vers 9 heures un chariot sur lequel j’aperçois le lieutenant Lebeau et quelques sapeurs ainsi que le caporal fourrier Bourgerie. On me dit que le premier bataillon suit.

Déjà des feux sont allumés et les cuistots d’escouade font bonne besogne avec les restes car hier il n’y eut pas de distributions.

Je vois ceux de la 5e, Lavoine, Licour, Chandelier. On m’offre du café que j’accepte de grand cœur.

Je vais saluer le lieutenant Collandre commandant la 5e. Il vient de se lever et me félicite « alors » dit-il « vous me quitter, car vous passerez adjudant de bataillon ». Je vois Jombart qui vient à la liaison ; il fait le sergent major, le fourrier et le caporal fourrier à la 8e. Je ne fais semblant de rien et suis aimable avec lui.

Enfin vers 10 heures, par le temps sombre qu’il fait et donne une certaine mélancolie aux lieux, je vois arriver des fantômes boueux, vrais paquets de qui se traînent. C’est le régiment. Dans quel état lamentable !

J’avertis aussitôt le capitaine Delahaye qui va causer au commandant du 1e bataillon. Des baraquements sont libres derrière nous. Ils font être vite occupés.

Je vois ensuite le commandant Vasson à cheval. Il fait de grands gestes en causant avec le chef du 2e bataillon. Je n’y entends rien et ne m’en préoccupe pas.

Je rentre me décrotter plutôt que d’assister au défilé lamentable des rescapés de Mesnil.

On mange peu de chose. Gauthier n’a rien. J’ai un morceau de pain de l’ordonnance et ouvre une boîte de pâté.

Vers 1 heure alors que j’étais absorbé par mon décrottage sans avoir pu encore me débarbouiller je suis appelé par le capitaine Delahaye qui me dit de rassembler les 4 fourriers et de le suivre dans 10 minutes.

Nous partons à cinq sur la route vers Somme-Tourbe puis un peu plus loin à 500 m prenons à travers champs sur la gauche. Nous descendons un ravin, traversons un petit ruisseau sur un pont de bois et montons une petite cote au haut de laquelle on aperçoit trois rangées de baraquements dont une partie encore en construction.

Ces baraquements seront notre cantonnement. J’hérite d’une lignée. Nous entrons et constatons avec plaisir qu’ils sont plus finis que les autres et mieux aménagés. Je divise en six : les quatre compagnies le poste de secours et la liaison du bataillon.

Une heure après chaque fourrier allait chercher sa compagnie pour l’installer.

Moi-même, avec Gauthier qui m’avait suivi, j’installais mon coin. Dégourdi Gauthier trouve quelques planches les place sur le sol. Le lit est tout trouvé. Le sac à la tête, les couvertures étendues, le fusil dans le coin avec le bidon et la musette accrochés. Je suis placé. Il peut-être 3 heures.

Mais quel brouhaha dehors ! C’est celui de l’arrivée de toute troupe qui s’installe. La liaison ne tarde pas à arriver. Je vois Cailliez, Crespel cyclistes, Frappé, Brillant, Garnier, agents de liaison des 7, 5, 8e, puis Jombart, Sauvage, Verleene fourriers de 8, 7, 6e ; avec Gauthier, c’est tout cela me fait neuf unités. C’est bien suffisant et je n’en demande pas plus. Je sors pour voir l’installation car j’ai déjà mon métier d’adjudant de bataillon à cœur. J’apprends que le capitaine Delahaye reprend la 3e compagnie et passe le commandement du bataillon au capitaine Triol du 139e nouveau venu. Aussitôt je vais dire au revoir au capitaine Delahaye. Je le trouve dans un baraquement réservé aux officiers et où pas mal de ceux-ci sont occupés à causer. Il me dit au revoir et me présente au capitaine Triol qui me reçoit aimablement et à qui je demande ses instructions pour le cantonnement. Il me dit de faire pour le mieux, selon l’habitude. Je rentre donc près de ma liaison et dicte quelques notes sur les cuisines, les feuillées* etc…

Je suis fatigué et m’étends tandis que Gauthier part aux distributions sur la route de Somme-Tourbe et qu’on annonce à grands coups de gosier dans tout le cantonnement.

Vers 6 heures je me présente au capitaine lui demandant ses instructions pour la nuit. Il est à table avec les officiers du bataillon dans le bâtiment de tantôt. Celui-ci est séparé en deux pièces. Dans la première il y a une vingtaine de couchettes et un foyer qui brûle ; dans la 2e quelque table et quelques bancs où les officiers sont occupés à prendre leur repas. Le commandant du bataillon me demande de garder la liaison sous ma main. Je lui dis que c’est fait. Je mérite de ce fait un très bien et puis disposer.

Je rentre près de la liaison heureux à la pensée de passer une nuit tranquille. Nous sommes près du poste de secours et héritons de la chaleur du foyer qui y est allumé. Nous aussi nous allumons le nôtre, trou creusé par le génie sous les planches qui ne peuvent prendre feu grâce à de la tôle dont elles sont recouvertes, avec tirage à l’extérieur. Chacun va barboter du bois. Gauthier revient des distributions avec Cailliez et Crespel ainsi que René qui en arrivant aussitôt à donner un coup de main au passage. Aussitôt flambe un bon feu. Il faut manger. On décide de faire des biftecks à fin de se coucher rapidement.

Il y a une porte en bois. Nous la posons à l’intérieur contre l’entrée. Il fait chaud aussitôt. Chacun a pu se procurer une planche qui le séparera de la terre humide. Nous sommes presque heureux tandis que nous avalons la viande à peine cuite arrosé d’un quart de « pinard ». Le café suit et bonne nuit !

Il est déjà 10 heures.

5 mars

C’est comme hier le réveil au petit jour après une nuit bien calme. Les obus de canon revolver tapent avec leur bruit caractéristique «  ziiiii Bouuumm ». je regarde aussitôt le temps qu’il fait ; il a plu très peu. Un gros brouillard règne, c’est dire qu’il va sans doute faire un peu de soleil.

Je bois l’eau de vie afin de me réchauffer un peu. Grâce à l’ordonnance du capitaine Delahaye, je puis allumer une cigarette de tabac fin et boire un quart de café chauffé sur un réchaud à alcool solidifié. On me donnerait un louis que je ne serais pas plus content.

Que faire, sinon dormir encore. Je m’étends de nouveau tranquillement tachant de reposer encore.

Mais une grande émotion m’attendait. J’entends des cris et aussitôt j’aperçois Crespel qui blême me demande de venir « Gallois [1] est tué, l’adjudant Gallois a reçu un obus de canon revolver ». je m’élance sur les pas du cycliste et un peu plus loin que le PC du capitaine Delahaye dans le boyau je trouve Gallois étendu sur le dos, le visage rouge de sang. Il râle. Déjà le médecin auxiliaire Paris est là il regarde. « Fracture du crâne » dit-il « c’est fini ; regarde, la cervelle est sortie ; je vais le faire enlever » Et il s’en va chercher les brancardiers. Crespel pleure ainsi que les camarades de la liaison atterrés. Je regarde de plus près. Le crâne est ouvert, le sang coule abondamment de la blessure et de la bouche, du nez, du sang, toujours du sang qui coule à flots. Les brancardiers s’amènent et avec précautions placent le corps sur un brancard. Je leur demande s’il ne faut pas faire un pansement. Ils me répondent que c’est inutile, qu’il est fini, qu’il n’a plus connaissance et que dans quelques minutes il ne râlera plus. On fouille les poches et on rassemble tout, portefeuille, porte-monnaie, papiers etc… tandis que les brancardiers emportent le corps. Décidément on est vite expédié de l’autre côté du monde.

Je trie les papiers, ramasse les notes de services, tandis que Crespel s’occupe de faire un petit ballot avec les affaires personnelles.

Je vais trouver le capitaine Delahaye qui s’informe. Je lui réponds que Gallois est mort. Je le remplace.

Je rentre à mon trou, le capitaine me disant qu’il me fera appeler quand il aura besoin de moi.

La liaison est atterrée. On s’entretient de cette mort. Souffrir davantage, je ne le puis : mon cœur est endeuillé au plus haut point. Décidément la mort nous fauche en ce moment avec plaisir, dirait-on.

Crespel arrive sur ces entrefaites et m’explique l’accident. L’adjudant Gallois hier et aujourd’hui, très brave certes mais très gamin se plaisait, malgré les avertissements du cycliste, à regarder par-dessus le parapet. Crespel se tuait à lui dire qu’il lui arriverait d’être atteint par le canon revolver. Et ce qu’il redoutait est arrivé !

Regardant, la tête en dehors du boyau, il s’écroula comme une masse sans un cri. On s’empressa. On sait le reste.

Gauthier arrive. Il a rencontré Gallois en route. Il était mort. Il est atterré lui aussi. Enfin on mange. Gauthier nous raconte que le colonel a été enterré dans le cimetière militaire de Mesnil-les-Hurlus. Gallois sera placé près de lui.

Il repart et l’après-midi se passe morne et triste à penser au camarade défunt.

Vers 5 heures je suis appelé par le capitaine Delahaye et fait avec lui le compte rendu de la journée qui ne signale rien, « calme parfait » au point de vue du secteur. On signale la mort de l’adjudant de bataillon tué par un obus de canon revolver.

J’envoie Cailliez porter l’ordre au colonel. Il va s’appuyer Mesnil-les-Hurlus et le Trapèze où se trouve toujours le commandant Vasson. Crespel l’accompagne.

Le capitaine me souhaite le bonsoir me demandant de venir à 5 heures pour le compte rendu de la nuit. Il est le type du chef bienveillant et simple. Rien qu’à lui causer je lui suis déjà attaché. Je communique mes impressions en flamand à son ordonnance qui me répond simplement : «  tes a good man ».

Après avoir cassé la croute et fumé quelques cigarettes, je m’allonge tachant d’oublier mes chagrins dans le sommeil. Je songe à mon nouveau poste, échu après un deuil. Serai-je nommé adjudant de bataillon ? Je me sens de taille à en assurer le service. De plus je crois que le poste m’appartient. Je suis agent de liaison depuis le début de la campagne, et me suis souvent dépensé sans compter. Je suis le plus ancien de la liaison. Enfin j’ai souvent remplacé Gallois de son vivant. J’irai même jusqu’à dire que lorsqu’une question délicate se présentait, c’est moi qu’on en chargeait. Toutes ces idées me dansent dans la tête et je m’endors avec la conviction d’être nommé.


 [1] Gallois : voir ci-après la fiche Mémoire des Hommes
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3 mars

Départ pour le calvaire

Je passe une nuit excellente. Je me réveille gelé, naturellement, mais il y a peu de mal car je me sens reposé. Je me lève donc. Il fait petit jour et un grand brouillard règne autour de nous. Les boches sont calmes : ils tirent beaucoup moins. Je remets en ordre mon fourniment et cherche un fusil que je n’ai aucun mal à trouver car il en traîne des tas.

Je vois Gallois qui m’annonce que Paradis fut blessé hier, chose que j’ignorais. Je bois du café apporté hier par Gauthier. Je fume tranquillement et attends le lever du soleil. Il va faire beau aujourd’hui et si les boches sont calmes, on pourra se remettre un peu de ses émotions.

Quelques marmitages passagers saluent le lever du jour. Je crois que des deux côtés, nous ne demandons qu’à passer une journée un peu tranquille.

Vers 9 heures, je vais voir le sergent Pêcheur qui m’annonce que je suis tranquille. Deux cyclistes sont arrivés hier comme agents de liaison*. Je vais donc voir le lieutenant Collandre qui est installé dans une espèce de gourbi. Je vois Radelet et Jamesse qui vient d’arriver.

Nous causons un peu comptabilité. Heureusement que nous tenons la comptabilité en double. Nous trouvons le double dans la voiture de compagnie, Lannoy sergent major ayant sans doute été pris avec tous ses papiers.

Nous déjeunons avec le lieutenant Collandre à qui je présente Jamesse. Il dit qu’il le proposera comme sergent major et moi-même comme adjudant.

Nous sommes heureux du beau temps et du moins grand nombre de marmites*, bien que le secteur n’est pas encore fameux. Nous causons de nos pertes et du grand nombre de blessés qui sont morts, faute du manque de soins, et traînent dans les tranchées, piétinés sans cesse. Jamais on n’arrivera à assainir ce coin si les attaques se répètent.

Je rentre une partie de l’après-midi près de Gallois au PC du bataillon. Je rencontre au passage les débris des compagnies dans les boyaux. Réellement, c’est une petite compagnie de survivants qui subsiste du beau bataillon que nous formions. Tous les officiers sont par terre, excepté le capitaine Claire qui n’était pas là. Nous avons [comme] tués : les lieutenants de Monclin, Monchy, Aline, d’Ornant et le nouveau venu de la cavalerie à la 6e compagnie ; blessés : le capitaine Sénéchal, les lieutenants Vals et le nouveau venu de la cavalerie à la 8e ; prisonniers sans doute : les capitaines Aubrun, Crouzette et le sous-lieutenant Blachon ; à ajouter à l’actif du régiment, le colonel tué et le commandant Dazy, le capitaine de Lannurien blessés. Quant aux hommes disparus ils sont au nombre de plus de six cents. C’est une omelette sérieuse.

Vers 3 heures, une note arrive du commandant Vasson. Le 2e bataillon partira à 6 heures sous les ordres du capitaine Delahaye et ira se placer à l’est de Mesnil-les Hurlus en seconde ligne derrière les chasseurs à pied, à la position appelée calvaire ; mi-partie au village de Mesnil, mi-partie en tranchées au calvaire.

Le capitaine Delahaye nous dicte les ordres complémentaires sous le bombardement qui a l’air de vouloir reprendre. Il est obligé de crier de toutes ses forces pour que nous l’entendions. Départ à 6 heures derrière la liaison du bataillon, boyau* Mesnil-les-Hurlus dans l’ordre 5, 7, 6, 8.

Je prends mon fourniment, disant à Gallois que je reviendrai au passage à 6 heures. Je vais rejoindre le lieutenant Collandre et lui montre l’ordre. Heureux sommes-nous de quitter ce maudit coin où nous en avons laissé tant des nôtres.

Nous recevons vers 4 heures la visite de Chopin et des cuisiniers qui ravitaillent les hommes. Chopin nous dit qu’un petit incendie s’est allumé ce matin dans Mesnil à cause d’obus incendiaires que les boches y lançaient. Nous l’avertissons de notre changement de résidence et mangeons afin de nous donner des forces pour la marche de tout à l’heure.

6 heures arrivent. Nous voyons arriver le capitaine Delahaye. Le lieutenant Collandre me dit de rester avec lui durant la route : aussi vrai, Brillant est à la liaison et suffit.

Nous suivons et marchons bon pas alors que le crépuscule tombe. Quelques marmites éclatent non loin de nous. Chacun file de bon cœur ; on sent qu’on est heureux de quitter ces rives peu hospitalières.

Une heure après, en pleine obscurité, nous arrivons dans Mesnil, après avoir fait un 100 mètres en rase campagne car le boyau que nous avons suivi se termine à cette distance de l’église.

Quelques petites lumières de cuistots dissimulées dans des toiles de tente servent à nous guider un peu. Nous faisons un long stationnement, nous abritant derrière des murs car de temps en temps un sifflement nous parvient, suivi d’une explosion pas très loin. Je me demande où est l’incendie dont parlait Chopin car je ne vois rien ; sans doute que c’est fini.

À quelque temps de là, nous revoyons le capitaine Delahaye qui, sans doute, s’est informé du chemin à suivre. Il parle devant moi au lieutenant Collandre et au sous-lieutenant Carrière. Les 5e et 7e compagnies vont les suivre. Il va trouver les 6e et 8e ; celles-ci vont s’installer comme elles peuvent dans les caves du village en ruines, prêtes à accourir en cas de demande ; c’est ce que nous dit le chef de bataillon en revenant sur nous. Quant aux 5e et 7e , elles prendront possession de la seconde ligne au calvaire proprement dit derrière les chasseurs à pied. Il y a un moment de discussion, car les chefs des 5e et 7e font remarquer à juste titre que c’est aléatoire de compter sur un soutien fondé sur deux compagnies de quarante hommes à peine, harassés et fourbus, venant de passer quatre jours par les émotions les plus terribles.

De temps en temps, les obus arrivent : sifflement, éclairs et détonations qui ébranlent tout : c’est sinistre. Nous partons quand même, la tête entre les épaules, sur la route, mais au pas de course. Il n’y a pas de boyau ou du moins, aux dires du capitaine Delahaye, un boyau rempli d’eau.

Il peut être 9 heures du soir. Nous recevons des marmites ; les boches bombardent la route de Mesnil à Minaucourt car sans doute croient-ils que c’est l’heure du ravitaillement. Un obus éclate à moins de 30 m en avant de nous. C’est un bon moment de frousse. Enfin, après un pas gymnastique de 400 m, on saute dans un boyau à la file les uns des autres. Il y a encore de l’eau. On patauge dans la boue jusqu’aux genoux. Qu’importe, le boyau est profond. On continue encore vivement 200 m afin de permettre à toute la troupe d’être dans le boyau. Puis on s’arrête tandis que du canon revolver siffle au-dessus de nos têtes. L’eau a diminué mais j’ai froid aux mollets, mes bandes molletières* sont des paquets de boue.

Dix minutes après, sur notre demande, on fait répondre que les deux compagnies suivent. Nous repartons alors un peu plus tranquillement, toujours sous le canon revolver qui semble nous suivre ; mais les parapets ont 2 m de haut. Il n’y a rien à craindre.

Nous avons de fréquents arrêts. Nous marchons dans le silence le plus profond. Nous rencontrons des cuisiniers de chasseurs qui descendent, des brancardiers qui ramènent des blessés.

Enfin nous arrivons près de quelques gourbis éclairés. Après une longue attente, le capitaine Delahaye ressort de l’un d’eux et remet un agent de liaison au lieutenant Collandre afin qu’il le conduise à son emplacement situé à 400 m d’ici. Je dis à Brillant d’aller reconnaître l’endroit et je reste avec la liaison. Le sous-lieutenant Carrière suit, une fois que la 5e s’est écoulée ; il reçoit un agent de liaison également.

Quand les deux compagnies sont passées, je cherche, ainsi que mes amis, un gourbi* où je m’installe heureux de ne pas coucher en plein air ; nous sommes en seconde ligne. Rien à penser. Fatigué, je m’allonge et bientôt m’endors. Il peut être 11 heures. Franchement j’ai une triste opinion de la Champagne.


2 mars

Capitaine Delahaye commandant du 2e bataillon
Lieutenant Collandre commandant de la 5
e compagnie

C’est en somme une nuit blanche. À 4 heures, une fusillade éclate. Nous commencions à nous assoupir. Il faut être debout. Puis c’est le marmitage qui commence, systématique.

Malgré le bombardement, j’ai le loisir de circuler un peu et je puis constater dans quel état sont les secondes lignes. C’est effroyable. Qu’il suffise de dire que les tranchées sont jonchées littéralement de cadavres de blessés morts là en se traînant vers l’arrière. Les parapets* et parados* sont faits de cinq ou six cadavres superposés et recouverts de terre.  14-18-Premieres-lignes-dans-la-region-des-Eparges.-1915Or parfois, un obus est tombé tout à côté défonçant tout, émiettant la terre quand il n’a pas réduit les corps en bouillie ; alors c’est un entonnoir dont les bords découvrent des membres, des troncs, des morceaux de viande humaine. Cette vue n’est pas supportable, malgré tout le caractère et la force d’âme qu’on puisse avoir. Je quitte ce coin peu hospitalier où les marmites* tombent dru et rejoins Pêcheur. Gallois est avec lui ainsi que l’adjudant de bataillon du 33e.

Vers 9 heures, je suis appelé : on me dit que c’est un lieutenant désigné pour commander la 5e compagnie qui me demande. Je file et vois un officier, la tête bandée. Celui-ci dit s’appeler « lieutenant Collandre », me serre la main et demande de me conduire à la compagnie. Nous filons donc au boyau* Mesnil-les-Hurlus. Après 100 m de parcours, nous trouvons un grand emplacement creusé dans la paroi du boyau, servant de dépôt de matériaux. On s’y installe. J’explique à mon nouveau chef l’odyssée de la compagnie et lui rend compte de mes ordres donnés la veille.

Charmant, le lieutenant me félicite, me dit qu’il me fera nommer adjudant, qu’il me prend à sa table. Nous fumons en attendant le sergent Radelet qui doit amener tout le contingent. Il peut être 11 heures quand Chopin apparaît avec ses marmites. La compagnie suit et Radelet arrive. Il amène tout le monde au complet. Il y a trente-cinq hommes.

Aussitôt nous décidons de former une section dont Radelet prendra le commandement. Les quatre escouades seront commandées par les trois caporaux élèves sous-officiers et un soldat de première classe Lasire, l’ordonnance du sous-lieutenant d’Ornant. Quant à la question cuisine, nous renvoyons avec Chopin un cuisinier par escouade à Mesnil-les-Hurlus.

Ainsi, après avoir fait la répartition, nous avons en tout trente-cinq hommes, trois caporaux, un sergent, un sergent fourrier, un officier ; et au combat trente hommes, trois caporaux, vingt-et-un sous-officiers, un officier. C’est maigre, après avoir eu deux cent cinquante hommes, trois officiers, quatorze sous-officiers.

Chopin s’en va. Je le charge de dire des sottises à Jamesse et Delbarre, caporal fourrier est caporal d’ordinaire. Je demande que demain Jamesse remonte sur l’ordre du commandant de compagnie. Il n’est pas permis, après que sa compagnie n’a plus que des débris, de ne pas oser venir en tranchées voir les survivants, à plus forte raison sur un ordre. Ces messieurs se chauffent dans un gourbi* à Mesnil-les-Hurlus, mangent chaud ; je vais leur apprendre de quel bois je me chauffe. Pour quatre cuisiniers, un grade suffit amplement. Le caporal fourrier de ce fait remontera ici pour me remplacer.

Nous mangeons, Radelet et moi, avec le lieutenant Collandre qui est charmant. Officier de réserve à la 10e compagnie, il eut le crâne éraflé par une balle. Il a demandé à garder son commandement et vient de nous être envoyé pour reconstituer la 5e compagnie. Il m’apprend que le sous-lieutenant Gout a la 6e, le sous-lieutenant Carrière la 7e et le lieutenant Guichard la 8e.

Dans l’après-midi, je rentre au poste du commandant Vasson et avertis le capitaine Claire que la 5e est reconstituée. Le commandant m’annonce qu’il me cite à l’ordre du jour et me lit ma citation :

Lobbedey Émile, sergent fourrier à la 5e compagnie du 147e, agent de liaison du chef de bataillon, a fait preuve d’un courage remarquable depuis le début de la campagne et particulièrement dans la période de 28 février au 4 mars où il a porté, à de nombreuses reprises, des ordres sur un terrain des plus dangereux.

« Ainsi donc », me dit le commandant, « je vous prends toujours comme agent de liaison*, car nous ne sommes que le 2 mars. Soyez sans crainte, je ne vous exposerai pas inutilement ».

Je rentre dans l’abri de Pêcheur, tout heureux de l’estime de mes chefs. Je vais peu après communiquer un ordre au capitaine Werner du 3e bataillon, qui en a le commandement, plus la 3e compagnie. Je reprends le chemin de la veille de trous d’obus en trou d’obus car la tranchée est déchiquetée par le marmitage incessant. Je rencontre toujours le triste spectacle des cadavres qui gisent. Je longe ensuite la première ligne qu’occupe la 3e compagnie et j’atteins enfin le capitaine Werner qui se trouve à l’emplacement où fut blessé le capitaine Sénéchal. Il est là, revolver au poing, sous le bombardement, encourageant ses hommes par sa présence. Je lui demande quel commandement il exerce et quelle est la situation. Il me dit qu’il a le premier bataillon à sa gauche, commandé par le capitaine de la 1ère compagnie ; il commande le 3e bataillon et prend du point M au point N ; à sa droite, il a la 3e compagnie qui prend de N en O et lui rend compte.

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Plan dessiné par Émile Lobbedey – Tome VIII

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Extrait Front de Champagne, 25 septembre 1915 – Source : Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE F CARTE-9675

Je prends tous ses renseignements, accroupis tous deux au fond de la tranchée, tandis que les obus de canons revolvers, à chaque passage «ziiii i Boum », rasent le parapet et nous couvrent de terre. Je repars, au petit bonheur la chance, heureux d’arriver indemne au PC Vasson et de pouvoir rendre compte de ma mission.

J’éprouve grand amusement de voir la tête des poilus qui me demandent tous si je suis blessé en voyant ma capote déchirée à l’épaule.

De là, je file trouver le lieutenant Collandre, heureux de pouvoir lui annoncer la proposition de citation et l’avertissant que je suis à la disposition du commandant Vasson.

Je rejoins Pêcheur. Celui-ci m’annonce que le capitaine prend le commandement du 2e bataillon. Je suis horriblement fatigué. Pêcheur demande donc pour moi au capitaine Claire une nuit de repos, aussitôt accordée. Je file donc au PC du 2e bataillon où nous nous sommes placés en arrivant ici. Je trouve Gallois et toute la bande occupés à manger. J’installe mon fourniment dans une petite grotte et roulé dans mes couvertures, je m’endors sans manger. Je n’en puis plus.

1er mars

Perte de la 5e compagnie
Capitaine commandant le 2e bataillon blessé

Le petit jour se lève et les boches se réveillent car le marmitage recommence après le départ du chef du régiment. Notre coin est très exposé, les obus de canon revolver rasent le parapet*.

Et voici le rapport de ce qui ne tarde pas à se passer, rapport strictement exact qui fut adressé au commandement.

Le 28 février à 23 heures, la 5e compagnie se porta à 200 m en avant de la première ligne où elle exécuta une tranchée*.

L’adjudant Culine et quatre hommes se portèrent en avant pour reconnaître les tranchées allemandes qui se trouvaient à une cinquantaine de mètres en avant de la nouvelle ligne. À droite de la compagnie, un petit bois, la lisière à une quinzaine de mètres en avant ; à gauche, la 7e compagnie ; tranchée continue, liaison établie.

L’adjudant Culine rentre, ayant essuyé quelques coups de feu sans perte.

À 6 heures du matin, tranchée pour tireur presque debout sans créneaux. Pas de boyau* de communication avec l’ancienne première ligne. Nuit calme.

De 6 à 7 heures, bombardement de la tranchée : quelques tués sur la gauche à la 4e section (Giraudeau [1] – Venouze – Durand – Lesaint [2] – Carbillet [3]).

Vers 7 heures, l’ennemi attaque en rangs serrés. Il est obligé de réintégrer sa tranchée sous le feu efficace de la compagnie. À 8 heures, il attaque de nouveau sur le front et sur la droite. À droite, aucune compagnie en liaison, aucun soutien. Le sous-lieutenant d’Ornant [4], l’adjudant Culine [5], le sergent Gibert , chefs des 2e, 3e et 4e sections sont tués ; le sous-lieutenant Alinat [6], chef de la 1ère section, [est] grièvement blessé ; également sont tués le sergent Raoult et une moyenne de dix hommes par section. Sur la gauche, une partie de la 7e compagnie se replie et laisse l’ennemi s’infiltrer. Celui-ci, au nombre de quatre-vingts, saute dans la tranchée française où se trouvait peut-être une trentaine de survivants. Le capitaine Aubrun est saisi par une dizaine d’allemands et emmené malgré sa résistance. Le reste de la compagnie est faite prisonnière. Le sergent Inchelin est blessé. Le sous-lieutenant Alinat est mort.

Les deux hommes, les seuls qui sont reconnus avoir certainement participé au combat jusqu’au moment où la compagnie fut faite prisonnière et qui ont réussi à s’échapper, déclarent ne pouvoir donner d’autres renseignements. On déplore la perte de la grande partie de la 7e compagnie et des officiers Crouzette, capitaine, Blachon, sous-lieutenant prisonniers aux dires d’une dizaine d’hommes qui ont rallié les lignes françaises.

La tranchée prise par l’ennemi fut bouleversée par nos obus dans la journée du 1er mars et évacuée par l’ennemi. Le sergent Lenotte, blessé, fut trouvé par une patrouille le soir du 1er mars sur le terrain et enlevé à la nuit. Il n’a rien déclaré d’intéressant.

Ainsi donc, sous une pluie de mitraille et d’obus de canons revolvers nous forçant à rester accroupis au fond de notre tranchée, nous assistâmes à la scène.

Vers 8 heures, un homme hagard, Lecq, agent de liaison de la 5e arriva et sauta dans notre tranchée en criant « Du renfort, du renfort ! On est pris ».

Vers 7 heures, nous avions entendu une forte fusillade. Cette fois, nous entendons une clameur.

Le capitaine Sénéchal renvoie Lecq, lui disant de tenir bon, que le renfort va arriver.

Le pauvre commandant du 2e bataillon n’a plus de troupes. Il veut donc m’envoyer, son bataillon se réduisant aux trente hommes de la 8e et à un aspirant, près du commandant Vasson lui réclamer du renfort. Je file rapidement près du chef du régiment qui aussitôt donne des ordres pour que la 3e compagnie file sur nous. Je remonte près du capitaine Sénéchal, à temps pour entendre une clameur fantastique et une fusillade intense. Puis deux hommes surgissent, fous, sans armes, sans équipement, pâles et les yeux hagards. Ils sautent près de moi. Je les attrape tous deux par le bras ; ce sont deux hommes de ma compagnie. Ils pleurent nerveusement et m’indiquent du doigt la 5e compagnie. Je vois alors surgir les uniformes gris-vert au haut du dos d’âne. Aussitôt, tout le monde tire, nous devons nous défendre nous-mêmes. Mais tout espoir est perdu : la compagnie a disparu. Les boches n’insistent pas sur notre accueil chaud. Ils se retirent, tandis que leur artillerie continue à nous marmiter avec force.

Eau-forte de Léon Broquet – Source : http://www.dessins1418.fr/wordpress/

Je suis abasourdi par le malheur qui me frappe, quand mes deux hommes me racontent vivement ce qui s’est passé. Tous mes amis sont disparus. La 5e compagnie qui comptait deux cent cinquante hommes se résume à moi et deux hommes. C’est affreux.

Le capitaine Sénéchal est affreusement morne, son bataillon se résume à trente hommes commandés par un aspirant ; d’où perte en 24 heures de dix officiers et plus de sept cents hommes. Tout pâle, il m’envoie au commandant Vasson pour lui expliquer le tout. Je cours accompagné de mes deux hommes et arrive au PC du commandant du régiment. Je lui dis tout ainsi qu’au capitaine de Lannurien. Je n’ai pas le temps ni le loisir de voir leur impression, car moi-même je suis trop endeuillé.

Je dis aux deux hommes de repartir un peu en arrière et si possible de trouver les cuisiniers et de les amener. Ils l’ont bien gagné, les bougres. Je remonte à mon poste. En route, on m’apprend que le capitaine Sénéchal vient de passer, blessé. Je rentre aussitôt au poste du commandant Vasson pour l’avertir. Je trouve le capitaine Sénéchal qui me dit chaleureusement au revoir et m’annonce que le sergent fourrier Legueil est grièvement blessé. Lui-même a une plaie à la tête. Le capitaine de Lannurien est parti le remplacer là-haut. Mais que reste-t-il du bataillon ?

Les marmites* éclatent toujours autour de moi. Je repars à mon poste. Je suis arrêté par des hommes de la 8e, non loin de là. Ils me disent que le capitaine de Lannurien vient de descendre, blessé à la tête, tandis qu’il montait remplacer Sénéchal. Je suis ému, triste, abattu ; mon courage et mon énergie sont à bout. Tac ! Une douleur à l’épaule. Une balle m’a touché l’épaule, déchiré la capote et devant moi, l’un des hommes qui me causent, mon vis-à-vis, crache le sang atrocement : il a reçu la balle dans la gorge. J’enlève vivement ma capote ; on panse mon compagnon ; on m’aide, on regarde. Rien sinon la capote déchirée ; rien sinon un léger engourdissement du bras droit.

Du coup, je décide de rentrer retrouver mon sac. Je crois en avoir fait assez pour le moment. D’ailleurs je n’en puis plus. J’ai faim, j’ai soif, j’ai sommeil et j’ai besoin de me remettre.

Ainsi donc, seul ; toute la bande de Charmontois, tous mes bons amis du début de la campagne, toute ma belle compagnie fauchée, disparue. Malgré moi, mes yeux se mouillent, et après quelques tâtonnements j’arrive à l’ancien PC du bataillon à l’arrivée.

J’ai perdu mes couvertures, un fusil. J’ai gardé ma peau, mais ce n’est pas de ma faute. Le marmitage est toujours aussi intense que la veille ; mais je n’y ai garde ; je suis blindé.

Surprise ! Je tombe sur le capitaine Claire et son ordonnance ; le capitaine est assis sur une banquette dans le parados*. « Ah ! Mon capitaine ! » ne puis-je m’empêcher de m’écrier en le voyant. Il ne sait rien, rentre ce matin après avoir terminé l’instruction des élèves sous-officiers de la division. Je lui raconte tout. Il me quitte bientôt, allant rejoindre le commandant Vasson qui n’a plus d’auxiliaire.

Quant à moi, il me reste la fortune de manger du chocolat. J’ai soif, j’ai faim, je n’ai rien à me mettre sous la dent. Il peut être 10 heures 30 du matin.

Soudain je vois apparaître Paradis, puis toute la liaison du bataillon. Là-haut, il n’y a plus personne. L’aspirant Chupin lui-même avec ses trente-cinq hommes et une douzaine de la 7e est parti en deuxième ligne. Aussi sont-ils rentrés.

J’ai retrouvé mon sac et ma musette avec le bidon. Un fusil, j’en trouverai toujours. Je m’allonge donc dans le boyau, m’abritant dans une grotte, avec l’idée de reposer un peu, malgré le marmitage sérieux. Je suis à bout de forces.

Une heure après, Paradis vient me réveiller. Il m’annonce la présence de Gauthier. Je suis aussitôt debout. On dévore le rata de la marmite et on boit. Quel bonheur !

Gauthier fulmine contre Jombart qui est resté à Mesnil-les-Hurlus, trouvant que le bombardement était trop violent. Il voulait l’empêcher de continuer. Il traite Jombart de « grand froussard » et s’en dit dégoûté. D’ailleurs il tient la place de son caporal fourrier.

Ils ont rencontré le capitaine Sénéchal à Mesnil-les-Hurlus.

Jombart en a profité pour rentrer aussitôt à Wargemoulin, accompagnant le capitaine et lui prodiguant force salamalecs. Du coup, une grande partie de mon amitié pour le sergent fourrier de la 8e compagnie est partie. Je n’admets pas qu’on abandonne ses amis qui se font casser la figure, au point de ne pas oser risquer légèrement la sienne pour leur apporter du pain. Enfin nous mangeons, c’est le principal.

Gauthier me dit que les cuisiniers de la 5e sont là-bas à l’entrée du secteur, c’est-à-dire à l’endroit où on prend le boyau Mesnil-les-Hurlus vers l’arrière.

Je ne tarde pas à m’y rendre. Je remonte successivement l’adjudant Drion avec une trentaine d’hommes de la 6e compagnie ; les adjudants Blay, Vannier et l’aspirant Chupin avec une trentaine d’hommes de la 8e compagnie ; à peine quelques hommes de la 7e avec l’aspirant Boutollot. Après quelques tâtonnements, je prends le boyau Mesnil-les-Hurlus et fais 100 m avec Gauthier. Heureux suis-je de trouver une tête connue : je vois quelques cuisiniers dont Lavoine, trois caporaux revenus du peloton des élèves sous-officiers avec le capitaine Claire, Pignol, Jeanjeot ; et je trouve un sergent Roudelet, sauvé par miracle, enterré par un obus dans la nuit et venu se remettre à l’arrière sur l’ordre du capitaine Aubrun. Je donne donc mes ordres. Demain matin, rassemblement ici de toute la compagnie, caporal d’ordonnance et caporal fourrier compris. En attendant, que tout le monde rentre à Mesnil-les-Hurlus où sont installées les cuisines sous les ordres de Radelet [Roudelet ?], qui amènera tout le monde demain.

Les cuisiniers des officiers me donnent leurs marmites ; de cette façon je saurai me rattraper de mon jeûne de 24 heures.

Content d’avoir pris une décision pour la compagnie dont je suis responsable, je rentre au poste du bataillon. Le marmitage est moins violent que ce matin. Il peut être 1 heure de l’après-midi, toute la liaison est installée dans des trous et dort.

Je ne veux pas de cela et me rends au poste du commandant Vasson. Il se trouve dans un gourbi très bas et très profond avec le capitaine Claire et un commandant du 33e d’infanterie. Je trouve en arrivant un ami, décidément je vais de surprises en surprises : l’abbé Wartel, d’Arras, sous-lieutenant qui prend les instructions de son commandant au 33e. Nous causons deux minutes, on se serre la main et les yeux disent ce que notre bouche n’a pas le temps d’exprimer. Quand il est parti, j’explique au commandant Vasson ce que j’ai vu du 2e bataillon. Il n’en savait rien et me dit alors de me rendre près de l’adjudant Drion de la 6e compagnie afin qu’il prenne le commandement de tous ces hommes, les classe par compagnie sous les ordres du grade le plus élevé et le plus ancien, et leur indique une tranchée où ils pourront se mettre. De plus, chaque commandant des débris de sa compagnie enverra ici le plus tôt possible le nombre d’hommes qui lui restent.

Je m’acquitte de ma commission, avertis Drion de l’arrivée de la 5e compagnie demain matin et rentre au PC Vasson. Pêcheur possède un petit abri en face ; sergent secrétaire, il ne fait qu’écrire notes sur notes. Il m’offre une place et me dit que je pourrais l’aider. Entendu.

Je rentre au PC du bataillon où la liaison de bouge pas, pas paresseux, et armé de mon sac, de mon fourniment, je rejoins Pêcheur.

Celui-ci m’annonce que l’adjudant Tobie vient d’être blessé par un éclat d’obus ici tout à côté. J’hérite de ses couvertures et de son passe-montagne. Nous regardons dans son sac car il est parti comme un froussard en n’abandonnant tout : nous trouvons quantité de protecteurs et cela nous fait beaucoup rire.

Je calcule le nombre d’hommes que compte la compagnie et j’arrive au nombre trente-quatre. Je ne croyais pas qu’il en restait tant. Dans tous les cas, sur ces trente-quatre, il y en a quatre seulement qui étaient en ligne le 28 février, Radelet, les deux rescapés et moi. Je passe mon chiffre au capitaine Claire qui m’annonce quarante-deux à la 6e ; dix-sept à la 7e et cinquante et un à la 8e. Cela fait donc pour le bataillon un total de cent quarante-quatre unités. C’est peu ; le tout commandé par un adjudant.

Le soir tombe et le marmitage cesse un peu pour faire place aux fusées. Malgré moi, je m’endors, n’en pouvant plus. À chaque instant je suis réveillé. Il pluvine aussi et un peu d’eau filtre dans ce semblant d’abri. Pêcheur doit souvent sortir pour prendre des notes adressées soit au commandant, soit aux  bataillons, les 1er et 3e car le 2e ne compte plus. Enfin vers 9 heures, un peu tranquilles, nous nous partageons notre nourriture et assis sur le sol, le dos contre la paroi du parapet, la tête appuyée contre la terre, nous demandons un peu de repos.


[1] Giraudeau :  Il s’agit probablement de Henri Gabriel GIRAUDEAU, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.archives_F400388R[2] Lesaint :  Il s’agit probablement de Gustave LESAINT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_H180891R[3] Carbillet :  Il s’agit probablement de Auguste Nicolas CARBILLET, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_C791427R

[4] Culine :  Il s’agit sans doute de Charles Alphonse CULINE, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_D621114R[5] D’Ornant :  Il s’agit sans doute de Marie Gontran D’ORNANT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

archives_M250168R[6] Alinat :  Il s’agit sans doute de Emile Ludovic Jean Louis ALINAT, dont la fiche Mémoire des Hommes ci-dessous semble correspondre.

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