Relève aux tranchées de 2e ligne
Lieutenant-colonel Pichat commandant du 147e
Vers une heure du matin je suis réveillé par Mascart qui m’apporte toutes les nominations. Il m’annonce que je suis adjudant à la 5e et non au bataillon. Un renfort est arrivé hier à 9 heures. Les nominations ont été rectifiées. Un adjudant du renfort Erhvein est nommé à ma place et je passe à la 5e compagnie.
À la lueur d’une bougie nous nous levons et nous mettons à copier l’état des nominations et des mutations. Je ne puis en croire mes yeux. Des surprises me sont encore réservées : Jamesse est nommé sergent fourrier et non sergent major ; Jacquinot caporal fourrier à la 5e ; Delbarre caporal fourrier à la 10e.
D’autres notes disent que le lieutenant Richer commande la 5e compagnie le sous-lieutenant Caillou passe également à la compagnie.
Aussitôt sur la copier les fourriers partent porter toutes ses copies à leur compagnie tandis que je réveille le commandant Triol à qui je rends compte. Je suis furieux, car je trouve la chose injuste. Le commandant me dit qu’il me garde jusqu’à nouvel ordre et en causera au capitaine adjoint, Claire.
Je me rendors affreusement triste.
Vers 4 heures j’étais en plein sommeil de nouveau je suis de nouveau réveillé par une nouvelle note. Cela me rend furieux tout à fait puis presqu’atterré. Je lis :
Rassemblement du régiment aujourd’hui à 8h30. Départ pour la première ligne à 9 heures.
Cela est plus qu’une douche glacée. Je vais trouver le commandant qui dicte ses ordres. Rassemblement du bataillon à 8h15 les compagnies devant leur cantonnement. Formation en colonne double à 8h30 devant et à 100 m du cantonnement du bataillon.
Nous copions de nouveau afin de communiquer les ordres. Décidément ce n’est pas du repos.
Je me recouche quand même une heure.
Mais à 6 heures il faudra être debout, car il y a encore la répartition du renfort à faire. Quel métier !
À 6 heures je suis debout, boucle mon fourniment et me mets en tenue de départ après avoir enlevé mes galons de fourrier. Je sors ; le commandant et dehors. Je bois le café de Gauthier.
Le capitaine Claire ne tarde pas à se montrer. Devant le cantonnement une masse de 250 hommes attend d’être répartie. Le capitaine vient à nous ; le commandant lui dit son étonnement de mon affectation. Claire déclare qu’Erhvein [ Ervein ?] est rhumatisant, malade et ne pourrait remplir les fonctions d’adjudant de compagnie. Par contre je n’ai moi qu’à rester à la disposition du commandant Triol.
Claire fait appel de la camaraderie au sujet d’Erhvein. Enfin il bredouille assez ennuyé. Le commandant me dit donc de rester avec lui. Je vois pourtant que bientôt je serais un intrus ou du moins que je ferai le travail de l’adjudant de bataillon sans en avoir le nom. De toute façon je suis très peu satisfait malgré mon nouveau galon. Il y a eu un passe-droit ni plus ni moins.
Delbarre arrive peu après vers moi en larmoyant parce qu’il doit quitter la 5e. Je l’envoi promener, j’ai autre chose à faire et moi-même je suis furieux.
Puis le lieutenant Collandre vient me serrer la main. Il est en furie et me déclare qu’il va à l’instant se faire évacuer pour rhumatisme. Il n’accepte pas qu’on lui enlève le commandement de la 5e et qu’on le mette sous les ordres d’un plus jeune.
Enfin le temps passe ; vers 8 heures au milieu d’une forte pagaille présidée par le capitaine Claire la répartition du renfort se fait. Je vois l’ex sergent major du trésorier, Levêque aujourd’hui adjudant, qui malgré tous ses efforts n’a pu rester à Saint-Nazaire et vient pour la première fois au feu. Je vois également l’adjudant Faure qui se trouve dans le même cas.
Je fais connaissance avec l’adjudant Erhvein qui arrive. C’est un Sedanais, ex sergent de réserve à la 6e compagnie, celle du capitaine Claire, nommé adjudant par lui et évacué pour rhumatismes en novembre.
Ce n’est pas étonnant ce n’est pas étonnant qu’il me soit passé sur le dos. Enfin on fera bon ménage quand même.
À 9 heures nous partons liaison en tête avec le commandant Triol. Nous traversons la voie ferrée au passage à niveau et arrivons sur la route Somme-Tourbe Somme-Suippes. Nous la traversons également et filons à travers champs, les trois bataillons en colonne.
Sur la route le lieutenant Collandre m’a dit au revoir. Il est évacué.
Nous faisons une pause non loin de batteries d’artillerie lourde dissimulées dans un bois de sapin. Il y a réunion d’officiers. Je vois un nouveau lieutenant-colonel arrivé ce matin, me dit Erhvein, le lieutenant-colonel Pichat qui rentre de blessure prise à la Marne, officier de la Légion d’honneur.
Nous filons par monts et par vaux par petits paquets dans la direction des abris Guérin. Nous passons rapidement des crêtes, allant de bois de sapin en bois de sapin sont nombreux par ici. Les compagnies marchent par section à 250 m.
Il peut être 2 heures quand nous sommes en vue des abris Guérin que nous gagnions au pas de course à la sortie d’un bois. C’est ensuite un grand ravin. Nous sommes à l’abri des vues de l’ennemi désormais. Nous ne recevons pas d’obus sinon deux ou trois shrapnels qui arrivent là par hasard.
Le régiment arrive par petits paquets et s’installent dans les abris Guérin. Il est 2 heures de l’après-midi. Le commandant Triol m’envoie me mettre à la disposition du lieutenant-colonel Pichat.
J’arrive à son abri et me présente. Je suis bientôt chargé d’une mission. Je dois me rendre par les boyaux à Mesnil-les-Hurlus. De là prendre tel boyau, me faire indiquer telle tranchée et demander le général qui commande le secteur. Je dois lui annoncer que le 147e est arrivé aux abris Guérin à sa disposition et me mettre moi-même à la disposition du chef de secteur.
Je pars donc. Ma mission est difficile mais je veux m’en bien n’acquitter. J’arrive sans encombre à Mesnil-les-Hurlus que pour la première fois je vois en plein jour.
Je vois un capitaine à qui je demande des renseignements qu’il me donne très aimablement. J’arrive ainsi à peu près à mon endroit m’informant à chaque carrefour aux cuisiniers qui descendent. Heureusement que le boyau n’est pas marmité.
Un contretemps fâcheux se produit. Le sous-lieutenant de passage me dit de reprendre le boyau vers Mesnil et de filer vite car le général vient de partir par là il y a à peine 5 minutes.
Je file comme un zèbre est non loin de Mesnil, rencontre le capitaine qui m’a renseigné tout à l’heure et me dit que c’est le général commandant le 16e corps qui vient de passer, de retour d’une visite qu’il vient de faire au secteur.
Force m’est donc tout en pestant de reprendre ma route. Enfin suant et soufflant j’arrive à mon but. Je vois le général lui-même des plus bienveillants. C’est un ancien colonel du 8e d’infanterie que je connais. Je lui donne mon nom et nous parlons de l’évêque d’Arras, mon oncle que le général qualifie de « grand patriote ». Je puis rentrer au 147, car le poste est relié téléphoniquement à un poste non loin des abris Guérin.
Je rentre donc un peu doucement, car je sue sang et eau. Trois heures après, vers 5 heures, je rends compte de ma mission au colonel. Ce n’est pas sans mal que je ne me suis pas égaré. Je suis sain et sauf et les marmites se sont faites rares.
Je m’installe près du poste du chef du régiment avec quelques sapeurs dans un petit abri et me repose de ma randonnée. Je n’ai plus de havresac et j’en suis heureux ; j’ai lâché aussi le fusil pour le revolver de Gallois et ses jumelles que j’ai héritées. J’ai mes couvertures et ma toile de tente roulées en bandoulière.
Vers 7 heures nous quittons les abris Guérin. Les bataillons partent individuellement à leur poste assigné. Je fais partie de la liaison du colonel que je suis avec le capitaine Claire. Nous nous arrêtons à 800 m de là dans un grand boqueteau où se trouvent à quelques abris. Un poste téléphonique est installé. Le colonel rentre et je vois les capitaines d’état-major de notre brigade, Brunet et Garde. Après un quart d’heure de conversation, le colonel sort et nous filons rapidement par un petit clair de lune en longeant le boyau vers Mesnil-les-Hurlus. Les boches n’envoient aucunes marmites. Non loin devant nous le feu d’artifice des fusées marche bon train.
Dans le village, je suis laissé par le capitaine Claire pour attendre le 2e bataillon qui va arriver afin de l’amener à son emplacement qui n’est autre que le poste du général de brigade reconnue par moi cet après-midi, où le commandant Triol recevra ses instructions.
Heureusement pour moi d’agents de liaison ne tarde pas à arriver dans Mesnil-les-Hurlus. J’en prends aussitôt la main.
Survient le 3e bataillon en tête. Le commandant Vasson me voit. Je lui donne un agent de liaison. Il me charge de vouloir bien faire la police afin que les hommes suivent en file rapprochées et ne prennent pas une fausse direction. Je passe donc une demi-heure à cela. Le bataillon est enfin passé. Il peut être 9 heures. Quelques marmites éclatent assez près. Je suis trop préoccupé pour m’en occuper.
Voici le commandant Triol. Je vais au-devant de lui, prends avec moi un agent de liaison disant aux autres de prendre le premier bataillon après le passage du 2e. Nous marchons en tête du bataillon et nous engageons dans le boyau à 100 m de l’église.
Après bien des stationnements dus au 3e bataillon qui n’avance pas, un empêtrement inouï dans les boyaux, ce qui nous demande bien 2 heures de marche et nous procure quelques bons bains de boue, on arrive enfin. Le commandant Triol va prendre ses instructions tandis que je m’éclipse avec deux hommes de la 5e que je prends comme agents de liaison du colonel au commandant.
Mon rôle est terminé ; je dois rejoindre le poste du colonel. Où est-il ? Grave question que je ne résous qu’à 3 heures du matin.
Je n’insiste pas sur mes marches et contremarches. J’assiste au défilé des troupes relevées durant près d’une heure avec l’espoir que l’homme qui passe est toujours le dernier.
Enfin je tombe presque au petit jour dans la 7e compagnie. C’est là qu’on m’apprend que le colonel est installé non loin dans un petit bois, toujours du genre des manches à balais du Trapèze. Je rencontre également la 8e compagnie et vois l’adjudant Vannier me renseigne sur un gourbi vide non loin.
Je m’installe là avec mes agents de liaison qui bouchent l’entrée d’une toile de tente. Je ne m’occupe plus de rien, incapable et ne songeant qu’à dormir.
Quelle chance que l’artillerie ennemie ait été calme. Sinon je n’aurais pas répondu de la casse.