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12 mars

Au réveil, je cause longtemps avec Jamesse de la compagnie. Nous faisons les pièces ensemble. La compagnie comprend 110 hommes. Le commandant de compagnie : le lieutenant Richer, que j’ai connu à Sedan, officier d’administration. Il a demandé à la mobilisation d’être incorporé dans le service armé. Il a gagné son deuxième galon. Blessé dans l’Argonne dans le 147e, il vient de rentrer. Chef de la 1ère section : sous-lieutenant Caillou, de réserve, instituteur, déjà blessé au 147e en Argonne, venant d’arriver avec le renfort. Je prends le commandement de la 3e section et du 2e peloton. Les deux autres sections sont commandées par un sergent : le sergent Radelet, la 4e, le sergent Taveaux, la 2e.

Dans la matinée, je vais voir la 3e section. J’ai un sergent récemment nommé, Pignol, mon ancien agent de liaison, qui se trouve dans un gourbi avec Lasire, un de nos caporaux, exordonnance du sous-lieutenant d’Ornant, nouveau promu. Je passe le commandement de la 2e demi-section au caporal Dédisse arrivé en renfort.

Je parle aux hommes et les émoustille un peu. J’examine notre situation. Nous sommes au haut d’une crête, à 1200 m à droite du village de Mesnil. À 600 m devant nous se trouvent les premières lignes, dans une vaste plaine couverte de cadavres et de tranchées boyaux. À 1000 m se dresse une crête comme la nôtre, appelée cote 174 et occupée par l’ennemi. Nous sommes en réserve du 174e d’infanterie.

Quand j’ai vu tout cela, je vais me présenter au lieutenant Richer dont le gourbi est à 15 m du mien. Il me reçoit très bien. Je suis à 50 m de ma section.

Voici d’ailleurs le topo succinct de la position de la compagnie.

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Dernière page du Tome VIII des cahiers rédigés par Émile Lobbedey

Note

À partir du 13 mars, il n’existe qu’une sorte de « plan » écrit par Émile Lobbedey qui indique en quelques mots ce qui devait sans doute être l’objet de son développement.

 

9 mars

Relève aux tranchées de 2e ligne
Lieutenant-colonel Pichat commandant du 147e

Vers une heure du matin je suis réveillé par Mascart qui m’apporte toutes les nominations. Il m’annonce que je suis adjudant à la 5e et non au bataillon. Un renfort est arrivé hier à 9 heures. Les nominations ont été rectifiées. Un adjudant du renfort Erhvein est nommé à ma place et je passe à la 5e compagnie.

À la lueur d’une bougie nous nous levons et nous mettons à copier l’état des nominations et des mutations. Je ne puis en croire mes yeux. Des surprises me sont encore réservées : Jamesse est nommé sergent fourrier et non sergent major ; Jacquinot caporal fourrier à la 5e ; Delbarre caporal fourrier à la 10e.

D’autres notes disent que le lieutenant Richer commande la 5e compagnie le sous-lieutenant Caillou passe également à la compagnie.

Aussitôt sur la copier les fourriers partent porter toutes ses copies à leur compagnie tandis que je réveille le commandant Triol à qui je rends compte. Je suis furieux, car je trouve la chose injuste. Le commandant me dit qu’il me garde jusqu’à nouvel ordre et en causera au capitaine adjoint, Claire.

Je me rendors affreusement triste.

Vers 4 heures j’étais en plein sommeil de nouveau je suis de nouveau réveillé par une nouvelle note. Cela me rend furieux tout à fait puis presqu’atterré. Je lis :

Rassemblement du régiment aujourd’hui à 8h30. Départ pour la première ligne à 9 heures.

Cela est plus qu’une douche glacée. Je vais trouver le commandant qui dicte ses ordres. Rassemblement du bataillon à 8h15 les compagnies devant leur cantonnement. Formation en colonne double à 8h30 devant et à 100 m du cantonnement du bataillon.

Nous copions de nouveau afin de communiquer les ordres. Décidément ce n’est pas du repos.

Je me recouche quand même une heure.

Mais à 6 heures il faudra être debout, car il y a encore la répartition du renfort à faire. Quel métier !

À 6 heures je suis debout, boucle mon fourniment et me mets en tenue de départ après avoir enlevé mes galons de fourrier. Je sors ; le commandant et dehors. Je bois le café de Gauthier.

Le capitaine Claire ne tarde pas à se montrer. Devant le cantonnement une masse de 250 hommes attend d’être répartie. Le capitaine vient à nous ; le commandant lui dit son étonnement de mon affectation. Claire déclare qu’Erhvein [ Ervein ?] est rhumatisant, malade et ne pourrait remplir les fonctions d’adjudant de compagnie. Par contre je n’ai moi qu’à rester à la disposition du commandant Triol.

Claire fait appel de la camaraderie au sujet d’Erhvein. Enfin il bredouille assez ennuyé. Le commandant me dit donc de rester avec lui. Je vois pourtant que bientôt je serais un intrus ou du moins que je ferai le travail de l’adjudant de bataillon sans en avoir le nom. De toute façon je suis très peu satisfait malgré mon nouveau galon. Il y a eu un passe-droit ni plus ni moins.

Delbarre arrive peu après vers moi en larmoyant parce qu’il doit quitter la 5e. Je l’envoi promener, j’ai autre chose à faire et moi-même je suis furieux.

Puis le lieutenant Collandre vient me serrer la main. Il est en furie et me déclare qu’il va à l’instant se faire évacuer pour rhumatisme. Il n’accepte pas qu’on lui enlève le commandement de la 5e et qu’on le mette sous les ordres d’un plus jeune.

Enfin le temps passe ; vers 8 heures au milieu d’une forte pagaille présidée par le capitaine Claire la répartition du renfort se fait. Je vois l’ex sergent major du trésorier, Levêque aujourd’hui adjudant, qui malgré tous ses efforts n’a pu rester à Saint-Nazaire et vient pour la première fois au feu. Je vois également l’adjudant Faure qui se trouve dans le même cas.

Je fais connaissance avec l’adjudant Erhvein qui arrive. C’est un Sedanais, ex sergent de réserve à la 6e compagnie, celle du capitaine Claire, nommé adjudant par lui et évacué pour rhumatismes en novembre.

Ce n’est pas étonnant ce n’est pas étonnant qu’il me soit passé sur le dos. Enfin on fera bon ménage quand même.

À 9 heures nous partons liaison en tête avec le commandant Triol. Nous traversons la voie ferrée au passage à niveau et arrivons sur la route Somme-Tourbe Somme-Suippes. Nous la traversons également et filons à travers champs, les trois bataillons en colonne.

Sur la route le lieutenant Collandre m’a dit au revoir. Il est évacué.

Nous faisons une pause non loin de batteries d’artillerie lourde dissimulées dans un bois de sapin. Il y a réunion d’officiers. Je vois un nouveau lieutenant-colonel arrivé ce matin, me dit Erhvein, le lieutenant-colonel Pichat qui rentre de blessure prise à la Marne, officier de la Légion d’honneur.

Nous filons par monts et par vaux par petits paquets dans la direction des abris Guérin. Nous passons rapidement des crêtes, allant de bois de sapin en bois de sapin sont nombreux par ici. Les compagnies marchent par section à 250 m.

Il peut être 2 heures quand nous sommes en vue des abris Guérin que nous gagnions au pas de course à la sortie d’un bois. C’est ensuite un grand ravin. Nous sommes à l’abri des vues de l’ennemi désormais. Nous ne recevons pas d’obus sinon deux ou trois shrapnels qui arrivent là par hasard.

Le régiment arrive par petits paquets et s’installent dans les abris Guérin. Il est 2 heures de l’après-midi. Le commandant Triol m’envoie me mettre à la disposition du lieutenant-colonel Pichat.

J’arrive à son abri et me présente. Je suis bientôt chargé d’une mission. Je dois me rendre par les boyaux à Mesnil-les-Hurlus. De là prendre tel boyau, me faire indiquer telle tranchée et demander le général qui commande le secteur. Je dois lui annoncer que le 147e est arrivé aux abris Guérin à sa disposition et me mettre moi-même à la disposition du chef de secteur.

Je pars donc. Ma mission est difficile mais je veux m’en bien n’acquitter. J’arrive sans encombre à Mesnil-les-Hurlus que pour la première fois je vois en plein jour.

Je vois un capitaine à qui je demande des renseignements qu’il me donne très aimablement. J’arrive ainsi à peu près à mon endroit m’informant à chaque carrefour aux cuisiniers qui descendent. Heureusement que le boyau n’est pas marmité.

Un contretemps fâcheux se produit. Le sous-lieutenant de passage me dit de reprendre le boyau vers Mesnil et de filer vite car le général vient de partir par là il y a à peine 5 minutes.

Je file comme un zèbre est non loin de Mesnil, rencontre le capitaine qui m’a renseigné tout à l’heure et me dit que c’est le général commandant le 16e corps qui vient de passer, de retour d’une visite qu’il vient de faire au secteur.

Force m’est donc tout en pestant de reprendre ma route. Enfin suant et soufflant j’arrive à mon but. Je vois le général lui-même des plus bienveillants. C’est un ancien colonel du 8e d’infanterie que je connais. Je lui donne mon nom et nous parlons de l’évêque d’Arras, mon oncle que le général qualifie de « grand patriote ». Je puis rentrer au 147, car le poste est relié téléphoniquement à un poste non loin des abris Guérin.

Je rentre donc un peu doucement, car je sue sang et eau. Trois heures après, vers 5 heures, je rends compte de ma mission au colonel. Ce n’est pas sans mal que je ne me suis pas égaré. Je suis sain et sauf et les marmites se sont faites rares.

Je m’installe près du poste du chef du régiment avec quelques sapeurs dans un petit abri et me repose de ma randonnée. Je n’ai plus de havresac et j’en suis heureux ; j’ai lâché aussi le fusil pour le revolver de Gallois et ses jumelles que j’ai héritées. J’ai mes couvertures et ma toile de tente roulées en bandoulière.

Vers 7 heures nous quittons les abris Guérin. Les bataillons partent individuellement à leur poste assigné. Je fais partie de la liaison du colonel que je suis avec le capitaine Claire. Nous nous arrêtons à 800 m de là dans un grand boqueteau où se trouvent à quelques abris. Un poste téléphonique est installé. Le colonel rentre et je vois les capitaines d’état-major de notre brigade, Brunet et Garde. Après un quart d’heure de conversation, le colonel sort et nous filons rapidement par un petit clair de lune en longeant le boyau vers Mesnil-les-Hurlus. Les boches n’envoient aucunes marmites. Non loin devant nous le feu d’artifice des fusées marche bon train.

Dans le village, je suis laissé par le capitaine Claire pour attendre le 2e bataillon qui va arriver afin de l’amener à son emplacement qui n’est autre que le poste du général de brigade reconnue par moi cet après-midi, où le commandant Triol recevra ses instructions.

Heureusement pour moi d’agents de liaison ne tarde pas à arriver dans Mesnil-les-Hurlus. J’en prends aussitôt la main.

Survient le 3e bataillon en tête. Le commandant Vasson me voit. Je lui donne un agent de liaison. Il me charge de vouloir bien faire la police afin que les hommes suivent en file rapprochées et ne prennent pas une fausse direction. Je passe donc une demi-heure à cela. Le bataillon est enfin passé. Il peut être 9 heures. Quelques marmites éclatent assez près. Je suis trop préoccupé pour m’en occuper.

Voici le commandant Triol. Je vais au-devant de lui, prends avec moi un agent de liaison disant aux autres de prendre le premier bataillon après le passage du 2e. Nous marchons en tête du bataillon et nous engageons dans le boyau à 100 m de l’église.

Après bien des stationnements dus au 3e bataillon qui n’avance pas, un empêtrement inouï dans les boyaux, ce qui nous demande bien 2 heures de marche et nous procure quelques bons bains de boue, on arrive enfin. Le commandant Triol va prendre ses instructions tandis que je m’éclipse avec deux hommes de la 5e que je prends comme agents de liaison du colonel au commandant.

Mon rôle est terminé ; je dois rejoindre le poste du colonel. Où est-il ? Grave question que je ne résous qu’à 3 heures du matin.

Je n’insiste pas sur mes marches et contremarches. J’assiste au défilé des troupes relevées durant près d’une heure avec l’espoir que l’homme qui passe est toujours le dernier.

Enfin je tombe presque au petit jour dans la 7e compagnie. C’est là qu’on m’apprend que le colonel est installé non loin dans un petit bois, toujours du genre des manches à balais du Trapèze. Je rencontre également la 8e compagnie et vois l’adjudant Vannier me renseigne sur un gourbi vide non loin.

Je m’installe là avec mes agents de liaison qui bouchent l’entrée d’une toile de tente. Je ne m’occupe plus de rien, incapable et ne songeant qu’à dormir.

Quelle chance que l’artillerie ennemie ait été calme. Sinon je n’aurais pas répondu de la casse.

6 mars

Aussitôt réveillé vers 05 heures je vais chez le capitaine Delahaye. Avant de le réveiller je commence le compte rendu de la nuit où il n’y a rien à signaler. Puis je réveille mon chef qui content de mon initiative le signe.

Crespel et Cailliez n’ont pas ce qu’on appelle chez nous « le filon ».

Comme il fait jour, Crespel part seul au Trapèze porter l’ordre.

Ne sachant que faire je me recouche jusque 8 heures. Je suis réveillé par une conversation à haute voix.

Ce sont deux officiers de l’état-major de la 87e brigade commandée par le général Rémond notre ancien colonel. Ces messieurs sont a l’observatoire et examinent la plaine qui s’étend devant nous. Ils ne tardent pas à repartir.

Je passe ma matinée à classer les papiers de Gallois. Puis je vais dire bonjour au médecin auxiliaire Paris. Nous causons de Gallois de mon nouveau poste que certainement à son avis va m’échoir définitivement avec le grade. J’apprends par lui, en causant de nos pertes, que le sous-lieutenant Dupont fut blessé par un obus qui tua cinq ou six de ses mitrailleurs. C’était un grand ami du sous-lieutenant d’Ornant, jeune comme lui et arrivé en même temps en janvier à Charmontois au régiment.

Mais Gauthier à l’heure comme un réveil matin arrive avec la soupe. Nous mangeons aussitôt. On cause de Gallois dont Gauthier qui fait la cuisine au Mesnil a été voir la croix placée près de celle du colonel. Il me raconte à moi seul que Jombart est rentré au village tout en refusant de monter ici : il lui prête certains propos qui sont plutôt malveillants au sujet de mes aptitudes au grade d’adjudant de bataillon et revendiquerait la place. Ce sont des cancans. Je suis au-dessus de cela certes, mais quand même je mets tout ceci dans ma manche. Où se trouve l’ami sincère ?

Vers 2 heures je suis appelé par le capitaine Delahaye. Il vient de recevoir l’ordre de relève du 2e bataillon pour ce soir 9 heures et me dicte ses ordres pour les quatre compagnies.

Rassemblement à Mesnil-les-Hurlus à 9h30. Aussitôt arrivées, les 5e et 7e feront prévenir le chef de bataillon au poste de secours où il se trouvera. A 9h25 rassemblement des 6e et 5e sur la route Mesnil – Hurlus. Le commandant prendra la tête de la colonne. Nous allons à Somme-Tourbe.

Je dicte la note à Brillant (5e) Sauvage (7e) Verleene (6e) et Garnier (8e) qui aussitôt vont la communiquer à leurs compagnies.

Je prépare mon fourniment et passe l’après-midi dans mon trou entendant toutes les deux minutes les obus de canon revolver siffler en pure perte au-dessus de ma tête. Parfois un obus de gros calibre s’égare par ici, mais sans grand dommage.

Vers 5 heures je mange ce qui me reste de nourriture ; il faudra des forces car Somme-Tourbe est loin. Il y a certainement 15 km.

Le temps est beau. Si les boches veulent être sages, cela pourra marcher.

J’envoie par Cailliez et Crespel le compte rendu de la journée en leur disant de filer ensuite à Somme-Tourbe par Wargemoulin où ils ont laissé leurs bécanes.

A 8h45 je rassemble la liaison et nous partons, le capitaine Delahaye en tête. Nous ne recevons pas d’obus. Les boches dorment sans doute ou jugent que nous sommes tous exterminés.

Après un long parcours, nous commençons à rencontrer l’eau dans le boyau. Nous montons le parapet et sans encombre arrivons à Mesnil-les-Hurlus par la route de Minaucourt.

Nous nous arrêtons près du poste de secours. Le capitaine Delahaye y rentre me disant de l’avertir quand le bataillon sera là. Nous attendons donc par un clame parfait. Le marmitage a cessé. Il fait beau temps, mais les routes sont boueuses et il fait noir comme dans un four.

J’avertis que la 5e et la 7e sont sur la route et que 6 et 8 se rassemblent. Pour cela je rentre dans le poste de secours où autour d’une table sont rassemblés des docteurs et le capitaine. A mon nom qu’on prononce, on m’adresse la parole. C’est le docteur Demmeux [ ?] de Calais, major mobilisé au 8e d’infanterie qui me demande des nouvelles de ma famille dont il est l’ami. On se serre la main : je lui cause de mes deux cousins [1] l’un tué, l’autre prisonnier.

En route ! Le capitaine Delahaye en tête nous partons. Plutôt que de prendre le boyau nous laissons la route de Hurlus à notre droite et filons rapidement à travers champs. Le capitaine se guide sur la boussole. Nous marchons aussi à travers tout, la boue, les trous, sautant les obstacles désireux de mettre le plus rapidement possible le plus grand espace entre les batteries boches et nous. Enfin après une heure de marche nous faisons la pause. Au loin nous voyons les fusées monter de tous côtés. C’est un vrai feu d’artifice.

Le capitaine dont je tiens la boussole regarde avec un coin de sa lampe électrique. Nous sommes à peu près dans la direction de Somme-Tourbe.

Nous regardons après avoir eu connaissance que le bataillon suivait. C’est une nouvelle heure de marche, Dieu sait comment. Rien ne peut décrire une marche pareille à travers les champs détrempés, par l’obscurité la plus complète. Défense absolue de fumer et de se servir de lampes de poches. Nous montons des cotes, descendons des ravins, suivons des layons, passons un petit bois où plus d’un prend la buche.

Une bonne pause cette fois nous récompense. Nous sommes hors de la zone dangereuse.

Nous croyons voir des lumières bien loin. Ce doit être faux ou du moins c’est bien plus long que l’endroit où nous allons.

20 minutes après nous repartons. On voit quelques lumières encore qui se meuvent cette fois. Le capitaine me dit que c’est sûrement la route de Somme-Tourbe à Wargemoulin. Nous piquons là-dessus. C’est une nouvelle heure de marche. Nous pouvons plus.

Enfin nous tombons dans des obstacles qu’on ne peut déterminer. Devant nous tout est illuminé, lumières sous tente. Le capitaine près le bouton de sa lampe. Cri de surprise ! Nous somme dit-il dans le cimetière militaire de Saint-Jean-sur-Tourbe et les obstacles que nous prenons pour des piquets ce sont des croix.

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On passe à gauche et après nous être embourbés dans une espèce d’étang nous tombons sur la route ou nous faisons une très longue pause afin de permettre aux quatre compagnies de se rassembler.

J’ai la curiosité de regarder ma montre. Il est 1 heure du matin. Nous sommes de vrais noctambules. Du coup heureux d’avoir la route, j’allume une bonne cigarette. Maintenant il n’y a plus de danger d’être repéré.

Une demi-heure après nous repartons éclairé par les phares des autos de ravitaillement par les lumières de voitures de toutes espèces, des caissons d’artillerie etc… Quel passage sur cette route !

Au bout de 1500 m nous cherchons les abris que nous avons occupés en arrivant ici. Le capitaine n’a eu aucune indication et croit que c’est ceux-ci que nous devons occuper.

Je m’arme de la lampe de mon chef et me paie une balade à travers champs, tandis que sur la route il suit tout doucement en m’appelant de temps en temps. Enfin après bien des misères je tombe sur les baraques. Aussitôt je tourne ma lampe du côté de la route et appelle. On se guide sur moi.

Une partie du baraquement est occupée par les artilleurs. Le cantonnement est cependant vite fait. Nous sommes aux plus 150 même avec les cuisiniers qui nous suivent depuis Mesnil. Les hommes s’engouffrent là-dedans heureux de pouvoir déposer armes et bagages. Des bougies s’allument ; on s’installe ; je rejoins le capitaine qui trouve le gourbi séparé des officiers ; je lui remets sa lampe il me dit « bonsoir ! Dormez ! Demain nous verrons ! Le régiment n’arrivera qu’au petit jour ; placer un planton à la route qui vous avertira ».

Je désigne donc la liaison pour ce poste une demi-heure chacun. Je n’ai pas encore vu Cailliez ni Crespel mais Jombart. Je m’étends parmi les artilleurs sur la paille à côté de l’ordonnance du capitaine. Je casse la croûte avec lui, tire mes chaussures et quelle joie de pouvoir le faire. Bientôt je m’endors harassé de fatigue. Je suis rendu. Il fait froid et je me couvre de mon mieux car je suis trempé de sueur.

 


[1] mes deux cousins : Louis Lobbedey tué le 31 décembre 1914 et Charles Lobbedey prisonnier au camp d’Ohrdruf.

3 mars

Départ pour le calvaire

Je passe une nuit excellente. Je me réveille gelé, naturellement, mais il y a peu de mal car je me sens reposé. Je me lève donc. Il fait petit jour et un grand brouillard règne autour de nous. Les boches sont calmes : ils tirent beaucoup moins. Je remets en ordre mon fourniment et cherche un fusil que je n’ai aucun mal à trouver car il en traîne des tas.

Je vois Gallois qui m’annonce que Paradis fut blessé hier, chose que j’ignorais. Je bois du café apporté hier par Gauthier. Je fume tranquillement et attends le lever du soleil. Il va faire beau aujourd’hui et si les boches sont calmes, on pourra se remettre un peu de ses émotions.

Quelques marmitages passagers saluent le lever du jour. Je crois que des deux côtés, nous ne demandons qu’à passer une journée un peu tranquille.

Vers 9 heures, je vais voir le sergent Pêcheur qui m’annonce que je suis tranquille. Deux cyclistes sont arrivés hier comme agents de liaison*. Je vais donc voir le lieutenant Collandre qui est installé dans une espèce de gourbi. Je vois Radelet et Jamesse qui vient d’arriver.

Nous causons un peu comptabilité. Heureusement que nous tenons la comptabilité en double. Nous trouvons le double dans la voiture de compagnie, Lannoy sergent major ayant sans doute été pris avec tous ses papiers.

Nous déjeunons avec le lieutenant Collandre à qui je présente Jamesse. Il dit qu’il le proposera comme sergent major et moi-même comme adjudant.

Nous sommes heureux du beau temps et du moins grand nombre de marmites*, bien que le secteur n’est pas encore fameux. Nous causons de nos pertes et du grand nombre de blessés qui sont morts, faute du manque de soins, et traînent dans les tranchées, piétinés sans cesse. Jamais on n’arrivera à assainir ce coin si les attaques se répètent.

Je rentre une partie de l’après-midi près de Gallois au PC du bataillon. Je rencontre au passage les débris des compagnies dans les boyaux. Réellement, c’est une petite compagnie de survivants qui subsiste du beau bataillon que nous formions. Tous les officiers sont par terre, excepté le capitaine Claire qui n’était pas là. Nous avons [comme] tués : les lieutenants de Monclin, Monchy, Aline, d’Ornant et le nouveau venu de la cavalerie à la 6e compagnie ; blessés : le capitaine Sénéchal, les lieutenants Vals et le nouveau venu de la cavalerie à la 8e ; prisonniers sans doute : les capitaines Aubrun, Crouzette et le sous-lieutenant Blachon ; à ajouter à l’actif du régiment, le colonel tué et le commandant Dazy, le capitaine de Lannurien blessés. Quant aux hommes disparus ils sont au nombre de plus de six cents. C’est une omelette sérieuse.

Vers 3 heures, une note arrive du commandant Vasson. Le 2e bataillon partira à 6 heures sous les ordres du capitaine Delahaye et ira se placer à l’est de Mesnil-les Hurlus en seconde ligne derrière les chasseurs à pied, à la position appelée calvaire ; mi-partie au village de Mesnil, mi-partie en tranchées au calvaire.

Le capitaine Delahaye nous dicte les ordres complémentaires sous le bombardement qui a l’air de vouloir reprendre. Il est obligé de crier de toutes ses forces pour que nous l’entendions. Départ à 6 heures derrière la liaison du bataillon, boyau* Mesnil-les-Hurlus dans l’ordre 5, 7, 6, 8.

Je prends mon fourniment, disant à Gallois que je reviendrai au passage à 6 heures. Je vais rejoindre le lieutenant Collandre et lui montre l’ordre. Heureux sommes-nous de quitter ce maudit coin où nous en avons laissé tant des nôtres.

Nous recevons vers 4 heures la visite de Chopin et des cuisiniers qui ravitaillent les hommes. Chopin nous dit qu’un petit incendie s’est allumé ce matin dans Mesnil à cause d’obus incendiaires que les boches y lançaient. Nous l’avertissons de notre changement de résidence et mangeons afin de nous donner des forces pour la marche de tout à l’heure.

6 heures arrivent. Nous voyons arriver le capitaine Delahaye. Le lieutenant Collandre me dit de rester avec lui durant la route : aussi vrai, Brillant est à la liaison et suffit.

Nous suivons et marchons bon pas alors que le crépuscule tombe. Quelques marmites éclatent non loin de nous. Chacun file de bon cœur ; on sent qu’on est heureux de quitter ces rives peu hospitalières.

Une heure après, en pleine obscurité, nous arrivons dans Mesnil, après avoir fait un 100 mètres en rase campagne car le boyau que nous avons suivi se termine à cette distance de l’église.

Quelques petites lumières de cuistots dissimulées dans des toiles de tente servent à nous guider un peu. Nous faisons un long stationnement, nous abritant derrière des murs car de temps en temps un sifflement nous parvient, suivi d’une explosion pas très loin. Je me demande où est l’incendie dont parlait Chopin car je ne vois rien ; sans doute que c’est fini.

À quelque temps de là, nous revoyons le capitaine Delahaye qui, sans doute, s’est informé du chemin à suivre. Il parle devant moi au lieutenant Collandre et au sous-lieutenant Carrière. Les 5e et 7e compagnies vont les suivre. Il va trouver les 6e et 8e ; celles-ci vont s’installer comme elles peuvent dans les caves du village en ruines, prêtes à accourir en cas de demande ; c’est ce que nous dit le chef de bataillon en revenant sur nous. Quant aux 5e et 7e , elles prendront possession de la seconde ligne au calvaire proprement dit derrière les chasseurs à pied. Il y a un moment de discussion, car les chefs des 5e et 7e font remarquer à juste titre que c’est aléatoire de compter sur un soutien fondé sur deux compagnies de quarante hommes à peine, harassés et fourbus, venant de passer quatre jours par les émotions les plus terribles.

De temps en temps, les obus arrivent : sifflement, éclairs et détonations qui ébranlent tout : c’est sinistre. Nous partons quand même, la tête entre les épaules, sur la route, mais au pas de course. Il n’y a pas de boyau ou du moins, aux dires du capitaine Delahaye, un boyau rempli d’eau.

Il peut être 9 heures du soir. Nous recevons des marmites ; les boches bombardent la route de Mesnil à Minaucourt car sans doute croient-ils que c’est l’heure du ravitaillement. Un obus éclate à moins de 30 m en avant de nous. C’est un bon moment de frousse. Enfin, après un pas gymnastique de 400 m, on saute dans un boyau à la file les uns des autres. Il y a encore de l’eau. On patauge dans la boue jusqu’aux genoux. Qu’importe, le boyau est profond. On continue encore vivement 200 m afin de permettre à toute la troupe d’être dans le boyau. Puis on s’arrête tandis que du canon revolver siffle au-dessus de nos têtes. L’eau a diminué mais j’ai froid aux mollets, mes bandes molletières* sont des paquets de boue.

Dix minutes après, sur notre demande, on fait répondre que les deux compagnies suivent. Nous repartons alors un peu plus tranquillement, toujours sous le canon revolver qui semble nous suivre ; mais les parapets ont 2 m de haut. Il n’y a rien à craindre.

Nous avons de fréquents arrêts. Nous marchons dans le silence le plus profond. Nous rencontrons des cuisiniers de chasseurs qui descendent, des brancardiers qui ramènent des blessés.

Enfin nous arrivons près de quelques gourbis éclairés. Après une longue attente, le capitaine Delahaye ressort de l’un d’eux et remet un agent de liaison au lieutenant Collandre afin qu’il le conduise à son emplacement situé à 400 m d’ici. Je dis à Brillant d’aller reconnaître l’endroit et je reste avec la liaison. Le sous-lieutenant Carrière suit, une fois que la 5e s’est écoulée ; il reçoit un agent de liaison également.

Quand les deux compagnies sont passées, je cherche, ainsi que mes amis, un gourbi* où je m’installe heureux de ne pas coucher en plein air ; nous sommes en seconde ligne. Rien à penser. Fatigué, je m’allonge et bientôt m’endors. Il peut être 11 heures. Franchement j’ai une triste opinion de la Champagne.